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Date : 20210805


Dossiers : T‑268‑17

T‑1143‑19

T‑868‑21

Référence : 2021 CF 815

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 août 2021

En présence de monsieur le juge Fothergill

Dossier : 268‑17

ENTRE :

KRISTIN ERNEST HUTTON

demandeur

Et

RIA SAYAT, LYNN DUHAIME aussi connue sous le nom de STEPHANIE DUHAIME, ancienne chargée d’affaires canadienne pour la République d’Iraq, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (au nom du MINISTÈRE DE LA DÉFENSE NATIONALE, du SERVICE CANADIEN DU RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ et du CENTRE DE LA SÉCURITÉ DES TÉLÉCOMMUNICATIONS), SA MAJESTÉ LA REINE

défendeurs

Dossier : T‑1143‑19

ET ENTRE :

KRISTIN ERNEST HUTTON

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

et LE CENTRE DE LA SÉCURITÉ DES TÉLÉCOMMUNICATIONS

défendeurs

Dossier : T‑868‑21

ET ENTRE :

KRISTIN ERNEST HUTTON

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Kristin Ernest Hutton est avocat et membre du Barreau de l’Ontario. Ce dernier examine à l’heure actuelle la capacité de Me Hutton d’exercer le droit à la suite d’une plainte déposée par l’avocate de Ria Sayat, défenderesse dans l’une des nombreuses instances que Me Hutton a engagées devant notre Cour.

[2] Le 10 novembre 2020, le Barreau de l’Ontario a ordonné que Me Hutton subisse une évaluation psychiatrique. Celui‑ci a interjeté appel de l’ordonnance, et l’appel a été entendu le 7 juillet 2021. Le jugement a été mis en délibéré.

[3] Le 10 juin 2021, la protonotaire Mandy Aylen a ordonné que les parties à toutes les instances en cours qui mettaient en cause Me Hutton fassent état de leurs positions quant au fait de savoir s’il convenait de suspendre les instances en application de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, en attendant : a) le résultat définitif de l’examen que mène le Barreau de l’Ontario au sujet de la capacité de Me Hutton d’exercer le droit, ou b) la désignation, par Me Hutton, d’un avocat qui le représentera dans le cadre de toutes les instances.

[4] Les parties ont fourni leurs premières observations écrites le 21 juin 2021, et leurs observations écrites en réponse le 28 juin 2021.

[5] Comme notre Cour l’a déjà décrété, les efforts faits par Me Hutton pour poursuivre ses allégations contre Mmes Sayat et Duhaime constituent une forme de harcèlement. Ses allégations n’ont aucun fondement apparent dans la réalité et semblent reposer sur des idées délirantes. Me Hutton a engagé et mené des instances à maintes reprises et devant de multiples tribunaux de manière abusive et vexatoire, en faisant manifestement fi des ressources judiciaires et de celles des parties. La non‑suspension des instances en cours minera la capacité de la Cour de contrôler ses propres procédures et déconsidérera l’administration de la justice.

[6] Les dossiers de la Cour T‑268‑17, T‑1143‑19 et T‑868‑21 seront donc suspendus en application de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales en attendant : a) l’achèvement de l’examen que mène le Barreau de l’Ontario sur la capacité de Me Hutton d’exercer le droit, ainsi que de tout appel ou de tout contrôle connexes, ou b) la nomination, par Me Hutton, d’un avocat qui le représentera dans le cadre de ces instances. Il sera possible de réviser la suspension à la suite du résultat final de l’examen du Barreau de l’Ontario sur la capacité de Me Hutton d’exercer le droit. Cette suspension sera automatiquement levée dès que Me Hutton aura désigné un avocat.

[7] Un jugement est rendu dans le dossier de la Cour numéro DES‑7‑19 de pair avec la présente ordonnance et les motifs connexes.

