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Date : 20220131


Dossier : T-621-21

Référence : 2022 CF 106

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2022

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

MarK Dinan

demandeur

et

Le ministre fédéral des Transports

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le commandant de bord Mark Dinan sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle le ministre des Transports a refusé, le 16 mars 2021, de lui délivrer ou de modifier un document d’aviation canadien [DAC] parce qu’il avait échoué à une évaluation opérationnelle en ligne [LOE] en juin 2018. La décision a été rendue après que le Tribunal d’appel des transports du Canada [le TATC] a conclu que la note d’échec était déraisonnable et a renvoyé l’affaire au ministre pour réexamen : Mark Dinan c Canada (Ministre des Transports), 2019 TATCF 40 (révision) aux para 37–38, 42–43 [Dinan (TATC)]. Malgré la conclusion du TATC, le ministre a jugé, lors de son réexamen, que la note d’échec était appropriée et a maintenu le refus de délivrer le DAC. Le commandant de bord Dinan a avancé plusieurs arguments concernant le processus de réexamen et le bien‑fondé de la décision du ministre de confirmer une décision originale après que le TATC l’a jugée injustifiée.

[2] Dans l’intervalle, le commandant de bord Dinan a toutefois passé une nouvelle LOE en juillet 2018 et l’a réussie. Il a donc conservé ses qualifications et a continué à voler sans interruption et sans que cela semble avoir d’incidence sur sa carrière en tant que pilote d’Air Canada.

[3] Je partage l’avis du ministre selon lequel ces faits rendent la présente demande théorique. Ni la décision du ministre de maintenir son refus initial en raison d’un échec à la LOE ni la présente demande n’a d’effet juridique ou pratique.

[4] Le commandant de bord Dinan soutient que malgré cette absence d’effet juridique ou pratique, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pourt trancher l’affaire sur le fond. Ayant pris connaissance de ces observations, je conclus que la Cour ne devrait pas trancher l’affaire. Plus important encore, la décision de réexamen prise par le ministre le 16 mars 2021 aurait pu faire l’objet d’une autre demande de révision par le TATC. En règle générale, la Cour refuse de contrôler les décisions pour lesquelles un processus de révision ou d’appel administratif est prévu. Elle doit respecter l’intention du législateur que de telles questions soient tranchées par le TATC avant d’être examinées par la Cour fédérale.

[5] La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée. Conformément à l’entente entre les parties, des dépens d’un montant global de 2 000 $ sont adjugés au ministre.

II. La question en litige et la norme de contrôle

[6] La demande de contrôle judiciaire du commandant de bord Dinan soulève un certain nombre de questions sur le processus suivi par le ministre lors de son réexamen, et sur la décision de ce dernier de maintenir son refus de délivrer le DAC. J’estime toutefois que la question du caractère théorique soulevée par le ministre est déterminante. L’analyse du caractère théorique comporte deux volets. En premier, il faut se demander si la procédure est effectivement théorique. Si c’est le cas, la Cour doit ensuite décider si elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire : Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 aux p 353–363; Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CAF 195 au para 10.

[7] La Cour doit donc répondre aux deux questions suivantes :

  1. La demande de contrôle judiciaire est-elle théorique?

  2. Dans l’affirmative, la Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire pour instruire malgré tout la demande sur le fond?

[8] Il s’agit de la première fois que la question du caractère théorique est présentée à la Cour. Comme le caractère théorique est une question préliminaire qui a trait à la décision de la Cour d’instruire la demande de contrôle judiciaire et non au bien-fondé ou à la procédure de la décision sous-jacente, aucune norme de contrôle de droit administratif ne s’applique : Ulloa Mejia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 980 au para 22; Budlakoti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 139 aux para 28(1), 37.

III. Analyse

A. La demande de contrôle judiciaire est théorique

(1) Le contexte législatif et réglementaire

[9] Selon la Loi sur l’aéronautique, un DAC est un terme assez large qui vise les documents comme les licences et les permis délivrés par le ministre concernant l’aviation et l’aéronautique : Loi sur l’aéronautique, LRC (1985), c A-2, art. 3(1) (« document d’aviation canadien »). L’alinéa 6.71(1)b) de la Loi sur l’aéronautique prévoit que le ministre peut refuser de délivrer ou de modifier un document d’aviation canadien si, entre autres, « le demandeur [...] ne répond pas aux conditions de délivrance ou de modification du document ».

