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Date : 19980325


Dossier : T-3197-90

Ottawa (Ontario), le 25 mars 1998

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE WETSTON

ENTRE :


APOTEX INC.

-et-

     NOVOPHARM LTD.,

     Demanderesses,

ET :

     THE WELLCOME FOUNDATION LIMITED,

     Défenderesse.

     N ° T-2983-93

ENTRE :

     THE WELLCOME FOUNDATION LIMITED

     -et-

     GLAXO WELLCOME INC.,

    

     Demanderesses,

ET :

     NOVOPHARM LTD.

    

     Défenderesse.



     N ° T-2624-91

ENTRE :

     THE WELLCOME FOUNDATION LIMITED

     -et-

     GLAXO WELLCOME INC.,

     Demanderesses,

ET :

     INTERPHARM INC.,

     - et -

     APOTEX INC.

     - et -

     ALLEN BARRY SHECHTMAN,

     Défendeurs.

     JUGEMENT

La Cour statue que :

     a)      le brevet canadien n ° 1,238,277 est valide, et les revendications suivantes sont valides : 1, 2, 3, 8, 10, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 22, 28, 29, 36, 43, 45, 46, 47, 48, 54, 55, 56, 65, 66 et 68;         
     b)      le brevet canadien n ° 1,238,277 est valide, mais les revendications suivantes sont invalides : 21, 23, 26, 27, 30, 31, 34, 35, 49, 50, 51, 57, 58, 59, 67 et 69;         
     c)      Apotex Inc. et Novopharm Ltd. ont contrefait les revendications : 1, 2, 3, 8, 10, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 22, 28, 29, 36, 43, 45, 46, 47, 48, 54, 55, 56, 65, 66 et 68 du brevet canadien n ° 1,238,277;         
     d)      il est interdit à Apotex Inc., Novopharm Ltd. et Interpharm Inc., par l"entremise de leurs administrateurs, dirigeants, préposés, mandataires ou employés d"importer, de fabriquer, d"utiliser, d"annoncer, de promouvoir, d"offrir en vente et de vendre le médicament zidovudine sous forme posologique tel qu"il est décrit dans le brevet canadien n ° 1,238,277;         
     e)      Apotex Inc, Novopharm Ltd. et Interpharm Inc. devront remettre à la Wellcome Foundation Ltd. et à Glaxo Wellcome Inc., en vue de la destruction, tout le médicament zidovudine sous forme posologique qu"elles ont en leur possession, et dont elles ont la garde et le contrôle;         
     f)      il y a lieu d'accorder des dommages-intérêts;         
     g)      les dépens sont réservés.         

                                 Howard I. Wetston

    

                                 Juge

Traduction certifiée conforme

C. Bélanger, LL.L.


Date: 19980325


Dossier : T-3197-90

ENTRE :

APOTEX INC.

     -et-

     NOVOPHARM LTD.,

     Demanderesses,

ET :

     THE WELLCOME FOUNDATION LIMITED,

     Défenderesse.

     N ° T-2983-93

ENTRE :

     THE WELLCOME FOUNDATION LIMITED

     -et-

     GLAXO WELLCOME INC.,

    

     Demanderesses,

ET :

     NOVOPHARM LTD.

    

     Défenderesse.

     N ° T-2624-91

ENTRE :

     THE WELLCOME FOUNDATION LIMITED

     -et-

     GLAXO WELLCOME INC.

     Demanderesses,

ET :

     INTERPHARM INC.,

     -et-

     APOTEX INC.

     - et -

     ALLEN BARRY SHECHTMAN,

     Défendeurs.

     MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE WETSTON

[1]      Il s"agit en l"espèce d"une contestation de la validité du brevet canadien n ° 1,238,277 (le brevet), délivré le 21 juin 1988, ainsi que d"une allégation de contrefaçon de ce même brevet. Trois actions entre les même parties ont été instruites ensemble à Toronto. Le brevet est la propriété de la Wellcome Foundation Limited, une société par actions du Royaume-Uni. Le brevet en question porte sur des formulations pharmaceutiques contenant de la 3'-azido-3'-désoxythymidine devant servir au traitement ou à la prévention des infections rétrovirales humaines dont le SIDA. Ce médicament, également connu sous les noms commerciaux de zidovudine ou Retrovir, est communément appelé AZT.

[2]      Glaxo Wellcome Inc. (Glaxo) défend la validité du brevet et intente l"action en contrefaçon contre les demanderesses. Glaxo Wellcome Inc. est une filiale en propriété exclusive de Glaxo Wellcome plc, qui est également la société mère de la titulaire du brevet. La société chargée de la recherche et du développement du médicament à l"époque de l"invention revendiquée est la Burroughs Wellcome Co. (BW) aux États-Unis.

[3]      Apotex Inc. et Novopharm Ltd. (A & N) contestent la validité du brevet. A & N sont constituées en vertu des lois de l"Ontario et toutes deux s"occupent de la fabrication et de la vente de médicaments génériques au Canada.

[4]      La première action dans la présente cause a été introduite le 5 décembre 1990. À cette époque, A & N ont intenté une action, par voie de déclaration commune, visant à obtenir de la Cour qu"elle déclare que le brevet est invalide et que les produits AZT génériques proposés ne contreferaient aucune revendication du brevet. À l"époque, ni l"une ni l"autre des sociétés demanderesses n"avait reçu un avis de conformité à l"égard de ses produits génériques.

[5]      Après l"introduction de la première action, les sociétés demanderesses ont reçu des avis de conformité pour leurs produits génériques et ont commencé la fabrication de l"AZT sous forme posologique au Canada. Le 16 octobre 1991, Glaxo et sa filiale canadienne ont intenté une action contre Apotex Inc., Interpharm Inc. et Barry Shechtman personnellement, alléguant que leurs produits contrefaisaient diverses revendications du brevet et qu"ils avaient commis divers actes de concurrence déloyale. Après l"introduction de l"action, Interpharm a cessé son activité et la demande formée contre elle a été abandonnée vu l"engagement d"Apotex de payer les dommages-intérêts auxquels Interpharm Inc. pourrait être condamnée. Les allégations de concurrence déloyale ont été réglées avant que ne débute l'instruction en l'espèce et un jugement définitif a été prononcé le 21 avril 1995.

[6]      Le 20 décembre 1993, Glaxo a également intenté une action en contrefaçon contre Novopharm Inc. au motif que la société offre en vente et vend au Canada de l"AZT sous forme posologique. Glaxo allègue que ces produits contrefont diverses revendications du brevet. En vertu d"une ordonnance prononcée par la Cour le 14 juillet 1994, les actions ont été jointes pour instruction commune.

[7]      Par souci de commodité, Apotex et Novopharm seront désignées, dans les motifs qui suivent, comme A & N. Glaxo Wellcome Inc., Wellcome Foundation Limited, Glaxo Wellcome plc et Burroughts Wellcome Co. seront désignées comme Glaxo. Dans certains cas, il faudra faire mention de sociétés particulières.


HISTORIQUE DE l'INVENTION ALLÉGUÉE

[8]      Au début des années 80, on a vu apparaître partout dans le monde une nouvelle maladie mortelle qui détruit le système immunitaire, rendant les patients vulnérables à des infections opportunistes relativement rares. Cette maladie, que l'on a finalement désignée du nom de syndrome d'immunodéficience acquise (SIDA) a pris les dimensions d'une crise mondiale, que bon nombre qualifient d'épidémie.

[9]      En 1981, le Dr Robert Gallo, virologiste des National Institutes of Health (les NIH) au Department of Health and Human Services des États-Unis, a découvert et catégorisé le premier rétrovirus humain, le virus du lymphome humain à cellules T type I (HTLV-I). Les rétrovirus étaient jusque-là connus des scientifiques, mais aucun n'avait encore été identifié chez l'homme.

[10]      En 1983, des chercheurs de l'Institut Pasteur en France ont isolé le rétrovirus humain subséquemment reconnu comme étant l'agent causal du SIDA. Le Dr Gallo, toujours rattaché aux NIH, a lui aussi isolé ce rétrovirus, qu'il a baptisé HTLV-III. En avril 1984, le HTLV-III était reconnu comme étant l'agent causal du SIDA. Le virus a eu plusieurs désignations, dont HTLV-III, LAV et VIH, et il est désormais connu comme étant le VIH-1.

[11]      À la suite de ces découvertes, des scientifiques du monde entier, et notamment des chercheurs des NIH et de Burroughs Wellcome Co. aux États-Unis, se sont mis en quête d'un remède contre le SIDA. On savait à l'époque que tous les rétrovirus se servaient d'une enzyme particulière, la transcriptase inverse, pour se répliquer dans l'hôte infecté. La transcriptase inverse était connue depuis les années 70, mais on n'en a découvert les caractéristiques qu'en 1984.

[12]      Un virus est essentiellement un type de parasite non cellulaire qui dépend entièrement de l'appareil de la cellule hôte pour se reproduire. Il peut n'exercer aucun effet néfaste sur la cellule ou encore avoir un pouvoir pathogène. Dans ce dernier cas, la maladie peut être le résultat d'une désintégration cellulaire induite par le virus (l'effet cytopathique) ou le virus peut entraîner la transformation ou l'immortalisation de cellules et causer ainsi certains types de cancer. Il existe sept genres de rétrovirus, dont trois s'attaquent à l'homme : le spumavirus, le HTLV et le lentivirus.

[13]      L'ADN et l'ARN sont considérés comme étant les éléments constitutifs de la cellule et ils se composent d'enzymes et de protéines. L'information génétique est habituellement portée par l'ADN, quoique les virus portent leur information génétique sous forme d'ADN ou d'ARN.

[14]      Un rétrovirus est un type particulier de virus qui se sert de l'ARN plutôt que de l'ADN pour transmettre son information génétique et se répliquer. Tous les rétrovirus sont porteurs de l'enzyme appelée transcriptase inverse, qui déclenche plusieurs étapes du processus de réplication rétrovirale. La réplication des rétrovirus se fait en deux stades : la préintégration et la postintégration.

[15]      Au stade de la préintégration, le virus se fixe à la cellule hôte en un endroit précis, il pénètre dans la cellule et, faisant appel à la transcriptase inverse, il convertit l'ARN rétroviral en ADN double brin. Sa synthèse terminée, l'ADN pénètre dans le noyau de la cellule et s'intègre à l'ADN de la cellule hôte infectée, à la suite de quoi l'ADN viral devient partie intégrante du matériel génétique de la cellule hôte, et cette forme intégrée d'ADN viral est appelée ADN proviral. Lorsque la cellule se divise, elle reproduit l'ADN proviral. C'est ce mécanisme qui permet au virus de transmettre son information génétique.

[16]      Au stade de la postintégration, le virus se libère de la cellule hôte et continue d'infecter d'autres cellules. Après l'intégration, l'ADN proviral est transcrit par une enzyme cellulaire de manière à recréer l'ARN rétroviral. L'ARN viral dirige la synthèse des protéines virales de certains gènes, et ces protéines aident à leur tour à créer une nouvelle particule virale. Tous les éléments de la nouvelle particule virale, les protéines, les polyprotéines et l'ARN génomique, s'assemblent à la membrane de la cellule et ils s'en libèrent par bourgeonnement. Le bourgeonnement aboutit à la libération d'une particule virale extracellulaire à la fois immature et non infectieuse. Après les étapes du bourgeonnement et de la libération, la particule virale subit une maturation qui la rend apte à infecter des cellules réceptives.

[17]      En 1983-1984 (les parties ne s'entendent pas sur la date exacte), les scientifiques de Glaxo aux États-Unis étaient à la recherche de composés pour traiter le SIDA. Comme ils ne disposaient pas à l'époque des installations nécessaires pour entreprendre des tests in vitro sur le VIH comme tel, ils ont fait appel à différents laboratoires. Le rôle des laboratoires ainsi recrutés est l'un des principaux points en litige entre les parties. Ces dernières ont reconnu que les laboratoires des Drs Bolognesi et Weinhold à l'Université Duke, du Dr Quinnan à la Food and Drug Administration, du Dr Hardy au Sloan Kettering Institute ainsi que des Drs Broder et Mitsuya au National Cancer Institute des National Institutes of Health (NIH), ont tous accepté d'effectuer certains tests pour Glaxo.

[18]      En juillet 1984, Glaxo avait commencé à soumettre des composés à un essai de sélection in vitro utilisant deux rétrovirus murins, soit le virus de la leucémie de Friend et le virus du sarcome Harvey, dans des cellules murines immortalisées. Il s'agissait d'une épreuve de réduction des plages connue des chercheurs de Glaxo et déjà employée par eux.

[19]      Le 16 novembre 1984, Glaxo a examiné les résultats des essais portant sur le composé qu'elle désignait du numéro 509U81, une substance chimique ultérieurement identifiée comme étant la 3'-azido-3'-désoxythymidine (AZT). Selon les résultats, ce composé permettait d'éradiquer le virus entièrement dans les cellules. L'épreuve a par la suite été répétée avec des concentrations plus faibles d'AZT. La deuxième série de résultats était également impressionnante.

[20]      Il est admis que l'AZT était un composé connu, préalablement synthétisé et testé par Jerome Horwitz du Detroit Institute of Cancer Research en 1964, dans le cadre de recherches sur des remèdes possibles contre le cancer chez l'homme. Les recherches sur les applications anticancéreuses de l'AZT n'ont finalement pas été poursuivies. Glaxo effectuait également des recherches sur l'utilisation de ce produit comme traitement antibactérien. Bien que certains tests initiaux aient été effectués, Glaxo a décidé d'abandonner ses travaux sur ce type d'application.

[21]      L'AZT fait partie d'une catégorie de substances chimiques appelées analogues nucléosidiques, des équivalents synthétiques des nucléosides naturels qui sont les éléments constitutifs de l'ARN. Les nucléosides s'unissent pour former deux chaînes enroulées l'une sur l'autre, déterminant une double hélice et retenues ensemble par des liens hydrogène.

[22]      La désoxythymidine est une composante naturelle de la thymine, une base nucléosidique de l'ADN. Les désoxynucléosides sont des molécules constituées d'un cycle glucidique à 5 carbones et d'une base azotée.

[23]      Les analogues nucléosidiques, comme l'AZT, imitent les nucléosides, mais on peut observer certaines différences dans les portions sucre et base. L'AZT sert à terminer la chaîne; il réussit à tromper le virus pendant le cycle de réplication en substituant la substance synthétique au nucléoside naturel, la thymine. Comme l'analogue n'a pas la même structure chimique, il est dépourvu de certains des éléments essentiels pour assurer la liaison avec la base nucléosidique suivante, bloquant essentiellement l'élongation de la chaîne. En interrompant ainsi la constitution de la chaîne d'ADN, l'AZT empêche le virus de se répliquer totalement et de s'intégrer dans la cellule hôte.

[24]      Glaxo a reçu les résultats de l'épreuve du 16 novembre 1984 et a alors fait parvenir le composé aux différents laboratoires de l'extérieur. Après avoir reçu les résultats des tests que ceux-ci ont effectués sur des cellules humaines immortalisées, elle a présenté au Royaume-Uni sa première demande de brevet, datée du 16 mars 1985.

[25]      En janvier 1985, le Dr Rideout, l'un des inventeurs dont les noms apparaissent sur le brevet, a communiqué avec l'agent des brevets de Glaxo pour lui dire qu'il serait sans doute bien avisé de présenter une demande de brevet immédiatement. Au cours du mois de janvier, un représentant du service des brevets a rencontré les docteurs Dave Barry, Janet Rideout, Phil Furman et Sandra Lehrman, ainsi que Martha St. Clair, les cinq chercheurs dont les noms apparaissent sur le brevet à titre d'inventeurs. Le 6 février 1985, plusieurs des inventeurs ont reçu copie d'une ébauche de brevet portant sur le médicament AZT, qu'ils étaient appelés à commenter.

[26]      Le 16 mars 1985, Glaxo a présenté au Royaume-Uni une demande de brevet portant sur l'utilisation de l'AZT pour traiter le SIDA ainsi que d'autres infections virales. Une demande de brevet a été présentée au Canada le 14 mars 1986, et le brevet canadien a été délivré le 21 juin 1988. La date de priorité demandée est celle de mars 1985, en raison de la demande déposée antérieurement au Royaume-Uni.

[27]      Je signale que des instances parallèles ont déjà été entendues aux États-Unis. La Cour d'appel, circuit fédéral, des États-Unis s'est penchée sur la question de la paternité de l'invention : voir Burroughs Wellcome Co. v. Barr Laboratories Inc., 32 USPQ2d 1915. Au cours de la présente instruction, on a fait mention de ce jugement, dont je traiterai ultérieurement dans les présents motifs au chapitre la chose jugée comme fin de non-recevoir.


QUESTIONS EN LITIGE

[28]      A & N ont contesté la validité du brevet sur de nombreux points. Je traiterai des questions en litige dans l"ordre suivant :

                  1.      L"invention alléguée constitue-t-elle une méthode de traitement médical, de sorte qu"elle ne pourrait faire validement l"objet d"un brevet au Canada?
                  2.      Le brevet comporte-t-il des revendications qui vont au-delà de ce qui avait été inventé à la date alléguée de l"invention?
                  3.      S"il y a eu invention, A & N sont-elles empêchées de soulever la question de la paternité de l"invention?
                  4.      S"il y a eu invention, l'identité des inventeurs véritables a-t-elle été divulguée dans le brevet?
                  5.      L"invention décrite dans le brevet est-elle évidente?
                  6.      Les revendications du brevet sont-elles trop vastes, insuffisantes ou ambiguës?
                  7.      Certains termes employés dans les revendications sont-ils ambigus?
                  8.      Le terme " 3'-azido-3'-deoxythymidine " est-il trop vaste ou ambigu?

A & N avaient initialement soulevé la question de l"antériorité dans leurs actes de procédure. Cependant, elles n"ont présenté aucune preuve sur cette question. Au cours de débats, elles ont convenu que la question de l"antériorité avait été abandonnée.

[29]      Après les questions sur la validité, voici les questions en litige quant à la contrefaçon :

     1.      La Wellcome Foundation Limited et Glaxo Wellcome Inc. ont-elles qualité pour agir?
     2.      Dans la mesure où le brevet est valide, A & N l"ont-elles contrefait?

VALIDITÉ

[30]      La loi applicable en l'espèce est la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4 (la Loi). Quelques articles, plus particulièrement l"art. 39 (l"ancien art. 41), ont été abrogés par le projet de loi C-22, en 1987. La loi dans sa version antérieure au 1er octobre 1989 devrait, à mon avis, continuer à s"appliquer à la présente affaire. Selon le paragraphe 78.1(2) de la Loi actuelle, la contrefaçon doit s"apprécier en fonction de la loi dans sa version antérieure au 1er octobre 1989.

[31]      Les parties ont adopté des positions opposées sur plusieurs des principes fondamentaux d"interprétation en fonction desquels la Cour doit apprécier la validité du brevet. Elles ne s"accordent pas sur la présomption de validité et sur le moment auquel la Cour doit apprécier la validité sur différents points.

[32]      De façon générale, les dispositions de la Loi consacrent le principe bien connu que l"État confère un monopole d"exploitation d"une invention nouvelle et utile en échange de la description de l"invention. Cette description doit être suffisante à la fois pour permettre aux autres de déterminer la portée du brevet et pour permettre aux hommes du métier d"exploiter l"invention au bénéfice de la société à l"expiration du brevet. Pour reprendre les mots du juge Lamer, maintenant juge en chef, dans Pioneer Hi-Bred Ltd. c. Canada (Commissaire des brevets) (1989), 25 C.P.R. (3d) 257 (C.S.C.), à la p. 266:

                 Au Canada, l'octroi d'un brevet s'entend d'un genre de contrat entre l'État et l'inventeur par lequel ce dernier reçoit le droit exclusif d'exploiter pendant une certaine durée son invention en échange de la divulgation intégrale de son invention et du mode d'opération de celle-ci au public. L'état du droit canadien en matière de brevets peut se résumer ainsi pour reprendre les propos de Harold G. Fox, Canadian Patent Law and Practice (4e éd. 1969), à la p. 163 :                 
                         [TRADUCTION] L'octroi est accordé pour une double considération: d'abord, il doit y avoir une invention nouvelle et utile, et deuxièmement, en échange de l'octroi d'un brevet, l'inventeur doit donner au public une description adéquate de l'invention avec des détails suffisamment complets et exacts pour permettre à un ouvrier versé dans l'art auquel se rapporte l'invention de construire ou d'utiliser l'invention quand sera terminée la période de monopole. La description contenue dans le mémoire descriptif a pour fonction de permettre la construction et l'utilisation des dispositifs qu'il contient après l'expiration du brevet, et aussi de permettre aux autres de connaître avec une certaine exactitude les frontières du privilège exclusif sur lesquelles ils ne peuvent pas empiéter tant que l'octroi est valide.                         

