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Date : 20220127


Dossier : IMM-2827-21

Référence : 2022 CF 91

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario) le 27 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

TEMITAYO STEPHEN AJEPE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le 7 avril 2021. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) portant que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Le demandeur est un citoyen du Nigéria qui invoquait sa crainte d’être persécuté par son beau-père en raison de sa religion.

[2] La demande repose sur la question de savoir s’il était raisonnable pour la SAR de conclure que le demandeur pouvait se prévaloir d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable dans la capitale du pays, Abuja. Pour les motifs exposés ci-après, la Cour juge que la décision était raisonnable et que la demande doit être rejetée.

II. Contexte

[3] Le demandeur, de confession chrétienne, est un citoyen du Nigéria. Son épouse a été élevée dans la foi musulmane mais s’est convertie au christianisme avant leur mariage en avril 2016. Le père de l’épouse du demandeur, fervent musulman, s’oppose vigoureusement au mariage parce que le demandeur n’est pas musulman.

[4] Le beau-père du demandeur est un commerçant et parcourt le Nigéria pour vendre ses produits de noix de kola. Il compte parmi ses employés des chauffeurs qui livrent ses produits dans tout le pays.

[5] Le demandeur allègue dans sa demande que son beau-père a menacé de le tuer s’il ne divorçait pas. Le beau-père aurait fait des appels téléphoniques menaçants à l’épouse du demandeur et à la famille de ce dernier. À trois reprises, il est apparemment parti de sa maison, dans l’État d’Ekiti, en compagnie d’autres hommes et s’est rendu dans l’État d’Osun pour y menacer le demandeur chez lui. La voiture du demandeur a été vandalisée et, à une autre occasion, pendant que le demandeur assistait à une conférence aux États-Unis, sa maison a aussi été saccagée. L’épouse du demandeur s’est alors enfuie chez ses beaux-parents, dans l’État d’Ekiti. Son père a continué de lui téléphoner et de menacer la vie du demandeur tout en essayant de la convaincre de quitter son époux.

[6] Après un séjour de plusieurs mois aux États-Unis, le demandeur est entré au Canada, le 22 novembre 2018, et y a présenté sa demande d’asile. Le demandeur affirme que son épouse a continué de recevoir des appels de son père menaçant de le tuer s’il retourne au Nigéria.

[7] Les affirmations du demandeur au sujet de la persécution ont été considérées crédibles. Cependant la SPR a conclu que le demandeur disposait d’une PRI viable à Abuja. La SPR a évalué le profil financier du beau-père et déterminé que ce dernier ne pouvait rémunérer des gens pour surveiller continuellement sa fille et sa petite-fille afin de trouver où elles s’étaient réinstallées.

[8] La SAR a confirmé les conclusions de la SPR en appliquant le critère à deux volets décrit dans Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 [Thirunavukkarasu].

[9] En ce qui concerne le premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a conclu que, même si son beau-père était déterminé à le retrouver, le demandeur n’avait pas établi selon la prépondérance des probabilités qu’il possédait les moyens nécessaires pour le retrouver à Abuja ni non plus qu’il était lui-même exposé dans cette ville à une possibilité sérieuse de persécution.

[10] Selon la SAR, le demandeur supposait que son beau-père payait des gens pour le retrouver et lui causer un préjudice. Malgré que le beau-père soit un homme d’affaires, la SAR a estimé qu’il n’avait pas les moyens d’embaucher des personnes qui surveilleraient continuellement l’épouse du demandeur et son enfant dans l’État d’Ekiti, puis traqueraient le demandeur partout au Nigéria, pays comptant 200 millions d’habitants. En outre, la SAR a jugé que les éléments de preuve ne permettaient pas de croire que le beau-frère du demandeur, qui habite à Abuja, avait des raisons ou des moyens de le retrouver dans une grande ville comme la capitale.

[11] La SAR ne croyait pas que la religion inciterait des gens n’ayant aucun lien avec le demandeur à aider le beau-père à le pourchasser dans tout le Nigéria, où vivent 200 millions de personnes. En outre, elle n’était pas convaincue que la présence d’une vaste population musulmane à Abuja ferait en sorte qu’il soit plus facile pour le beau-père d’y persécuter le demandeur et de lui causer un préjudice.

[12] Pour ce qui est du second volet du critère relatif à la PRI, la SAR a conclu que le demandeur n’avait pas démontré la présence de conditions défavorables à Abuja qui mettraient en péril sa vie et sa sécurité.