[10] Le Règlement de l’aviation canadien, DORS/96-433, contient des dispositions détaillées sur les qualifications des pilotes et la délivrance de licences. Sans qu’il soit nécessaire d’entrer dans les complexités réglementaires aux fins de la présente affaire, il convient de préciser que la formation et les qualifications des membres d’équipage d’Air Canada sont établies, conçues et évaluées en conformité avec un programme avancé de qualification [PAQ] autorisé par Transports Canada. Dans le cadre du PAQ d’Air Canada, les compétences des pilotes sont principalement évaluées au moyen d’une LOE, une forme de test en vol effectué dans un simulateur. Lorsqu’un pilote détenant une qualification de type d’aéronef réussit une LOE et que cette réussite est consignée dans un rapport de test en vol de Transport Canada, cela lui confère un privilège pour une période de validité désignée. Une note de passage à une LOE constitue donc un DAC.

[11] Le PAQ établit les méthodes et les critères d’évaluation pour la LOE. Les LOE sont divisées en plusieurs « jeux d’événements », qui sont évalués par un évaluateur approuvé par Transports Canada à l’aide d’une échelle de 1 à 4, la note 1 correspondant à un rendement « inférieur à la norme » ou « insatisfaisant ». Si le pilote reçoit une note de 1 à sa première tentative de trois jeux d’événements distincts, il sera considéré comme ayant échoué et la LOE prendra fin. Un échec à une LOE n’empêche toutefois pas un pilote de passer une autre LOE afin de renouveler ses qualifications.

[12] Si le ministre refuse de délivrer ou de modifier un DAC en vertu du paragraphe 6.71(1) au motif que le demandeur ne répond pas aux conditions, le demandeur peut s’adresser au TATC afin qu’il révise la décision du ministre : Loi sur l’aéronautique, art 6.72(1). Le TATC est un tribunal administratif qui peut connaître des requêtes en révision dont il est saisi en vertu de diverses lois sur les transports, notamment la Loi sur l’aéronautique : Loi sur le Tribunal d’appel des transports du Canada, L.C. 2001, c 29, art. 2. Les requêtes en révision sont entendues par un conseiller du TATC agissant seul, tandis que les appels sont entendus par un comité de trois conseillers : Loi sur le TATC, art 12 et 13.

[13] Les pouvoirs du TATC dépendent du type de décision qu’il est chargé de réviser. Dans certains cas, il peut confirmer la décision du ministre ou lui renvoyer le dossier pour réexamen : Loi sur l’aéronautique, art 6.72(4), 7(7)a), 7.1(7). Dans d’autres cas, il peut soit confirmer la décision, soit y substituer sa propre décision : Loi sur l’aéronautique, art 6.9(8), 7(7)b). Un refus de délivrer un document en vertu du paragraphe 6.71(1) de la Loi sur l’aéronautique, comme c’est le cas en l’espèce, relève de la première catégorie : Loi sur l’aéronautique, art 6.72(4).

[14] La possibilité d’interjeter appel devant un comité du TATC dépend aussi de la nature de la décision. Bien que le ministre puisse interjeter appel de certaines décisions de révision du TATC, seuls les demandeurs déboutés peuvent interjeter appel d’une décision de révision découlant d’une décision rendue en vertu du paragraphe 6.71(1) : Loi sur l’aéronautique, art 7.2(1). Le comité d’appel du TATC peut lui aussi renvoyer l’affaire au ministre pour qu’il la réexamine ou y substituer sa propre décision, selon la nature de la décision sous-jacente : Loi sur l’aéronautique, art 7.2(3)a) et b), 8.1(3).

[15] La Cour s’est penchée sur le pouvoir de réexamen du ministre à plusieurs reprises au cours des dernières décennies : Aztec Aviation Consulting Ltd v Canada, [1990] FCJ No 154 [Aztec Aviation]; Sierra Fox Inc c Canada (Transport), 2007 CF 129 [Sierra Fox]; Bancarz c Canada (Transport), 2007 CF 451 [Bancarz]; Lawrence Clifford Turner c Ministre des Transports (Canada), 2010 CF 613 [Turner]. Ces décisions nous enseignent ceci :

  • dans le cadre d’un réexamen, la loi oblige le ministre à tenir compte de l’ensemble de la preuve, ainsi que des observations et conclusions du TATC : Aztec Aviation, au para 15; Sierra Fox, au para 14; Turner, au para 48;

