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Date : 20220202


Dossier : T‐1154‐20

Référence : 2022 CF 123

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 février 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

ROKO NETANI GUCAKE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Roko Netani Gucake, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision, datée du 27 août 2020, par laquelle une analyste principale d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a, à titre de déléguée du ministre (la déléguée), révoqué sa citoyenneté canadienne (la décision), conformément au paragraphe 10(5) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‐29 (la Loi).

[2] La déléguée a conclu que le demandeur, en ne divulguant pas dans sa demande de résidence permanente qu’il avait résidé, étudié et été déclaré coupable d’une infraction criminelle en Australie, avait acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

[3] Le demandeur a reconnu avoir fait de fausses déclarations, mais il soutient que l’analyste n’a pas raisonnablement examiné l’ensemble de sa situation personnelle, laquelle justifiait la prise de mesures spéciales pour empêcher la révocation de sa citoyenneté.

[4] Pour les motifs qui suivent, la présente demande est rejetée.

II. Les faits pertinents

[5] Le demandeur est né aux Fidji le 23 janvier 1961.

[6] En octobre 1977, aux Fidji, le demandeur a été déclaré coupable de vol simple. En novembre 1979, toujours aux Fidji, il a été déclaré coupable d’intrusion criminelle.

[7] De 1987 à 1990, le demandeur a étudié en Australie, à l’Université de Canberra, de laquelle il a obtenu un baccalauréat en science de l’environnement. En avril 1989, il a commis l’infraction de rapports sexuels non consentis. Il a quitté l’Australie avant son procès. En janvier 1990, il est venu au Canada et, après un séjour d’un an, il est retourné aux Fidji en 1991.

[8] Après son retour aux Fidji, le demandeur a rencontré son épouse actuelle, avec laquelle il s’est marié le 15 janvier 1994. Il a par la suite adopté les deux enfants de sa femme.

[9] En décembre 1994, les Fidji ont extradé le demandeur en Australie afin qu’il réponde à l’accusation criminelle. Le 8 mars 1995, il a été déclaré coupable et condamné à une peine d’emprisonnement de deux ans et deux mois suivis de neuf mois supplémentaires, peine qui devait expirer le 16 novembre 1997. Le 18 février 1997, sa peine d’emprisonnement ayant été purgée, il a été renvoyé aux Fidji.

[10] Le 8 décembre 1999, lorsque le demandeur a présenté une demande de visa de résident temporaire au Canada à titre de visiteur, il a déclaré n’avoir jamais commis de crime dans aucun pays. Ce faisant, il a dissimulé le fait qu’il avait été déclaré coupable d’infractions criminelles aux Fidji et en Australie, et il a en outre déclaré qu’il n’avait pas fait de séjour de plus de six mois dans un autre pays dans les cinq années précédentes, alors qu’il avait été incarcéré en Australie pendant 26 mois.

[11] En février 2000, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente au Canada au titre de la catégorie des parents aidés (autre). Il n’a pas indiqué qu’il avait été déclaré coupable d’infractions criminelles aux Fidji et en Australie ni qu’il avait reçu l’ordre de quitter l’Australie. Il n’a pas déclaré non plus qu’il avait fréquenté une université en Australie ni qu’il y avait résidé de 1987 à 1990 et de 1994 à 1997. Les documents présentés à l’appui de la demande comprenaient les certificats de naissance de six enfants, les ordonnances d’adoption de deux enfants, les certificats de naissance du demandeur et de son épouse ainsi que les ordonnances de divorce relatives aux mariages antérieurs.

[12] En octobre 2000, le demandeur s’est présenté à une entrevue d’immigration en Australie. Il a alors divulgué les déclarations de culpabilité prononcées contre lui aux Fidji. Il n’a toutefois pas mentionné qu’il avait été déclaré coupable de rapports sexuels non consentis en Australie. Il n’a pas non plus mentionné qu’il y avait résidé.

[13] À la fin de l’entrevue, l’agent d’immigration a conclu qu’en dépit des déclarations de culpabilité aux Fidji, le demandeur n’était pas interdit de territoire, parce qu’il était encore mineur au moment de la première infraction et que, concernant la deuxième, il n’existait pas d’infraction équivalente au Canada.

[14] La demande de résidence permanente a été approuvée le 23 novembre 2001, et le demandeur, son épouse et leurs huit enfants sont venus au Canada.

[15] En septembre 2002, le demandeur et son épouse ont eu un autre enfant.