II. Contexte

[8] Les actions et les demandes que Me Hutton a engagées devant notre Cour comprennent les suivantes :

A. T‑1721‑17

[9] Il s’agissait d’une action que Me Hutton avait engagée contre Daniel Gosselin, ancien administrateur en chef du Service administratif des tribunaux judiciaires, en vue d’obtenir une déclaration portant que le défendeur avait agi [TRADUCTION] « sans pouvoir prévu par la Loi et usurpé son pouvoir » en lien avec une requête en radiation inscrite au rôle. Le 31 janvier 2018, le protonotaire Kevin Aalto a radié l’action sans autorisation de modification, en concluant ceci :

[traduction]

Il est on ne peut plus évident, d’après un examen des plus superficiels, que la demande ne révèle aucune cause d’action défendable. En tout état de cause, tout reproche qu’avait le demandeur au sujet de la conduite de l’action T‑268‑17 pouvait et devait être réglé dans le cadre de cette action, et il l’a été. La présente action n’est rien de moins qu’un abus de procédure et elle est frivole et vexatoire. Elle est si manifestement futile qu’elle n’a aucune chance de succès [voir, par exemple, Ruman c Canada 2005 CF 389, au para 18]. Il est surprenant qu’un avocat autorisé à exercer le droit en Ontario présente une telle demande.

B. T‑268‑17

[10] Il s’agit d’une action engagée par Me Hutton dans laquelle celui‑ci allègue que Mmes Sayat et Duhaime sont, ou ont déjà été, des agents du renseignement travaillant anonymement pour le compte de Sa Majesté la Reine et qu’elles lui ont causé préjudice. Le 29 juin 2018, la protonotaire Aylen a fait droit, en partie, à une requête des défendeurs en vue de faire radier les allégations de Me Hutton à l’encontre de Gary Gibbs, Peter Mitchell, Chris Ritchie, Shannon Fitzpatrick et MM. Untel et Mmes Untelle, décrétant que Me Hutton n’avait pas plaidé assez de faits importants pour étayer les allégations.

[11] Dans la décision Hutton c Sayat, 2020 CF 1183 [Sayat], le juge Richard Mosley a rejeté un appel d’une ordonnance relative à la production de documents, en concluant ce qui suit (aux para 1‑2) :

[...] l’action sous‑jacente est un ramassis extraordinaire de revendications dans lesquelles le demandeur prétend être la cible d’une surveillance par les organismes de la sécurité du Canada, ses collègues de travail et ses amis, y compris deux anciennes partenaires de cœur. Les efforts qu’il a déployés pour faire valoir ces revendications contre les défendeurs désignés constituent, selon le juge, une forme de harcèlement.

Les revendications contre tous les défendeurs n’ont aucun fondement apparent dans la réalité et reposent sur des idées délirantes. [...]

[12] Et, de poursuivre le juge Mosley (au para 7) :

Dans l’action sous‑jacente, le demandeur a allégué que Mme Ria Sayat et Mme Lynn Duhaime, deux anciennes partenaires romantiques du demandeur, ainsi que de nombreux autres amis et collègues, sont des fonctionnaires ou des mandataires de la Couronne fédérale qui ont entretenu des relations avec lui dans le but de créer et d’établir un récit qui leur sert de couverture en lien avec le travail de renseignement, dans le but de surveiller et de manipuler ses activités et d’en rendre compte, ou de le recruter. Dans une autre action intentée devant la Cour, dans le dossier de la Cour T‑2086‑19, le demandeur a allégué que son propre père et plusieurs autres anciens partenaires amoureux font partie du complot contre lui.

[13] Dans une remarque incidente, le juge Mosley a fait part des observations supplémentaires qui suivent (Sayat, aux para 52‑53) :

Il s’agit de l’une des six actions et demandes de contrôle judiciaire que le demandeur a déposées auprès de la Cour fédérale depuis 2017. Toutes ont exigé l’utilisation de fonds publics et de ressources judiciaires ainsi que de ressources des défenderesses et des intimés. La Cour ne mentionne pas à la légère ce qui semble être un comportement délirant, mais elle doit s’inquiéter lorsqu’il n’y a pas de fondement réaliste aux procédures intentées par le demandeur. Ce juge possède quinze ans d’expérience dans le traitement de questions liées à la sécurité nationale ainsi qu’une expérience juridique antérieure connexe. Rien dans cette expérience n’indique que les prétentions du demandeur sont fondées.