  • un réexamen n’équivaut pas à « l’adoption automatique » de la décision du TATC, mais il serait normal de s’attendre à ce qu’il faille des « circonstances particulières » pour que l’on s’écarte des conclusions d’un tribunal spécialisé indépendant. Il ne suffit pas de simplement de ne pas souscrire aux conclusions du TATC : Bancarz, aux paras 31, 41–42; Turner, aux para 49–50;

  • le demandeur peut présenter de nouveaux éléments de preuve lors du réexamen, et le ministre peut examiner ces nouveaux éléments de preuve, mais le processus doit être mené selon les principes d’équité et de transparence : Sierra Fox, aux paras 13, 15, 62–65, 72; Bancarz, aux para 32–38; Turner, au para 38;

  • le ministre a la responsabilité envers le public de voir à ce que les opérations liées aux aéronefs et aux transporteurs aériens soient menées en toute sécurité. Le TATC ne peut pas parler au nom du ministre, ce dernier étant celui à qui revient le pouvoir ultime de délivrer les licences : Aztec Aviation, aux para 5-6; Sierra Fox, au para 6; Bancarz, au para 31; Turner, au para 49;

[16] Par souci de clarté, je note que le point mentionné ci-dessus concernant le « pouvoir ultime » du ministre est soulevé dans le contexte des décisions où le TATC ne peut ni confirmer la décision du ministre ni la renvoyer pour réexamen, et non dans le contexte des décisions où le TATC n’est pas autorisé à substituer sa propre décision.

(2) Le contexte factuel et procédural

(a) L’échec à la LOE et le premier refus du ministre

[17] Le commandant de bord Dinan a passé une LOE le 26 juin 2018 afin de renouveler ses qualifications de pilote d’Airbus A320. Durant la LOE, l’évaluateur lui a attribué une note de 1 (insatisfaisant) à sa première tentative de trois jeux d’événements distincts. La LOE a donc été évaluée comme étant un échec et a été arrêtée avant la fin.

[18] Neuf jours plus tard, soit le 5 juillet 2018, le commandant de bord Dinan a passé une autre LOE et a réussi. Bien que le dossier ne contienne aucun document distinct, la LOE réussie constituait un DAC. Le commandant de bord Dinan a conservé ses qualifications de pilote d’Airbus A320 et a pu continuer à voler pour Air Canada sans interruption.

[19] Le 6 juillet 2018, le ministre a expédié un avis de refus de délivrer ou de modifier un DAC conformément à l’article 6.71 de la Loi sur l’aéronautique au motif que la LOE du 26 juin 2018 avait été jugée comme étant un échec. Le fait que cet avis ait été expédié après la LOE réussie semble être attribuable au délai habituel de 10 jours entre l’échec d’une LOE et l’expédition d’un avis.

(b) L’examen et la décision du TATC

[20] Même s’il avait déjà réussi une autre LOE, le commandant de bord a déposé auprès du TATC une requête en révision à l’encontre de la décision du ministre, comme le prévoit le paragraphe 6.72(1) de la Loi sur l’aéronautique. Il a contesté deux des trois notes insatisfaisantes obtenues aux jeux d’événements durant la LOE. Le membre du TATC a entendu le témoignage du commandant de bord Dinan, du commandant de bord Jaworski, de l’évaluateur qui a supervisé la LOE et de Michel Paré, inspecteur de la sécurité à Transports Canada.

[21] Dans sa décision du 12 septembre 2019, le TATC a confirmé la note de 1 (insatisfaisant) attribuée dans deux des jeux d’événements, y compris celui qui n’est pas contesté par le commandant de bord Dinan : Dinan (TATC), aux paras 30, 40–41. Il a toutefois conclu que la note de 1 attribuée dans le jeu d’événements 3 était déraisonnable et qu’une note minimale de 2 aurait été plus appropriée : Dinan (TATC), aux para 37–38, 42. Étant donné qu’il faut obtenir trois notes d’échec à une première tentative de jeux d’événements distincts pour échouer une LOE, le TATC a conclu qu’il n’était pas justifié d’arrêter la LOE et que le ministre n’aurait pas dû délivrer un avis de refus. Il a donc renvoyé l’affaire au ministre pour réexamen : Dinan (TATC), aux paras 42–43.