[33]      La présomption de validité est établie à l"article 45 de la Loi. La Cour présume que le brevet est valide. La partie qui attaque sa validité doit présenter des éléments de preuve d"invalidité du brevet avant que la Cour n"aborde l"examen de cette question. Toutefois, le degré de preuve nécessaire dépend des circonstances de chaque espèce. Telle est la règle posée dans l"arrêt Tye-Sil Corp. c. Diversified products Corp. et al. (1991), 35 C.P.R. (3d) 350 (C.A.F.), à la p. 359 :

                 J"opte pour la façon dont Fox aborde la question ; à mon avis, la description la plus exacte de la présomption est celle que le juge Pratte a donnée dans l"arrêt Rubbermaid (Canada) Ltd. c. Tucker Plastic Products Ltd. (1972), 8 C.P.R. (2d) 6, à la p. 14 (C.F. 1re inst.) :                 
                         Il est clair cependant que cet article (TRADUCTION) " ne vise que la charge de la preuve et non le degré de preuve. Il indique quelle partie a la charge de satisfaire la Cour et non le degré de la preuve que celle-ci doit apporter " : Blyth v. Blyth , [1966] 1 All E.R. 524 à la p. 535, lord Denning. De plus, lorsque la partie qui attaque la validité du brevet a présenté des éléments de preuve, la Cour, en examinant ceux-ci aux fins de déterminer s"ils établissent la nullité du brevet, ne doit pas tenir compte de la présomption. On ne peut dire, d"une manière générale, si la présomption légale créée par l"article 47 est facile ou difficile à renverser ; dans certains cas, les circonstances peuvent être telles que la présomption puisse être facilement repoussée, tandis que dans d"autres, il peut être très difficile, sinon impossible, d"y arriver.                         
                 Voir aussi Windsurfing Int'l Inc. c. Les Entreprises Hermano Ltée (1982), 69 C.P.R. (2d) 176, à la p. 181 (C.F. 1re inst.) :                 
                         [TRADUCTION] On peut donc formuler ainsi la charge de la preuve qui incombait à l"appelant :    en fonction des critères applicables aux moyens de l"antériorité et de l"évidence, qui ne sont pas, comme nous le verrons, des critères auxquels on peut satisfaire facilement, l"appelant a-t-il réussi à prouver, selon la règle habituelle de la prépondérance des probabilités, que le brevait était invalide du fait que l"invention se heurte à une antériorité ou était évidente?                         

[34]      Quant à la question du moment où il faut apprécier la validité, il y a plusieurs points dans le processus du brevet qui peuvent être pertinents, notamment la date de l"invention, la date de la demande, la date de priorité et la date de délivrance du brevet.

[35]      La date de l"invention est présumée être la date du dépôt de la demande, ou la date du dépôt de la demande initiale dont la priorité est revendiquée. Toutefois, l"inventeur a le droit de revendiquer la priorité fondée sur une date d"invention antérieure à la première date de dépôt. Habituellement, l"inventeur revendiquera une date plus ancienne lorsqu"un inventeur concurrent cherche aussi à obtenir un brevet, bien que ce droit ne soit pas limité à ces circonstances. Le critère pour établir une date antérieure d"invention est [TRADUCTION] " la date à laquelle l"inventeur peut prouver qu"il a énoncé pour la première fois, par écrit ou verbalement, une description qui fournit les moyens de fabriquer ce qui est inventé " : Christiani & Nielsen v. Rice , [1930] R.C.S. 443, à la p. 456.

[36]      Il est loisible à la Cour de tirer ses propres conclusions quant à la date de l"invention : Corning Glass c. Canada Wire and Cable Ltd. (1984), 81 C.P.R. (2d) 39 à la p.67 (C.F. 1re inst.); Diamond Shamrock Technologies S.A. c. Conradty Nuernberg GmbH & Co. KG (1984), 1 C.P.R. (3d) 257, à la p. 259.

[37]      Quant aux questions concernant le moment auquel la Cour doit apprécier la validité à l"égard de moyens particuliers de contestation, l"évidence doit s"apprécier par rapport à l"état de la technique à la date de l"invention : Beloit Canada Ltd. c. Valmet Oy (1986), 8 C.P.R. (3d) 289 à la p. 294 (C.A.F.). Cela tient pour une bonne part au fait que toute contestation fondée sur l"évidence met en cause la nature même de l"invention, non la manière dont elle est présentée dans le mémoire descriptif.

[38]      A & N plaident que la date à laquelle il faut interpréter le mémoire descriptif en vue d"apprécier les allégations de portée trop vaste ou d"ambiguïté est la date du dépôt de la demande de brevet. Elles appuient cette position sur AT & T Technologies, Inc. c. Mitel Corp. (1989), 26 C.P.R. (3d) 238, aux p. 260 et 261 (C.F. 1re inst.) et Minerals Separation North American Corp. v. Noranda Mines Ltd. (1952), 15 C.P.R. 133, à la p. 141 (C.J.C.P.). Toutefois, le brevet canadien est fondé sur la date de priorité du 16 mars 1985. A & N soutiennent qu"en l"espèce cela ne change guère le résultat en ce qui concerne leur contestation de la validité si l"on choisit la date de priorité, soit le 16 mars 1985. Glaxo soutient que la date à prendre en considération est la date du dépôt, soit le 16 mars 1986. Étant donné la position des parties, j"interprète le brevet en fonction de la date de dépôt de la demande de brevet canadien, soit le 16 mars 1986.


INTERPRÉTATION DU BREVET

[39]      Je dois d"abord décider de la juste interprétation et de la portée des revendications avant de trancher les questions concernant la validité et la contrefaçon. Je dois interpréter le mémoire descriptif sans tenir compte de l'incidence de cette interprétation sur ces questions : Lubrizol Corp. et al. c. Imperial Oil Ltd. (1990), 33 C.P.R. (3d) 1 (C.F. 1re inst.), à la p. 12; confirmé par 45 C.P.R. (3d) 449 (C.A.F.). Les parties s"accordent pour une bonne part sur les principes d"interprétation des brevets.

[40]      Je dois aborder l"interprétation du brevet avec un esprit ouvert, disposé à comprendre : Ernest Scragg & Sons Ltd. v. Leesona Corp . (1964), 45 C.P.R. 1 (C.É.), aux p. 55 et 56, Burton Parsons Chemicals Inc. et al. c. Hewlett-Packard (Canada) Ltd. et al., [1976] 1 R.C.S. 555. Il faut faire une interprétation téléologique du brevet, et non adopter une approche purement littérale ou technique : Catnic Components Ltd. v. Hill & Smith Ltd., [1981] F.S.R. 60; confirmé par [1982] R.P.C. 83 (H.L.). À cet égard, il ne faut pas invalider un brevet pour un motif purement technique, puisque l"interprétation est une question de droit, alors que la portée des revendications est une question de fait : Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd., (1981), 56 C.P.R. (2d) 145.

[41]      Je suis autorisé à considérer le brevet comme un tout. Le juge Dickson a dit, dans Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd., à la p. 157: " Il faut considérer l"ensemble de la divulgation et des revendications pour déterminer la nature de l"invention et son mode de fonctionnement, (Minerals Separation North American Corporation c. Noranda Mines, Limited, [1950] R.C.S. 36) ... ". Toutefois, le privilège exclusif revendiqué ne peut se trouver que dans les revendications. Je puis avoir recours au reste du mémoire descriptif pour m"aider à comprendre les termes employés dans les revendications : Proctor & Beecham Canada Ltd. c. Procter & Gamble Co. (1982), 61 C.P.R. (2d) 1 (C.A.F.). Je ne puis me servir de la divulgation pour limiter les revendications lorsqu"il n"existe pas de telles limites d"après une interprétation raisonnable des revendications : Farbwerke Hoechst Aktiengesellschaft Vormals Meister Lucius & Bruning v. Commissioner of Patents , [1966] R.C.S. 604; Nekoosa Packaging Corp. c. A.M.C.A. International Ltd. (1994), 56 C.P.R. (3d) 470, à la p. 475 (C.A.F.).

[42]      Si l"interprétation des revendications est une question de droit pour la Cour, elle doit être faite avec les connaissances d"une personne versée dans l'art, dans la mesure où ces connaissances sont révélées par les témoignages d"experts reçus à l'instruction. Le brevet doit s"interpréter sur le fondement de ce qu"une personne possédant les connaissances voulues comprendrait en lisant les revendications : Sandoz Patents Ltd. c. Gilcross Ltd. et al . (1972), 8 C.P.R. (2d) 210 (C.S.C.), aux p. 217 et 218, Lovell Manufacturing Co. and Maxwell Ltd. v. Beatty Bros. Ltd. (1962), 41 C.P.R. 18 (C.É.), à la p. 33.

[43]      En l'espèce, la demande de brevet canadien a été déposée le 14 mars 1986, le brevet a été délivré le 21 juin 1988 et il expirera le 20 juin 2005. La première phrase du brevet se lit ainsi : [TRADUCTION] " La présente invention se rapporte à des formulations pharmaceutiques contenant de la 3'-azido-3'-désoxythymidine, utilisées pour le traitement ou la prophylaxie d'infections rétrovirales humaines. " Le brevet renferme au total 78 revendications se rapportant toutes aux formulations pharmaceutiques du produit contenant le principe actif 3'-azido-3'-désoxythymidine (AZT).

[44]      Les revendications 1 à 20 sont générales et interdépendantes. La revendication 1 se rapporte à une formulation pharmaceutique contenant le principe actif 3'-azido-3'-désoxythymidine, combiné à un excipient, et elle ne précise pas l'usage qui doit être fait de la formulation. Les 19 revendications qui suivent dépendent de cette première revendication et, comme elle, elles omettent de préciser l'usage qui est censé être fait de la formulation et elles varient quant à la formulation du produit. La revendication 21 concerne elle aussi une formulation, mais elle précise qu'elle doit servir au traitement ou à la prophylaxie d'infections rétrovirales humaines. La revendication 22 précise que la formulation doit servir au traitement ou à la prophylaxie du SIDA. La revendication 23 prévoit le traitement ou la prophylaxie d'une infection liée au SIDA. Les revendications 26 à 31, 34, 45, 49 à 73 et 74 à 78 dépendent des revendications 21, 22 et 23, et elles se distinguent principalement par leur forme posologique : capsule, comprimé, solution injectable, solution intraveineuse ou capsule à libération lente. Les revendications 24, 25, 32 et 33 se rapportent au contenant et font mention d'un [TRADUCTION] " produit pharmaceutique en contenant ".

[45]      La divulgation renferme des renseignements concernant l'usage thérapeutique du composé. Elle traite plus particulièrement de la posologie, du profil toxicologique connu, du profil pharmacocinétique connu et d'autres questions du genre. Toute cette information décrit l'usage des formulations en tant que médicaments servant au traitement d'infections rétrovirales humaines, notamment celles qui sont causées par le VIH, le HTLV-I, le HTLV-II et le spumavirus humain. J'interprète donc l'expression " infections rétrovirales humaines " comme incluant les infections causées par ces rétrovirus.

[46]      La revendication 22 a trait au traitement ou à la prophylaxie du SIDA. Pour ce qui est du traitement, je conclus que le brevet nous apprend que le composé sera utile pour traiter cette maladie humaine. On ne prétend pas qu'il la guérira. De plus, la revendication ne porte ni sur le composé ni sur le procédé de fabrication du médicament, mais plutôt sur son usage.

[47]      La réalisation visée par le brevet se situe clairement dans le domaine pharmaceutique, soit dans le domaine des médicaments humains. Les parties conviennent, comme moi d'ailleurs, que le brevet s'adresse à un groupe de personnes qui l'examinent collectivement. À mon avis, ce groupe inclut des personnes compétentes en chimie organique, en biologie, en virologie, en médecine et en pharmacologie.


OBJET VALIDE

[48]      A & N prétendent que le brevet est invalide au motif qu"il porte sur une méthode de traitement médical, un objet non brevetable au Canada. Les parties s"accordent sur le fait que le brevet porte sur un nouvel usage d"un composé connu. Les deux parties invoquent l"arrêt qui fait autorité sur cette question, Shell Oil Co. c. Commissaire des brevets (1982), 67 C.P.R. (2d) 1 (C.S.C.). Dans cette affaire, le juge Wilson examinait une revendication à propos d"une invention se rapportant à un nouvel usage d"un composé connu comme régulateur de croissance végétale. Elle a traité de la brevetabilité d"une utilisation nouvelle au regard de l"article 2 de la Loi, qui dispose :

                 " invention " signifie toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi qu"un perfectionnement quelconque de l"un des susdits, présentant le caractère de la nouveauté et de l"utilité;                 

À la page 10 de Shell Oil, le juge Wilson a écrit :

                 En quoi consiste l"" invention " selon l"art. 2? Je crois que c"est l"application de cette nouvelle connaissance afin d"obtenir un résultat, qui a une valeur commerciale indéniable et qui répond à la définition de l"expression " toute réalisation ... présentant le caractère de la nouveauté et de l"utilité " [...] Dans ce cas, la découverte de l"appelante a augmenté le bagage de connaissances au sujet de ces composés en leur trouvant des propriétés jusqu"alors inconnues et elle a établi la méthode par laquelle on peut leur donner une application pratique. À mon sens, cela constitue une " réalisation ... présentant le caractère de la nouveauté et de l"utilité " et les compositions sont la réalisation pratique de la nouvelle connaissance.                 

Elle a jugé que rien dans la Loi n"interdit de façon générale la revendication d"un nouvel usage et a conclu, à la page 11 :

                 En l"espèce, on ne prétend pas que l"activité inventive dépend de la combinaison; celle-ci est seulement le moyen de réaliser les possibilités nouvellement découvertes qu"offrent les composés. En l"espèce, l"activité inventive se trouve dans la découverte du nouvel usage et point n"est besoin d"autre activité inventive pour appliquer les composés à cet usage, c.-à-d. préparer les compositions appropriées.                 

[49]      Plusieurs principes importants découlent de cet arrêt. Premièrement, qu"en droit canadien des brevets, il est possible d"obtenir un brevet pour la découverte d"une utilisation nouvelle d"un composé déjà connu. Deuxièmement, que l"activité inventive soutenant le brevet est la découverte de l"utilisation nouvelle du composé. Troisièmement, que le brevet couvre l"idée et la façon de l"exécuter. Enfin, que la méthode d"exécution de l"invention, ou sa réalisation pratique, n"exige pas une activité inventive. Le juge Wilson a posé le principe que l"idée désincarnée n"est pas brevetable en soi, mais qu"elle le devient s"il existe une méthode pratique de l"appliquer : Shell Oil, précité, à la p. 14.

[50]      Il faut noter que la décision du juge Wilson dans l"affaire Shell Oil a été appliquée par la Commission d"appel des brevets et par le Commissaire aux brevets dans Re Application For Patent of Wayne State University (1988), 22 C.P.R (3d) 407. L"examinateur avait refusé deux revendications pharmaceutiques pour lesquelles l"ingrédient actif avait été divulgué antérieurement dans un brevet aux États-Unis. La Commission d"appel et le Commissaire ont accepté les revendications, en concluant à la p. 410 que : [TRADUCTION] " une nouvelle utilisation pour le composé déjà connu est une invention qui peut donner droit à la protection par revendication de brevet ".

[51]      En l"espèce, il n"est pas contesté que le composé 3'-azido-3'-désoxythymidine, qui forme la base des formulations pharmaceutiques visées par la revendication, est un composé connu. Les parties conviennent que la synthèse du composé a été effectuée pour la première fois par Jerome Horwitz en 1964 en vue du traitement du cancer, bien que le composé n"ait pas donné de résultats à cet égard. Il n"est pas non plus contesté que des chercheurs antérieurs avaient examiné l'utilisation de la 3'-azido-3'-désoxythymidine en vue du traitement dans d"autres contextes, quoique les parties ne s"entendent pas sur les résultats obtenus par ces autres chercheurs. Il est également accepté qu"avant 1984, la 3'-azido-3'-désoxythymidine n"avait pas été utilisée en tant que médicament, c"est-à-dire dans un traitement thérapeutique.

[52]      En l"espèce, la nouvelle utilisation constitue-t-elle, pour reprendre les termes du juge Wilson, " la réalisation pratique de la nouvelle connaissance "? Pour arriver à sa conclusion dans l"affaire Shell Oil , le juge Wilson a statué qu"une invention dans laquelle "l"activité inventive se trouve dans la découverte du nouvel usage [sans qu'il soit] besoin d"autre activité inventive pour appliquer les composés à cet usage " entre dans la définition du terme " réalisation " employé pour définir l"invention. Je suis convaincu que la revendication porte sur une utilisation nouvelle d"un composé déjà connu, comme c"était le cas dans l'arrêt Shell Oil, précité.

[53]      A & N s"appuient sur le paragraphe 41(1) de la Loi (devenu par la suite 39(1), puis abrogé en 1987). Ce paragraphe est ainsi conçu :

                 Lorsqu"il s"agit d"inventions couvrant des substances préparées ou produites par des procédés chimiques et destinées à l"alimentation ou à la médication, le mémoire descriptif ne doit pas comprendre les revendications pour la substance même, excepté lorsque la substance est préparée ou produite par les modes ou procédés de fabrication décrits en détail et revendiqués, ou par leurs équivalents chimiques manifestes.                 

Les revendications portant sur des médicaments ne pouvaient donc pas porter sur des composés en tant que tels, bien que des revendications portant sur la méthode ou le procédé de fabrication de médicaments aient été acceptées. A & N plaident que, conformément au paragraphe 41(1) de la Loi, la revendication en l"espèce ne peut porter sur le composé AZT en tant que tel.

[54]      Elles soutiennent également, en s"appuyant sur les arrêts Farbwerke Hoechst AG c. Halocarbon (0ntario) Ltd. et al. (1979), 42 C.P.R. (2d) 145 (C.S.C.), et Jules R. Gilbert Ltd. c. Sandoz Patents Ltd. (1970), 64 C.P.R. 14 (C. É.), qu"une invention consistant à mélanger une substance chimique connue avec un excipient n'est pas brevetable. À leur avis, l"invention en l"espèce ne peut consister dans la combinaison de l"AZT avec d"autres substances pour le mettre sous une forme susceptible d'être administrée comme médicament. Une telle revendication serait invalide.

[55]      A & N conviennent que la revendication d"une nouvelle utilisation d"un composé connu peut être valide en principe, comme l"établit l"arrêt Shell Oil , précité. Par contre, elles soutiennent que, si la revendication de nouvelle utilisation est acceptable dans certains domaines, elle porte, s'agissant d'une nouvelle utilisation médicale d"un composé pharmaceutique déjà connu, sur une méthode de traitement médical. A & N avancent même qu'il se peut qu'en principe les inventeurs au Canada ne puissent jamais revendiquer une nouvelle utilisation d"un composé déjà connu dans le domaine pharmaceutique parce qu"une telle utilisation équivaudrait à une méthode de traitement médical.

[56]      A & N invoquent l"arrêt de principe Tennessee Eastman Co. et al. c. Commissaire des Brevets (1972), 8 C.P. R. (2d) 202 (C.S.C.). Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada a confirmé le jugement de la Cour de l"Échiquier à propos de l"invention d"une nouvelle utilisation d"un composé adhésif connu, c"est-à-dire son utilisation à des fins chirurgicales. La Cour a statué que la définition d"invention donnée à l"article 2 de la Loi ne comprenait pas une méthode de traitement médical. Cette interprétation se fondait dans une certaine mesure sur l"art. 41 de la Loi, le juge Pigeon craignant que l"acceptation de revendications d"une méthode de traitement médical n"aille à l"encontre de l"objet de cette disposition.

[57]      Glaxo plaide que la revendication ne porte pas sur une méthode de traitement médical, qu"elle constitue plutôt une revendication de composition. Les revendications ne portent pas sur une méthode, à l"exception de la revendication 36 qui donne les instructions sur le processus de préparation du médicament. En outre, Glaxo soutient que les revendications du brevet portent sur des produits commerciaux, qui ont une valeur économique dans les affaires, le commerce et l"industrie. Elle établit une distinction entre cette nature commerciale de la revendication et le travail du médecin qui se rattache à une méthode de traitement et à l"exercice d"une compétence spécialisée, en ce sens que le médecin prescrit des médicaments et le mode d"administration de ceux-ci en fonction de son appréciation de facteurs comme l"âge du patient, son état et sa condition médicale. Glaxo soutient que, même s"il s"agissait d"un brevet portant sur une méthode de traitement, vu l"abrogation de l"article 41, l"arrêt Tennessee Eastman Co. c. Commissaire des Brevets, précité, ne correspond plus à l"état du droit, de sorte que des brevets de ce type peuvent être délivrés au Canada.

[58]      La décision dans l"affaire Tennessee Eastman, précitée, a été motivée par diverses considérations de politique générale. D"abord, la Cour a fait des observations sur le caractère commercial, qui traduit la volonté du législateur de protéger des articles du commerce. En scond lieu, la Cour s'est préoccupée de l"intérêt public en jeu lorsqu"il s"agit de médicaments. Cette préoccupation est reflétée dans le principe plus général voulant que l"exercice d"une compétence professionnelle ou du jugement ne peut être l"objet d"un brevet : Bayer Aktiengesellschaft v. Apotex Inc. (1995), 60 C.P.R. (3d) 58 at 87 (Div. gén. Ont.).

[59]      Si l"arrêt Tennessee Eastman traitait spécifiquement du domaine de la découverte chirurgicale, la Cour suprême y a également traité de l"application de la doctrine aux médicaments, à la p. 207 :

                 Dans le cas d"un médicament, les effets souhaités aussi bien que les effets secondaires à redouter doivent être établis, de même que la posologie convenable, les modes d"administration et les contre-indications. Peut-on revendiquer ces données thérapeutiques par elles-mêmes comme une invention distincte consistant en une méthode de traitement qui comporte l"utilisation du nouveau médicament? Je ne le crois pas, et il me semble que l"art. 41 indique sans équivoque que tel n"est pas le cas [...] En d"autres mots, si une méthode de traitement consistant en l"application d"un nouveau médicament pouvait être revendiquée comme procédé indépendamment du médicament lui-même alors l"inventeur, par une telle revendication de procédé, se soustrairait avec facilité à la restriction contenue à l"art. 41(1).                 

La Cour a établi clairement que la méthode d"utilisation du médicament, ou de traitement au moyen du médicament, ne pouvait être revendiquée. Je note, toutefois, que, dans cette affaire, la Cour ne traitait pas d"une nouvelle utilisation pharmaceutique pour un composé connu.

[60]      Cette question a été examinée ultérieurement par la Cour suprême du Canada dans Burton Parsons Chemicals Inc. c. Hewlett-Packard (Canada) Ltd., précité. Dans cette affaire, la Cour examinait la validité d"un brevet pour une crème conductrice pour les électrocardiogrammes. Le brevet a été jugé valide et le juge Pigeon a conclu que l"invention revendiquée n"était pas une méthode de traitement médical puisqu"on n"avait pas démontré que c"était un médicament et qu"elle n"était pas utilisée nécessairement ou principalement à l"occasion du traitement de la maladie.