[16] En janvier 2005, le demandeur a présenté une demande de citoyenneté canadienne. La demande a été approuvée le 29 novembre 2005, et le demandeur a alors prêté le serment de citoyenneté et est devenu citoyen canadien. Ce jour‐là, le demandeur, son épouse et les huit enfants nés à l’étranger sont tous devenus citoyens canadiens.

[17] Le 19 juillet 2007, l’Agence des services frontaliers du Canada a reçu du gouvernement australien et d’Interpol des renseignements à propos de la déclaration de culpabilité prononcée contre le demandeur en Australie et le relevé de ses déplacements. Ces renseignements ont été transmis à IRCC.

[18] Le 7 octobre 2015, IRCC a envoyé au demandeur un avis d’intention de révoquer sa citoyenneté pour fausses déclarations. Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire de l’avis d’intention.

[19] Le 10 mai 2017, dans la décision Hassouna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 473 [Hassouna], la juge Gagné, maintenant juge en chef adjointe, a conclu que le processus de révocation en place était sans effet, parce qu’il contrevenait à la Déclaration canadienne des droits, SC 1960, c 44.

[20] Par suite de la décision Hassouna, l’ancienne Loi sur la citoyenneté, qui avait été modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, LC 2014, c 22, a été modifiée de nouveau par l’adoption du projet de loi C‐6.

[21] Le 19 juin 2017, la Loi a reçu la sanction royale. Le 10 juillet 2017, l’avis d’intention de révoquer la citoyenneté du demandeur, daté du 7 octobre 2015, a été annulé.

[22] Les changements apportés au processus de révocation de la citoyenneté ont pris effet le 24 janvier 2018.

[23] Le 17 juillet 2018, une lettre de demande de renseignements a été envoyée au demandeur. Elle est demeurée sans réponse. IRCC a entamé des procédures de révocation en envoyant une lettre d’avis, datée du 2 janvier 2019. Celle‐ci comportait une chronologie détaillée des faits et indiquait que la déléguée avait décidé d’engager une procédure de révocation.

[24] Le 4 mars 2019, le demandeur a fourni des observations écrites détaillées et un affidavit personnel accompagné de nombreux éléments de preuve documentaire à l’appui de ses observations.

III. La Loi

[25] Par souci de commodité, les articles de la Loi mentionnés dans la présente décision sont reproduits à l’annexe ci‐jointe.

IV. La décision à l’examen

[26] Comme je l’ai déjà mentionné, le 27 août 2020, après examen des observations, la déléguée a conclu qu’elle était convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur avait obtenu la citoyenneté canadienne en dissimulant intentionnellement des faits essentiels concernant les lieux où il avait résidé, ses études postsecondaires et sa déclaration de culpabilité en Australie.

[27] La déléguée a conclu que le demandeur, en dissimulant délibérément des renseignements à propos de sa déclaration de culpabilité criminelle passée pour agression sexuelle afin d’obtenir le statut de résident permanent, avait porté atteinte à l’intégrité du programme d’immigration du Canada. Elle a également conclu que l’établissement du demandeur au Canada ne suffisait pas à justifier la prise de mesures spéciales.

[28] La citoyenneté canadienne du demandeur a été révoquée en vertu du paragraphe 10(1) de la Loi, qui est reproduit plus loin dans les présents motifs.

[29] La déléguée a reconnu que le demandeur avait vécu au Canada longtemps (plus de 20 ans) et qu’il avait occupé divers emplois, poursuivi ses études et participé à la vie communautaire.

[30] La déléguée a également reconnu que le demandeur entretenait une relation étroite avec ses enfants et ses petits‐enfants, qu’il les soutenait financièrement et émotionnellement et qu’il les conseillait et les encourageait. Elle a accordé peu de poids aux observations du demandeur à propos de sa réadaptation, parce qu’il n’avait pas assumé la responsabilité de ses actes frauduleux au cours du processus d’immigration et d’acquisition de sa citoyenneté.

[31] La déléguée a conclu que les observations du demandeur n’établissaient pas que la révocation de la citoyenneté de ce dernier causerait directement un préjudice à ses enfants, puisqu’elles traitaient principalement des répercussions de la séparation d’avec sa famille après son renvoi. Il a conclu que ces observations étaient prématurées, car la procédure avait pour seul objet la révocation de la citoyenneté. Il a affirmé que les observations seraient plus opportunes dans le cadre de la procédure de renvoi subséquente, le cas échéant.