[22] En résumé, la question relative au jeu d’événements 3 concernait le fait que l’appareil avait été placé dans un « état indésirable de l’aéronef » (UAS), ce qui a entraîné la note contestée. L’évaluateur a jugé, en se fondant sur les directives de notation pertinentes, que le fait de placer un appareil dans un UAS méritait la note de 1 dans ce jeu d’événements. Le TATC a reconnu que le commandant de bord Dinan avait placé l’appareil dans un UAS. Cependant, « en l’absence de toute explication du représentant du ministre quant à la façon d’appliquer correctement les critères des directives de notation », il a jugé que l’application du seul critère d’un UAS ne justifie pas un échec pour ce jeu d’événements : Dinan (TATC), aux para 35–38.

[23] Le ministre n’a pas demandé le contrôle judiciaire de la décision du TATC.

(c) Le réexamen et le deuxième refus du ministre

[24] Lors de son réexamen, le ministre a suivi une directive récemment adoptée par Transports Canada intitulée « Directive concernant le réexamen de la décision du ministre ». Selon cette directive, une fois qu’il a été établi qu’aucun contrôle judiciaire ne sera sollicité à l’encontre de la décision du TATC, le décideur délégué par le ministre constitue un comité d’un maximum de trois personnes ayant l’expertise nécessaire pour examiner l’affaire et formuler une recommandation concernant la décision. Le comité de réexamen prépare un rapport dans lequel il indique tous les nouveaux documents qu’il a examinés, ses conclusions et sa recommandation. Le décideur examine ensuite le rapport et en fournit une copie au demandeur afin de lui permettre de transmettre ses commentaires. Après avoir passé en revue les commentaires du demandeur, le décideur rend une nouvelle décision, qui maintiendra le résultat de la décision d’origine ou produira un résultat différent.

[25] En l’espèce, le ministre a constitué un comité de réexamen en conformité avec la directive. Ce faisant, il a transmis au comité une évaluation de la décision du TATC préparée par le Groupe des conseils et des appels de Transports Canada, qui a soulevé trois questions. Les deux dernières de ces questions étaient les suivantes : a) les actes du commandant de bord Dinan lors du jeu d’événements 3 justifiaient-ils une note de 1?; b) le fait que l’appareil ait été placé dans un UAS justifiait-il une note de 1? Comme le commandant de bord Dinan le fait remarquer, il s’agit de questions à l’égard desquelles le TATC avait tiré des conclusions et rendu sa décision.

[26] Le comité de réexamen a présenté un premier rapport. Se rapportant à un document du PAQ d’Air Canada qui n’avait pas été présenté au TATC, il a noté que les directives de notation exigent que les évaluateurs attribuent la note qui correspond le mieux « à l’élément ou aux éléments les plus faibles » du rendement du candidat. Il a également mentionné que, selon ces directives, une évaluation de UAS correspond à une note de 1. Le comité de réexamen a examiné la décision et les conclusions du TATC, les a jugé incompatibles avec le document du PAQ d’Air Canada et a estimé que si le TATC avait eu à sa disposition le document du PAQ, il n’aurait pas conclu qu’une note minimale de 2 était appropriée pour le jeu d’événements 3. S’appuyant sur son évaluation du PAQ d’Air Canada, y compris les directives de notation, le comité a répondu aux questions dont il était saisi et a conclu : a) que les actes du commandant de bord Dinan au jeu d’événements 3 justifiaient une note de 1; b) qu’un UAS entraînerait normalement l’attribution d’une note de 1 pour le jeu d’événements.

[27] Le premier rapport a été transmis au commandant de bord Dinan, qui a fourni des commentaires en réponse. Il ne souscrivait pas aux recommandations du comité de réexamen. Il a notamment fait valoir que le ministre n’aurait pas dû demander au comité de réexamen de remettre en question la décision du TATC, que le comité de réexamen n’aurait pas dû examiner un élément de preuve qui n’avait pas été présenté au TATC et qu’il n’aurait pas dû émettre des hypothèses sur la décision que le TATC aurait rendue s’il avait eu à sa disposition d’autres éléments de preuve. En outre, il a présenté des observations sur la question de la notation en soi et demandé au ministre de ne pas tenir compte des recommandations du comité de réexamen.