[61]      La question a été examinée de nouveau par la Cour d"appel fédérale dans Imperial Chemical Industries Ltd. c. Commissaire des Brevets (1986), 9 C.P.R. (3d) 289; dans cette affaire, il s"agissait d"une revendication portant sur une méthode de nettoyage de la plaque dentaire ou de taches sur les dents. La Cour a conclu qu"une fonction importante de l"invention était médicale et que les méthodes de traitement médical ne sont pas visées comme procédé par la définition de l"invention. La Cour a dit, à la p. 296, que : " la portée de cette affirmation ne peut se limiter uniquement aux situations de fait visées par le paragraphe 41(1) de la Loi ". Cette position semble avoir étendu l"application de l"arrêt Tennessee Eastman , précité, à des situations non régies par l"article 41, ce qui a érigé cette interdiction au rang de principe fondamental du droit des brevets, qu'on ne pouvait plus rattacher à un article particulier de la Loi sur les brevets .

[62]      Plus récemment, dans Bayer Aktiengesellschaft et al. v. Apotex Inc., précité, la Cour de l"Ontario (Division générale) a traité de la méthode de traitement médical. Dans cette affaire, le brevet de la Nifedipine était attaqué au motif, notamment, que les revendications équivalaient à une méthode de traitement médical. Le juge Lederman a conclu, à la p. 88 :

                 [TRADUCTION] Les revendications de '582 n"abordent pas spécifiquement les étapes d"une méthode de traitement. Elles ne font que décrire les caractéristiques physiques de la gélule, sa composition et le procédé pour la protéger contre la décomposition sous l"action de la lumière. Les revendications ne donnent pas d"instructions sur le mode d"utilisation de la gélule. Bien que l"on puisse déduire une méthode de traitement des caractéristiques physiques de la gélule, le présent brevet n'en limite l"utilisation d'aucune manière particulière. Les revendications ne se rapportent qu"à une unité posologique coronarienne, sans aborder le domaine de la compétence professionnelle, et ne constituent donc pas une méthode de traitement médical.                 

[63]      Dans cette affaire, le brevet examiné ne concernait pas une nouvelle utilisation d"une substance connue. Compte tenu des faits qui lui étaient soumis, le juge Lederman était convaincu que le brevet ne portait pas sur une méthode de traitement médical, bien qu"il décrivît certains renseignements nécessaires au traitement.

[64]      Enfin, le juge Mackay a examiné cette question du brevet pour une méthode de traitement médical dans Merck & Co. Inc. c. Apotex Inc. (1994), 59 C.P.R. (3d) 133 (C.F. 1re inst.). Dans cette affaire, la Cour examinait un brevet portant sur certains médicaments de prescription pour le traitement d"une maladie ou d"un état physique. Le juge MacKay a dit ceci :

                 Selon moi, l"invention ne vise pas une méthode ou des méthodes de traitement médical. Le mémoire descriptif du brevet n"est pas donné comme étant une description d"une telle méthode. Il décrit un éventail de modes d"administration des composés revendiqués qui sont jugés utiles comme hypotenseurs, c"est-à-dire pour traiter l"hypertension. Néanmoins, l"exposé descriptif du mémoire reconnaît que la décision d"administrer les produits visés par le brevet ne peut être prise à des fins médicales que par une personne versée dans l"art de prescrire des médicaments.                 

Le juge MacKay a conclu que les revendications du brevet examiné étaient différentes de celles qui étaient en cause dans les affaires Tennessee Eastman, Imperial Chemical, précitées, ou Regents of the University of Minnesota Patent Application (1988), 29 C.P.R. (3d) 42 (Com"r Pat.), et donc qu'elles ne constituaient pas une méthode de traitement médical.

[65]      Étant donné les conclusions de la Cour d"appel fédérale dans l'arrêt Imperial Chemical , précité, je ne puis souscrire à l"argument de Glaxo voulant que, depuis l"abrogation de l"article 41, on puisse désormais breveter au Canada une méthode de traitement médical. Cet arrêt établit clairement que le principe de la non-brevetabilité ne dépendait pas de l"article 41, mais découlait plus généralement de l"interprétation qu'a donnée la Cour de la définition d'invention, ainsi que de préoccupations de politique générale. Je ferai également remarquer que le juge Mackay a, dans Merck & Co. Inc. c. Apotex Inc. , précité, à la p. 175, conclu à l'application de la doctrine de la méthode de traitement médical, bien que le brevet ait été délivré en vertu de la Loi actuelle qui ne comprend pas l"article 41.

[66]      La Commission d"appel des brevets a rendu deux décisions importantes sur la question de la méthode de traitement médical. D"abord, comme je l"ai déjà mentionné, dans Re Application for Patent of Wayne State University , précité, la Commission a examiné une invention se rapportant à une utilisation nouvelle d"un composé comme méthode thérapeutique pour réduire la métastase et le processus néoplasique chez un mammifère. Les revendications 1 et 4 du brevet avaient été refusées à l"origine au motif qu"elles portaient en définitive sur une méthode de traitement médical et que l"utilisation nouvelle ne constituait donc ni un procédé ni une composition au sens de la Loi. La Commission d"appel a infirmé cette décision, et le Commissaire aux brevets a confirmé sa décision, sur le fondement des enseignements de Shell Oil , précité. La Commission a conclu à la p. 411 : [TRADUCTION] " Puisque le demandeur invoque une nouvelle utilisation pour une composition connue, nous estimons qu"il est en droit de revendiquer cette utilisation. Le fait que les revendications ne décrivent pas un procédé ou un produit ne constitue pas, en soi, un motif valide pour rejeter ces revendications ".

[67]      En second lieu, dans Re Application for Patent of Goldenberg (1988), 22 C.P.R. (3d) 159 (Commissaire aux brevets), la Commission et le Commissaire ont maintenu des revendications dans un brevet concernant l"injection d"une substance dans le corps humain en vue d"identifier des antigènes carcino-embryonnaires. Selon la Commission, cette invention ne se rapportait pas à une méthode de traitement, mais plutôt à une méthode de diagnostic. Cette distinction entre méthode de traitement médical et méthode de diagnostic avait déjà été soulevée dans l'arrêt Burton Parsons , précité, et n"était donc pas nouvelle.

[68]      Ainsi, la Cour doit répondre à la question suivante : Un composé connu peut-il être breveté pour un nouvel usage thérapeutique qui n'est pas une méthode de traitement médical? Autrement dit, les inventeurs ont-ils inventé seulement une méthode de traitement faisant appel au composé connu ou ont-ils inventé un nouvel usage thérapeutique d'un composé connu? En dernière analyse, la question de savoir si une invention vise une méthode de traitement médical est une question de fait.

[69]      L'invention qui est décrite dans la divulgation se rapporte au traitement d'infections rétrovirales humaines, et en particulier de l'infection à VIH. Le titulaire du brevet allègue que les formulations divulguées auront deux fonctions : une fonction curative, soit le traitement d'une maladie, et une fonction prophylactique, soit la prévention d'infections causées par un rétrovirus humain. La divulgation décrit le mécanisme d'action d'un rétrovirus humain et, en particulier, le rôle unique que joue la transcriptase inverse dans tous les rétrovirus à ARN, dont le VIH. Il ne fait aucun doute que l'accent est surtout mis dans la divulgation sur l'infection à VIH (désigné comme étant le " AIDV " dans le brevet). Les inventeurs divulguent les résultats d'essais in vitro du composé contre le VIH et, dans une certaine mesure, contre le HTLV-I, tous deux des rétrovirus humains. On ne trouve aucune description des effets du composé sur les autres rétrovirus humains connus à l'époque, soit le spumavirus et le HTLV-II.

[70]      La divulgation fournit clairement de l'information concernant la posologie et la formulation pharmaceutique du médicament. À mon avis, toutefois, l'apport particulier de cette invention est l'usage de la 3'-azido-3'-désoxythymidine pour combattre le VIH. Ailleurs dans le brevet, on présente de l'information provenant des différentes études in vitro établissant l'efficacité de l'AZT. De plus, on y fournit des informations sur la façon de préparer le principe actif 3'-azido-3'-désoxythymidine. Enfin, on y fait mention de la préparation du composé, décrite dans quatre articles, et on indique deux modes de production précis.

[71]      L'information posologique fournie dans le brevet est générale et elle ne donne pas de précisions sur les maladies ou usages, soit thérapeutiques ou prophylactiques. On trouve, sous la rubrique [TRADUCTION] " Prévention de l'infection à VIH ", de l'information concernant une expérience qui a démontré une diminution du nombre de cellules infectées en présence du composé. De plus, le brevet décrit différentes voies d'administration possibles, notamment orale, rectale, nasale et topique, suivant l'état et l'âge du patient, la nature de l'infection et le principe actif choisi. Le brevet fournit les précisions suivantes concernant la posologie :

                 [TRADUCTION] La dose qui convient se situe en général entre 3 et 120 mg par kilogramme de poids corporel par jour, préférablement entre 6 et 90 mg par kilogramme de poids corporel par jour et idéalement entre 15 et 60 mg par kilogramme de poids corporel par jour. Il est souhaitable que la dose soit prescrite en deux, trois, quatre, cinq, six doses fractionnées ou plus administrables à intervalles appropriés tout au cours de la journée.                 

[72]      Le titulaire du brevet revendique l'exclusivité pour diverses formulations du composé servant au traitement des infections à VIH et d'autres infections rétrovirales humaines. Autrement dit, cette invention correspond à la première indication thérapeutique utile de ce composé.

[73]      Il ne fait aucun doute que le titulaire du brevet revendique une quelconque application pratique du composé. Un certain nombre de ses revendications se rapportent à l'usage du composé pour le traitement ou la prophylaxie d'infections rétrovirales humaines. La majorité des revendications se rapportent aux diverses formulations pharmaceutiques qui peuvent être utilisées pour un tel traitement ou une telle prophylaxie. Le brevet renferme certains renseignements concernant la posologie et le traitement, mais je suis convaincu qu'il demeure néanmoins nécessaire de faire preuve de compétence professionnelle et de jugement. Il y est en fait précisé ceci :

                 [TRADUCTION] La 3'-azido-3'désoxythymidine (désignée ci-après comme étant le principe actif) peut être administrée aux humains pour la prophylaxie ou le traitement d'infections rétrovirales, par la voie qui convient, dont la voie orale, rectale, nasale, topique (notamment buccale et sublinguale), vaginale et parentérale (notamment sous-cutanée, intramusculaire, intraveineuse et intradermique). Il est entendu que le choix de la voie d'administration varie selon l'état et l'âge du patient, la nature de l'infection et le principe actif choisi.                 

[74]      À mon avis, les revendications comportent également des aspects commerciaux, étant donné que le nouvel usage vise la fabrication et la vente d'un produit pharmaceutique, et non pas seulement une plus grande efficacité des pratiques courantes des médecins et autres professionnels de la santé. Je citerai de nouveau l'arrêt Shell Oil et, en particulier, les observations faites par la juge Wilson à la page 554 au sujet de l'arrêt Tennessee Eastman, précité :

                 Il a conclu notamment qu"il ne s"agissait pas d"une d"une " réalisation " parce qu"elle ne servait qu"à l"occasion de traitements médicaux ou chirurgicaux et qu"elle n"avait pas d"incidence sur le commerce ou l"industrie. La requérante a interjeté appel à la Cour de l"Échiquier où la seule question à déterminer était celle de savoir si cette utilisation de l"adhésif était visée par l"expression " réalisation ou procédé présentant le caractère de la nouveauté et de l"utilité " au sens de la Loi sur les brevets . On a conclu qu"elle ne l"était pas pour les motifs donnés par le commissaire. En effet la substance n"était pas brevetable parce qu"elle était essentiellement de nature non économique et non reliée au commerce ou à l"industrie. Elle appartenait plutôt au domaine de la compétence professionnelle.                 

Selon moi, le brevet vise un intérêt économique lié au commerce ou à l'industrie. On revendique en effet la protection de formulations pharmaceutiques qui ont une valeur économique aussi bien que médicale considérable.

[75]      Enfin, j'ai pris en considération la règle jurisprudentielle, découlant principalement des arrêts Farberwerke Hoechst et Jules R. Gilbert Ltd. c. Sandoz Patents Ltd., précités, selon laquelle le mélange d'une substance chimique connue avec un excipient ne peut constituer une invention. Bien que Glaxo ait mentionné le mélange du composé connu avec un adjuvant pharmaceutique dans bon nombre des revendications, ce n'est pas là, selon moi, que se situe l'invention. L'élément essentiel de l'invention est l'ensemble des propriétés médicinales du principe actif. Pour s'en servir à cette fin, la défenderesse n'a fait que mêler le composé avec un excipient. Selon moi, ceci ne justifie pas l'exclusion de l'invention suivant le critère de l'arrêt Farberwerke, étant donné que le mélange ne constitue qu'un moyen de mettre en pratique le potentiel nouvellement découvert du composé : Shell Oil c. Commissaire aux brevets, précité, à la page 9.

[76]      Je conclus que le brevet revendique un objet brevetable et qu'il ne s'inscrit pas dans la sphère exclue des méthodes de traitement médical.


L"INVENTION

[77]      A & N font valoir que le brevet est invalide au motif qu"à la date de l"invention les inventeurs n"avaient pas d"invention au sens de l"art. 2 de la Loi. Comme dans le cas des arguments sur l"objet, une question clé dans ce raisonnement est de déterminer ce qui constitue une invention au sens de l"art. 2. Comme je l"ai indiqué auparavant, l"invention en l"espèce n"est pas une composition chimique, un processus ou une formulation. C"est une utilisation nouvelle d"un composé déjà connu. L"activité inventive consistait à concevoir l"utilisation de l"AZT comme médicament pour le SIDA et les maladies connexes.

[78]      A & N soutiennent qu"il n"y avait pas d"invention à la date alléguée de l"invention et que les revendications sont trop vastes à cette date. Elles font valoir que les revendications ne peuvent excéder l"invention réalisée ou l"invention divulguée. En d"autres termes, elles prétendent que le brevet comporte des revendications qui vont au-delà de ce qui a été inventé et, en second lieu, que les revendications débordent l"invention décrite dans le mémoire descriptif. Elles plaident que le breveté ne peut se contenter d"affirmer l"utilité, il doit savoir que son invention est utile. Elles soutiennent qu'à la date alléguée de l"invention, tout ce que les inventeurs avaient, c"était une idée, une hypothèse ou une théorie. A & N prétendent donc qu"à la date alléguée de l"invention les inventeurs nommés pouvaient démontrer l"utilité de deux manières. À savoir, 1) ils auraient pu démontrer l"utilité à cette époque, ou 2) ils auraient pu avoir un fondement valable leur permettant de prédire l"utilité du composé : Monsanto Co. c. Commissaire des brevets, [1979] 2 R.C.S. 1108, à la p. 1117.

[79]      En ce qui concerne ces deux manières, A & N soutiennent que la première ne s"applique pas. À la date alléguée de l"invention, la démonstration de l"utilité n"avait pas été faite. Il n"y avait pas eu de tests sur une lignée cellulaire humaine (in vitro ) ou chez l"homme (in vivo ). Il ne reste donc aux inventeurs que la prédiction valable.

[80]      A & N relèvent également que les revendications portent sur l"utilité thérapeutique, et non simplement l"activité thérapeutique. Elles citent la décision Olin Mathieson Chemical Corporation v. Biorex Laboratories Ltd . [1970] R.P.C. 157, aux p. 181 et 182 :

                 [TRADUCTION] ... Il se peut bien qu"il y ait un grand nombre de corps couverts par les revendications pour lesquels on ne peut dire qu"ils ont une utilité parce que, tant qu"ils ne sont pas testés, il est tout à fait impossible de dire qu"ils peuvent être administrés sans danger à un patient; or, la seule utilité mentionnée dans le mémoire descriptif est que ces corps possèdent une activité thérapeutique. Si l"on cherche à établir une distinction entre l"" utilité thérapeutique ", au sens d"une qualité qui permet, comme l"ont démontré des tests, de l"administrer sans danger à l"homme, et l"" activité thérapeutique ", au sens d"une qualité qui doit nécessairement être présente pour que l"on puisse considérer un corps particulier en vue de tests chez l"homme à titre de médicament éventuel, cette distinction n"est pas d"un grand secours au breveté. Elle ne lui est pas d"un grand secours parce que l"activité thérapeutique ainsi définie, qui est la seule chose promise, était une qualité à laquelle il fallait s"attendre de tout phénothiazine substitué, et si c"est tout ce que le breveté a divulgué " il n"aura en rien contribué au bagage commun des connaissances utiles ".                 

[81]      Je remarque, dès le départ, qu"il y a une différence considérable entre établir ou prédire valablement qu"un composé a certaines propriétés pharmaceutiques qui établissent son activité thérapeutique, d"une part, et connaître ou prédire l"utilité d"un composé comme médicament dans le domaine moins contrôlé du corps humain, d"autre part. A & N ont présenté des éléments de preuve de différents champs d"expertise sur ce point. C"est essentiellement cette position que A & N font valoir lorsqu"elles soutiennent que les inventeurs devaient faire une prédiction valable de l"utilisation de l"invention à la date alléguée de celle-ci.

[82]      Glaxo soutient que la doctrine de la prédiction valable ne s"applique pas au brevet en cause. Qui plus est, elle prétend qu"il n"est pas nécessaire de prédire l"utilité lorsque l"utilité revendiquée est ultérieurement prouvée. En définitive, il faudrait alors que la Cour invalide un brevet pour absence de tests, non pour inutilité.

[83]      Glaxo soutient que l"utilité peut se démontrer à n"importe quel moment. Elle prétend que le breveté n"a qu"à affirmer l"utilité, c"est-à-dire qu'il suffit que le brevet soit réalisé sous une forme définie et pratique. Elle plaide donc que la dernière date pour l"invention est le 6 février 1985. En outre, Glaxo plaide qu"il n"y a aucune preuve d"inutilité -- c"est même une invention pleine de mérite. Glaxo prétend donc que, à la date de l"invention, il suffit que celle-ci ait une utilité. Il n"est pas nécessaire de réaliser l"invention sous une forme pratique. De toute évidence, il existe donc une divergence considérable entre les parties en ce qui concerne la prétention d"utilité.

[84]      L"acte d"invention peut prendre des formes différentes selon les circonstances : Barrigar, Canadian Patent Act, Annotated, Canada Law Book (1989), p. 5. L"étendue de l"expertise nécessaire dans le domaine pharmaceutique, les subtiles différences entre la preuve théorique et la preuve clinique, et les préoccupations sous-jacentes de politique générale concernant le développement sûr et efficace des médicaments, tous ces facteurs contribuent à rendre hautement complexe la notion d"utilité dans le domaine pharmaceutique. Assurément, l"inventeur d"articles comme le trombone ou l"élastique n"aura pas à faire appel à une multitude de spécialistes, ni à mener des tests de laboratoire et cliniques intensifs pendant des mois ou des années pour revendiquer une invention utile au sens de l"art. 2 de la Loi. Ce qui est demandé à ces inventeurs se ramène à déduire et exposer par écrit des conclusions portant qu"une boucle de métal ou un élastique retiendra des feuilles de papier. Il est clair, au contraire, qu"on exigera plus dans le cas d"une invention consistant en une utilisation nouvelle d"un composé connu dans le domaine pharmaceutique. La question est donc : quelles sont les exigences de l"article 2 dans de telles circonstances?

[85]      La détermination de l"utilité d"une invention pour l"application de l"art. 2 est une question de fait, que la Cour tranche en fonction de personnes ayant les compétences techniques requises. Suivant le droit canadien des brevets, l"inventeur doit donner à son idée une forme définie et pratique pour que l"on puisse dire qu"il y a eu invention : Permutit Co. v. Borrowman , [1926] 4 D.L.R. 285 à la p. 287 (C.J.C.P.). L"inventeur pourra démontrer que son invention fonctionnera, ou l"aura réalisée sous une forme concrète et pratique, en la construisant, s"il s"agit d"un appareil, en utilisant le procédé ou en décrivant de façon détaillée comment elle est pratiquée : Ernest Scraggs & Sons Ltd. c. Leesona Corp. , précité. On ne peut protéger par brevet une découverte ou une simple idée : Comstock Canada c. Electec Ltd. (1991), 38 C.P.R. (3d) 29, à la p. 51 (C.F. 1re inst.). De même, une simple hypothèse qui n"a pas été testée ne sera pas brevetable : Farbwerke Hoechst A/G v. Commissioner of Patents , [1966] R.C.É. 91 à la p. 97. À cet égard, l"idée qui conduit à l"invention ne fait pas partie de l"invention : Reynolds v. Herbert Smith & Co. Ltd. (1903), 20 R.P.C. 123 à la p. 127.

Prédiction valable

[86]      La position d"A & N voulant que l"on doive appliquer la doctrine de la prédiction valable semble irrésistible à première vue. Toutefois, il n"est pas immédiatement évident qu"on doive l"appliquer. En fait, comme je l"ai indiqué, Glaxo prétend que la doctrine ne s"applique pas. Aussi, je commencerai par examiner l'opportunité de recourir à cette doctrine pour résoudre la question dans les circonstances.

[87]      La doctrine de la prédiction valable est apparue lorsque les inventeurs se sont mis à revendiquer, dans une invention, un grand nombre de composés dont seuls quelques-uns avaient été testés et dont l"utilité avait donc été prouvée. Les composés dont l"utilité n"avait pas été prouvée étaient assujettis à la règle de la prédiction valable, c"est-à-dire que les inventeurs devaient avoir un fondement suffisant leur permettant de prédire leur utilité devant une preuve contraire. D"où le principe que les revendications à l'égard des composés pour lesquels on ne pouvait pas faire de prédiction valable étaient invalides, et que l"invention était restreinte aux composés ou bien qui avaient été testés, ou bien pour lesquels on pouvait faire une prédiction valable.