[32] La déléguée a également conclu que les observations du demandeur à propos de son état de santé, des soins médicaux dont il avait besoin et des soins de santé prétendument inadéquats aux Fidji étaient également prématurées.

V. La question en litige et la norme de contrôle

[33] Les parties conviennent que la question en litige est celle de savoir si la décision est raisonnable.

[34] À cet égard, elles conviennent également, et moi de même, que, d’après la présomption établie dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la norme de contrôle applicable aux décisions portant sur la révocation de la citoyenneté est celle de la décision raisonnable.

[35] Les parties ne s’entendent toutefois pas au sujet des facteurs dont le délégué doit tenir compte pour rendre une décision raisonnable lorsqu’il évalue les observations du demandeur.

[36] Le demandeur soutient qu’il s’agit là de la question importante que soulève la présente demande. À ce propos, le demandeur soutient que la déléguée n’a pas correctement interprété l’article 10 de la Loi, car elle n’a pas tenu compte de sa situation personnelle.

[37] Le défendeur soutient que l’examen de la situation du demandeur aurait été prématuré, car seule la citoyenneté lui était retirée, ce qui n’entraînait pas automatiquement un renvoi.

[38] Le défendeur soutient également qu’après examen de l’article 10 de la Loi, il était raisonnable de la part de la déléguée d’examiner la situation personnelle du demandeur suivant la Loi.

VI. Analyse

[39] Le demandeur n’a pas nié qu’il avait fait de fausses déclarations quant aux faits. L’article 10.2 de la Loi crée une présomption pour l’application des paragraphes 10(1) et 10.1(1) selon laquelle a acquis la citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne ayant acquis la citoyenneté après être devenue un résident permanent par l’un de ces trois moyens.

[40] Dans la décision Hassouna, la juge Gagné a évalué la validité constitutionnelle du modèle administratif relativement aux cas « non complexes » de révocation de la citoyenneté pour des motifs de fraude ou de fausses déclarations. Elle a conclu que, « afin de respecter le principe de l’équité procédurale, les intérêts personnels ou les considérations d’ordre humanitaire devraient être pris en compte dans le cadre du processus de révocation de la citoyenneté » : aux para 2 et 124. Je souligne que le demandeur et son fils aîné font partie des demandeurs dans l’affaire Hassouna.

[41] Depuis que les changements découlant de la décision Hassouna ont été apportés, la Loi prévoit que le ministre renvoie une affaire à la Cour aux fins de la révocation de la citoyenneté pour fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels sauf si « des considérations liées à sa situation personnelle justifient, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales » : la Loi aux art 10.1(1) et 10(4.1)a)(ii).

[42] La question en l’espèce est celle de savoir si le délégué a commis une erreur en concluant que l’examen des difficultés potentielles à l’étranger et de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur serait prématuré et ne devait pas faire l’objet de l’analyse préalable à la décision.

[43] Pour les motifs qui suivent, je juge que la déléguée n’a pas commis d’erreur à cet égard.

A. Est‐ce que la déléguée a commis une erreur en concluant que l’examen des difficultés potentielles à l’étranger et de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur serait prématuré?

[44] Dans ses observations écrites, le demandeur a avancé plusieurs raisons pour lesquelles la déléguée devait tenir compte de considérations d’ordre humanitaires propres à sa situation. Ces considérations étaient les suivantes :

  • l’intérêt supérieur de ses enfants et petits‐enfants;

  • ses considérables problèmes de santé et l’absence de soins de santé adéquats aux Fidji;

  • son établissement et sa réadaptation du demandeur au Canada.

[45] Lorsque la Cour d’appel fédérale a conclu que l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés ne s’applique pas à l’étape de la décision sur l’interdiction de territoire, elle a souligné qu’« il existe une jurisprudence abondante [...] établissant que la conclusion d’interdiction de territoire est distincte de l’exécution du renvoi et que, puisqu’il reste d’autres étapes du processus, la conclusion d’interdiction de territoire n’entraîne pas automatiquement ou immédiatement l’expulsion » : Revell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 262 au para 38.

[46] La perte de la citoyenneté au titre du paragraphe 10(1) de la Loi emporte, en application du paragraphe 40(1)d) de la LIPR par lequel le demandeur se retrouvait visé, interdiction de territoire pour fausses déclarations.