[28] Après avoir examiné les observations du commandant de bord Dinan, le décideur délégué par le ministre a accepté la recommandation du comité de réexamen et a maintenu le refus initial de délivrer ou de modifier un DAC au motif que la LOE du 26 juin 2018 a été évaluée comme étant un échec. Le commandant de bord Dinan sollicite le contrôle judiciaire de cette décision de réexamen.

(3) La demande de contrôle judiciaire est théorique

[29] Le ministre soutient que la présente demande de contrôle judiciaire est théorique. Une affaire est théorique lorsque la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a des conséquences sur les droits des parties et que, par conséquent, l’ordonnance rendue n’aura aucun effet concret sur ces droits : Borowski, à la p 353; Lukács c Canada (Office des transports), 2016 CAF 227 au para 7.

[30] En aucun temps avant la présente demande de contrôle judiciaire il n’a été dit que le commandant de bord Dinan avait réussi une LOE et que le refus initial n’avait donc aucun effet concret, ou cette possibilité n’a été prise en considération. Ni le commandant de bord Dinan ni le ministre ne semble avoir soulevé la question devant le TATC, même s’il était manifeste que le commandant de bord Dinan avait continué à voler puisqu’il a déclaré être commandant de bord d’un Boeing 777 d’Air Canada au moment de l’audience. Le TATC n’a pas abordé la question dans ses motifs, et aucune des parties n’en a traité dans le cadre du réexamen.

[31] J’ai quelques réserves quant au fait que le ministre n’a pas présenté son allégation concernant le caractère théorique de l’affaire devant le TATC, un tribunal spécialisé qui pourrait être mieux placé pour évaluer si un échec a une LOE a encore des effets concrets sur les droits d’un pilote après la réussite d’une autre LOE. Toutefois, comme le caractère théorique est une question de politique et de pratique pour la Cour, et comme la question du caractère théorique d’une demande de contrôle judiciaire peut être différente, par exemple, de la question du caractère théorique d’un processus de réexamen, je ne crois pas que son silence à cet égard empêche le ministre de soulever la question devant la Cour aujourd’hui.

[32] Le commandant de bord Dinan a réussi une LOE le 5 juillet 2018, apparemment avant l’expiration de la dernière LOE qu’il avait réussie. Il a donc obtenu le DAC nécessaire pour lui permettre de continuer à voler à bord d’un A320 sans interruption. Ainsi, le dernier échec à la LOE et le refus du ministre de délivrer un DAC n’ont pas eu d’effet sur la licence ou la capacité de voler du commandant de bord Dinan. Ce dernier a fait mention de sa réussite à une autre LOE et de sa capacité de continuer à voler dans l’affidavit qu’il a déposé à l’appui de sa demande, mais n’a pas précisé les répercussions de l’échec sur sa vie personnelle ou professionnelle.

[33] Le ministre a présenté une preuve selon laquelle Transports Canada ne publie pas le dossier des pilotes qui ont échoué à une LOE. Il fait également valoir que le commandant de bord Dinan n’a pas mentionné de répercussions sur son rôle ou sa carrière chez Air Canada, qualifiant de promotion le transfert subséquent de ce dernier dans un Boeing 777, ce que le commandant de bord Dinan ne conteste pas.

[34] Bien que le ministre, lorsqu’il a soulevé la question du caractère théorique, ait mis l’accent sur l’absence de preuve de répercussions négatives, le commandant de bord Dinan n’a pas tenté de déposer d’autres éléments de preuve concernant les répercussions que l’échec à la LOE ou le refus du ministre de lui délivrer un DAC ont eues. Le dossier contient une allusion à cet égard dans un courriel du commandant de bord Dinan à Transports Canada durant le processus de réexamen, à savoir il demandait que l’échec soit [traduction] « supprimé de [son] dossier ». Le commandant de bord Dinan a également commencé ses observations au TATC en mentionnant son désir de protéger [traduction] « [son] nom et [sa] réputation de pilote d’expérience, professionnel, sécuritaire et compétent dans la foulée de [son] récent échec ». Cependant, en l’absence d’autres éléments de preuve concernant les répercussions d’un échec à une LOE sur son « dossier », je ne peux juger que ces allusions démontrent qu’une décision de la Cour à l’égard d’un échec à une LOE antérieure aurait un effet concret sur les droits ou la réputation du commandant de bord Dinan. Lorsqu’on lui a demandé ce qu’une décision de la Cour changerait, l’avocat du commandant de bord Dinan a admis que cela ne changerait rien. En effet, lorsqu’il a exhorté la Cour à exercer son pouvoir discrétionnaire pour instruire et trancher quand même l’affaire, l’avocat a mentionné qu’un échec à une LOE [traduction] « n’était pas inhabituel ». Bien que cette observation ne soit pas étayée par des éléments de preuve, elle ne démontre pas non plus qu’il y a eu des répercussions professionnelles ou réputationnelles importantes pour le commandant de bord Dinan.

