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Date : 20220202

Dossier : IMM‑2230‑21

Référence : 2022 CF 124

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 février 2022

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

MAIA KRIVYKH

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse est une citoyenne d’Israël de 81 ans et une survivante de l’Holocauste. Elle sollicite le contrôle judiciaire d’une décision défavorable datée du 19 mars 2021 par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’elle avait présentée au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] La demanderesse affirme que l’agent : a) a commis une erreur lorsqu’il a pris en considération l’intérêt supérieur de Daniel, son petit‑fils de neuf ans; b) a commis une erreur lorsqu’il a évalué les considérations liées à sa santé mentale; c) a commis une erreur lorsqu’il a pris en considération le facteur de séparation de la famille; et d) a commis une erreur en ne prenant pas en considération les éléments de preuve concernant son état psychologique et celui de Daniel dans le cadre de la demande de réexamen.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

I. La question préliminaire

[4] Le défendeur s’oppose à ce que la Cour examine la dernière erreur alléguée puisque la présente demande se limite au contrôle de la décision du 19 mars 2021 et que tous les nouveaux documents présentés à l’agent dans le cadre de la demande de réexamen de la demanderesse, ainsi que la décision de réexamen elle‑même, n’ont pas été dûment présentés à la Cour. Je suis d’accord avec le défendeur. La décision de réexamen constitue une décision distincte qui doit faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire distincte [voir Harms‑Barbour c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 59 au para 64]. La demanderesse n’a pas présenté une telle demande et l’autorisation de la Cour n’a été accordée qu’à l’égard de la décision du 19 mars 2021. Étant donné que les nouveaux documents transmis à l’agent dans le cadre de la demande de réexamen ne se trouvaient pas à sa disposition au moment où il a rendu sa décision du 19 mars 2021, ils n’ont pas été dûment présentés à la Cour. Je n’ai donc pas pris en compte l’affidavit de Noemi Paredes ni les pièces qui s’y rapportent.

II. Analyse

[5] Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre le pouvoir discrétionnaire d’exempter les étrangers des exigences habituelles de la loi et de leur accorder le statut de résident permanent au Canada s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire justifient une telle dispense. L’examen des considérations d’ordre humanitaire fondé sur le paragraphe 25(1) de la LIPR est global, ce qui signifie que toutes les considérations pertinentes doivent être soupesées cumulativement pour décider si la dispense est justifiée dans les circonstances. Une dispense est considérée comme justifiée si la situation est de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne [voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 13, 28; Caleb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1018 au para 10].

[6] L’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est une mesure de nature exceptionnelle et hautement discrétionnaire qui « mérite donc une déférence considérable de la part de la Cour » [voir Qureshi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 335 au para 30]. Aucun « algorithme rigide » ne détermine l’issue d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [voir Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185 au para 7].

[7] La norme de contrôle applicable à la décision d’accorder ou non une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable [voir Kanthasamy, précité, au para 44]. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 15].

A. L’intérêt supérieur de l’enfant

[8] L’agent qui examine une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire doit « être réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt de tout enfant pouvant être touché par sa décision [voir Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 75). À cet égard, l’agent doit accorder à la question de l’intérêt supérieur de l’enfant toute l’importance voulue et en faire une analyse rigoureuse au vu de l’ensemble de la preuve et de la situation particulière de l’enfant [voir c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 286 au para 33]. Une fois que l’agent a réalisé cette analyse, il lui appartient d’accorder à cet intérêt le poids qu’à son avis il mérite dans les circonstances [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Legault, 2002 CAF 125 au para 12].

[9] L’agent disposait de nombreux éléments de preuve relatifs à la relation entre la demanderesse et Daniel. En plus de témoigner, la demanderesse a fourni des lettres de son fils, de sa belle‑fille, de Daniel, de son petit‑fils adulte et du professeur de danse de salon de Daniel. L’agent a reconnu qu’il existait un lien affectif étroit entre Daniel et la demanderesse et que celle‑ci prodiguait à son petit‑fils [traduction] « certains soins pratiques »; il a souligné que la preuve dont il disposait démontrait que la demanderesse déposait Daniel à l’école et le récupérait, l’emmenait à des cours de danse de salon, cuisinait pour lui, l’aidait à faire ses devoirs, lui apprenait le russe et lui enseignait les traditions familiales.

[10] L’agent a également mentionné que d’autres lettres plus récentes ont été fournies, attestant de nouvelles circonstances découlant de la pandémie. Plus précisément, la belle‑fille de la demanderesse travaille comme infirmière dans une unité hospitalière où sont traités des patients atteints de la COVID‑19. En raison du risque de contamination de la famille par la COVID‑19, il a été décidé que la demanderesse, son petit‑fils Daniel et son petit‑fils adulte iraient habiter dans une autre maison. L’agent a souligné que la famille dépend de l’aide de la demanderesse pour prendre soin de Daniel étant donné que celui‑ci ne vit plus avec ses parents. Il a également constaté qu’il existait des documents qui attestaient que la belle‑fille de la demanderesse était une travailleuse de première ligne et qui confirmaient que la demanderesse et ses petits‑fils vivaient dans une autre maison en attendant la fin de la pandémie. L’agent a accepté ces éléments de preuve et a reconnu que la demanderesse [traduction] « prodigu[ait] certains soins » à Daniel. Il a indiqué qu’il accordait du poids à ce facteur.