[47] Le demandeur se trouvait au Canada et son changement de statut en faisait un étranger. À cet égard, il a été conclu que « le principe fondamental ultime du droit de l’immigration est que les non‐citoyens n’ont pas un droit illimité d’entrer ou de rester au Canada » : Hassouna au para 154, citant (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Chiarelli, [1992] 1 RCS 711, à la p 733.

[48] En tant qu’étranger dont la citoyenneté a été révoquée pour fausses déclarations, le demandeur ne fait partie d’aucune des catégories de personnes pouvant interjeter appel auprès de la Section d’appel de l’immigration, suivant la section 7 de la LIPR.

[49] Le demandeur soutient que, s’il n’a pas le droit d’interjeter appel et qu’il ne possède ni la citoyenneté ni le statut de résident permanent, on peut concevoir qu’il quittera probablement le Canada, volontairement ou non. En témoignerait l’alinéa 40(2)a) de la LIPR, qui prévoit que, si l’étranger est au pays, « l’interdiction de territoire court pour les cinq ans [...] suivant l’exécution de la mesure de renvoi » (je souligne d’après les observations du demandeur).

[50] Je ne peux convenir que la mention des mots « suivant l’exécution » à l’alinéa de la LIPR cité ci‐dessus démontre qu’une mesure de renvoi sera assurément prise à l’encontre du demandeur.

[51] L’éventail des recours dont le demandeur dispose pour éviter un renvoi se trouve non pas dans la Loi, mais dans la LIPR et dans le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‐227 [le RIPR]. Par exemple, le demandeur peut, en vertu de l’article 24 de la LIPR, présenter une demande de permis de séjour temporaire. Si la procédure de renvoi est engagée, le demandeur peut, en vertu de l’article 50 de la LIPR, présenter une demande de sursis à la mesure de renvoi. En vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR, il peut présenter au ministre une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre de l’article 233 du RIPR. Le ministre peut alors surseoir à la mesure de renvoi prise à l’encontre d’un étranger s’il estime, aux termes des paragraphes 25(1) ou 25.1(1) de la LIPR, que des considérations d’ordre humanitaire le justifient ou, aux termes du paragraphe 25.2(1) de la LIPR, que l’intérêt public le justifie. Le demandeur peut également, en vertu de l’article 112 de la LIPR, solliciter un examen des risques avant renvoi, ce qui peut entraîner le sursis de la mesure de renvoi si l’un des événements énumérés à l’article 232 du RIPR s’applique.

[52] Le défendeur soutient que les dispositions de la Loi ne doivent pas être identifiées avec celles de la LIPR. Il rappelle également à la Cour que le contexte est important.

[53] Je suis d’accord.

[54] La déléguée doit examiner la situation personnelle du demandeur en vue de décider si elle prend ou non des mesures spéciales faisant obstacle à la révocation de la citoyenneté. Le demandeur a soumis à la déléguée la question de son éventuel renvoi pour qu’elle l’examine, mais rien dans le dossier sous‐jacent n’établissait que la procédure d’expulsion avait été engagée ou qu’elle était envisagée.

B. Le sens de l’expression « all the circumstances of the case » [« les autres circonstances de l’affaire » dans la version française]

[55] Le demandeur souligne que l’expression « all the circumstances of the case » employée à l’alinéa 10(3.1)a) de la version anglaise de la Loi se trouvait également dans la version anglaise de la Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I‐2, et que la Cour suprême du Canada en a interprété la portée dans l’arrêt Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2002 CSC 3 [Chieu].

[56] Dans l’arrêt Chieu, la Cour suprême s’est penchée sur la question de savoir si la Section d’appel de l’immigration avait le droit de considérer les difficultés possibles à l’étranger dans les appels interjetés à l’encontre de mesures de renvoi visant un résident permanent.

[57] Elle a conclu que l’expression « all the circumstances of the case » doit être interprétée de manière libérale, car elle figure dans une disposition établissant un pouvoir discrétionnaire, et qu’il n’y a pas de lignes directrices précises sur la manière d’exercer ce pouvoir discrétionnaire. Elle a jugé que l’emploi du mot « all » [« toutes » en français] dans ce contexte indique qu’il faut examiner le plus grand nombre possible de facteurs intervenant dans la décision de renvoyer un résident permanent du Canada et qu’il est évident que l’un de ces facteurs est la situation dans laquelle il se trouverait après son renvoi : Chieu aux para 29 et 30.

[58] Le demandeur soutient que la même logique s’applique en ce qui concerne la Loi.