[14] Le 26 mai 2021, Me Hutton a déposé un prétendu appel de la directive de la protonotaire Aylen, datée du 19 mai 2021, au sujet du contre‑interrogatoire d’un déposant du ministère public. Me Hutton cherche à obtenir de très nombreuses mesures de réparation, dont des déclarations fondées sur la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 [la Charte], des déclarations relatives à l’article 18.2 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, LRC 1985, c C‑23 [Loi sur le SCRS], ainsi que la nomination d’un amicus curiae ayant une habilitation de sécurité.

C. T‑1143‑19

[15] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’ancien Bureau du commissaire du Centre de la sécurité des télécommunications [BCCST] de rejeter une plainte déposée par Me Hutton dans laquelle celui‑ci alléguait que le Centre de la sécurité des télécommunications [CST] avait intercepté ou par ailleurs manipulé ses communications électroniques. Le 16 novembre 2020, Me Hutton a cherché à faire modifier la demande en vue d’alléguer que le décideur avait contre lui un parti pris personnel et institutionnel. Le PGC n’a pas reconnu qu’il y avait un fondement quelconque à ces allégations, mais il ne s’est pas opposé à ce que Me Hutton modifie la demande en vue de les établir. Me Hutton souhaitait également obtenir un dossier certifié du tribunal [DCT] supplémentaire plus étoffé.

[16] Le 30 septembre 2020, j’ai fait droit à la requête de Me Hutton visant à faire modifier la demande et à obtenir un DCT supplémentaire et plus étoffé, mais en partie seulement. J’ai conclu qu’il peut être justifié de communiquer des éléments de preuve additionnels s’il y a des allégations de parti pris ou de manquement à l’équité procédurale, mais j’ai aussi signalé que cela n’autorisait pas une personne à se lancer dans une recherche à l’aveuglette dans l’espoir de mettre au jour des documents qui établiraient son allégation. J’ai donc rejeté en ces termes la demande de Me Hutton en vue d’une expansion considérable du DCT :

[traduction]

Ce qu’exige Me Hutton, soit la production de copies des « centaines de plaintes » que le BCCST a examinées et rejetées au cours des années précédant le dépôt de sa propre plainte, est le genre de requête imprécise et de portée excessive qui est tout à fait incompatible avec la nature sommaire d’un contrôle judiciaire.

D. DES‑7‑19 et DES‑5‑21

[17] Il s’agit de demandes réunies que le PGC a déposées en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C‑5 [LPC], en vue d’assurer la confidentialité de renseignements susceptibles d’être divulgués dans les dossiers de la Cour T‑1143‑19 et T‑268‑17, relativement à l’enquête menée par le BCCST. Le 11 décembre 2020, j’ai désigné Anil Kapoor à titre d’amicus curiae pour assistance dans le cadre de l’audition à huis clos et ex parte des demandes. L’audition publique des demandes a eu lieu le 29 avril 2021, et l’audition à huis clos et ex parte le 15 juin 2021. Le jugement relatif à ces deux demandes est rendu en même temps que la présente ordonnance et les motifs connexes.

E. T‑2071‑19 et T‑2086‑19

[18] Il s’agissait d’actions engagées par Me Hutton à l’encontre de Robert Hutton, Gary W. Gibbs, Michelle Gibbs, Peter Mitchell, Charlotte Freeman‑Shaw, Rega Chang, Elke Jessen, Ria Sayat, Stephanie Lynn Duhaime, Chris Ritchie, Shannon Fitzpatrick, Rhys Jenkins et Bob Scott Ryan (dossier de la Cour T‑2071‑19), ainsi qu’à l’encontre du procureur général du Canada [PGC] (T‑2086‑19). Dans la première de ces deux actions, Me Hutton alléguait une fois de plus que les défendeurs étaient, ou avaient été, des agents du renseignement travaillant anonymement pour le compte de Sa Majesté la Reine. Il alléguait aussi que le refus de l’État de confirmer ses allégations violait les droits que lui garantissaient les articles 7, 9, 12 et 15 de la Charte. Dans la seconde action, Me Hutton sollicitait des déclarations portant que les agissements d’employés de l’État avaient violé les droits que lui garantissaient les articles 7, 8, 9, 12 et 15 de la Charte, que le PGC avait manqué aux obligations fiduciaires et constitutionnelles qu’il avait envers lui et que le fait d’exercer à titre d’avocat en Ontario et d’occuper en même temps un poste « de fonctionnaire ou de mandataire anonyme de l’appareil de sécurité » contrevenait à l’article 71 de la Loi sur les tribunaux judiciaires de l’Ontario, LRO 1990, c C.43.