[88]      L"une des premières affaires à l"origine de cette jurisprudence est l"affaire Olin Mathieson , précitée, dans laquelle le juge Graham de la Haute Cour de justice, Division de la Chancellerie, était saisi d"un brevet couvrant la substitution du radical -CF3 au radical -CL dans la chlorpromazine et plusieurs autres médicaments, dont quelques-uns seulement avaient été testés, c"est-à-dire que quelques-uns seulement des dérivés chimiques avaient été testés.

[89]      Les conclusions du juge Graham dans Olin Mathieson ont été citées dans l"arrêt Monsanto , précité, dont le juge Pigeon a souligné, à la p. 1115, la ressemblance frappante quant aux faits. Dans l'affaire Monsanto, trois des 126 espèces de composé (R'-S-R-S-R') avaient été testées et la Commission d"appel des brevets avait rejeté les revendications comme trop vastes et spéculatives au sens qu"elles dépassaient les limites de l"invention, avec le résultat que la divulgation ne soutenait pas des revendications portant sur un éventail aussi étendu de composés. Je cite ce long extrait de l"opinion du juge Pigeon dans Monsanto , aux pages 1115 et 1117 :

                 Traitant des " conclusions relatives à la prédiction ", le juge Graham a dit (aux pp. 192 et 193) :                 
                         [TRADUCTION] (1) La première chose à prendre en considération est l"interprétation de la revendication et si, comme en l"espèce, la revendication vise une vaste famille de substances chimiques comme telle, c"est d"abord en tenant compte de cette situation qu"il faut appliquer le critère. S"il est démontré que certaines substances comprises dans la revendication n"ont pas d"utilité, la revendication est fautive, à l"exception peut-être d"un cas de minimis où il n"y a que de rares exceptions, comme celui que le juge Maugham avait à l"esprit dans I.G. Farbenindustrie A.G.'s Patents (1930), 47 R.P.C. 289, à la p. 323, ligne 14, [...]                         
                 Je suis entièrement d"accord avec ces remarques. Quant au paragraphe 1, si la revendication n"a pas été jugée valide dans l"arrêt Société des usines chimiques Rhône-Poulenc c. Jules R. Gilbert Ltd., c"est à cause de l"inutilité de certaines des substances qu"elle visait. Il importe de noter que bien que les substances inutiles n"aient pas été testées, le véritable motif de la non-validité était qu"elles étaient inutiles, non qu"elles n"avaient pas été testées avant le dépôt de la demande de brevet. Quant au paragraphe 2, je trouve qu"il va dans le sens des remarques faites dans l"arrêt Burton Parsons c. Hewlett-Packard, de cette Cour, précité, (aux pp. 564 et 565). À la suite d"un troisième paragraphe qui n"est pas pertinent en l"espèce puisqu"il traite des licences obligatoires pour les brevets de médicaments, le juge Graham a dit (à la p. 193) :                 
                         [TRADUCTION] Où donc doit-on tracer la ligne entre une revendication qui va au-delà de l"objet et une qui coïncide avec lui? À mon avis, sir Lionel a correctement tracé cette ligne lorsqu"il a fort utilement déclaré, dans les termes cités plus haut, que cela dépend s"il est possible de faire une prédiction valable. S"il est possible pour le breveté de faire une prédiction valable et de formuler une revendication qui ne dépasse pas les limites à l"intérieur desquelles la prédiction demeure valable, il en a alors le droit. Bien sûr, en agissant ainsi il prend le risque qu"un défendeur soit en mesure de démontrer que sa prédiction n"est pas valable ou que certains corps compris dans les termes qu"il a utilisés sont inutiles ou anciens ou évidents ou qu"une promesse quelconque qu"il a faite dans son mémoire descriptif est fausse sous un aspect important; mais si, devant une contestation, il échappe à ce risque, sa revendication ne va pas au-delà de l"objet révélé par la divulgation, elle est honnêtement fondée sur celle-ci sous cet aspect et elle est valide.                         
                 Si j"ai cité de nouveau le passage cité par la Commission, c"est que je suis d"avis que la dernière phrase est importante parce qu"elle indique clairement ce que l"on entend par " prédiction valable ". Il ne peut s"agir d"une certitude puisqu"elle n"exclut pas tout risque qu"une partie du domaine visé puisse se révéler inutile. Le critère formulé par le juge Graham me paraît donc présenter seulement deux motifs possibles pour rejeter des revendications comme celles en litige.                 
                      1. Il y a preuve de l"inutilité d"une partie du domaine visé;                 
                      2. Ce n"est pas une prédiction valable.                 
                 À mon avis, la Commission n"a pas formulé de conclusion sur cette et elle ne disposait d"aucune preuve qui lui aurait permis de le faire.                 
                 Quant à la première question, il n"y a absolument aucun problème. On n"a pas prétendu qu"une seule des 126 substances visées était inutile.                 
                 Quant à la seconde question, la Commission ne me paraît pas avoir vraiment conclu que les revendications en litige ne comportaient pas de prédiction valable.                 

[90]      L"arrêt CIBA-GEIGY AG c. Commissaire des brevets (1982), 65 C.P.R. (2d) 73 (C.A.F.), constitue un autre arrêt important; le juge en chef Thurlow y a accueilli l"appel interjeté contre une décision du Commissaire des brevets au sujet de revendications portant sur une nouvelle catégorie d"amines, définie par une formule chimique complexe. Le Commissaire avait jugé les revendications spéculatives parce que l"inventeur n"avait pas exécuté tous les procédés (tests) décrits dans le mémoire descriptif à la date de la demande de brevet. Le Commissaire avait rejeté cinq des sept procédés dans les revendications de la demande de brevet. Le juge en chef Thurlow a suivi le raisonnement adopté dans l'arrêt Monsanto , précité.

[91]      Je note que les arrêts Monsanto et CIBA-GEIGY portaient sur des appels contre des décisions du Commissaire des brevets rejetant certaines revendications. Dans l"affaire Monsanto , il n"y pas eu de démonstration ultérieure d"utilité, mais les revendications ont été maintenues puisqu"il n"était pas allégué que l"une quelconque des 126 substances manquait d"utilité et la Commission n"a pas vraiment constaté qu"il n"y avait pas de fondement pour une prédiction valable. Dans l"affaire CIBA-GEIGY, il y a eu une démonstration d"utilité, c"est-à-dire du fait que les amines visées dans le mémoire descriptif pouvaient effectivement être produites au moyen des méthodes revendiquées, postérieurement au dépôt de la demande de brevet.

[92]      Il semble que, si l"on a fait appel à la doctrine de la prédiction valable dans les affaires citées, c"est pour établir un équilibre entre deux objectifs : d"une part, laisser aux inventeurs la possibilité de prétendre, à l"encontre d"une preuve contraire, que les composés dérivés non testés étaient utiles, d"autre part, faire échec aux tentatives de monopoliser un large éventail ou une famille complète de composés sur une base théorique ou spéculative. Je retiens que la raison pour laquelle les composés sont assujettis à la doctrine de la prédiction valable est affaire de test, non d"utilité. Dans la mesure où ils ne sont pas spéculatifs, les composés non testés sont valides, bien qu"on n"ait pas établi de façon concluante qu"ils étaient utiles au jour de la revendication. L"inventeur doit avoir au moins une base solide lui permettant de prédire que le composé est utile.

[93]      Dans quelques circonstances, il peut être impossible de faire une prédiction valable. Le juge en chef Thurlow a fait cette observation en l"appliquant particulièrement aux revendications du domaine pharmaceutique, dans l"arrêt CIBA-GEIGY AG c. Commissaire des brevets , précité, où il a dit à la p. 77 :

                 Il me semble que la prévisibilité d"un résultat donné soit essentiellement une question de fait, même si dans certains cas ce peut être une question de notoriété publique. En ce qui concerne les réactions chimiques, ce qui précède indique clairement que la connaissance qu"ont les chimistes de la prévisibilité des réactions chimiques a fait d"immenses progrès au cours des cinquante années qui ont suivi la décision Chipman Chemicals v. Fairview Chemicals Col Ltd., [1932] R.C.É. 107. Cependant, il ne faut pas confondre la prévisibilité des réactions chimiques et la prévisibilité des effets pharmacologiques et de l"utilité pharmacologique des nouvelles substances. Comparer avec les décisions C.H. Boehringer Sohn v. Bell-Craig Ltd. , [1962] R.C.É. 201 aux pp. 244 et 245, et Hoechst Pharmaceuticals v. Gilbert, [1965] 1 R.C.É. 710 à la p. 731, dans lesquelles il a été établi que les effets pharmacologiques ne peuvent en général être prévus et, lorsqu"ils sont prévisibles, ne le sont que dans une faible mesure.                 

Voir également Tennessee Eastman, précité, à la p. 207; Société-Rhône Poulenc c. Jules R. Gilbert Ltd. (1968), 55 C.P.R. 207, aux p. 235 à 237.

[94]      Ces préoccupations sous-jacentes sont en grande partie partagées par les experts d'A & N dans cette affaire. Par exemple, le Dr Micheal A. Parniak, dont je parlerai plus loin, a précisé ceci dans son témoignage :

                 [TRADUCTION] De nombreuses variables nous empêchent de prédire l'efficacité d'un composé en tant que produit thérapeutique clinique chez l'homme, à partir de données d'études in vitro sur des cellules non humaines. Par exemple, il est impossible de prédire les concentrations de médicament pouvant être atteintes dans le sang, étant donné qu'il existe des différences importantes entre les espèces pour ce qui concerne l'absorption (après administration par voie orale). De même, des espèces animales différentes ont des métabolismes hépatiques et des métabolismes des substances étrangères très différents; il est donc impossible de prédire les concentrations maximales de médicaments atteignables dans la circulation ainsi que le temps pendant lequel le médicament sera présent dans la circulation périphérique.                 

         [Non souligné dans l'original.]

[95]      Il importe donc de reconnaître la difficulté qu'il peut y avoir à faire des prédictions valables par rapport aux revendications pharmaceutiques. La jurisprudence semble mettre en évidence le fait que, dans le domaine pharmaceutique, les essais et l'observation pratique importent autant que la théorie. Dans ce domaine, on ne peut aisément faire de prédictions au plan théorique pour déterminer si une invention fonctionnera, à la différence de ce qui se produit lorsqu'on combine certaines substances chimiques pour créer un nouveau composé. L'accent est davantage mis sur l'expérimentation en laboratoire et dans la pratique clinique. Autrement dit, c'est autant en choisissant les méthodes appropriées pour vérifier correctement les propriétés du composé et en suivant les étapes d'un bon plan de recherche qu'un inventeur parvient, après avoir rassemblé les résultats de sa recherche, à établir de solides fondements lui permettant de revendiquer une invention.

[96]      A & N se fondent donc sur les arrêts Olin Mathieson et Monsanto, précités, pour invoquer la doctrine de la prédiction valable. Glaxo prétend par ailleurs, comme il a déjà été mentionné, que la doctrine de la prédiction valable s'applique uniquement aux revendications visant une grande classe ou famille de substances chimiques et reposant sur les groupes fonctionnels étroitement liés au principe actif : Olin Mathieson et Monsanto, précités. Selon Glaxo :

                 [TRADUCTION] ... si une seule revendication vise une grande classe de substances chimiques étroitement liées au principe actif découvert et qu'il est démontré que certaines substances chimiques visées par cette revendication n'agissent pas conformément aux indications, c'est-à-dire qu'elles s'avèrent n'avoir aucune utilité, la revendication est alors invalide. Cependant, si la revendication vise tous les composés d'une classe du fait de la découverte d'un ou plusieurs composés de cette classe, sur la base d'une prédictibilité valable et raisonnable, et qu'on ne découvre aucun composé inutile visé par la revendication, l'inventeur est en droit de faire la revendication, comme s'il était valable et raisonnable de prédire l'utilité de toutes les substances chimiques de la classe en cause, du fait d'avoir découvert l'utilité d'un seul ou de quelques-uns des composés avant la présentation de la demande de brevet.                 

Autrement dit, il faut faire la distinction entre l'absence d'utilité et l'absence d'essais.

[97]      De plus, Glaxo fait valoir que l'utilité peut être démontrée à n'importe quel moment. Elle prétend que le titulaire du brevet n'a qu'à affirmer l'utilité, c'est-à-dire qu'il suffit que le brevet soit réalisé sous une forme définie et pratique. De plus, il n'y a pas de preuve d'inutilité - c'est même une invention pleine de mérite. Glaxo prétend que, à la date alléguée de l'invention, il suffisait que l'invention ait une utilité. Rien ne l'obligeait à réaliser l'invention sous une forme pratique : Consolboard , précité, aux pages 521 à 527. Glaxo prétend en outre que l'innocuité et l'efficacité sont des critères réglementaires et non des normes applicables aux brevets.

[98]      Je suis d'accord avec Glaxo pour dire qu'il ne s'agit pas ici d'un cas où l'on fait des revendications concernant un grand nombre de composés non testés. Les revendications associées au brevet en cause sont toutes limitées à une formulation pharmaceutique ayant pour principe actif un seul composé, la 3'-azido-3'-désoxythymidine. Je traiterai plus loin dans ces motifs de l'argument selon lequel le nom 3'-azido-3'-désoxythymidine désigne plus d'un isomère et non pas seulement un composé chimique dans lequel le groupement azido est orienté vers le bas et ne comporte pas de groupement hydroxyle à la position 2'.

[99]      L"argument concernant l"utilité en l"absence de tests est examiné par le juge Pigeon dans l"arrêt Montsanto , précité, aux p. 1121 et 1122 :

                 À mon avis, le commissaire ne peut refuser un brevet parce qu"un inventeur n"en a pas testé et prouvé complètement tous les usages revendiqués. C"est ce qu"il a fait ici en refusant d"accueillir les revendications 9 et 16 dans la mesure où elles vont au-delà de ce qui a été testé et prouvé avant le dépôt de la demande. Si les inventeurs ont revendiqué plus que ce qu"ils ont inventé et inclus des substances dépourvues d"utilité, leurs revendications pourront être contestées. Mais pour que cette contestation réussisse, elle devra s"appuyer sur une preuve d"inutilité. Pour l"instant, une telle preuve n"existe pas et il n"y a aucune preuve que la prédiction d"utilité pour chaque composé mentionné n"est pas valable et raisonnable.                 

Voir également Rhône-Poulenc, précité, où le véritable motif de la non-validité n"était pas l'absence de tests avant le dépôt, mais plutôt l"inutilité. Aussi, c"est à tort qu"on invoque la doctrine de la prédiction valable lorsque la véritable cause d"invalidité est non pas l"inutilité, mais l"insuffisance des tests. De plus, la contestation d"une revendication trop large ou spéculative pose la question des essais ou de l"expérimentation à venir, non de l"utilité.

[100]      En l"espèce, l"utilité alléguée a été établie de manière concluante, à tout le moins en ce qui concerne le HIV-1, postérieurement à la date alléguée de l"invention. Il demeure l"un des principaux médicaments pour le traitement du SIDA/VIH. Donc, même si les tests ont eu lieu postérieurement à la date alléguée de l"invention, il appert qu"il n"existe pas de preuve d"inutilité.

[101]      Dans l'arrêt CIBA-GEIGY, précité, le juge en chef Thurlow a fait remarquer que, même si les méthodes n"avaient pas été réalisées ou mises à l"essai avant le dépôt de la demande de brevet, la Cour ne voyait aucun obstacle à ce que l"utilité soit établie ultérieurement. En effet, il a écrit aux p. 76 et 77 :

                 Dans ce contexte, l"emploi du mot " possible " par l"auteur ne me paraît pas appuyer l"idée que son affirmation était spéculative. Mais même si on suppose que les réactions ou les méthodes identifiées par les lettres (c) à (g) inclusivement n"avaient pas été effectivement réalisées ou mises à l"essai avant le dépôt de la demande, la commission semble avoir été convaincue par les exemples soumis par la suite et avoir conclu que les amines que mentionne le mémoire descriptif peuvent effectivement être produites par l"application des procédés aux substances indiquées. Il me paraît s"ensuivre que si ce qu"indique le mémoire descriptif de brevet était une simple spéculation ou une prédiction, il faut conclure, une fois que la spéculation ou la prédiction ont été confirmées, qu"elles étaient bien fondées au moment où elles ont été faites. Même au moment où elles ont été faites, il est probable qu"elles aient pu être considérées comme bien fondées.                 

[102]      Je conviens avec Glaxo que l"arrêt CIBA-GEIGY donne à penser qu"une démonstration ultérieure de l"utilité alléguée n"est pas fatale. En l"espèce, la contestation de validité intervient longtemps après la délivrance du brevet et l"utilité de l"invention est indiscutable. Dans l"affaire CIBA-GEIGY , il n"y avait pas de preuve de l"utilité au moment de la demande, c"est-à-dire qu"il n"y avait pas de preuve présentée au Commissaire. Si l"utilité était spéculative au moment du dépôt, elle a cessé de l"être par la suite. En d"autres termes, il y avait une invention pour deux des sept procédés.

[103]      Cependant, je ne puis souscrire à la position de Glaxo qu"il suffit en l'espèce que l"invention soit réalisée sous une forme concrète et pratique, c"est-à-dire consignée par écrit. Cela ne tiendrait pas compte des considérations particulières appliquées aux médicaments dans la jurisprudence, comme dans l"arrêt Monsanto , précité, encore que cet arrêt ne porte pas sur un brevet pharmaceutique. De plus, l"arrêt CIBA-GEIGY , précité, fait ressortir que les médicaments font intervenir un processus de détermination d"utilité à la fois plus complexe et plus imprévisible, et qu"ils doivent en fin de compte être administrés à des êtres humains. Toutefois, cela n"implique pas nécessairement que les inventions pharmaceutiques doivent satisfaire aux exigences réglementaires pour être brevetables et qu"elles devraient ainsi être presque commercialisables pour que l"on puisse prétendre à l'utilité au sens de l'art. 2 de la Loi.

[104]      En d"autres termes, contrairement au ministre de la Santé, mon appréciation ne repose pas sur la question de savoir si le médicament tel qu"il est formulé a été suffisamment testé pour qu"on puisse l"administrer sans danger et efficacement à des êtres humains. Je dois plutôt décider si un inventeur peut revendiquer une invention qui a une utilité, donnant ainsi à la société une juste contrepartie pour le brevet. Cependant, A & N plaident que le critère de l"utilité applicable à l"invention pharmaceutique se définit par l"innocuité et l"efficacité. Au cours du procès, l"avocat d"A & N a même plaidé :

                 [TRADUCTION] ... lorsque l"invention revendiquée dans un brevet vise un médicament, contenant un composé, qui doit servir au traitement, cela doit nécessairement se faire dans le respect des limites d"innocuité qu"on voudra bien définir et dans le respect des limites d"efficacité. Il se peut qu"on ne s"entende pas sur l"innocuité ou l"efficacité de quelque chose. Mais, en ce qui touche la question de fond, oui, sans conteste, une invention visant un médicament destiné au traitement doit nécessairement comporter innocuité et efficacité, sans quoi il n"y a pas d"invention du tout.                 

[105]      Pour vendre un médicament au Canada, le fabricant doit déposer auprès du ministre une présentation de drogue nouvelle. Le paragraphe C.08.002(2) du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870, dispose notamment :

                 La présentation de drogue nouvelle doit contenir suffisamment de renseignements et de matériel pour permettre au ministre d"évaluer l"innocuité et l"efficacité de la drogue nouvelle [...]                 

Ainsi, les deux critères proposés par A & N, " l"innocuité et l"efficacité ", doivent être appréciés par le ministre. À mon avis, ces exigences sont excessives lorsqu"il s"agit de la brevetabilité des médicaments et elles créent une norme trop élevée pour le brevet. En vérité, quel serait l"effet d"une telle norme sur la recherche sur les médicaments?

[106]      En l"espèce, je relève que, selon la preuve, l"invention portant sur l"utilisation de l"AZT dans le traitement du SIDA, loin de faire obstacle à la recherche et au développement, semble les avoir stimulés. En fait, les Drs Mitsuya et Broder, dont nous reparlerons plus loin, ont tous deux été en mesure de breveter des médicaments (DDC et DDI) qu"ils ont découverts dans le cadre de leurs travaux sur l"AZT.

[107]      Je dois donc conclure, pour les motifs qui précèdent, que la doctrine de la prédiction valable ne s"applique pas en l"espèce et que, partant, elle ne permet pas de décider si les revendications vont au-delà de ce qui a été inventé à la date alléguée de l"invention.

Les revendications débordent-elles l"invention au 6 février 1985?

[108]      Dans l"arrêt Monsanto , précité, la Cour suprême s"est appuyée sur la décision Olin Mathieson , précitée, dans laquelle le juge Graham a écrit à la p. 195 :

                 [TRADUCTION]      ... Ils ne disent ni ne promettent cela dans le mémoire descriptif; leur promesse est plus modeste, à savoir que les composés sont actifs thérapeutiquement. Mais s"il est vrai, et il semble que ce soit le cas d"après les travaux comme ceux de Sexton et de Robson & Stacey postérieurement à la date du brevet, qu"on obtient un tel accroissement d"activité par le moyen de la substitution du -CF3 , il est alors manifeste que les demandeurs ont effectivement " contribué considérablement au bagage commun des connaissances utiles " par leur invention, même si l"on peut dire que la promesse contenue dans le mémoire descriptif, prise à la lettre, ne garantit rien de plus que l"activité thérapeutique dont on dit qu"elle est la caractéristique de tous les phénothiazines. À mon avis, c"est ce que le breveté a effectivement réalisé et non ce qu"il a promis (à condition, bien sûr, que sa promesse ne soit pas fausse) qui importe du point de vue de la considération et de l"objet par rapport au mérite inventif.                 

         [Je souligne.]