[59] Je ne partage pas l’avis que l’arrêt Chieu s’applique en l’espèce. Il ne traitait d’aucun des aspects de la Loi. Les faits étaient différents, puisqu’il était question d’une disposition de la Loi sur l’immigration et d’une mesure de renvoi visant un résident permanent. En l’espèce, le demandeur n’est pas visé par une mesure de renvoi, et il n’est pas un résident permanent, mais un étranger. Accepter l’observation du demandeur aurait pour effet d’amalgamer la Loi à la LIPR.

C. La conclusion de la déléguée selon laquelle l’examen relatif à un renvoi serait prématuré

[60] Outre l’arrêt Chieu, le demandeur a présenté une transcription des délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, délibérations qui se sont déroulées le 1er mars 2017, pour poursuivre l’étude du projet de loi C‐6 qui, une fois adopté, est devenu la Loi.

[61] Un examen de la transcription permet de constater que le ministre et le personnel responsable de l’administration de la législation ont assuré les sénateurs que, dans le cadre d’un examen de la situation personnelle d’un demandeur, les considérations d’ordre humanitaire étaient examinées.

[62] La déléguée a pris acte des observations du demandeur à propos de l’intérêt supérieur des enfants et petits‐enfants de ce dernier, mais elle a conclu qu’elles portaient principalement sur les répercussions potentielles d’un renvoi, ce qui, selon elle, était une question distincte de la révocation de la citoyenneté du demandeur. La déléguée a tiré la conclusion suivante : [traduction] « les observations à propos de ce qu’il en serait de l’intérêt supérieur des enfants et petits‐enfants si [le demandeur était] renvoyé sont prématurées et seraient plus opportunes dans le cadre de la procédure de renvoi subséquente, le cas échéant ».

[63] La conclusion de la déléguée selon laquelle il aurait été prématuré d’examiner l’intérêt supérieur des enfants et des petits‐enfants est raisonnable. Comme le prévoit le paragraphe 10(3.2), « [l]e ministre [a tenu] compte de toute observation reçue au titre de l’alinéa (3.1)a) avant de rendre sa décision ». La déléguée devait examiner la situation personnelle du demandeur, et elle l’a fait. Le demandeur est tout simplement en désaccord avec l’issue de son examen.

[64] La déléguée a reconnu que le demandeur souffrait de problèmes de santé, notamment d’une insuffisance cardiaque. Elle a indiqué qu’il avait lu les rapports médicaux et qu’il n’en contestait pas le contenu. Après avoir mentionné que le demandeur avait besoin de soins médicaux et de médicaments d’ordonnance, et que les [traduction] « soins de santé [étaient] prétendument inadéquats » aux Fidji, la déléguée a conclu que, si une procédure de renvoi était engagée, le demandeur pourrait souscrire une assurance maladie pour se procurer ses médicaments d’ordonnance et pour recevoir les soins médicaux, et que, le renvoi étant une procédure distincte, la question de ses problèmes de santé serait mieux examinée dans le cadre de cette procédure.

[65] Le demandeur conteste cette affirmation, car il la juge conjecturale et, compte tenu de sa situation financière, irréaliste. La conclusion qu’il aurait été prématuré d’examiner la question des problèmes de santé reposait sur la conclusion que cette question serait mieux examinée dans le cadre d’une procédure de renvoi.

[66] Dans son analyse de l’établissement du demandeur après une longue période au pays, la déléguée a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Je souligne que vous n’auriez peut‐être pas atteint votre degré d’établissement au Canada si vous n’aviez pas obtenu le statut de résident permanent. Il faut garder à l’esprit que vous avez pu atteindre un tel degré d’établissement au Canada et profiter des occasions offertes à tous les immigrants au Canada seulement parce que vous aviez fait une fausse déclaration à votre sujet pour obtenir la résidence permanente et, par la suite, la citoyenneté canadienne.

[67] Le demandeur soutient qu’il est contraire à la jurisprudence d’écarter l’établissement au Canada au motif qu’il découle d’une fausse déclaration. Il affirme qu’une telle démarche minerait la nature d’une demande, car presque tous les demandeurs, par définition, ont, dans leur passé, tiré avantage d’une violation en matière d’immigration. Il sera toujours allégué qu’une personne a fait une fausse déclaration avant d’être en position de soutenir que sa situation personnelle justifie la prise de mesures spéciales dans le cadre de la procédure de révocation de la citoyenneté. Si, dans la pratique, une telle situation était considérée comme le fruit d’un arbre vénéneux et écartée en raison de la présentation erronée faite à l’origine, cela aurait pour effet de miner la protection délibérément prévue par le législateur.