[11] L’agent a ensuite examiné le facteur du bien‑être émotionnel de Daniel, la demanderesse ayant affirmé que ce bien‑être émotionnel serait compromis si elle devait quitter le Canada. Dans l’incertitude de la pandémie et compte tenu du stress que subit Daniel en raison de la peur du virus mortel, du fait qu’il ne vit plus avec ses parents et qu’il est séparé de ses pairs ainsi que de l’enseignement en ligne, la demanderesse a affirmé qu’elle est le seul parent proche et disponible qui peut aider Daniel avec son anxiété. L’agent a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Je constate que l’avocat n’a fourni que peu d’éléments de preuve attestant que Daniel a subi un stress important et une grande anxiété lorsqu’il a été séparé de sa grand‑mère en 2016 ou encore qu’il souffre d’anxiété à l’heure actuelle. Par conséquent, j’accorde peu de poids à ce facteur.

Je conviens qu’il existe un lien étroit entre la demanderesse et Daniel et que celle‑ci prodigue des soins pratiques à l’enfant. Cependant, je constate que la demanderesse est demeurée loin de Daniel pendant de longues périodes et qu’il m’est difficile de conclure, d’après les éléments de preuve dont je dispose, que ces périodes de séparation ont eu des répercussions négatives sur Daniel ou que ses parents ont été incapables de lui prodiguer des soins pratiques en l’absence de la demanderesse. Néanmoins, je reconnais qu’il existe un lien étroit entre Daniel et la demanderesse. Par conséquent, j’accorde du poids à ce facteur.

[12] Sous la rubrique [traduction] « Évaluation globale et conclusion », l’agent a déclaré qu’il accordait beaucoup de poids au facteur de l’intérêt supérieur de Daniel, et il a souligné que la demanderesse [traduction] « prodigu[ait] certains soins à Daniel » et entretenait un lien affectif étroit avec lui. Cependant, l’agent a conclu que le retour de la demanderesse en Israël ne nuirait pas à l’intérêt supérieur de Daniel.

[13] Bien que je reconnaisse que l’agent a procédé à un examen détaillé de la question de l’intérêt supérieur de Daniel lors de l’évaluation de la demande présentée par la demanderesse, j’estime qu’il a mal compris le rôle que joue la demanderesse dans la vie du garçon. L’agent a affirmé à plusieurs reprises que la demanderesse prodiguait [traduction] « certains soins » ou [traduction] « certains soins pratiques » à Daniel. Cependant, la preuve claire dont disposait l’agent démontre qu’en raison de la pandémie, Daniel habite uniquement avec la demanderesse. Celle‑ci est la principale pourvoyeuse de soins de Daniel. Comme l’a déclaré sa belle‑fille, la demanderesse est [traduction] « entièrement responsable » de ses deux petits‑fils. La demanderesse ne prodigue pas seulement [traduction] « certains soins » à Daniel — elle lui prodigue tous les soins, et elle continuera de le faire jusqu’à ce que la pandémie soit terminée, selon les témoignages des parents du garçon (qui ont été acceptés par l’agent).

[14] L’agent ne s’est pas penché sur l’élément central des allégations concernant l’intérêt supérieur de l’enfant, à savoir que la relation entre la demanderesse et Daniel avait évolué en raison de la pandémie et que le rôle de celle‑ci avait changé, passant de celui de grand‑mère à celui de parent de fait. Bien que la demanderesse et Daniel aient toujours été proches, la demanderesse joue maintenant un rôle essentiel et indispensable dans la vie du garçon en tant que principale pourvoyeuse de soins. L’agent n’a manifestement pas abordé cette question centrale, puisqu’il n’a pas tenu compte du fait que les autres périodes pendant lesquelles la demanderesse et Daniel ont été séparés avaient eu lieu avant la pandémie et alors que ses parents pouvaient encore s’occuper de lui. Eu égard à l’importance reconnue du facteur de l’intérêt supérieur de l’enfant dans l’évaluation faite par l’agent de la demande fondée sur des considérations humanitaires, j’estime que les erreurs commises par celui‑ci rendent sa décision déraisonnable.

[15] Étant donné que j’ai conclu que la décision de l’agent était déraisonnable, j’estime qu’il ne m’est pas nécessaire d’examiner les autres questions soulevées par la demanderesse.

III. Conclusion

[16] Étant donné que l’agent dans ses motifs n’a pas raisonnablement abordé l’aspect central des allégations de la demanderesse concernant l’intérêt supérieur de l’enfant et qu’il n’a pas correctement présenté le rôle que joue la demanderesse dans la vie de Daniel, je suis d’avis que la décision est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[17] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2230‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du 19 mars 2021 par laquelle l’agent principal d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que la demanderesse avait présentée est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Karine Lambert


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2230‑21

INTITULÉ :

MAIA KRIVYKH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 janvier 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS :

Le 2 février 2022

COMPARUTIONS :

Hart Kaminker

Pour la demanderesse

Alex C. Kam

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kaminker & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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