[19] Le 22 janvier 2021, j’ai radié les déclarations liées aux dossiers T‑2071‑19 et T‑2086‑19 dans leur intégralité, sans autorisation de modification. J’ai conclu que les nouvelles actions étaient une tentative évidente et flagrante pour contourner les ordonnances de gestion d’instance de la protonotaire Aylen, après que celles‑ci avaient été confirmées en appel (Hutton c Sayat, 2019 CF 799). J’ai conclu de ce fait que ces déclarations constituaient un recours abusif à la Cour (Hutton c Canada (Procureur général), 2021 CF 75).

F. T‑771‑20

[20] Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire engagée par Me Hutton au sujet d’une décision du Commissariat à la protection de la vie privée [CPVP] de rejeter sa plainte au titre des articles 7, 8, 25 et 35 de la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P‑21. Me Hutton sollicitait une ordonnance de mandamus renvoyant l’affaire au CPVP et exigeant que celui‑ci mène une enquête plus approfondie sur le rejet de sa demande de divulgation des dossiers d’emploi de personnes qui, alléguait‑il, étaient d’anciens membres ou des membres actuels de [traduction] « l’appareil de sécurité fédéral ». Me Hutton s’est désisté de la demande le 18 octobre 2020.

G. T‑868‑21

[21] Il s’agit d’une demande engagée par Me Hutton dans laquelle celui‑ci conteste la validité constitutionnelle et l’applicabilité de l’article 18.2 de la Loi sur le SCRS, ainsi que de toute politique exécutoire concernant l’application de cette disposition en lien avec l’objet de ses diverses autres actions et demandes. Le 10 juin 2021, la protonotaire Aylen a ordonné que le dossier de la Cour T‑868‑21 soit mis en suspens en attendant que notre Cour rende une directive ou une ordonnance supplémentaire.

III. Positions des parties

A. Procureur général du Canada

[22] Aux dires du PGC, l’ensemble des circonstances, dont la répétition inutile de questions litigieuses, d’instances parallèles, de requêtes inutiles, d’appels mal inspirés ainsi que d’arguments infondés, répétés et variés, procure à la Cour toute la compétence voulue pour suspendre les instances en cours de Me Hutton. Le PGC signale que l’utilisation des ressources de la Cour et des parties continue de s’accumuler, bien que Me Hutton ait été débouté à chaque étape. Celui‑ci n’a encore produit aucune preuve à l’appui de ses théories, qui n’ont même pas une ’apparence de réalité.

[23] Le PGC décrit les instances de Me Hutton comme [TRADUCTION] « les éléments d’une vaste recherche à l’aveuglette qui a pour but d’alimenter ses théories malencontreuses et mal inspirées ». Il signale que Me Hutton a admis sans détour que ses allégations sont dénuées de preuves, et que ses diverses instances sont destinées à mettre au jour des faits qui étayeront ses théories. Il a déclaré à quelques reprises que sa contestation relative aux requêtes fondées sur la LPC dans les dossiers de la Cour T‑1143‑19 et DES‑7‑19 est mue par sa conviction que l’existence de passages caviardés doit vouloir dire que ses théories sont véridiques. L’avocat du PGC et celui de la Cour ont tous deux expliqué à Me Hutton qu’il s’agit là d’une inférence injustifiée.

[24] Mmes Duhaime et Sayat ont toutes deux déposé dans le dossier T‑268‑17 des affidavits dans lesquels elles expliquent leurs carrières, leurs liens avec Me Hutton et l’absence de tout fondement à ses théories et à ses accusations. Le BCCST a confirmé qu’aucune des personnes qui, aux dires de Me Hutton, font partie de l’« appareil de sécurité » n’a jamais travaillé pour le CST. Un affidavit a aussi été déposé qui confirme que les défendeurs individuels n’étaient pas membres des Forces canadiennes ou au service du ministère de la Défense nationale. Affaires mondiales Canada a déposé un affidavit confirmant que le travail fait par Mme Duhaime pour cette organisation était celui qu’elle a décrit dans son affidavit. Affaires mondiales Canada a également confirmé que Mme Sayat n’a jamais été une employée.