[68] Le défendeur soutient que le demandeur est tout simplement en désaccord avec la façon dont la déléguée a analysé et apprécié son établissement.

[69] Le défendeur souligne que la déléguée a examiné les facteurs relatifs à l’établissement en tenant compte de la gravité de la fausse déclaration et au défaut de la signaler avant 2019.

[70] Dans la décision Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082, [Semana], le juge Gascon a conclu qu’il n’y avait rien de déraisonnable dans une conclusion selon laquelle un établissement réalisé dans des circonstances illégales ne devrait pas être récompensé. Le juge a souligné qu’il était établi en droit que personne ne devrait bénéficier d’un contournement des lois sur l’immigration et d’une mauvaise foi immorale dans une demande d’immigration. La Cour a souvent affirmé que « les demandeurs ne peuvent ni ne doivent être “récompensés” pour avoir passé du temps au Canada alors qu’en fait, ils n’avaient pas le droit de le faire » : Semana au para 48.

[71] Au paragraphe 49 de cette même décision, le juge Gascon, poursuivant ses explications, a fait observer que :

[...] La LIPR et le régime canadien d’immigration sont fondés sur la prémisse que quiconque vient au Canada avec l’intention de s’y établir doit être de bonne foi et respecter à la lettre les exigences de fond et de forme qui sont prescrites (Legault au para 19). Il est manifestement dans l’intérêt public que les autorités canadiennes d’immigration soient libres de prendre cet élément en considération dans leurs décisions.

[72] Je souligne qu’en décembre 1999, lorsque le demandeur a présenté une demande de visa de résident temporaire, il a d’abord nié avoir été déclaré coupable d’une infraction criminelle. Pendant environ 19 ans, il a tiré avantage de sa fausse déclaration. Il était raisonnable que la déléguée en tienne compte et qu’elle conclue que peu de poids devait être accordé à la réadaptation du demandeur, car ce dernier n’avait pas signalé cette fausse déclaration et qu’il n’avait pas assumé la responsabilité de ses gestes avant de recevoir la lettre d’avis, en 2019.

[73] À la lumière des faits de la présente affaire et de la jurisprudence, je juge raisonnable l’analyse de l’établissement du demandeur effectuée par la déléguée.

[74] Je juge également raisonnables les conclusions de la déléguée selon lesquelles il aurait été prématuré d’examiner ce qu’il en serait des difficultés potentielles à l’étranger et de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur si ce dernier était renvoyé.

VII. Conclusion

[75] Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision. Le rôle des cours de justice consiste, en pareil cas, à procéder au contrôle de la décision et non, en général à tout le moins, à trancher elles‐mêmes la question en litige. Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème : Vavilov au para 85.

[76] L’arrêt Vavilov a aussi confirmé qu’une décision raisonnable est justifiée, transparente et intelligible, et qu’elle est axée sur la décision rendue, y compris sur sa justification : Vavilov au para 100. Je juge que les motifs examinés possèdent ces caractéristiques.

[77] Dans l’ensemble, une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov aux para 15 et 85. Je juge que les motifs examinés possèdent également ces caractéristiques.

[78] Pour tous les motifs que j’ai exposés, je conclus que la décision est raisonnable. Le raisonnement de la déléguée est justifié, intelligible et transparent, et il ne présente pas d’incohérences ou d’erreurs sur le plan rationnel.

[79] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

VIII. Question certifiée potentielle

[80] À la fin de l’audition de la présente demande, les parties ont reconnu qu’elles n’avaient pas donné avis d’une question à certifier, et ce, parce qu’elles avaient l’impression qu’une telle question pourrait être proposée à l’audience.

[81] Elles ont indiqué avoir chacune une version d’une potentielle question à certifier.

[82] J’accepte que les parties examinent, après la publication du présent jugement, si les faits en l’espèce soulèvent une ou plusieurs questions à certifier.

[83] Les parties disposent de quatre jours ouvrables suivant la publication du jugement et des motifs du jugement en l’espèce pour examiner et décider si, à leur avis, une ou plusieurs questions graves ou de portée générale à certifier sont soulevées. Le cas échéant, la ou les questions proposées devront être déposées auprès de la Cour, avec preuve de signification, en formats PDF et Word, avant l’heure de fermeture du bureau du greffe à Vancouver, le septième jour ouvrable suivant la publication du jugement et des motifs du jugement.