[13] La SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en présumant qu’il y avait un aéroport dans l’État d’Ekiti. Toutefois, elle a souscrit à la conclusion de la SPR suivant laquelle le demandeur pouvait trouver une façon, parmi le grand nombre de possibilités qui existaient, de rejoindre son épouse et sa fille à Abuja. La SAR était d’avis que la séparation de la famille, en soi, ne rend pas la réinstallation du demandeur à Abuja objectivement déraisonnable. Qui plus est, les membres de la fratrie et les parents du demandeur pouvaient, selon la SAR, l’aider à se réinstaller au Nigéria. L’incidence de la COVID-19 sur le pays, dont ses effets sur l’emploi, n’était pas une raison suffisante pour conclure qu’Abuja n’offrait pas de possibilité viable. Le demandeur n’a pas démontré qu’il était particulièrement vulnérable à la COVID-19 et, compte tenu de son niveau de scolarité et de son expérience de travail, il serait bien placé pour se trouver un emploi.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[14] À titre préliminaire, le défendeur dans la présente instance est plutôt le « Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration », puisqu’il s’agit toujours du titre de la fonction prévu par la loi. L’ordonnance énoncera que l’intitulé doit être modifié en conséquence.

[15] La seule question de fond dans la présente instance consiste à savoir si l’analyse de la PRI par la SAR était raisonnable.

[16] Comme l’a déterminé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au paragraphe 30, la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer à la plupart des questions examinées dans le cadre d’un contrôle judiciaire, et cette présomption évite toute immixtion injustifiée dans l’exercice par le décideur administratif de ses fonctions. Bien qu’il y ait des circonstances dans lesquelles cette présomption peut être écartée, comme il en est question dans l’arrêt Vavilov, aucune d’elles ne se présente en l’espèce.

[17] Pour déterminer si la décision est raisonnable, la cour de révision doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[18] Ce ne sont pas toutes les erreurs ou préoccupations au sujet des décisions qui justifieront une intervention. Pour intervenir, la cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves » à un point tel qu’elle ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ni une « erreur mineure ». Le problème doit être suffisamment capital ou important pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 33; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36.

IV. Analyse

[19] Le critère à deux volets a été décrit comme suit par le juge McHaffie dans la décision Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799 aux para 8 et 9 :

[8] Pour établir s’il existe une PRI viable, la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que (1) le demandeur ne sera pas exposé à la persécution (selon une norme de la « possibilité sérieuse ») ou à un danger ou un risque au titre de l’article 97 (selon une norme du « plus probable que le contraire ») dans la PRI proposée; et (2) en toutes les circonstances, y compris les circonstances propres au demandeur d’asile, les conditions dans la PRI sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge : Thirunavukkarasu, aux pages 595 à 597; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643, aux para 10 à 12.

[9] Les deux « volets » du critère doivent être remplis pour appuyer la conclusion qu’un demandeur d’asile dispose d’une PRI viable. Le seuil du deuxième volet du critère de la PRI est élevé. Il faut « une preuve réelle et concrète de l’existence » de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité des demandeurs tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr : Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF), au para 15 […]

(1) Premier volet du critère relatif à la PRI

[20] Le demandeur fait valoir que la SAR n’a pas tenu compte de certains éléments de preuve pertinents au sujet du risque de persécution ou de préjudice à Abuja. La SAR a écarté la preuve qu’il a présentée quant au fait que son beau-père embaucherait des gens pour le retrouver et lui causer un préjudice ou le tuer. Selon le demandeur, la SAR a omis de prendre en considération le rôle de deux agents de persécution qui pourraient assurément donner suite aux intentions de son beau-père, soit les deux frères de son épouse, dont un habite à Abuja, ville à majorité musulmane. À cet égard, allègue-t-il, la SAR a présumé de façon déraisonnable que les Musulmans à Abuja ne considéreraient pas que son mariage était contraire aux préceptes de l’Islam puisque son épouse s’était convertie au christianisme avant leur rencontre et leur mariage.

[21] Le défendeur soutient que la SAR a examiné expressément la possibilité que le beau-frère du demandeur qui habite à Abuja puisse être un agent de persécution et a conclu raisonnablement qu’aucun élément de preuve n’étayait les allégations du demandeur. La SAR a conclu que rien ne prouvait que le beau-père était en mesure de retrouver le demandeur à Abuja. Le demandeur avait précisé dans son témoignage que c’était son beau-père qui avait tenté d’intimider sa fille en utilisant la réaction de ses frères à leur mariage. D’après le défendeur, le commentaire de la SAR sur la façon dont le mariage mixte serait accueilli dans la ville proposée comme PRI concernait la perception des habitants musulmans d’Abuja et servait à démontrer l’absence de danger pour le demandeur dans cette ville, même s’il était chrétien.

[22] Je suis d’accord avec de demandeur, soit qu’il était raisonnable pour la SAR de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que les Musulmans habitant à Abuja considéreraient le mariage du demandeur comme l’union de deux personnes chrétiennes et non pas comme un mariage mixte entre des personnes de confessions différentes. La SAR a souligné que les Chrétiens représentent environ la moitié de la population dans le Territoire de la capitale fédérale. Aucun élément de preuve objectif ne démontrait que les Musulmans d’Abuja étaient susceptibles de causer un préjudice à des gens dans cette ville en raison de leur foi chrétienne ou de leur mariage. Sans preuve contraire à ce sujet, cette conclusion était raisonnable.