[35] À cet égard, je note que même si la Cour concluait que la décision du ministre doit être annulée, et même si le ministre avait jugé que les conclusions du TATC devaient être mises en œuvre, on ne pourrait pas considérer la LOE du 26 juin 2018 comme ayant été réussie. Comme il a été mis fin à la LOE immédiatement après la troisième note de 1 à une première tentative, cette LOE n’a jamais été terminée et elle ne peut donner lieu à la délivrance d’un DAC : voir Turner, aux para 41-42. Tenter de poursuivre la LOE (si tant est que cela soit possible) ou de la refaire n’aurait pas non plus d’effet concret puisque la LOE a été refaite dans son entièreté et a été réussie avant que l’avis de refus soit même envoyé.

[36] Je conclus donc que l’affaire est théorique. Cela nous amène à la deuxième question de l’analyse du caractère théorique, à savoir celle de savoir si la Cour devrait instruire l’affaire quand même.

B. La Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour instruire la demande

[37] Lorsque la Cour se demande si elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire pour instruire une affaire théorique, elle doit évaluer la mesure dans laquelle les trois facteurs de base de la doctrine du caractère théorique sont présents, et donc évaluer : (1) la présence ou l’absence de débat contradictoire, (2) la pertinence d’utiliser des ressources judiciaires limitées et (3) la sensibilité de la Cour à son rôle par rapport à celui du législateur : Borowski, aux pp 358-363; Démocratie en surveillance, au para 13. Le pouvoir discrétionnaire est exercé de façon cumulative en fonction de tous ces facteurs.

[38] Il y a encore clairement présence d’un débat contradictoire, car le commandant de bord Dinan et le ministre ont débattu à fond du bien-fondé de la demande. Néanmoins, à mon avis, les deux autres facteurs, et en particulier le troisième, militent contre l’instruction de l’affaire et sont en définitive déterminants.

[39] En ce qui concerne la pertinence d’utiliser des ressources judiciaires limitées, ces ressources ont, dans une certaine mesure, déjà été utilisées dans le cadre de l’audition de la demande. Cependant, comme j’ai déjà eu l’occasion de le noter, le fait qu’une affaire ait déjà été instruite ne dissipe pas en soi la préoccupation relative à l’économie des ressources judiciaires : Gentile c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 452 au para 16, citant Borowski, à la p 363. Même si l’affaire a été plaidée, le bien-fondé—qui soulève des questions d’interprétation législative et de droit administratif intéressantes et relativement complexes concernant l’interaction entre le rôle des tribunaux administratifs, et ce tribunal administratif en particulier, et le rôle du ministre en tant que décideur désigné par la loi pour les questions liées à la sécurité aérienne—n’a pas encore été établi et il s’agit d’une question qui est liée à l’économie des ressources judiciaires.

[40] Le commandant de bord Dinan soutient que l’orientation de la Cour est nécessaire pour les prochaines affaires où un pilote aura gain de cause devant le TATC et participera au processus de réexamen. Bien que je comprenne le désir du commandant de bord Dinan d’obtenir des réponses aux questions qu’il a soulevées, je ne peux accepter cet argument comme un facteur important en faveur de l’exercice, par la Cour, de son pouvoir discrétionnaire d’instruire l’affaire, et ce, pour trois raisons.

[41] Premièrement, il n’est pas sûr qu’il existe une grande demande à l’égard d’une telle orientation. Le ministre a récemment adopté une nouvelle directive sur les réexamens, dont la mise en œuvre pourrait prendre un peu de temps. Au vu de la jurisprudence, il semble y avoir peu de cas où une partie obtient gain de cause devant le TATC, puis cherche à contester une décision défavorable du ministre dans le cadre d’un réexamen. Quoi qu’il en soit, d’autres parties seront tout aussi capables de soulever de telles questions dans les circonstances appropriées si elles font elles aussi l’objet d’une décision défavorable au terme d’un réexamen.