[84] Les observations de chacune des parties à propos de toute question proposée devront être déposées auprès de la Cour, en formats PDF et Word, avec preuve de signification, avant l’heure de fermeture du bureau du greffe à Vancouver, dans les sept jours ouvrables suivant le dépôt de la ou des questions proposées. Les observations devront être rédigées à simple interligne et ne pas dépasser quatre pages.

[85] Les observations en réponse devront être rédigées à interligne simple et ne pas dépasser deux pages, et elles devront être signifiées et déposées, en formats PDF et Word, avant l’heure de fermeture du bureau du greffe à Vancouver, le troisième jour ouvrable suivant la réception des observations.

[86] La question de savoir s’il y a une ou des questions à certifier est différée jusqu’à la réception et à l’examen d’une telle question et des observations écrites des parties.

 


JUGEMENT dans le dossier T‐1154‐20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est rejetée;

  2. La question de savoir s’il y a une ou des questions à certifier est différée jusqu’à la réception et à l’examen des observations écrites des parties.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


ANNEXE

Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‐29

Révocation par le ministre — fraude, fausse déclaration, etc.

Revocation by Minister — fraud, false representation, etc.

10 (1) Sous réserve du paragraphe 10.1(1), le ministre peut révoquer la citoyenneté d’une personne ou sa répudiation lorsqu’il est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté de la personne ou sa réintégration dans celle‐ci est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

10 (1) Subject to subsection 10.1(1), the Minister may revoke a person’s citizenship or renunciation of citizenship if the Minister is satisfied on a balance of probabilities that the person has obtained, retained, renounced or resumed his or her citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances.

(2) [Abrogé, 2017, ch. 14, art. 3]

(2) [Repealed, 2017, c. 14, s. 3]

Observations et demande que l’affaire soit tranchée par le ministre

Representations and request for decision by Minister

(3.1) Dans les soixante jours suivant la date d’envoi de l’avis, ce délai pouvant toutefois être prorogé par le ministre pour motifs valables, la personne peut :

(3.1) The person may, within 60 days after the day on which the notice is sent, or within any extended time that the Minister may allow for special reasons,

a) présenter des observations écrites sur ce dont il est question dans l’avis, notamment toute considération liée à sa situation personnelle — tel l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché — justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales ainsi que le fait que la décision la rendrait apatride, le cas échéant;

make written representations with respect to the matters set out in the notice, including any considerations respecting his or her personal circumstances — such as the best interests of a child directly affected — that warrant special relief in light of all the circumstances of the case and whether the decision will render the person stateless; and

b) demander que l’affaire soit tranchée par le ministre.

(b) request that the case be decided by the Minister.

Obligation de tenir compte des observations

Consideration of representations

(3.2) Le ministre tient compte de toute observation reçue au titre de l’alinéa (3.1)a) avant de rendre sa décision.

[...]

(3.2) The Minister shall consider any representations received from the person pursuant to paragraph (3.1)(a) before making a decision.

[...]

Renvoi à la Cour

Referral to Court

(4.1) Le ministre renvoie l’affaire à la Cour au titre du paragraphe 10.1(1) sauf si, selon le cas :

(4.1) The Minister shall refer the case to the Court under subsection 10.1(1) unless

a) la personne a présenté des observations écrites en vertu de l’alinéa (3.1)a) et le ministre est convaincu que :

(a) the person has made written representations under paragraph (3.1)(a) and the Minister is satisfied

(i) soit, selon la prépondérance des probabilités, l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté de la personne ou sa réintégration dans celle‐ci n’est pas intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels,

(i) on a balance of probabilities that the person has not obtained, retained, renounced or resumed his or her citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances, or

(ii) soit des considérations liées à sa situation personnelle justifient, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales;

(ii) that considerations respecting the person’s personal circumstances warrant special relief in light of all the circumstances of the case; or

b) la personne a fait une demande en vertu de l’alinéa (3.1)b).

(b) the person has made a request under paragraph (3.1)(b).

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐1154‐20

 

INTITULÉ :

ROKO NETANI GUCAKE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 mai 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

ELLIOTT J.

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 FÉVRIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Laura Best

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Helen Park

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Embarkation Law Corporation

Cabinet d’avocats

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‐Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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