[25] Le 19 février 2020, en réponse à une plainte de Me Hutton, le Service canadien du renseignement de sécurité [SCRS] l’a informé de ce qui suit :

[traduction]

Les allégations que vous décrivez dans vos lettres et dans les pièces qui y sont jointes ont été examinées avec soin et les demandes de renseignements internes appropriées ont été faites. Nous pouvons vous assurer que le SCRS n’est pas impliqué dans les circonstances que vous alléguez et qu’aucune des personnes qui, selon vous, travaillent pour lui n’est en fait un employé ou un entrepreneur du Service.

[26] Bien qu’il ait inclus la lettre du SCRS dans son affidavit de documents, Me Hutton n’a pas consenti à ce qu’elle soit admise dans le cadre d’une requête en jugement sommaire. Il a, à maintes reprises, exprimé l’avis que l’article 18.2 de la Loi sur le SCRS autorise les témoins à se parjurer devant un tribunal sans être sanctionnés. À l’heure actuelle, il y a trois affaires soumises à notre Cour dans lesquelles Me Hutton avance son interprétation erronée de cette disposition légale.

[27] Le PGC se fonde aussi sur les attaques infondées de Me Hutton contre les ordonnances de gestion d’instance de la protonotaire Aylen, lesquelles ont été confirmées par les juges Gleeson et Mosley, ainsi que sur ses tentatives pour contourner ces ordonnances en déposant de nouvelles actions que la Cour a radiées en tant que recours abusif.

B. Ria Sayat

[28] Mme Sayat reconnaît que, de façon générale, une partie peut décider de se représenter elle‑même dans le cadre d’une instance judiciaire; cependant, il peut être utile qu’un tribunal oblige un justiciable qui se représente seul à retenir les services d’un avocat s’il est évident que cette personne est incapable de gérer l’instance et qu’elle cause préjudice à d’autres parties. Il ressort clairement de la prolifération d’instances et d’appels infondés que Me Hutton est incapable de gérer ces instances d’une manière raisonnable ou efficace, et qu’il cause un préjudice considérable aux défendeurs ainsi qu’à l’administration ordonnée de la justice.

[29] Mme Sayat maintient qu’il s’agirait d’une mesure de réparation insuffisante que d’ordonner à Me Hutton de retenir les services d’un avocat, car le fait d’être représenté par un avocat n’a pas empêché Me Hutton d’agir de manière abusive dans le passé. Celui‑ci a voulu à maintes reprises remettre en cause des questions litigieuses et relancer des allégations qui avaient été radiées antérieurement. Mme Sayat dit que les instances devraient être suspendues pour cause de recours abusif, et que cette suspension devrait rester en vigueur jusqu’à ce que le Barreau de l’Ontario ait conclu son examen sur la capacité de Me Hutton.

[30] Selon Mme Sayat, Me Hutton a fait montre d’une insouciance déréglée et délibérée à l’égard de la procédure et des règles de notre Cour, ainsi qu’à l’égard des ressources des parties et de notre Cour. Elle en donne les exemples suivants :

  • a) Il a été ordonné à Me Hutton de payer des dépens majorés dans le cadre de la requête en production infructueuse qu’il a soumise à notre Cour et à la Cour d’appel fédérale. Malgré le caractère manifestement interlocutoire de la décision du juge Mosley, Me Hutton a insisté pour dire qu’elle était définitive et il a ensuite déposé ses documents d’appel en retard. L’appel a été radié au motif qu’il était hors délai et qu’il n’avait aucune chance de succès. La Cour d’appel fédérale a adjugé à Mme Sayat des dépens sur la base avocat‑client, des dépens que Me Hutton a refusé de payer. Mme Sayat a été obligée d’entreprendre des procédures de taxation.