[109]      Par conséquent, la Cour doit se concentrer sur ce que les inventeurs ont réalisé à la date alléguée de l"invention. Quel est alors le niveau minimal d"utilité qui doit être divulgué dans la demande de brevet portant un composé que l"on prétend utile in vivo ? Y avait-il une preuve suffisante de l"utilité du composé pour cette activité pharmacologique particulière avant la date de dépôt au Royaume-Uni? Qu'aurait-il fallu, en plus de la compétence ordinaire, pour démontrer que l"AZT possède l"utilité particulière in vivo , c"est-à-dire en plus de la recherche approfondie, de l"esprit inventif ou de l"expérimentation trop poussée? Que fallait-il pour résoudre les questions complexes reliées à l"utilisation de l"AZT pour cette activité pharmacologique particulière?

[110]      Je dois maintenant examiner si, à la date alléguée de l"invention, le 6 février 1985, le breveté est allé au-delà de l"invention qu"il avait faite. En deuxième lieu, si nécessaire, j"examinerai si, à cette date, le breveté est allé au-delà de l"invention décrite dans le mémoire descriptif. En outre, s"il y a une invention à une date ultérieure, j"examinerai si le breveté est allé au-delà de l"invention décrite dans le mémoire descriptif.

[111]      Glaxo avait une grande expérience du développement de médicaments antiviraux. Le principal médicament du genre qu'elle avait mis au point était l'acyclovir, utilisé pour traiter différentes infections virales de type herpès. Chacun des cinq chercheurs nommés à titre d'inventeurs dans le brevet a apporté sa propre expertise à la mise au point d'un médicament pour le traitement et la prophylaxie de l'infection à VIH.

[112]      Le Dr David Barry était chef du département de virologie et professeur adjoint de médecine à l'Université Duke. En tant que médecin, il avait une certaine expérience du VIH et des infections opportunistes qui y sont associées. Le Dr Furman était un virologiste de formation, ayant un doctorat en virologie, et c'est lui qui avait mis sur pied le laboratoire de virologie chez Glaxo. Il avait participé activement au développement de l'acyclovir et, en 1983, il est entré au département de virologie dirigé par le Dr Barry. Le Dr Lehrman était médecin et elle était récemment passée de l'Université Duke à la société Glaxo. Elle avait une expertise particulière en infectiologie et en pédiatrie. Madame St. Clair avait travaillé pour le Dr Furman et elle avait participé à certaines recherches sur les rétrovirus dans le cadre de ses études et de sa formation. Le Dr Rideout était une spécialiste en chimie organique chez Glaxo, qui avait fait énormément de travail sur les analogues nucléosidiques. Elle coordonnait diverses études mettant en cause le composé 509U81 (AZT) et c'est elle qui a proposé de soumettre l'AZT à des essais de sélection.

[113]      Au 6 février 1985, les inventeurs allégués de Glaxo avaient terminé deux séries de tests sur les composés dans le cadre d'un essai de sélection interne. Marty St. Clair a témoigné sur la nature de cet essai. Elle l'a décrit comme étant une " épreuve de réduction des plages " qui était bien connue de l'équipe de Glaxo et avait déjà été utilisée par cette société dans le passé. Deux épreuves différentes ont été utilisées. L'une portait sur des cellules murines (de souris) et sur le virus de la leucémie de Friend (VLF), un type de rétrovirus murin. L'autre portait sur des cellules murines et sur le virus du sarcome Harvey (HaSV), également un rétrovirus animal qui s'attaque à la souris.

[114]      Madame St. Clair a indiqué qu'il y avait deux raisons pour lesquelles on avait utilisé ce type d'essai de sélection. L'équipe voulait une méthode hautement quantitative. Les épreuves de réduction des plages font appel à une technique qui permet une quantification directe du nombre des cellules affectées par le virus dans le tube d'essai. En bref, le nombre de " plages " visibles dans les tubes représentait le nombre de cellules infectées par le virus. L'équipe recherchait également une épreuve qui lui permettrait de cibler certains stades du cycle de la réplication rétrovirale. À cette fin, elle a mis au point une épreuve d'infection aiguë qui consistait à ajouter le virus à peu près au même moment que le composé, plutôt que d'utiliser des cellules porteuses d'une infection chronique par le virus.

[115]      Les premiers résultats des épreuves auxquelles on a soumis le composé 3'-azido-3'-désoxythymidine ont été reçus le 16 novembre 1984. Le composé avait été testé au moyen de l'épreuve de réduction des plages utilisant le virus de la leucémie de Friend comme cible rétrovirale. Madame St. Clair a décrit les résultats comme étant inhabituels, étant donné que le composé avait apparemment inhibé totalement le virus, ce qui se manifestait par l'absence de plages dans les tubes d'essai. Madame St. Clair a témoigné que les résultats étaient si étonnants qu'elle avait d'abord cru avoir oublié d'ajouter le virus dans les tubes d'essai. En fin de compte, on a décidé de retester le composé en utilisant un virus différent, le virus du sarcome Harvey, pour confirmer les résultats de la première épreuve.

[116]      Les chercheurs ont pris connaissance des résultats de la seconde épreuve le 2 décembre 1984. On avait utilisé pour celle-ci de plus faibles concentrations du composé. Madame St. Clair a décrit ces résultats comme étant également très bons, le virus ayant presque complètement été inhibé. Plusieurs des inventeurs allégués ont témoigné que c'est à cette étape qu'ils ont cru avoir découvert un traitement contre le VIH. J'ajouterais qu'aucun des inventeurs n'a témoigné qu'il avait cru à ce moment-là avoir découvert un composé pouvant être utilisé pour la prophylaxie du SIDA ou pour le traitement ou la prophylaxie de toutes les infections rétrovirales humaines.

[117]      Après avoir pris connaissance de ces résultats, les scientifiques de Glaxo ont commencé à rassembler l'information disponible sur ce médicament dans les archives de la société. On avait précédemment tenté de développer le composé comme forme de traitement antibactérien pour l'homme, mais les travaux avaient été abandonnés. Toute l'information disponible a été réunie dans ce que l'on désigne comme étant le premier rapport " Wise-Burchall ", daté du 12 décembre 1984. Ce rapport renfermait des renseignements concernant la toxicité et la pharmacocinétique chez le rat, la souris, le porc, le poulet et le veau.

[118]      Glaxo prétend que le rapport Wise-Burchall est exhaustif, même si ses auteurs le décrivent comme étant un document de travail. Dans le sommaire, on indique que le composé présentait une faible toxicité dans une étude de deux semaines sur des rats et que le médicament était métabolisé chez divers animaux, plus particulièrement le rat, le porc, le poulet, le mouton et le veau. On précise toutefois dans le rapport que le médicament était peu métabolisé dans les cellules de mammifères, ce qui produisait de faibles concentrations de triphosphate. On y mentionne également que les bactéries développaient une certaine résistance au médicament. Enfin, on fournit certains renseignements concernant le mécanisme d'action du médicament en tant qu'antibactérien. On croyait à l'époque que l'AZT agissait en arrêtant l'élongation de la chaîne; certains tests avaient été effectués sur l'alpha-ADN polymérase de la cellule humaine HeLa et ils avaient déterminé que le médicament avait peu d'effet sur cette enzyme, ce qui réduisait les risques de toxicité pour la cellule hôte.

[119]      Après l'avoir soumis elle-même à des tests, Glaxo a envoyé le composé à des laboratoires de l'extérieur pour qu'ils procèdent à un essai de sélection. Dans chaque cas, le composé portait un numéro de code, et les chercheurs en ignoraient l'identité et la structure chimique. Le composé était expédié avec certaines instructions concernant les tests. En général, l'information était communiquée par le Dr Lehrman, et elle renfermait des précisions sur l'entreposage du composé, sur les méthodes de dilution et sur les concentrations proposées pour les tests.

[120]      Le composé a d'abord été envoyé au Dr Quinnan de la Food and Drug Administration, le 28 novembre 1984. Le Dr Quinnan n'a pas témoigné au procès, et les seules mentions de ses résultats se trouvaient dans un très bref compte rendu de deux conversations téléphoniques avec le Dr Lehrman. À mon avis, les notes concernant ces résultats sont insuffisantes pour permettre à la Cour d'exprimer une opinion valable. J'accorde peu de poids aux preuves présentées au procès relativement aux résultats du Dr Quinnan. De plus, on disposait de peu d'information concernant les types d'essais, les épreuves et les méthodes employés par le Dr Quinnan.

[121]      Le composé a ensuite été envoyé à l'Université Duke et au Sloan Kettering Institute, le 4 décembre 1984. Le Dr Weinhold, un des chercheurs de l'Université Duke, a témoigné qu'il avait utilisé une lignée cellulaire porteuse d'une d'infection chronique pour tester les composés. Il a précisé que les premiers résultats avaient révélé une augmentation de l'activité de la transcriptase inverse et que, par conséquent, il aurait conclu à partir de ces résultats que le composé n'avait aucun effet. Le Dr Lehrman a contesté cette interprétation des résultats. Elle a témoigné que ceux-ci révélaient un effet positif du composé. Compte tenu de la preuve présentée à ce procès au sujet des lignées cellulaires porteuses d'une infection chronique, j'accepte le témoignage du Dr Weinhold concernant l'interprétation de ces résultats. Pendant cette période, alors que le Dr Weinhold testait aussi un virus purifié pour déterminer l'effet de composés sur les transcriptases inverses, l'Université Duke a introduit une troisième épreuve qui mettait en cause une infection cellulaire exogène dans une lignée de lymphocytes de sang périphérique. Cependant, les premiers résultats de ces épreuves semblent n'avoir été présentés que le 18 mars 1985. Au 6 février 1985, les seuls résultats obtenus de l'Université Duke auraient donc été ceux des essais effectués sur une lignée cellulaire déjà infectée.

[122]      Les tests effectués par le Dr Hardy du Sloan Kettering Institute portaient sur le virus de la leucémie féline, qui s'attaque au chat. Il n'a pas été clairement établi à quel moment ces résultats ont été reçus du Dr Hardy; quoi qu'il en soit, Glaxo ne considère pas qu'ils aient été nécessaires à l'invention.

[123]      Le 5 décembre 1984, les cinq chercheurs de Glaxo se sont réunis pour discuter de la situation entourant l'AZT. Ils ont examiné plus à fond les questions de la recherche en cours sur le médicament et du développement du composé sous forme de médicament anti-VIH. Ils ont convenu que le Dr Broder était le mieux placé pour effectuer les essais cliniques de phase I, compte tenu de sa position aux NIH et de son accès direct à des patients. Le Dr Rideout écrivait dans une note, après la réunion : [TRADUCTION] " Sur le plan éthique, les médecins de BW ne pourront taire l'activité d'un tel composé bien longtemps. "

[124]      Les inventeurs ont toujours maintenu que, après l'étape des essais in vitro chez Glaxo et la compilation des données toxicologiques et pharmacocinétiques existant sur le composé, ils en étaient venus à croire que l'AZT constituerait un médicament efficace contre le VIH. En effet, le 3 décembre 1984, le Dr Rideout a laissé savoir à un représentant du service des brevets de Glaxo qu'il y avait en préparation un médicament donnant de bons résultats et que [TRADUCTION] " Si tout va bien, nous devrions demander un brevet le plus tôt possible. "

[125]      À la suite de ces réunions, chacun des inventeurs a rencontré un représentant du service des brevets. Une demande de brevet visant l'activité antivirale a été ébauchée le 6 février 1985. Diverses modifications y ont été apportées, et la demande de brevet a été présentée pour la première fois au Royaume-Uni le 16 mars 1985.

[126]      Le 4 février 1985, le composé non identifié " s " (l'AZT) a été envoyé au Dr Broder des NIH pour être mis à l'essai. À l'époque, les Drs Broder et Mitsuya effectuaient des essais en se servant de la lignée cellulaire ATH8 qu'ils avaient développée et ont subséquemment fait breveter. Leurs essais consistaient à utiliser le VIH dans une lignée de lymphocytes T4 humains immortalisés et clonés. À la date alléguée de l'invention, les résultats des tests du Dr Mitsuya n'avaient pas encore été communiqués à Glaxo. Ils ne l'ont été que le 21 février 1985.

[127]      Glaxo prétend que les cinq inventeurs ont conçu l'idée d'utiliser l'AZT pour le traitement ou la prophylaxie du VIH au plus tard le 6 février 1985. Selon son argumentation, la formation de cette idée, ajoutée à sa description dans l'ébauche de la demande de brevet, suffisait pour constituer une invention au sens de la Loi. Toujours selon son argumentation, tout travail expérimental postérieur au 6 février 1985 ne servait qu'à confirmer l'invention déjà réalisée et à recueillir les données nécessaires pour se conformer à la réglementation et effectuer les essais cliniques.

[128]      A & N font valoir qu'au 6 février 1985 Glaxo ne disposait pas de suffisamment d'information pour prédire que l'AZT serait un produit thérapeutique efficace chez l'homme. Elles font également valoir que, dans de nombreuses déclarations publiques et internes, les inventeurs ont reconnu qu'un essai sur un virus murin n'était pas une façon valable de prédire l'activité du composé contre le VIH. Par exemple, le 27 janvier 1987, le Dr Barry aurait affirmé ceci : [TRADUCTION] " ... nous ne voulons pas non plus indiquer que les tests de sensibilité effectués sur le virus de la leucémie de Friend permettent de quelque manière de prédire la sensibilité du VIH. Nous avons produit une grande quantité de données pour montrer que leur potentiel prédictif est extrêmement limité. " Le Dr Barry avait fait avant cela des déclarations concernant la prédiction dans un contexte d'évidence. Dans la présente instance, cependant, il a essayé de nuancer ses affirmations antérieures en précisant que les résultats de tests sur des virus murins n'étaient peut-être pas prédictifs au sens scientifique mais qu'ils l'étaient au sens courant.

[129]      Revendiquait-on plus, sur le plan de l'utilité, que ce que l'on avait inventé au 6 février 1985? À la date alléguée de l'invention, soit le 6 février 1985, on n'avait testé l'activité antivirale ni chez des animaux ni chez l'homme. À cette date, les inventeurs disposaient de l'information suivante : deux ensembles de résultats provenant d'essais in vitro du composé dans une lignée cellulaire murine avec un rétrovirus murin; quelques résultats de l'Université Duke provenant d'essais effectués sur une lignée cellulaire porteuse d'une infection chronique; des résultats d'essais effectués par le Dr Hardy du Sloan Kettering Institute, qui a utilisé le virus de la leucémie féline; certains résultats communiqués verbalement par le Dr Quinnan de la FDA; et quelques renseignements concernant le profil toxicologique et pharmacocinétique du médicament, recueillis dans le cadre de travaux menés précédemment en vue de développer l'AZT pour des usages antibactériens (rapport Wise-Burchall no 1).

[130]      Les experts d'A & N ont fait porter une bonne partie de leurs témoignages sur la question de la prédiction ainsi que sur le travail de laboratoire et le travail clinique nécessaires pour obtenir des résultats qui constituent un fondement suffisant pour conclure que l'AZT a une utilité en tant que médicament. Bien que j'aie conclu à la non-application de la doctrine de la prédiction valable en l'espèce, les témoignages de ces experts sont pertinents par rapport à plusieurs autres points en cause. Les experts en question sont les Drs Parniak, Hughes et Fan. Ce sont des spécialistes en chimie bio-organique, en virologie et en rétrovirologie. En résumé, ils ont témoigné qu'en 1984 et 1985 (et encore aujourd'hui), un virologiste ou un rétrovirologiste n'aurait pas considéré l'activité in vitro d'un inhibiteur de transcriptase inverse contre un rétrovirus murin dans une cellule murine comme étant un fondement valable ou raisonnable pour prédire l'activité in vitro ou in vivo d'un inhibiteur de transcriptase inverse contre un rétrovirus humain dans une lignée cellulaire humaine ou dans l'organisme humain respectivement.

[131]      Le Dr Parniak était qualifié en tant qu'expert en biochimie et en virologie, et il était plus particulièrement spécialiste des structures et fonctions des protéines et des enzymes. Depuis 1989, ses recherches ont porté principalement sur le VIH-1 - plus particulièrement sur la transcriptase inverse et sur le développement et l'analyse de nouveaux composés anti-VIH-1.

[132]      Le Dr Hughes a témoigné en tant que rétrovirologiste. De 1979 à 1987, il a fait des recherches sur la réplication rétrovirale, le développement de vecteurs rétroviraux et les techniques de clonage. En 1987, il a entrepris une recherche sur la structure et la fonction de la transcriptase inverse et il s'est consacré principalement à la transcriptase inverse du VIH-1.

[133]      Le Dr Fan est un expert en rétrovirologie et en pathogénèse rétrovirale. Il a travaillé avec le Dr Baltimore, qui a initialement découvert la transcriptase inverse dans le virus de la leucémie murine (MLV), un rétrovirus. Jusqu'en 1973, il a continué de travailler avec le Dr Baltimore à des recherches sur la biologie moléculaire du MLV. De 1981 à aujourd'hui, il a poursuivi ses recherches sur le MLV et s'est concentré sur le processus par lequel le M-MLV provoque la maladie chez l'animal infecté. Il a également effectué des recherches sur le HTLV-I, le HTLV-II et le VIH-1.

[134]      Les trois experts ont témoigné avec franchise et crédibilité. Ils sont tous réputés dans leurs domaines respectifs et ils n'ont ménagé aucun effort pour aider la Cour à comprendre les notions de virologie et de biologie associées au SIDA. Bien que les notions scientifiques en cause aient été extrêmement complexes et souvent difficiles à comprendre et à assimiler, les trois experts se sont montrés objectifs et neutres, et ils ont fait preuve d'une très grande intégrité intellectuelle.

[135]      Le Dr Parniak a exposé les étapes habituelles du développement d'un produit thérapeutique clinique destiné à combattre un agent infectieux :

                 [TRADUCTION] a)      identifier l'agent infectieux;                 
                 b)      effectuer des essais de sélection en vue de déterminer l'efficacité de différents composés contre l'agent infectieux;                 
                 c)      évaluer la toxicité, pour la cellule ou les tissus hôtes, des composés jugés efficaces;                 
                 d)      effectuer des études sur des animaux en vue d'évaluer in vivo la biodisponibilité ainsi que les profils pharmacocinétique et toxicologique des composés sélectionnés pour leur activité contre l'agent infectieux;                 
                 e)      réaliser les essais cliniques de phase I chez l'homme, en vue de déterminer la posologie appropriée et les effets secondaires possibles des composés;                 
                 f)      effectuer d'autres essais cliniques à grande échelle (phases II et III) en vue de recueillir des données cliniques statistiquement significatives, particulièrement en ce qui concerne l'efficacité contre l'agent infectieux.                 

[136]      Le Dr Parniak a ensuite indiqué les raisons pour lesquelles les inventeurs devaient, dans ce cas, avoir franchi toutes les étapes énumérées ci-dessus avant la date de l'invention pour disposer d'un fondement valable sur lequel s'appuyer pour prédire l'utilité thérapeutique de l'AZT. Il a plus particulièrement fait remarquer que les tests sur les animaux étaient insuffisants pour les raisons suivantes :

                 [TRADUCTION] Certaines enzymes sont très strictes en ce qui concerne la structure du substrat. Une modification qui n'est pas naturelle, telle que la présence d'un groupement azido en position 3' et/ou d'un groupement OH en position 3', risque d'empêcher les kinases cellulaires de convertir le ddN en triphosphate en quantité suffisante pour qu'il puisse efficacement bloquer l'élaboration de la chaîne. On savait que ces facteurs variaient d'une espèce à l'autre et, en fait, d'un type de cellule à l'autre dans une même espèce. Par conséquent, l'activité antivirale d'un ddN, tel que l'AZT, dans un type de cellule ne constituerait pas un fondement scientifique raisonnable pour prédire l'activité antivirale de ce même composé dans un autre type de cellule.                 

[137]      Le Dr Parniak a également fourni les exemples cités plus haut au sujet de l'efficacité chez l'homme, c'est-à-dire les exemples illustrant qu'il est impossible de prédire les concentrations du médicament atteignables dans le sang, étant donné qu'il y a des différences importantes dans l'absorption d'un médicament entre les espèces et que les différentes espèces ont des métabolismes hépatiques (foie) très différents, ce qui fait que les tests sur des animaux ne constituent pas un fondement suffisant pour faire des prédictions concernant les humains.

[138]      Le Dr Parniak en est arrivé à la conclusion suivante :

                 [TRADUCTION] Il est donc impossible de déterminer la posologie qui convient pour quelque produit thérapeutique que ce soit en se fondant sur des études in vitro portant uniquement sur des espèces animales non ciblées. Pour déterminer si un inhibiteur identifié dans le cadre d'études in vitro ou d'études in vivo sur des animaux convient pour des usages thérapeutiques chez l'homme, il faut effectuer des essais de phase I ou plus chez l'homme.                 

[139]      Le Dr Hughes a lui aussi présenté des observations sur les données expérimentales qu'il aurait fallu, selon lui, recueillir pour disposer de fondements raisonnables sur lesquels s'appuyer pour prédire qu'un produit thérapeutique pouvait constituer un traitement efficace contre le VIH-1 chez l'homme. Il a énuméré les questions que devrait se poser un chercheur :

                 [TRADUCTION]      1.      Le médicament bloque-t-il la croissance de l'agent pathogène?                 
                      2.      Le médicament est-il nocif pour l'hôte?                 
                      3.      Des tests d'une durée à peu près équivalente à la durée anticipée du traitement ont-ils été effectués?                 
                      4.      Si le mécanisme d'action du médicament est connu ou prévisible, présente-t-il un danger pour l'hôte?                 
                      5.      Des tests raisonnables ont-ils été effectués pour garantir que ces effets toxiques prévisibles demeureront minimaux?                 