[42] Deuxièmement, la réponse à au moins quelques-unes des questions, notamment celle concernant l’équité du processus et celle de savoir s’il était raisonnable, dans les circonstances, que le ministre confirme l’échec de la LOE, comporte des détails qui sont propres au cas du commandant de bord Dinan et qui ne concernent pas d’autres parties.

[43] Troisièmement, et peut-être le point le plus important, je me demande si la Cour devrait être saisie de ces questions en premier lieu. J’expliquerai plus en détail cette troisième raison en examinant le troisième facteur établi dans l’arrêt Borowski, sur lequel je vais maintenant me pencher.

[44] Le troisième facteur établi dans l’arrêt Borowski concerne le rôle que devrait jouer la Cour. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a examiné les fonctions respectives des pouvoirs judiciaire et législatif. Cependant, en l’espèce, tout comme dans l’affaire Gentile, la question concerne les fonctions des pouvoirs judiciaire et exécutif, et en particulier la reconnaissance, par la Cour, de son rôle par rapport à celui du TATC, qui a été désigné comme étant le tribunal responsable, par le pouvoir législatif, de la révision des décisions du ministre de refuser de délivrer un DAC : Gentile, au para 25; Loi sur l’aéronautique, art 6.72. La reconnaissance de ces rôles respectifs est un aspect central du droit administratif moderne : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 4‑29, 82, 142; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 36.

[45] Bien que la décision du ministre contestée en l’espèce soit une décision de réexamen, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une décision de refuser de délivrer ou de modifier un DAC en vertu de l’article 6.71 de la Loi sur l’aéronautique. Une telle décision, comme la décision originale, est susceptible de révision par le TATC en vertu de l’article 6.72 de la Loi sur l’aéronautique. Cet article ne limite pas le pouvoir de révision du TATC aux premiers refus ou aux refus originaux. Il semble plutôt s’appliquer également aux décisions de réexamen.

[46] En règle générale, la Cour refusera d’instruire une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu des articles 18 et 18.1 des Règles des Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, lorsque le demandeur dispose d’un autre recours approprié, notamment un processus administratif comme un examen ou un appel administratif : Harelkin c Université de Regina, [1979] 2 RCS 561 aux p 574–575; Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37 aux paras 40–45; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 78. Comme la Cour suprême du Canada l’a mentionné dans l’arrêt Tran, « bien que les tribunaux disposent du pouvoir discrétionnaire d’entendre une demande de contrôle judiciaire avant que le processus administratif soit terminé et que les mécanismes d’appel soient épuisés, ils doivent faire preuve de retenue avant de l’exercer » : Tran c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50 au para 22.

[47] En l’espèce, les questions centrales soulevées portent sur le rôle du ministre lors d’un réexamen, l’interaction entre une décision de révision du TATC et le pouvoir de réexamen du ministre, et en fin de compte la question importante de savoir laquelle de la décision du TATC ou du ministre concernant la notation de la LOE du commandant de bord Dinan devrait être confirmée. Il s’agit de questions auxquelles le TATC devrait avoir la possibilité de répondre en premier et pour lesquelles la Cour devrait pouvoir bénéficier de l’opinion du TATC, conformément à « la volonté du législateur de confier l’affaire à un décideur administratif » en première instance : Vavilov, au para 142.

[48] Dans au moins trois décisions, la Cour a examiné et tranché des demandes de contrôle judiciaire visant des décisions de réexamen prises par le ministre en vertu de la Loi sur l’aéronautique, notamment les décisions Sierra Fox, Turner et Bancarz mentionnées ci-dessus. Dans chacune de ces affaires, une première décision a été prise par le ministre, et la décision a été renvoyée au ministre pour réexamen par le TATC. Chaque fois, le demandeur a directement demandé le contrôle judiciaire de la décision de réexamen par notre Cour plutôt que demander une autre révision au TATC. Il semble que dans aucun de ces cas la possibilité d’une révision de la décision de réexamen par le TATC n’a été soulevée par les parties ou par la Cour. Le commandant de bord Dinan a donc suivi la procédure suivie dans ces affaires et a demandé le contrôle judiciaire de la décision de réexamen plutôt que de présenter une demande de révision au TATC. Le ministre ne s’est pas opposé à cette façon de procéder.