  • b) Sous le couvert d’une [TRADUCTION] « requête portant sur un refus », Me Hutton a cherché à obtenir une réparation n’ayant absolument rien à voir avec une telle requête, faisant ainsi fi des règles et des procédures de notre Cour.

  • c) Me Hutton a soulevé la constitutionnalité de l’article 18.2 de la Loi sur le SCRS dans plusieurs instances (dossiers de la Cour T‑268‑17, DES‑17‑19 et T‑868‑21), ainsi que devant le Tribunal du Barreau de l’Ontario. Cela s’est soldé par une prolifération d’instances liées au même sujet devant des tribunaux différents.

  • d) Me Hutton fait actuellement l’objet de nombreuses adjudications de dépens impayées.

  • e) La conduite de Me Hutton devant le Tribunal du Barreau de l’Ontario est vexatoire elle aussi, et témoigne d’un comportement abusif constant. À l’automne de 2020, le Barreau de l’Ontario a déposé une requête visant à obtenir une ordonnance portant que Me Hutton soit examiné par un psychiatre. Me Hutton a répondu par une requête en radiation de la demande du Barreau de l’Ontario, et il a obtenu des assignations à comparaître pour Mme Sayat et divers représentants de l’État. Les assignations ont été annulées, et le Tribunal du Barreau de l’Ontario a rejeté la requête en radiation de Me Hutton et ordonné qu’il soit examiné par un psychiatre. Me Hutton a porté ces décisions en appel, et il cherche aussi à faire annuler diverses ordonnances interlocutoires, dont celles visant à faire annuler les assignations à comparaître de Mme Sayat et de divers représentants de l’État. Le Barreau de l’Ontario a introduit des requêtes préliminaires en vue de faire annuler l’avis d’appel de Me Hutton, dans la mesure où il se rapporte aux décisions interlocutoires. Là encore, Me Hutton a fait montre d’un mépris total pour les règles et les procédures du Tribunal du Barreau de l’Ontario, ce qui s’est soldé par une autre prolifération d’instances et de ressources gaspillées.

  • f) Me Hutton a déposé une plainte contre Mme Sayat auprès de l’Ordre des infirmières et infirmiers de l’Ontario [OIIO] en se fondant sur des allégations semblables à celles qui ont été formulées dans le dossier de la Cour T‑268‑17. L’OIIO a refusé d’examiner la plainte au motif qu’il s’agissait d’un abus de procédure. Me Hutton a demandé que cette décision soit révisée. La Commission d’appel et de révision des professions de la santé de l’Ontario a conclu que la requête de Me Hutton était frivole, vexatoire, faite de mauvaise foi et théorique ou, par ailleurs, qu’elle constituait un abus de procédure.

C. Kristin Hutton

[31] Me Hutton s’oppose à une suspension de l’instance. Selon lui, la suspension de toutes les instances à ce stade‑ci aura l’effet pratique suivant :

  • a) restreindre et réprimer la connaissance du public et le dialogue ultérieur concernant la détérioration de la [TRADUCTION] « supervision » au Canada;

  • b) restreindre la connaissance du public et les critiques des opérations et des activités de [TRADUCTION] « l’appareil de sécurité », qui est financé par les citoyens;

  • c) annuler toute directive ou intervention judiciaire concernant l’application de l’article 18.2 de la Loi sur le SCRS, une disposition qui ne comporte aucune restriction légale identifiable et qui permet en toute légalité à des employés ou à des [TRADUCTION] « représentants désignés officiels » du Service canadien du renseignement de sécurité de faire ouvertement fi du Code criminel du Canada, LRC 1985, c C‑46;

  • d) miner l’objet et l’intention véritables de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, qui ne limite une suspension qu’aux affaires les plus sérieuses;

  • e) récompenser les défendeurs dans l’action civile pour le préjudice qu’ils lui ont causé en violant collectivement les garanties que lui confère la Charte, ce qui inclut les agressions sexuelles et les voies de fait parrainées par l’État.

[32] Me Hutton soutient qu’il devrait être interdit au PGC de plaider en faveur d’une suspension d’instances tout en défendant en même temps les requêtes déposées en vertu de l’article 38 de la LPC pour interdire la divulgation d’informations.