[140]      L'expert de Glaxo, le Dr Shannon, virologiste, a fourni un témoignage quelque peu différent. Il participe depuis de nombreuses années à des recherches sur des composés antiviraux et, de 1975 à 1986, il a été chef de la division de la microbiologie et de la virologie au Southern Research Institute. Il a poursuivi des recherches dans ce domaine jusqu'en 1989. Le Dr Shannon s'est vu confier une énorme responsabilité, soit de répondre aux avis présentés par les Drs Parniak, Hughes et Fan. Même s'il était manifestement crédible et très bien informé, l'énormité de la tâche qui lui était confiée est devenue assez évidente pendant le procès. Il avait de la difficulté à distinguer les opinions des faits. De plus, son témoignage s'apparentait souvent plus à une plaidoirie en faveur de Glaxo qu'à l'opinion désintéressée d'un expert dont le rôle est d'aider la Cour. Même si les experts ont souvent de la difficulté à demeurer neutres, ils doivent absolument demeurer objectifs. Un expert devrait à tout le moins n'avoir aucun intérêt dans l'issue du procès. Par ailleurs, le Dr Shannon était, parmi tous les experts, celui qui avait participé le plus activement aux recherches sur les antiviraux depuis les années 70 et particulièrement au début des années 80 alors qu'on cherchait un traitement contre le SIDA. Les experts des demanderesses n'ont pas participé activement aux recherches sur le SIDA pendant la période de 1984-1985. À cet égard, la Cour doit aussi être attentive aux avis d'experts hautement qualifiés qui sont en mesure de lui signaler a posteriori, et de manière très compétente, que ce qui a été accompli n'était pas fondé sur de solides principes ou méthodes scientifiques.

[141]      Dans ses contre-affidavits, le Dr Shannon a généralement adopté pour point de vue, à l'encontre de l'opinion des experts d'A & N, que :

     (i)      les rétrovirus murins constituent de bons prédicteurs pour les médicaments anti-VIH;
     (ii)      les structures des sites actifs du MLV et de la transcriptase inverse du VIH sont très similaires;
     (iii)      l'activité contre deux transcriptases inverses murines dans un système cellulaire porteur d'une infection exogène confirmait l'activité antirétrovirale de l'AZT.

[142]      Toutefois, l'essentiel de sa position est également révélé par le point de vue qu'il exprime sur des questions de fait et de droit en jeu dans la présente affaire :

         [TRADUCTION]
                 3.      Ma longue expérience de la recherche et du développement de médicaments me permet d'affirmer que la question de savoir si d'autres chercheurs pensent ou non qu'il y avait des fondements sur lesquels s'appuyer pour prédire qu'un composé pouvait être utilisé pour traiter une quelconque affection - en l'occurrence que la 3'-azido-3'-désoxythymidine pouvait être utilisée pour traiter des infections rétrovirales humaines - est essentiellement sans rapport avec la question de la conception. Le fait est qu'en décembre 1984, les scientifiques de Burroughs Wellcome ont conçu l'idée que la 3'-azido-3'-désoxythymidine pouvait être utilisée pour traiter des infections rétrovirales humaines, dont l'infection à VIH, et ils avaient raison. L'information sur l'activité et la sélectivité antivirales ainsi que les données pharmacologiques et toxicologiques dont ils disposaient à l'époque étaient des fondements amplement suffisants pour concevoir et croire que la 3'-azido-3'-désoxythimidine pouvait ainsi être utilisée.                 
                 4.      De plus, ayant participé à des procédures parallèles devant la Cour de district fédérale des États-Unis, devant le juge Malcolm Howard, lors du procès qui s'est tenu à New Bern en Caroline du Nord, je crois comprendre que la prédictibilité n'a rien à voir avec la qualité d'inventeur. Vous trouverez jointe à mon affidavit une copie du jugement rendu dans cette affaire (pièce 1).                 

         [Non souligné dans l'original.]

[143]      Le Dr Shannon a énuméré quatre conditions qui doivent être remplies pour qu'un médicament soit jugé efficace contre une maladie virale : il doit présenter une grande activité antivirale à de faibles concentrations, il doit inhiber une fonction propre à un virus, il doit présenter une sélectivité antivirale et il doit produire un important effet antiviral à des concentrations ou doses qui n'ont d'effet néfaste ni sur les cellules hôtes ni sur les patients.

[144]      Les parties n'ont pas vraiment contesté que tous les médicaments ont des propriétés biochimiques et pharmacocinétiques particulières et que la connaissance de ces propriétés aide à comprendre le comportement d'un médicament dans l'organisme.

[145]      Les experts ont convenu qu'un élément commun à tous les rétrovirus est l'enzyme transcriptase inverse, qui se situe toujours dans le gène pol. Ils se sont entendus sur le fait que tous les rétrovirus présentent d'autres éléments communs, tels que leur cycle de vie, et que tous les rétrovirus capables de réplication ont en commun les gènes gag, pol et env. Ils ont également convenu qu'à l'époque le VIH-1 était considéré plus proche d'un lentivirus que d'un oncovirus, tel que le MLV. Ils ont convenu enfin que la transcriptase inverse du MLV préfère le manganèse alors que celle du VIH préfère le magnésium.

[146]      Le Dr Hughes a témoigné qu'il était connu que le génome du VIH-1 est plus gros que la plupart des génomes rétroviraux. Lui et le Dr Parniak se sont entendus pour dire que le génome du VIH-1 code plusieurs autres protéines que l'on ne retrouve pas dans des rétrovirus simples tels que le MLV. Cependant, ils ont également convenu que l'importance de ces différences n'était pas comprise à l'époque. Le Dr Hughes a de plus témoigné qu'à son avis on disposait de suffisamment d'information à l'époque pour croire qu'il y avait d'importantes différences entre les transcriptases inverses du VIH-1 et du MLV. Comme nous l'avons vu précédemment, ces différences portaient notamment sur la structure des virions (particules virales) et les métaux de prédilection des transcriptases inverses des rétrovirus. En outre, on savait en janvier 1985 qu'il existait d'importantes différences entre la séquence d'acides aminés de la transcriptase inverse du VIH-1 et celle du MLV. En janvier 1985, on connaissait en entier la séquence de la transcriptase inverse du VIH-1 et on pouvait la comparer à celle du MLV.

[147]      Les experts des parties ont divergé d'opinion en ce qui concerne les liens entre le MLV et le VIH-1. A & N ont fait valoir que le VIH et le MLV n'étaient reliés que de loin. À leur avis, l'homologie est faible entre les transcriptases inverses des deux rétrovirus et celles d'autres rétrovirus plus apparentés au VIH. Ces différences entre les transcriptases inverses des rétrovirus font en sorte qu'il est difficile de prédire l'activité d'un composé contre un rétrovirus à la lumière de son activité contre d'autres rétrovirus.

[148]      Le Dr Shannon n'a pas admis que le MLV n'était lié que de loin au VIH; et, même si cela était, un rétrovirus murin constituait, selon lui, un outil utile pour les essais. À son avis il existait une similitude entre les rétrovirus dans l'ensemble du cycle de réplication. Bon nombre des cibles moléculaires, telles que la transcriptase inverse, étaient presque identiques en ce qui a trait à l'action attendue d'un éventuel antiviral.

[149]      Les Drs Hughes, Fan et Parniak ont signalé les contraintes suivantes liées à l'utilisation d'une épreuve faisant appel au MLV dans une cellule murine pour évaluer l'efficacité d'un composé inhibiteur contre d'autres rétrovirus, tels que le VIH-1. Premièrement, la mesure dans laquelle la cible à inhiber est commune au MLV et au VIH est importante; autrement dit, les chercheurs devaient connaître le mécanisme d'action du MLV au cours d'une infection virale, ce qui à l'époque demeurait incertain.

[150]      Deuxièmement, il existait des différences nettes entre l'interaction du MLV avec ses cellules hôtes et l'interaction du VIH-1 avec ses cellules hôtes. On savait que le MLV créait un état d'infection chronique dans les cellules, mais ne les tuait pas; on savait par ailleurs que le VIH causait la mort des lymphocytes T auxiliaires qu'il infectait. De plus, le VIH cible des cellules différentes, soit les lymphocytes T humains.

[151]      Troisièmement, il y avait des différences biochimiques entre les transcriptases inverses des virus, notamment en ce qui a trait au métal de prédilection de chacune. Enfin, l'épreuve a été réalisée à partir d'une lignée cellulaire murine, et il existe une différence entre les métabolismes intracellulaires murin et humain. Compte tenu de cette différence dans le métabolisme, il est possible qu'un composé manifeste une activité importante contre le MLV dans des cellules murines, mais n'inhibe pas le VIH dans des cellules humaines.

[152]      Ainsi, les trois experts d'A & N se sont dit d'avis que l'activité in vitro d'un composé contre un rétrovirus murin dans une cellule murine ne pouvait permettre de déterminer l'activité in vitro ou in vivo de ce composé contre un rétrovirus humain dans une lignée cellulaire humaine ou l'organisme humain. Ils ont signalé que les essais de sélection faisant appel au MLV ne sont plus utilisés pour identifier des inhibiteurs de la réplication du VIH-1 chez l'homme.

[153]      Le Dr Parniak a de plus témoigné au sujet des qualités que doit présenter un essai de sélection pour qu'on soit en mesure d'identifier des composés antirétroviraux potentiels. À son avis un tel essai est censé permettre de réaliser une évaluation raisonnable de l'efficacité potentielle de composés contre un agent infectieux dans l'organisme hôte. Il a ajouté qu'idéalement, il doit reproduire le plus fidèlement possible la situation in vivo, c'est-à-dire utiliser l'organisme hôte effectivement ciblé. Selon lui, l'essai de sélection qui conviendrait pour examiner des composés pouvant agir contre un pathogène viral humain serait un système basé sur des cellules ou des tissus humains.

[154]      Le Dr Hughes a en outre exprimé la crainte que le VIH subisse une mutation et développe une résistance à l'AZT. Il a témoigné qu'un virologiste se serait attendu à ce que le virus développe une résistance au médicament, vu que la transcriptase inverse permet un très grand nombre d'erreurs pendant la réplication. Selon lui, il aurait fallu des tests à plus long terme, reproduisant le mieux possible la durée probable du traitement, pour pouvoir se prononcer sur l'efficacité du médicament.

[155]      Comme il a déjà été mentionné, le Dr Shannon a témoigné qu'à son avis l'épreuve murine était un bon moyen d'identifier des composés pour le traitement et la prophylaxie d'infections rétrovirales humaines. Il a ajouté qu'il n'existait pas à l'époque de modèle animal faisant appel au VIH-1 et que la communauté scientifique reconnaissait généralement que les modèles animaux existants basés sur des rétrovirus animaux étaient des outils appropriés pour évaluer plus à fond des composés antiviraux. Selon lui, lorsque Glaxo a choisi un essai de sélection faisant appel à un virus murin déjà employé avec succès dans le passé et largement utilisé par la communauté scientifique, il suivait de bonnes pratiques scientifiques. Il s'agissait d'un essai de grande capacité qui permettait de tester efficacement un grand nombre de composés, et les épreuves ciblant le VIH n'étaient pas suffisamment développées pour servir d'outils fiables et pratiques à l'industrie pharmaceutique dans la recherche de médicaments antiviraux. À son avis, les résultats des épreuves murines, ajoutés aux données pharmacologiques et toxicologiques disponibles sur le composé, ont permis aux inventeurs de Glaxo de concevoir que la 3'-azido-3'-désoxythymidine pouvait être utilisée pour traiter le SIDA.

[156]      Le Dr Parniak prétend qu'il existait, en 1984, plusieurs systèmes de culture cellulaire in vitro qui pouvaient servir à tester la capacité de composés de bloquer la réplication du VIH-1 dans des cellules humaines. Il a précisé que la lignée cellulaire ATH8 mise au point par le Dr Mitsuya est un exemple de système du genre. Le Dr Parniak a indiqué que, même si la capacité de l'essai de sélection du Dr Mitsuya pouvait être inférieure à celle d'une épreuve faisant appel au MLV, l'exactitude et la fiabilité de l'essai du Dr Mitsuya dans l'identification d'inhibiteurs de la réplication du VIH-1 potentiellement utiles sont sensiblement plus grandes que celles de l'épreuve faisant appel au MLV.

[157]      Il ne fait aucun doute que l'élément commun à tous les rétrovirus est l'enzyme appelée transcriptase inverse. Selon ce que prétend Glaxo, on croyait que l'AZT agissait au niveau de la transcriptase inverse. Glaxo fait également valoir qu'il s'agissait, comme en a témoigné le Dr Shannon, de pratiques scientifiques bonnes et raisonnables en 1984 que d'utiliser des rétrovirus murins pour identifier des inhibiteurs potentiels du VIH en ciblant la transcriptase inverse.

[158]      En plus de se prononcer sur les caractéristiques des différents rétrovirus, les experts ont décrit les conditions biologiques qui doivent être remplies pour qu'un médicament soit efficace. Ils ont indiqué que, pour qu'un composé bloque l'élongation de la chaîne, il doit d'abord être absorbé par la cellule dans l'organisme. Une fois absorbé, il doit être reconnu par les enzymes et, dans le cas de l'AZT, il doit passer de la forme non phosphorylée au triphosphate. Les experts se sont entendus pour dire qu'un composé devait présenter un profil toxicologique favorable ainsi qu'une bonne biodisponibilité et pharmacocinétique, pour que le développement d'un médicament soit justifié. Le Dr Shannon a précisé qu'un médicament pouvait être retenu pour un usage clinique uniquement lorsque l'efficacité antivirale (et, en l'occurrence, antirétrovirale) du composé testé s'accompagnait d'un profil pharmacologique et toxicologique favorable.

[159]      Selon moi, il y a deux questions clés qu'il faut se poser au sujet de l'utilité, telle qu'elle se présentait le 6 février 1985. Les épreuves utilisant des rétrovirus murins étaient-elles suffisantes pour que l'on puisse revendiquer une activité du composé contre des infections rétrovirales humaines? Les tests in vitro effectués sur une cellule murine étaient-ils suffisants pour que l'on puisse revendiquer l'utilité du médicament chez l'homme, autrement dit, est-ce que l'utilité revendiquée allait au-delà de l'invention à cette date particulière?

[160]      A & N prétendent que Glaxo ne pouvait pas revendiquer une activité thérapeutique contre un rétrovirus humain en se fondant sur une activité in vitro contre un rétrovirus murin. De plus, elles ne croient pas que Glaxo puisse revendiquer une activité thérapeutique in vivo chez l'homme en se fondant sur une activité observée dans une cellule de souris. Le Dr Shannon a prétendu que, compte tenu de la grande activité antirétrovirale du composé, de son mécanisme d'action, de son index thérapeutique élevé et de ses profils pharmacologique et toxicologique déjà jugés favorables, les inventeurs pouvaient raisonnablement " concevoir " que la 3'-azido-3'-désoxythymidine soit utilisée sous forme de médicament pour traiter le SIDA.

[161]      L'utilité sur laquelle on se fondait ou que l'on revendiquait était strictement liée au traitement des humains. Si des preuves cliniques fiables avaient été disponibles à la date de l'invention, elles auraient évidemment été concluantes. Cependant, comme il n'existe pas de telles données cliniques, les résultats de tests sur des animaux pourraient être acceptables, si les personnes versées dans l'art ou la science dont relève l'invention étaient disposées à les admettre comme étant compatibles avec des preuves d'utilité chez l'homme. Dans la présente espèce, on a effectué des tests sur des animaux (rapport Wise-Burchall) pour vérifier certaines propriétés toxicologiques et pharmacocinétiques, mais tous les experts se sont entendus pour dire qu'il n'existait pas de modèle animal acceptable pour tester l'activité anti-VIH. De ce fait, la Cour ne dispose, pour l'instant, que de données in vitro se rapportant à un rétrovirus murin et à une cellule murine. Ces données confirment-elles l'utilité revendiquée?

[162]      Il apparaît que les tests in vitro sont pratique courante dans le domaine pharmaceutique et qu'ils permettent au chercheur de déterminer le pouvoir et la sélectivité du composé. Compte tenu de l'absence de modèle animal, de la nature de la maladie ainsi que du climat de crise associé au SIDA en 1984-1985, il est logique que l'on ait commencé par les tests in vitro. La question est évidemment de savoir s'il existe une corrélation raisonnable entre les résultats de tests in vitro et les résultats de tests in vivo. À mon avis, il n'est pas nécessaire qu'il existe une corrélation exacte et invariable entre les résultats de tests in vivo et in vitro. En résumé, Glaxo prétend que la corrélation est soit inutile ou encore qu'elle a été démontrée, alors qu'A & N affirment vigoureusement que les résultats d'essais murins in vitro ne sont pas suffisants en soi.

[163]      Pour en arriver à une conclusion sur ce point, j'ai également tenu compte de ce qui suit. En ce qui concerne l'index thérapeutique, je constate que le médicament n'avait pas été testé dans des cellules humaines à l'époque et qu'aucun index thérapeutique ne se rapportait à un usage chez l'homme. En ce qui concerne le mécanisme d'action, même s'il existait certaines preuves que les analogues nucléosidiques tels que l'AZT pouvaient bloquer l'élaboration de la chaîne, les inventeurs ne disposaient d'aucune preuve que l'AZT jouait effectivement ce rôle en réduisant la charge virale dans les épreuves sur le FLV ou le HaSV. De plus, je rejette l'affirmation suivante du Dr Shannon : [TRADUCTION] " Cependant, compte tenu de la grande activité de ce composé et de sa sélectivité observée, il n'était pas nécessaire que les inventeurs de Burroughs Wellcome Co. comprennent et démontrent le mécanisme d'action en novembre et décembre 1984 pour concevoir que le composé en question puisse servir à produire un médicament anti-SIDA. " À cet égard, j'ai tenu compte de l'arrêt CIBA-GEIGY AG c. Commissaire des brevets , précité, dans lequel la Cour d'appel fédérale a rappelé que l'utilité pharmacologique de nouvelles substances était une question complexe et imprévisible. Étant donné que les médicaments ont des propriétés biochimiques et pharmacocinétiques, la connaissance de ces propriétés aide à comprendre le comportement d'un médicament dans l'organisme humain, et notamment ses caractéristiques d'inhibition et de sélectivité.

[164]      Au cours de la période qui nous intéresse, le SIDA était une maladie relativement nouvelle. Il a été identifié en 1981, et le VIH a été reconnu comme agent causal en 1983-1984. La maladie était dévastatrice, le VIH était extrêmement complexe et le traitement présentait un défi de taille. En 1984, on a commencé à effectuer des recherches poussées sur le cycle de vie du VIH, ce que l'on ne faisait pas pour les autres rétrovirus. Le Dr Yarchoan, chef de la HIV and AIDS Malignancy Branch des NIH, a témoigné qu'au cours de cette période, les chercheurs exploraient un territoire inconnu. Dans le cas du SIDA, la plupart des manifestations cliniques (p. ex. les infections opportunistes) ne sont pas directement causées par la réplication virale. Autrement dit, il n'y a pas de lien direct entre la réplication du virus et la manifestation clinique de la maladie. De plus, même si l'on connaissait le cycle de vie des rétrovirus dans les années 70, grâce à la découverte de la transcriptase inverse, la connaissance des rétrovirus humains demeurait assez limitée en 1984-1985.

[165]      Avant 1986, il n'existait pas de méthode précise pour vérifier si une personne était infectée par le virus. Le mode de transmission de la maladie n'a été découvert qu'en 1985. Le Dr Berger a témoigné qu'en 1986, on ignorait toujours combien de personnes infectées par le virus passeraient au stade de l'ARC ou du SIDA proprement dit, l'infection à VIH étant connue depuis trop peu de temps pour que l'on puisse en prévoir l'évolution. Selon le Dr Klein, faute de connaître l'ennemi à combattre, il était presque impossible de faire des recommandations rationnelles concernant le traitement, et les patients ont dont été exposés à des thérapies couvrant toute la gamme entre l'inutile et le fatal.

[166]      Après avoir examiné les preuves associées à la découverte de l'utilité alléguée de l'AZT, je ne suis pas convaincu qu'au 6 février 1984 les inventeurs avaient découvert cette nouvelle utilité. Je signale qu'il ne s'agit pas d'une revendication relative à la " composition de matières ". Comme je l'ai indiqué précédemment, je suis convaincu qu'il existait entre le VIH et les rétrovirus murins d'importantes différences qui auraient empêché quiconque de revendiquer une activité contre le VIH en se fondant sur une activité contre un rétrovirus murin. De plus, à l'époque, on ne connaissait à peu près rien des lignées cellulaires humaines. Par exemple, les études de l'Université Duke avaient été effectuées sur une cellule porteuse d'une infection chronique qui ne permettait pas de mesurer l'effet de l'AZT contre le rétrovirus. Enfin, on ne disposait pas d'assez de preuves à l'époque pour comprendre comment le composé serait absorbé par une cellule humaine ou utilisé dans l'organisme humain.

[167]      Comme je l'ai déjà indiqué, il est impossible de faire breveter une idée, une hypothèse ou une croyance. Selon moi, la conception que Glaxo s'était faite, au 6 février 1985, ne différait en rien d'une théorie, d'une idée ou d'une croyance. Glaxo prétend que si le médicament avait été administré à un humain à la date alléguée de l'invention, il aurait été efficace. C'est peut-être exact, mais je ne peux accepter les conséquences juridiques de cet argument. En droit des brevets, on établit une distinction entre les idées, les hypothèses, les croyances et les inventions. Je suis convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu'une personne versée dans l'art ou la science en cause et ayant eu pendant la période visée une connaissance générale de la question aurait seulement pu croire que l'AZT pouvait être utile dans le traitement du SIDA. Je reconnais que, puisqu'à la date alléguée de l'invention aucun usage n'avait encore été démontré, il ne me reste plus qu'à prendre en considération et les témoignages des inventeurs et ceux des experts pour déterminer si Glaxo avait, à l'époque, déduit l'invention au complet.