[49] Malgré l’absence d’opposition de la part du ministre, je suis d’avis que la possibilité d’une révision par le TATC est un facteur pertinent qui milite contre l’instruction sur le fond de la présente demande théorique. Cela aurait même pu servir de motif pour refuser d’instruire l’affaire si elle n’avait pas été théorique. Dans la décision Aztec Aviation, le juge Addy a mentionné que dans le cas où la partie concernée avait la possibilité d’être entendue par le prédécesseur du TATC, le Tribunal de l’aviation civile, mais qu’elle n’a pas saisi cette occasion, [traduction] « il serait inapproprié d’accorder une réparation au titre de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales » : Aztec Aviation, aux para 17–18. Bien que le juge Addy se soit penché sur une décision initiale plutôt qu’une décision de réexamen et qu’il ait en fin de compte examiné le fond de l’affaire dont il était saisi, ses observations sur le refus d’accorder une réparation au titre de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales sont compatibles avec le droit général sur les autres recours appropriés dont il a été question plus haut.

[50] Le commandant de bord Dinan et le ministre ont exprimé une crainte que la révision, par le TATC, d’une décision de réexamen se retrouve dans une boucle infinie de désaccord étant donné le pouvoir du TATC de renvoyer l’affaire au ministre pour réexamen et le pouvoir du ministre de réexaminer l’affaire. Je comprends qu’il est possible que le TATC décide à plusieurs reprises de renvoyer l’affaire au ministre, mais je ne crois pas que cette possibilité à elle seule justifie la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour instruire une demande de contrôle judiciaire lorsqu’il est possible de demander une révision au TATC. Une telle situation peut survenir dans tous les cas où un organisme administratif de révision ou d’appel a le pouvoir de renvoyer une affaire à un décideur administratif. En effet, elle peut survenir même entre des décideurs administratifs et des cours de révision. Comme les juges de la majorité l’ont déclaré dans l’arrêt Vavilov de la Cour suprême, « [l]’intention que le décideur administratif tranche l’affaire en première instance ne saurait donner lieu à un va-et-vient interminable de contrôles judiciaires et de nouveaux examens » : Vavilov, au para 142.

[51] Par contre, cette crainte ne survient pas seulement parce que le ministre a entrepris un premier réexamen. Il semble également peu probable qu’elle se matérialise étant donné l’avertissement de la Cour, qui a précisé qu’il devait y avoir des circonstances particulières pour que l’on s’écarte des conclusions du TATC lors d’un réexamen. Il ne suffit pas que le ministre soit simplement en désaccord avec les conclusions du TATC. La question de savoir si le ministre a des motifs suffisants pour s’écarter de la décision du TATC concernant la LOE du commandant de bord Dinan en est une qui devrait être examinée par le TACT. Je note que si le TACT renvoie encore l’affaire au ministre, il s’agit d’une décision dont le ministre pourrait demander le contrôle judiciaire à la Cour puisqu’il n’a pas de droit d’appel devant un comité d’appel du TATC : Loi sur l’aéronautique, art 7.2(1).

[52] Ayant examiné les facteurs établis dans l’arrêt Borowski dans leur ensemble, je conclus qu’il ne s’agit pas d’une affaire appropriée où la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour instruire une demande de contrôle judiciaire théorique. Le commandant de bord Dinan et le ministre ont soulevé des questions intéressantes concernant les rôles respectifs du ministre et du TATC, la nature du pouvoir de réexamen du ministre, la procédure à suivre lors d’un tel réexamen, et la ligne de démarcation entre les « circonstances particulières » qui doivent être présentes pour que l’on s’écarte des conclusions du TATC et un simple « désaccord ». Toutefois, il s’agit de questions qui devraient d’abord être étudiées par le TATC et, dans tous les cas, dans une affaire où le résultat aura un effet concret sur les parties.

IV. Conclusion

[53] La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée en raison de son caractère théorique. Les parties ont le mérite de s’être entendues sur la question des dépens. Conformément à cette entente, des dépens de 2 000 $ seront adjugés au ministre, qui a eu gain de cause.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-621-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Des dépens d’un montant global de 2 000 $ sont adjugés au défendeur.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-621-21

 

INTITULÉ :

MARC DINAN c MINISTRE FÉDÉRAL DES TRANSPORTS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 JANVIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 31 JANVIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Raymond D. Hall

 

Pour le demandeur

 

Michele Charles

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raymond D. Hall

Avocat

Richmond (Colombie-Britannique)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le défendeur

 

 

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