[33] Me Hutton signale que l’avocate de Mme Sayat est l’auteure de la plainte déposée auprès du Barreau de l’Ontario, une mesure qui, dit‑il, a été prise en représailles pour avoir déposé un acte de procédure devant notre Cour.

IV. Analyse

[34] Toute instance soumise à notre Cour peut être suspendue en application de l’alinéa 50(1)a) de la Loi sur les Cours fédérales dans les cas où une demande est examinée par un autre tribunal et, aux termes de l’alinéa 50(1)b), « lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige ». La décision de suspendre une instance est de nature discrétionnaire. Le critère fondé sur l’alinéa 50(1)b) est celui de savoir si le maintien de l’instance causerait un préjudice ou une injustice, et non seulement des inconvénients et des frais additionnels, et si sa suspension serait injuste (Siemens Canada Limited c JD Irving Limited, 2012 CAF 225 aux para 125 à 127).

[35] L’« intérêt de la justice » a été interprété de manière large et souple. Ce concept transcende l’intérêt de toute partie qui se présente devant la Cour, et il comporte un examen des notions fondamentales que sont la justice et l’intégrité du processus judiciaire (Pearson c Canada, 1999 CanLII 8631 (CF), aux para 20‑23, citant Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Tobiass, [1997] 3 RCS 391 [Tobiass]).

[36] Notre Cour est compétente pour accorder une suspension en application de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales dans les cas où une instance est menée de telle façon qu’elle est inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du processus judiciaire (Tobiass, au para 89, citant R c O’Connor, [1995] 4 RCS 411 au para 73).

[37] L’arrêt Tobiass portait sur une affaire de conduite répréhensible de l’État et sur la question de savoir si la mesure de réparation ultime que constitue une suspension d’instance permanente était appropriée dans ces circonstances. L’arrêt Tobiass ne s’applique donc pas directement en l’espèce. Un point important dans la présente affaire est que la suspension proposée sera de nature temporaire. Elle pourra être levée dès que Me Hutton aura retenu les services d’un avocat compétent, ou révisée à la suite du résultat final de l’examen que mène le Barreau de l’Ontario sur la capacité de Me Hutton.

[38] Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Innovation and Development Partners/IDP Inc c Canada, [1994] ACF no 360 [Innovation Partners], au paragraphe 25 :

L’alinéa 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale investit cette dernière du pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures lorsque l’intérêt de la justice l’exige. En l’espèce, la défiance et l’arrogance que l’intimée continue de manifester constituent un abus de procédure qui ne saurait être trop sévèrement condamné. Il ne saurait être question de lui permettre de continuer à [traduction] « se servir du tribunal comme de son terrain de jeux privé, sans se conformer à ses règles » [renvois omis].

[39] Les circonstances dont il était question dans l’affaire Innovation Partners sont distinctes elles aussi de celles de la présente espèce. À bien des égards, la présente affaire est unique. Comme l’a fait remarquer le juge Mosley dans la décision Sayat, la Cour ne mentionne pas à la légère ce qui semble être un comportement délirant, mais elle doit s’inquiéter lorsqu’il n’y a pas de fondement réaliste aux procédures intentées par le demandeur.

[40] Compte tenu du grand nombre et du recoupement des instances que Me Hutton a engagées, Mme Sayat s’inquiète du fait qu’une suspension temporaire qui autorise la reprise d’instances après la désignation d’un avocat est insuffisante, et cela se comprend. Cependant, même une suspension d’instance temporaire est un recours sérieux; un recours qu’il n’y a lieu d’accorder que dans les cas où des mesures moins sévères se sont révélées insuffisantes.

[41] Une suspension d’instance temporaire en application de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales est l’un des rares recours dont la Cour dispose. Des adjudications de dépens d’un montant supérieur et de sérieux avertissements n’ont pas eu l’effet souhaité. Il vaut la peine de réitérer les remarques incidentes que le juge Mosley a faites dans la décision Sayat quant à la capacité restreinte qu’ont les cours fédérales de contrôler leurs propres procédures :

Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans Canada c Olumide, 2017 CAF 42, au para 32, la conduite vexatoire prend des formes et des aspects multiples :

Elle tient parfois aux visées du plaideur, souvent révélées par les parties poursuivies, par la nature des allégations qui leur sont opposées et par le langage employé. D’autres fois, elle tient à la manière dont les instances et les requêtes sont engagées, par exemple, le dépôt d’affidavits et d’observations multiples, inutiles, prolixes, incompréhensibles ou immodérés, et le harcèlement ou la victimisation des parties adverses. [Non souligné dans l’original.]