[23] Il était également raisonnable pour la SAR de conclure que le demandeur n’avait pas établi de lien entre les menaces proférées par son beau-père et les moyens qu’avait ce dernier pour mettre ces menaces à exécution à Abuja. Même si le beau-père savait où le frère du demandeur habite, Abuja est une très grande ville, de sorte que le demandeur pouvait rencontrer son frère ailleurs. Il n’était pas nécessaire pour le demandeur de se rendre chez son frère. En outre, comme le fait valoir le défendeur, il était raisonnable pour la SAR de rejeter l’allégation suivant laquelle le beau-père versait de l’argent à des tiers pour retrouver et persécuter le demandeur au Nigéria, car il s’agissait de pures conjectures. Selon la prépondérance des probabilités, il était raisonnable pour la SAR de conclure que le beau-père ne paierait pas pour assurer une surveillance constante du frère du demandeur à Abuja ou de la fille de celui-ci dans l’État d’Ekiti.

(2) Deuxième volet du critère relatif à la PRI

[24] Le demandeur affirme que la SAR ne s’est pas attardée suffisamment aux éléments de preuve qui démontrent que la vie coûte cher à Abuja, que le taux de chômage y est élevé et que le taux d’infection à la COVID-19 grimpe, ce qui affecte l’économie nigériane. Il est déraisonnable, de l’avis du demandeur, que la SAR en vienne à la conclusion que les membres de sa fratrie et ses parents sont capables de subvenir à ses besoins pour la seule raison que les membres de sa fratrie ont un emploi et que ses parents s’occupent déjà actuellement de son épouse et de son enfant à Ekiti. La SAR n’a pas tenu compte, selon le demandeur, du fait que ses parents sont à la retraite et possèdent des moyens financiers limités.

[25] Comme je l’ai souligné, le seuil du deuxième volet est élevé. Il faut « une preuve réelle et concrète de l’existence » de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité des demandeurs tentant de se mettre temporairement en lieu sûr. Étant donné l’absence d’une telle preuve, il était raisonnable pour la SAR de conclure qu’Abuja offrait une PRI viable au demandeur. La hausse des taux de chômage et d’infection à la COVID-19 ne suffit pas à montrer que le demandeur ne pouvait se réfugier dans cette ville.

[26] Comme l’énonce la Cour fédérale dans Jean Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1106, au para 28, le seul fait qu’il serait difficile de trouver un emploi dans la ville proposée comme PRI n’est pas un facteur suffisant pour conclure qu’il serait déraisonnable d’y trouver refuge. Le demandeur a terminé six années d’études postsecondaires, dont deux années au niveau de la maîtrise. Il travaillait dans une université avant de quitter le pays. Il ne suffit pas de dire qu’il risque de ne pas se trouver un travail convenable dans la ville proposée comme PRI : Thirunavukkarasu, à la p 598; Ambroise c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 62 au para 35; Mora Alcca c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 236 au para 15.

[27] La SAR a bien tenu compte de la capacité financière de la fratrie et des parents du demandeur. Néanmoins, il était raisonnable pour elle de conclure que les parents, vu qu’ils subvenaient déjà aux besoins de l’épouse et de l’enfant du demandeur, pouvaient continuer à le faire pendant que le demandeur se réinstallait et jusqu’à ce qu’il soit en mesure de soutenir sa famille. En plus, le demandeur n’est pas parvenu à établir qu’il ne pouvait pas compter sur l’aide des membres de sa fratrie, qui occupaient tous deux un emploi, soit dans une banque à Lagos et comme chauffeur Uber à Abuja.

V. Conclusion

[28] La SAR a examiné les éléments de preuve et expliqué ses conclusions à la lumière de ces éléments. À mon avis, la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité. Les facteurs et les éléments de preuve présentés par le demandeur ne suffisaient pas à respecter le seuil élevé du critère relatif à la PRI. À la lumière du dossier, il était loisible à la SAR de tirer cette conclusion, qui repose sur des motifs raisonnables.

[29] Dans la présente demande, le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau, c'est-à-dire établir que la décision était déraisonnable. Il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas où l’intervention de la Cour est justifiée.

[30] Aucune question grave de portée générale n’a été proposée, et aucune ne sera certifiée.

 


JUGEMENT DANS le dossier IMM-2827-21

LA COUR ORDONNE :

  1. L’intitulé est modifié de façon à ce que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné comme défendeur;

  2. La demande est rejetée;

  3. Aucune question n’est certifiée

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2827-21

INTITULÉ :

TEMITAYO STEPHEN AJEPE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À ottawa

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 DÉCEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 27 JANVIER 2022

COMPARUTIONS :

Laura Setzer

POUR LE DEMANDEUR

Alexandra Pullano

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Barrister & Solicitor

Ottawa (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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