[168]      J'ai pesé soigneusement les témoignages des inventeurs nommés dans le brevet. À mon avis, ces scientifiques n'ont pas indiqué qu'à cette époque ils comprenaient les aspects critiques de la maladie ou sa pathogénèse. Ils n'ont pas prétendu non plus qu'ils comprenaient toutes les variables pouvant influer sur l'évolution de la maladie chez des patients infectés et traités à l'AZT, notamment celles de la toxicité, de l'activité métabolique, de la pharmacocinétique et de la durée du traitement. Autrement dit, ils n'ont pas déclaré qu'ils comprenaient le lien direct existant entre les résultats in vitro et la manifestation clinique de la maladie. Je le répète, une croyance ou conception ne suffit pas en soi pour satisfaire aux exigences de l'art. 2 de la Loi relatives à l'utilité. De ce fait et malgré ce qui a été présenté par écrit, l'invention revendiquée n'avait pas été réalisée au 6 février 1985, étant donné qu'à cette date les revendications allaient au-delà de l'invention.

Les revendications allaient-elles au-delà de l'invention au 16 mars 1985 (date de priorité)?

[169]      Comme je le mentionnais précédemment, la date de l'invention doit être déterminée par la Cour. Dans la présente affaire, Glaxo prétend que le 6 février 1985 est la date la plus tardive que l'on puisse donner à cette invention. Ayant conclu qu'au 6 février 1985 Glaxo n'avait pas conçu l'invention au complet, je dois maintenant me pencher sur la question de savoir si Glaxo pouvait revendiquer une date d'invention ultérieure. Pour ce, je dois prendre en considération toutes les preuves de manière cumulative, en vue de déterminer s'il y a eu invention au 16 mars 1985. Il s'agit donc de déterminer si les tests in vitro effectués sur une lignée cellulaire humaine et utilisant un virus humain étaient, eu égard à l'ensemble de la preuve admise par la Cour, suffisants pour permettre de conclure que le titulaire du brevet disposait d'une invention complète à cette date.

[170]      Les Drs Broder et Mitsuya ont signalé l'activité in vitro de l'AZT contre le VIH au Dr Lehrman le 21 février 1985. Je constate que les résultats de l'essai d'exogénéité de l'Université Duke ne sont parvenus à Glaxo que le 18 mars 1995, soit après la date de la présentation d'une demande de brevet au Royaume-Uni. A & N prétendent que les résultats des NIH représentaient la première démonstration non équivoque de l'activité de l'AZT qui fût pertinente, à la fois en raison des cellules employées et en raison de l'utilisation du VIH-1. En fait, le Dr Shannon a témoigné que le laboratoire des NIH était parmi les premiers à tenter de mettre sur pied un programme de sélection de médicaments anti-VIH-1. Comme il a déjà été mentionné, l'essai de sélection des NIH était connu comme étant celui de la lignée cellulaire ATH8, mise au point par le Dr Mitsuya. Le Dr Parniak a décrit cet essai comme étant avantageux, en ce sens qu'il pouvait être utilisé pour effectuer rapidement une évaluation qualitative de l'infection et qu'il était plus exact et fiable que l'épreuve du MLV pour sélectionner des inhibiteurs de la réplication du VIH-1 potentiellement utiles.

[171]      Le système expérimental des NIH a également été conçu pour examiner l'effet toxique de médicaments sur des cellules ATH8. Il permettait l'évaluation simultanée d'une activité antivirale potentielle et de la toxicité des composés testés. Le Dr Parniak a également signalé qu'il n'est pas nécessaire de posséder des compétences techniques particulières pour appliquer le système. Il a indiqué qu'il peut être utilisé pour effectuer des évaluations plus précises d'une infection à VIH-1, c'est-à-dire déterminer la numération cellulaire résiduelle ainsi que l'ampleur de la production virale. A & N prétendent que, s'il y a effectivement eu invention, cette invention était impossible sans l'essai des NIH. Elles affirment cependant qu'il est impossible, de toute façon, de passer du VIH in vitro au VIH in vivo.

[172]      A & N allèguent que, même si Glaxo avait disposé de données in vitro sur le VIH-1, ces données n'auraient pas suffi pour revendiquer une efficacité clinique, c'est-à-dire une efficacité in vivo chez l'homme. A & N prétendent que l'existence de nombreuses variables empêche Glaxo de revendiquer l'utilité d'un composé en tant que produit thérapeutique pour les humains, en se fondant sur des données d'essais in vitro sur des cellules humaines. Elles rappellent le témoignage du Dr Shannon, qui a identifié des composés ayant manifesté une activité in vitro mais aucune efficacité en contexte clinique, par exemple la ribavirine, la nifabutine et la suramine. Bien que le Dr Shannon ait mentionné que des médicaments expérimentaux comme ceux-ci risquent d'échouer en raison de profils pharmacologiques et toxicologiques défavorables, cela ne signifie pas qu'ils n'ont pas été étudiés soigneusement. Ces composés peuvent, dans des essais cliniques, n'avoir manifesté que des effets modérés contre la maladie ou s'être révélés trop toxiques pour être administrés à des patients.

[173]      Le Dr Parniak était d'avis que tout composé manifestant une activité acceptable contre la réplication virale ou une cible virale purifiée, et contre la réplication virale dans un système de culture convenable serait alors candidat pour des essais sur un modèle animal (essais in vivo), s'il en existait effectivement un. Quoi qu'il en soit, il a précisé que des études doivent être effectuées sur des animaux pour évaluer la pharmacocinétique et le profil toxicologique in vivo des composés choisis.

[174]      Le Dr Broder croyait qu'en 1984-1985 les connaissances étaient insuffisamment développées pour que l'on puisse revendiquer une telle utilité. Il a témoigné qu'on ignorait s'il existait un réservoir où le virus pouvait éviter tout contact avec le médicament administré et qu'on ignorait également si la transcriptase inverse était susceptible d'erreurs ou de mutations pouvant entraîner une pharmacorésistance.

[175]      Le Dr Broder a exprimé certaines réserves concernant l'éventuelle réponse clinique au traitement à l'AZT. Il a précisé qu'elle dépendrait d'une myriade de variables, dont la toxicité, l'activité métabolique, la pharmacocinétique, la durée du traitement et l'état du système immunitaire du patient. Il a ajouté qu'un composé efficace contre des virus in vitro ne constitue pas nécessairement un médicament utile au plan clinique. Il a décrit les rétrovirus comme étant des micro-organismes assez sournois et a ajouté que l'on disposait de peu d'information sur la toxicité à long terme de l'AZT. Les Drs Bolognesi, Mitsuya et Yarchoan ont exprimé des préoccupations semblables. L'expérience de la suramine a démontré que même un composé coté cinq étoiles au stade in vitro pouvait s'avérer toxique chez les humains. Cependant, à mon avis, il faut établir une distinction entre la question de l'innocuité et de l'efficacité, et la question de savoir si un médicament peut passer à l'étape des essais cliniques en tant médicament expérimental.

[176]      Le Dr Yarchoan a témoigné que la pathogénèse du SIDA était mal connue en 1984-1985. Il se préoccupait particulièrement du fait que le VIH pouvait être supprimé sans réponse immunitaire observable, en ce sens que le composé pouvait inhiber la réplication virale sans permettre au système immunitaire de se reconstituer. Là encore, cette question est directement liée à la question de l'efficacité et elle n'empêcherait pas nécessairement qu'un médicament soit utilisé à titre expérimental.

[177]      Il est clair qu'au cours de la période du 6 février au 16 mars 1995, la principale information dont on disposait sur le profil toxicologique, pharmacocinétique et pharmacologique du médicament était celle qui figurait dans le rapport Wise-Burchall. Comme il a été indiqué précédemment, ce rapport analyse des données sur l'activité antibactérienne, et notamment une étude de deux semaines destinée à établir la fourchette posologique pour un DI50, une étude sur l'administration orale à un rat, un porc, un poulet et un veau, ainsi qu'une étude sur la demi-vie chez le rat et le mouton. Glaxo a donc entrepris d'effectuer diverses études toxicologiques additionnelles après le 16 mars 1985. L'AZT n'avait pas été administré à un être humain (sauf une fois par le Dr Barry), et on ignorait donc si et de quelle manière il pouvait être absorbé, métabolisé, distribué ou excrété. On ignorait si l'administration sur une courte ou une longue période (schéma posologique envisagé pour l'AZT) révélerait une toxicité importante. En fait, les premiers êtres humains à recevoir de l'AZT ont été les Drs Barry et King, qui s'en sont administré des doses eux-mêmes à une occasion, en avril ou mai 1985. Je considère toutefois que l'expérience menée avec d'autres analogues nucléosidiques laissait croire que l'AZT serait probablement absorbé par voie orale, ce qui en ferait un médicament potentiellement convenable pour une thérapie prolongée.

[178]      La phase I des essais cliniques n'a été entreprise qu'en juillet 1985, et il n'en a été rendu compte que le 16 mars 1986. Le Dr Klein a signalé que les essais cliniques de la phase I servent habituellement à déterminer la toxicité d'un médicament chez des personnes saines et à fixer les doses auxquelles il peut être administré. Dans ces essais, on a administré l'AZT à des patients gravement atteints par le VIH/SIDA. Dans un document datant de 1988, le Dr Barry précisait ceci :

                 [TRADUCTION] Des études effectuées en novembre 1984 laissaient supposer qu'il pouvait être très actif contre le virus de l'immunodéficience humaine [...] il a donc été envoyé au Dr Broder du National Cancer Institute des États-Unis, qui a confirmé cette activité contre le VIH [...] Après confirmation de l'activité anti-VIH de l'AZT en février 1985, les scientifiques de Wellcome ont effectué rapidement une série d'études précliniques, notamment des études toxicologiques, pharmacologiques et pharmacocinétiques. Les résultats permettaient d'envisager des essais chez l'homme.                 

         [Non souligné dans l'original.]

[179]      Les seules données sur l'efficacité contre le VIH-1 dont disposait Glaxo à l'époque du dépôt de la demande de priorité étaient les résultats des tests in vitro. En outre, les principales preuves disponibles concernant la toxicologie et la pharmacocinétique étaient celles dont il a été question précédemment. Il apparaît que les tests in vitro peuvent convenir lorsque, dans le domaine en cause, ils sont acceptés comme présentant une corrélation suffisante avec l'utilité in vivo chez l'homme. À ce titre, les tests in vitro portant sur des cellules humaines peuvent suffire si leurs résultats sont jumelés à d'autres données, par exemple à des résultats positifs obtenus avec d'autres analogues nucléosidiques dans des études ou dans des épreuves permettant de déterminer si le médicament présente une toxicité faible ou nulle même à des doses relativement élevées.

[180]      A & N ont souligné que, puisque le brevet vise le traitement d'une maladie humaine et que l'invention est associée à une question d'utilité, on ne pouvait être bien renseigné sur ses effets secondaires, en raison du manque de données concernant son profil toxicologique et pharmacocinétique. Cependant, on peut affirmer sans trop risquer de se tromper que tous les médicaments présentent des effets secondaires. Même s'il a été ultérieurement déterminé dans des essais cliniques que l'AZT faisait chuter le nombre de lymphocytes et affectait les patients ayant de faibles réserves de moelle osseuse, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'une question d'innocuité et d'efficacité et non d'une question de savoir si le composé présentait une utilité suffisante pour que l'invention soit brevetée à la lumière des revendications.

[181]      On a aussi découvert au cours des essais cliniques que soixante pour cent de l'AZT administré chez l'homme était immédiatement converti par le foie en glucuronide d'AZT, soit le GAZT. Le GAZT est inactif contre le VIH-1 et il est excrété par les reins. A & N allèguent que Glaxo n'aurait pas pu savoir quelle proportion d'AZT pouvait être métabolisée et disponible pour remplir sa fonction antivirale. De plus, la production de GAZT dépend de la fonction hépatique, qui peut être ou ne pas être compromise chez le patient. On signale désormais ce fait dans la monographie du produit. Un des objectifs de la pharmacologie consiste à découvrir des médicaments qui sont efficaces et présentent peu d'effets secondaires. Cependant, je suis convaincu que cet objectif est rarement atteint, puisque tous les médicaments présentent des effets secondaires à une dose donnée.

[182]      Comme je l'ai déjà signalé, j'estime que, s'il fallait satisfaire à toutes les exigences contenues dans les cinq questions du Dr Hughes pour présenter une demande de brevet, la norme serait trop élevée pour que des produits puissent être brevetés. Toutes les questions sont raisonnables et il serait bon d'y répondre de quelque manière, mais il n'est pas nécessaire de satisfaire à toutes ces exigences pour demander un brevet.

[183]      Tout au long de la présente instance, Glaxo a prétendu que l'invention pouvait être revendiquée dès l'instant où les inventeurs avaient conçu l'idée que l'AZT pouvait être efficace pour le traitement ou la prophylaxie d'infections rétrovirales humaines, autrement dit, qu'en droit canadien, la conception suffisait pour revendiquer une invention en l'occurrence. Comme je l'ai déjà indiqué, je ne suis pas d'accord avec ce principe en l'espèce, mais je n'accepte pas non plus la norme préconisée par A & N pour déterminer si l'invention était complète. Selon l'argumentation d'A & N, les inventeurs devaient avoir satisfait aux exigences d'innocuité et d'efficacité prévues dans le Règlement sur les aliments et drogues pour pouvoir prétendre avoir terminé leur invention. Comme je l'ai indiqué, j'estime que cette norme hausserait les exigences en matière d'utilité et, dans le cas d'une invention au sens de l'art. 2, qu'elle les porterait au-delà de ce qui est envisagé en droit canadien des brevets.

[184]      Malgré les préoccupations exposées ci-dessous, les Drs Mitsuya, Broder, Furman, Lehrman et Barry ainsi que Madame St. Clair ont conclu que les recherches sur l'AZT devaient passer à l'étape des essais cliniques. Dans un article qu'ils ont rédigé en mai ou juin 1985, soit après avoir reçu les résultats des tests sur la lignée cellulaire ATH8, et qui a été publié dans les comptes rendus de la National Academy of Sciences en octobre 1985, ils arrivent à la conclusion suivante à la page 7100 :

                 [TRADUCTION] Il est bon de souligner que l'activité d'un agent contre des virus dans des tests in vitro ne garantit pas que cet agent sera cliniquement utile pour le traitement de maladies virales. La toxicité, les caractéristiques métaboliques, la biodisponibilité et d'autres facteurs peuvent avoir pour effet d'annuler l'utilité clinique d'un agent donné. De plus, il est possible que des patients parvenus aux stades les plus avancés du SIDA se trouvent dans un état d'immunodéficience ne dépendant plus de la réplication du HTLV-III-LAV et, par conséquent, nécessitent des interventions thérapeutiques plus complexes qu'un agent antiviral comme tel. Néanmoins, certaines caractéristiques sembleraient justifier une exploration prudente du A509U en tant que médicament expérimental chez des patients infectés par le HTLV-III-LAV. Premièrement, le médicament présente peu ou pas de toxicité, même à des doses élevées (85 à 150 mg/kg de poids corporel) chez des rats et des chiens pendant une période maximale de 4 semaines (K. Ayers, communication personnelle). Deuxièmement, le médicament peut inhiber à peu près complètement la réplication virale à des doses qui ne font pas sensiblement diminuer divers paramètres in vitro de la réactivité immunitaire des lymphocytes T. Enfin, à en juger par l'expérience d'autres analogues nucléosidiques, il est probable que le A509U sera absorbé par voie orale, ce qui en fera peut-être un bon choix pour les thérapies prolongées. Nous croyons que ces caractéristiques combinées permettent de considérer ce médicament comme étant un agent antiviral expérimental pour certains patients infectés par le HTLV-III/LAV.                 

         [Non souligné dans l'original.]

Selon moi, cet article prouve qu'il ne s'agissait pas simplement, de la part des auteurs, d'une croyance ou d'une idée que l'AZT pouvait être utile en tant qu'agent antiviral expérimental. Il ne s'agissait pas seulement d'une théorie abstraite ou d'un principe scientifique. À cette étape, il n'était plus nécessaire de pousser plus loin l'invention; il fallait plutôt effectuer d'autres tests, à la fois en laboratoire et dans un contexte clinique. Une " exploration prudente [...] en tant que médicament expérimental " est, à la lumière des faits en cause en l'espèce, conforme au concept de l'achèvement d'une invention au sens de l'art. 2 de la Loi sur les brevets .

[185]      À mon avis, je ne peux pas, dans les circonstances, tirer une conclusion à l'encontre de l'invention. Le Dr Parniak a signalé que, même si la capacité de l'essai du Dr Mitsuya était inférieure à celle d'une épreuve faisant appel au MLV, son exactitude et sa fiabilité dans l'identification d'inhibiteurs de la réplication du VIH-1 potentiellement utiles étaient de beaucoup supérieures à celles de l'épreuve utilisant le MLV. Selon lui, la lignée cellulaire ATH8 permet de vérifier la toxicité de l'AZT pour la cellule, ce qui permet de vérifier l'activité contre la réplication virale, une propriété souhaitable. Il est manifeste que, selon les Drs Shannon et Hughes, aucun agent antiviral ne peut être utile si le médicament n'a pas une grande capacité d'inhibition de l'activité virale, autrement dit s'il est incapable d'interrompre la croissance du pathogène (le virus). Il a réussi à le faire dans la lignée cellulaire humaine ATH8. Il fait peu de doute que ces résultats découlent de tests plus poussés. Cependant, j'estime que, ajoutés à tous les éléments de preuve présentés et examinés dans la présente instance, ces résultats font passer l'invention de la sphère de la croyance à la sphère de l'invention complète.

[186]      Par conséquent, je conclus qu'au 16 mars 1985 les revendications répondaient, sous réserve du critère de l'évidence, aux exigences de l'art. 2 de la Loi et qu'elles n'allaient pas au-delà de l'invention alléguée. L'idée, l'hypothèse ou la théorie avait, à cette date, pris une forme définie et pratique : Permutit Co. v. Borrowman, précité, à la page 287.


LA PATERNITÉ DE L"INVENTION

[187]      A & N plaident que, s"il y a eu une invention, le brevet est invalide parce qu"il ne divulgue pas l'identité des inventeurs véritables. Cet argument a deux volets. Premièrement, si les inventeurs nommés sont les inventeurs véritables, le brevet est invalide parce que Glaxo a omis de nommer les Drs Broder et Mitsuya comme coïnventeurs dans le brevet. Deuxièmement, Glaxo ne mérite pas l"invention parce qu"elle n"a pas fait les travaux nécessaires. A & N soutiennent en outre que le brevet peut être invalidé par application de l"article 53 de la Loi sur les brevets ou selon la common law.

[188]      Glaxo soulève deux objections initiales sur cette question. D"abord, elle fait valoir qu'on doit alléguer tous les moyens importants de contestation de la validité du brevet, ce qu"A & N ont omis de faire en ce qui concerne l"article 53 de la Loi. En second lieu, elle prétend que la question de la paternité de l"invention est irrecevable, puisque cette question a été jugée et tranchée de façon définitive par les tribunaux américains en ce qui concerne le brevet américain sur l"AZT.

[189]      Dans l'arrêt TRW Inc. c. Walbar of Canada Inc. et al. (1991), 39 C.P.R. (3d) 176 (C.A.F.), à la p. 196, le juge Stone a statué qu"un moyen important de contestation de la validité d"un brevet devait être allégué expressément. Glaxo plaide que le défaut d'alléguer des moyens importants de contestation l'a empêchée d'être équitablement avisée de la preuve à repousser et constituait donc un déni de justice.

[190]      En l"espèce, les demanderesses font valoir ce qui suit dans la Quatrième modification des précisions sur objection :

                 1.      [TRADUCTION] Si l"on suppose que le brevet '277 a divulgué une invention, ce qui est nié, et non admis, alors les inventeurs qui y sont nommés ne sont pas les inventeurs véritables et l"invention a été réalisée par, notamment, une ou plusieurs des personnes suivantes :                 
                                         
                         H. Mitsuya et S. Broder, tous deux du National Cancer Institute, Bethesda, M.D., États-Unis;                         
                         avec M. St. Clair et J. Rideout, tous deux de Burroughs Wellcome Inc. (BW),                         
                                                         
                         toutes personnes connues de la défenderesse.                         
                 2.      Si l"on suppose que le brevet '277 a divulgué une invention, ce qui est nié et non admis, alors cette invention a été réalisée par une ou plusieurs des personnes suivantes :                 
                                                 
                         H. Mitsuya et S. Broder, tous deux du National Cancer Institute, Bethesda, M.D., États-Unis;                         
                         along with M. St. Clair and J. Rideout, both of Burroughs Wellcome Inc. (BW).                         
                                                         
                         MM. Mitsuya et Broder ont divulgué ou utilisé l"invention avant la date de dépôt de la demande aux termes de laquelle le brevet '277 a été accordé.                         

À mon avis, bien que l"article 53 de la Loi n"ait pas été spécifiquement plaidé, les précisions sur objection ont donné à Glaxo un avis suffisant des questions à trancher. Il n"y a aucun doute que Glaxo était parfaitement au courant que la question de la paternité de l"invention allait être soulevée au procès et, plus particulièrement, que A & N alléguaient que le brevet ne divulguait pas l'identité des véritables inventeurs. En outre, Glaxo a suffisamment eu l"occasion de présenter sa preuve et ses arguments sur cette question. Il n"y a donc pas eu déni de justice.

La chose jugée comme fin de non-recevoir

[191]      Je ne puis non plus accepter l"argument de Glaxo voulant qu"A & N ne puissent soulever la question de la paternité de l"invention en raison de la doctrine de la chose jugée comme fin de non-recevoir. Cet argument avait été soulevé auparavant devant le juge responsable de la gestion de l"instance, qui a rejeté la requête, sur la base des conclusions suivantes :

                 [TRADUCTION] En fait, il appert que seule Burroughs Wellcome a présenté des témoins durant les quatre semaines du procès. Novopharm et Barr n"ont pas présenté de témoignages de vive voix. Les tribunaux américains n"ont entendu ni Broder ni Mitsuya. C"est là l"une des raisons pour lesquelles je crois qu"il n'y a pas lieu d'accueillir la fin de non-recevoir.                 
                      .....                         
                 Une autre raison qui me fait hésiter à accueillir la requête, c"est que la formulation des revendications américaines et des revendications canadiennes n"est pas identique. Les revendications américaines comprennent l"augmentation des lymphocytes T et des sels du composé, augmentation qui n"est pas incluse dans le brevet canadien.                 
                 De plus, j"accepte l"argument de l"avocat de Novopharm que les questions se posant en droit américain des brevets ne sont pas les mêmes qu'en droit canadien des brevets. C"est pourquoi on observe très souvent des procès correspondants dans les deux pays.                 