La Cour n’est au courant d’aucun examen par le procureur général du Canada d’une requête fondée sur l’article 40 dans la présente instance. Mais l’exigence selon laquelle le procureur général doit consentir à une requête fondée sur l’article 40 limite inutilement la capacité des cours fédérales de contrôler leurs propres processus.

[42] Je suis d’accord avec le juge Mosley que les efforts faits par Me Hutton pour poursuivre ses allégations contre Mmes Sayat et Duhaime constituent une forme de harcèlement. Ce que Me Hutton allègue n’a aucun fondement apparent dans la réalité, et semble reposer sur des idées délirantes. Il a engagé et mené, à maintes reprises et devant plusieurs tribunaux, des instances d’une manière abusive et vexatoire, en faisant manifestement fi des ressources judiciaires ainsi que de celles des parties. La non‑suspension des instances minera la capacité de la Cour de contrôler ses propres procédures et déconsidérera l’administration de la justice.

[43] Le jugement relatif au dossier de la Cour DES‑7‑19 est rendu de pair avec la présente ordonnance et les motifs connexes. Toutes les instances restantes de Me Hutton seront suspendues en application de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales en attendant : a) l’achèvement de l’examen que mène le Barreau de l’Ontario sur la capacité de Me Hutton d’exercer le droit, ainsi que de tout appel ou de toute révision connexes, ou b) la désignation, par Me Hutton, d’un avocat qui le représentera dans le cadre de toutes les instances.

V. Conclusion

[44] Les dossiers de la Cour T‑268‑17, T‑1143‑19 et T‑868‑21 seront suspendus en application de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales en attendant : a) l’achèvement de l’examen que mène le Barreau de l’Ontario sur la capacité de Me Hutton d’exercer le droit, ainsi que de tout appel ou de toute révision connexes, ou b) la désignation, par Me Hutton, d’un avocat qui le représentera dans le cadre de toutes les instances.

[45] La suspension des instances pourra être révisée à la suite du résultat final de l’examen, par le Barreau de l’Ontario, de la capacité de Me Hutton d’exercer le droit. Cette suspension sera automatiquement levée dès que Me Hutton aura désigné un avocat.

[46] Le jugement relatif au dossier de la Cour DES‑7‑19 est rendu de pair avec la présente ordonnance et les motifs connexes.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1. Les dossiers de la Cour T‑268‑17, T‑1143‑19 et T‑868‑21 sont suspendus en application de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales en attendant : a) l’achèvement de l’examen que mène le Barreau de l’Ontario sur la capacité de Me Hutton d’exercer le droit, ainsi que de tout appel ou de toute révision connexes, ou b) la désignation, par Me Hutton, d’un avocat qui le représentera dans le cadre de toutes les instances.

2. La suspension des instances pourra être révisée à la suite du résultat final de l’examen, par le Barreau de l’Ontario, de la capacité de Me Hutton d’exercer le droit. Cette suspension sera automatiquement levée dès que Me Hutton aura désigné un avocat.

« Simon Fothergill »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS


DOSSIERS :

T‑268‑17

T‑1143‑19

T‑868‑21

 

INTITULÉ :

KRISTIN ERNEST HUTTON c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE fothergill

DATE DES MOTIFS :

LE 5 AOÛT 2021

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Kristin Hutton

 

POUR LE DEMANDEUR

pour son propre compte

Shain Widdifield

Natai Shelsen

POUR LES DÉFENDEURS

Procureur général du Canada et al

POUR LA DÉFENDERESSE

Ria Sayat

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS :

Hutton Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Goldblatt Partners LLP

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

Procureur général du Canada et al

POUR LA DÉFENDEResse

Ria Sayat

 

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