[192]      Il semble donc que la question a déjà été examinée par le juge Tremblay-Lamer dans sa décision et Glaxo n"a pas interjeté appel de cette décision.

[193]      Néanmoins, les arguments de Glaxo fondés sur les arrêts Carl-Zeiss-Stiftung v. Rayner and Keeler, Ltd. (No.2),[1966] 2 All E.R. 536 (H.L.) et Angle c. Ministre du Revenu national, [1975] 2 R.C.S. 248, ne sont pas convaincants. Dans ces arrêts, les trois critères de la chose jugée comme fin de non-recevoir ont été ainsi formulés :

     1.      que la même question ait été décidée;
     2.      que la décision judiciaire invoquée comme créant la fin de non-recevoir soit finale;
     3.      que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l"affaire où la fin de non-recevoir est soulevée, ou leurs ayants droit.

L"arrêt Carl-Zeiss-Stiftung , précité, porte que la chose jugée comme fin de non-recevoir peut se fonder sur un jugement étranger, mais je note que le lord Reid recommande la prudence à cet égard, à la p. 555 :

                 [TRADUCTION] Je ne vois pas de raison en principe de nier la possibilité d"une fin de non-recevoir fondée sur un jugement étranger, mais il me semble qu"il existe trois raisons qui justifient la prudence dans chaque cas particulier. En premier lieu, nous ne connaissons pas bien les divers types de procédures dans de nombreux pays étrangers, et il se peut qu"il ne soit pas facile de s"assurer qu"une question particulière a été décidée ou que la décision sur ce point constituait l'un des fondements du jugement étranger, et non pas simplement une question accessoire ou incidente.                 

[194]      La position de la Chambre des lords sur ce point a été suivie dans de nombreux arrêts, dont la décision de la présente Cour Unilever PLC et al. c. Procter & Gamble Inc. et al. (1993), 47 C.P.R (3d) 479, confirmée par (1995) 61 C.P.R. (3d) 499 (C.A.F.).

[195]      Glaxo plaide que le droit en matière de paternité de l"invention est fondamentalement le même au Canada et aux États-Unis. Elle soutient que les parties sont les mêmes en l"espèce que celles qui ont pris part au procès aux États-Unis et que la question de la paternité de l"invention est la même. En ce qui concerne le brevet, elle fait valoir que le brevet canadien et les brevets américains revendiquent la priorité d"un même brevet du Royaume-Uni. En outre, elle plaide que la décision de la U.S. Court of Appeals, Federal Circuit, est une décision finale. Elle conclut qu"il faut opposer une fin de non-recevoir à A & N sur la question de la paternité de l"invention.

[196]      J"ai examiné les affaires jugées aux États-Unis à propos de l"AZT, soit Burroughs Wellcome Co. v. Barr Labratories Inc. (1993), 29 USPQ2d 1721 (District Court, E.D. North Carolina); et Burroughs Wellcome Co. v. Barr Labratories Inc., précité (U.S. Court of Appeals, Federal Circuit). Les questions formulées dans ces affaires portent sur la question de la paternité de l"invention, la date de l"invention et la validité des six brevets américains en cause. Le résultat de l"appel est fondamentalement que les Drs Mitsuya et Broder n"étaient pas les inventeurs.

[197]      Je relève que la procédure en première instance portait sur deux requêtes visant à obtenir un jugement sommaire partiel. Dans sa décision, le juge Howard a statué, à la p. 1726, que la question de la paternité de l"invention était une question de fait qui devait être décidée par un jury. Il a donc conclu que la procédure sommaire n"était pas la voie indiquée pour trancher cette question et a refusé, pour ce motif, d"accueillir les requêtes. À mon avis, cela tranche nettement avec l"ensemble étoffé de témoignages de fait et d"opinion qui m'ont été présentés. Les faits concernant l"invention et la paternité de l"invention sont dans une large mesure interdépendants et imbriqués les uns dans les autres. En outre, les procès aux États-Unis portent sur six brevets et je ne suis pas convaincu que le droit en matière de paternité de l"invention soit identique au Canada et aux États-Unis. Compte tenu de l"appel à la prudence de lord Reid dans Carl-Zeiss-Stiftung , précité, au sujet des différences dans les procédures ou les modes d"instruction, je suis très réticent à conclure qu"une procédure visant à obtenir un jugement sommaire partiel puisse constituer, en l"espèce, une fin de non-recevoir empêchant A & N de soulever la question de la paternité de l"invention.

Les coauteurs de l"invention

[198]      Comme je l"ai indiqué auparavant, le brevet en cause est régi par les dispositions de la Loi sur les brevets d"avant le 1er octobre 1989. Nous avons maintenant adopté au Canada le système du " premier déposant ". À l"époque, en droit canadien des brevets, seul le premier inventeur avait droit au brevet. L"alinéa 27(1)a ) prévoit que l"auteur d"une invention qui n"était pas connue ou utilisée par une autre personne avant que lui-même l"ait faite pouvait obtenir un brevet lui accordant la propriété exclusive de cette invention. Glaxo plaide qu"en droit canadien les inventeurs d"un brevet sont les personnes qui, les premières, ont conçu dans leur esprit l"objet des diverses revendications que comporte le brevet : Comstock Canada c. Electec Ltd. (1991), précité, à la p. 50.

[199]      La notion de coauteur de l"invention a été examinée dans Gerrard Wire Tying Machines Company Ltd. of Canada v. CaryManufacturing Co ., [1926] R.C.É. 170, à la p. 186, dans les termes suivants :

                 [TRADUCTION] M. Anglin a prétendu qu"il n"y avait pas invention conjointe par Gerrard et Wright, à l"égard de l"invention revendiquée par la demanderesse, parce qu"une partie importante de l"invention revendiquée avait été faite par l"un d"eux seulement, et que, à défaut d"une demande de brevet, la prétention à une invention conjointe ne peut être examinée par les tribunaux. La preuve me convainc que Gerrard et Wright avaient constamment conféré sur le développement du fil gainé, et de la machine avec laquelle l"utiliser. Je crois que la bonne position à cet égard est bien présentée dans Walker on Patents, 5th ed., aux p. 61 et 62, n ° 46 :                 
                         Un brevet à inventeurs conjoints n"est pas non plus invalidé par le fait que l"un d"eux seulement a perçu au départ la forme grossière des éléments et la possibilité de les adapter pour atteindre le résultat souhaité. En fait, la conception du dispositif dans son entier peut être l"oeuvre d"un seul; si l"autre fait des suggestions valables au plan pratique qui aident à exécuter l"idée principale ou à la rendre exploitable, ou s"il contribue à une partie indépendante de l"invention d"ensemble qui aide à réaliser le tout, il est un inventeur conjoint, même si sa contribution a une importance mineure.                         

         [Je souligne.]

[200]      Comme il a déjà été mentionné, Glaxo ne disposait pas d'installations de niveau P3. Pour tester le composé sur le VIH lui-même, elle a donc dû faire appel à un réseau de scientifiques de l'extérieur en mesure de réaliser des essais de sélection. À mon avis, même si Glaxo prétend qu'il ne s'agissait là que de bonnes pratiques scientifiques, c'était en réalité, compte tenu de la nature de l'invention, une nécessité. En outre, malgré des opinions contraires, je considère que les tests sur le VIH comportent un risque élevé, compte tenu de son infectiosité. De plus, on n'a présenté aucune preuve permettant de croire que, malgré les angoisses et les pressions associées à la recherche d'un remède contre le SIDA à cette époque, la Food and Drug Administration aurait permis que soient effectués des tests sur des patients sans qu'on ait au préalable effectué des tests in vitro sur des cellules humaines. Comme nous l'avons vu, les chercheurs de l'extérieur provenaient notamment des NIH, de l'Université Duke, de la FDA et du Sloan Kettering Institute. À l'époque, on connaissait assez peu de choses des tests sur le VIH, et les épreuves qui utilisaient le VIH étaient toujours en cours de développement. Appelé à confirmer sa participation en tant que chercheur de l'extérieur, le Dr Bolognesi a présenté les commentaires suivants, le 7 juin 1984 :

                 [TRADUCTION] J'entrevois pour les six prochains mois un travail de développement considérable qui consistera simplement à apprendre à se servir du virus, à mettre au point des systèmes de détermination binaires pour l'agent, ainsi qu'à cultiver des cellules infectées et mesurer les divers niveaux d'expression des activités virales. Sans cette information, il sera difficile de déterminer quelles seraient les meilleures épreuves pour identifier les composés antiviraux capables d'agir à diverses étapes du cycle de vie du virus. Comme je vous le mentionnais au cours de notre dernière rencontre, tout médicament qui pourrait manifester une activité antivirale in vitro devrait avoir accès à des modèles in vivo pour des tests pharmacologiques ainsi qu'à un modèle naturel authentique pour le SIDA, comme il en existe peut-être chez le chat, afin de déterminer quels devraient être les futurs tests d'efficacité.                 

[201]      Il semblerait qu'à l'époque, seuls quelques centres disposaient des installations et de l'expertise nécessaires pour tester des rétrovirus humains. Ces centres, dont l'Université Duke et les NIH, faisaient déjà des recherches poussées en vue de découvrir des remèdes contre le SIDA. Les NIH avaient également accès, pour les essais cliniques, à un grand bassin de patients infectés par le virus. Je suis également convaincu que Glaxo avait une grande expertise en virologie et la capacité de mettre sur pied un programme de conception rationnelle de médicaments, afin de découvrir un médicament pour traiter le SIDA. Elle ne disposait cependant pas des installations nécessaires et elle n'avait pas une grande expérience des rétrovirus.

[202]      Il est clair que, dans le contexte des épreuves de sélection, l'isolement et la quantification des virus soulevaient une controverse. À l'époque, on ne s'entendait pas sur la façon de mesurer la quantité de virus dans la circulation sanguine de l'homme et on ne disposait pas partout des connaissances techniques nécessaires. Pour ce qui concerne les études cliniques, très peu d'établissements étaient en mesure d'organiser un essai clinique et de rendre compte des résultats. Le travail que les Drs Broder et Mitsuya effectuaient sur la suramine aux NIH en faisait des candidats tout désignés pour cette recherche. En fait, le protocole des essais cliniques sur la suramine a été le premier à servir pour le traitement du SIDA chez l'homme, et il a été fourni par le Dr Broder à Glaxo en vue de faciliter la préparation d'un protocole de traitement à l'AZT des patients infectés par le VIH.

[203]      L'Université Duke a signé une entente, datée du 26 février 1985, par laquelle elle cédait à Glaxo la propriété de tous les droits attachés à des brevets découlant de ses travaux. Précédemment, soit le 16 août 1984, le Dr Bolognesi de l'Université Duke avait lui aussi signé une lettre par laquelle il s'engageait à assurer la confidentialité de l'information concernant les médicaments antirétroviraux humains faisant l'objet des investigations.

[204]      Bien que le Dr Broder ait été recruté par Glaxo en tant que chercheur de l'extérieur en octobre 1984, la preuve établit que les NIH avaient déjà commencé à effectuer des recherches à grande échelle pour trouver un traitement contre le SIDA. En mai 1984, ils avaient déjà créé un groupe de travail pour étudier les inhibiteurs de la transcriptase inverse. Le Dr Broder a lui aussi signé une lettre portant sur la confidentialité de l'information, dans laquelle on pouvait lire :

                 [TRADUCTION] Compte tenu de la nature de la divulgation et des services que vous serez peut-être appelé à rendre pour notre compte, tous ces renseignements doivent demeurer confidentiels.                 

Les NIH n'ont pas, comme l'Université Duke, signé d'entente sur la cession des droits attachés aux éventuels brevets. Bien que le propriétaire légitime d'un brevet puisse également être l'inventeur, il est clair que les termes propriétaire et inventeur ne sont pas toujours synonymes.

[205]      Comme je l'ai dit précédemment, les NIH avaient, en octobre 1984, mis au point une des rares épreuves utiles pour tester le VIH dans des cellules humaines. En mai 1984, le Dr Broder et son collègue, le Dr Mitsuya, avaient commencé à développer des clones de lymphocytes T immortalisés pour étudier la réponse immunitaire en présence du HTLV-I et du HTLV-III. Les Dr Broder et Mitsuya ont fait les premières expériences en juin 1984, utilisant de la suramine dans des cultures cellulaires, avec des lymphocytes H9 infectés par le HTLV-III. À l'automne 1984, ils avaient mis au point une lignée cellulaire améliorée qui reproduisait plus fidèlement les propriétés et les réactions des lymphocytes T4 humains, qui sont les cellules les plus souvent infectées par le VIH. Après avoir encore perfectionné leur lignée cellulaire, ils en sont arrivés à l'ATH8, qui a été utilisée pour la première fois dans des expériences en janvier 1985. Cette lignée cellulaire a fait l'objet d'une demande de brevet de la part des Drs Broder et Mitsuya. Leur demande a été présentée le 30 septembre 1985. Il est également clair que le Dr Broder étudiait les virus humains pathogènes depuis 1981, en collaboration avec le Dr Gallo.

[206]      Je conclus, à la lumière de la preuve, qu'avant d'être sollicités par Glaxo en octobre 1984, les chercheurs des NIH avaient déjà commencé à effectuer des recherches d'envergure sur le SIDA, les inhibiteurs de la transcriptase inverse, les épreuves à utiliser, ainsi que la conception et la mise en oeuvre d'essais cliniques.

[207]      Il s'agit ici de déterminer qui sont les inventeurs. Le désaccord entre les parties porte essentiellement sur la caractérisation et le rôle des chercheurs de l'extérieur. Comme il a déjà été indiqué, A & N allèguent que Glaxo n'a pas effectué de tests sur une lignée cellulaire humaine, ni même utilisé le VIH et que, par conséquent, les essais devant accompagner l'invention n'ont pas été effectués par les inventeurs nommés dans le brevet. Elles prétendent donc que le brevet ne désigne pas les véritables inventeurs. De plus, elles prétendent que Glaxo n'a pas effectué le travail entourant l'invention et que cette dernière ne pouvait être prédite à partir du travail effectué par Glaxo. A & N font valoir que l'expérience de Glaxo était sans rapport avec le travail à effectuer. Elles allèguent que Glaxo n'avait aucune expertise dans le domaine des rétrovirus, qu'elle n'avait aucune stratégie concernant la sélection des composés, à savoir qu'elle se contentait de choisir des composés parmi ses réserves, et, enfin, qu'elle ne faisait pas tester que les analogues nucléosidiques.

[208]      Glaxo s'est souvent reportée au droit américain des brevets, particulièrement dans son argumentation écrite. Elle prétend que, même si le droit américain et le droit canadien diffèrent sur la question de la date de l'invention, ils sont essentiellement les mêmes sur la question de la paternité de l'invention. En ce qui concerne la date de l'invention, le droit américain impose une étape additionnelle, savoir qu'il exige que l'on présente l'invention sous forme pratique, alors que le droit canadien exige simplement que l'inventeur fournisse la preuve de sa première formulation, verbale ou écrite, d'une description permettant de fabriquer ce qui a été inventé, c'est-à-dire la preuve de ce qu'il a donné une forme définie et pratique à son invention : Ernest Scragg & Sons Ltd. v. Leesona Corporation, précité, aux pages 30-33; Koehring Canada Ltd. c. Owens Illinois Inc. (1980), 52 C.P.R. (2d) 1 (C.A.F.), à la page 12; Permutit Co. v. Borrowman, précité, à la page 287.

[209]      Comme il a déjà été mentionné, le brevet correspondant pour l'AZT avait déjà fait l'objet de procédures devant les tribunaux des États-Unis, qui s'étaient penchés sur la question de la qualité d'inventeur. Étant donné que les définitions du terme " invention " sont similaires aux États-Unis et au Canada, il peut être utile, pour rendre un jugement dans la présente affaire, de se reporter à l'arrêt Burroughs Wellcome Company v. Barr Laboratories Inc. , précité, de la Cour d'appel des États-Unis, district fédéral.

[210]      Glaxo allègue que le rôle des chercheurs de l'extérieur s'est limité à confirmer l'invention réalisée par les cinq inventeurs nommés dans le brevet. Selon elle, les premiers inventeurs à l'origine du brevet en cause sont les personnes qui, les premières, ont envisagé ou conçu dans leur esprit l'objet des diverses revendications du brevet. Dès qu'eut été formée l'idée que l'AZT pouvait être utilisé pour le traitement et la prophylaxie d'infections rétrovirales humaines, il n'y avait plus à manifester d'activité inventive pour la mettre en pratique. Dans son argumentation, Glaxo cite l'arrêt rendu par la Cour d'appel des États-Unis dans l'affaire Burroughs Wellcome v. Barr Laboratories, précité, à la page 1921 :

                 [TRADUCTION] Un examen des événements qui ont suivi la préparation de l'ébauche de Burroughs Wellcome confirme la solidité de la conception. Broder et Mitsuya ont reçu de Burroughs Wellcome un groupe de composés désignés uniquement par des codes et que les inventeurs de Burroughs Wellcome avaient choisi de faire tester. Les chercheurs ont soumis ces composés à des tests en vue de vérifier leur activité contre le VIH dans la lignée cellulaire qu'ils avaient fait breveter. Les résultats des tests ont révélé pour la première fois qu'un des composés, que l'on a identifié ultérieurement comme étant l'AZT, manifestait une activité exceptionnelle contre le virus. Ces tests ont cependant été brefs, se limitant à confirmer l'applicabilité de ce qui était divulgué dans l'ébauche de la demande. Il est vrai que la science entourant le VIH et le SIDA était imprévisible et hautement expérimentale à l'époque où les chercheurs de Burroughs Wellcome ont réalisé les inventions. Cependant, ce qui compte aux fins de la conception, c'est de savoir si les inventeurs s'étaient formé une idée définie et permanente des inventions. Dans cette affaire, la prétendue conception n'a pas été suivie d'une période prolongée de recherche, d'expérimentation et de modification exhaustives. De l'avis de tous, elle a simplement été suivie de l'étape habituelle des essais cliniques par laquelle doit passer tout médicament avant d'être mis sur le marché.                 
                 Cela ne signifie cependant pas que les chercheurs des NIH n'étaient qu'au service des inventeurs de Burroughs Wellcome. Les Drs Broder et Mitsuya ont fait preuve d'une très grande compétence dans la réalisation des tests, se servant de leur lignée cellulaire brevetée pour reproduire la réponse des cellules humaines infectées par le VIH. Le Dr Lehrman a suggéré des concentrations initiales au Dr Broder, mais on ne saurait dire qu'elle dirigeait l'exécution des tests; les résultats des tests devaient nécessairement être interprétés, et les Dr Broder et Mitsuya étaient parmi les très rares personnes capables de le faire. Les tests ont confirmé que les inventions étaient exploitables, ce qui démontrait que les inventeurs de Burroughs Wellcome s'étaient fait une idée nette et permanente des inventions. Ces tests faisaient partie de la présentation sous forme pratique et ils bénéficiaient à Burroughs Wellcome.                 

[211]      Glaxo prétend en outre que les Drs Broder et Mitsuya n'ont pas eu l'idée, à l'origine, que l'AZT serait utile en tant que médicament. Elle estime que, lorsqu'ils ont terminé les tests complémentaires, ils ne connaissaient même pas l'identité du composé qui leur avait été présenté uniquement comme étant le composé " s ". Ils n'ont été informés de l'identité du composé " s " que le 1er mars 1985. Le Dr Broder avait présenté les résultats des épreuves à Glaxo le 21 février 1985; entre ces deux dates s'est donc écoulé un intervalle de huit jours. Selon Glaxo, le Dr Broder a cru pendant cet intervalle que le composé était sans doute de la suramine, alors que Glaxo savait qu'il s'agissait d'AZT. Glaxo prétend que le fait d'ignorer l'identité du composé et de croire qu'il s'agissait d'un autre composé est totalement incompatible avec les critères applicables à la conception, en droit des brevets américain et canadien.

[212]      Glaxo allègue en outre que la contribution des Drs Broder et Mitsuya équivalait à celle que fait toute personne chargée de mettre à l'épreuve des concepts originaux d'autres personnes. Selon elle, une telle personne, qui ne fait qu'aider à rendre l'invention définitive, ne se qualifie pas comme inventeur. Elle renvoie entre autres à l'arrêt britannique Allen v. Rawson (1845), 1 C.B. 656, dans lequel il est précisé, à la page 666 :

                 [TRADUCTION] Chaque cause doit être jugée sur le fond. Cependant, si l'on constate que le principe et l'objet de l'invention sont complets en soi, je crois excessif qu'une suggestion d'un travailleur embauché pour participer aux expériences, concernant une façon plus simple de faire des calculs pour mettre à exécution les conceptions de l'inventeur, puisse rendre tout le brevet invalide. Il me semble que cette contribution était beaucoup trop négligeable et qu'elle a eu trop peu d'incidence sur le principe de l'invention pour produire l'effet allégué.                 

         [Non souligné dans l'original.]

Glaxo prétend de plus que les Drs Broder et Mitsuya n'ont fait que suivre ses instructions et qu'il n'y a eu de leur part aucune activité inventive : In the Matter of Hirst's Petition For the Revocation of Standard Motor Co. Ltd. and others L.P. No. 634, 897, [1957] R.P.C. 326, à la page 330.

[213]      Le Dr Broder a décrit ses rapports avec Glaxo comme étant une forme de collaboration qui ne se limitait pas à confirmer des résultats de tests. Il a témoigné qu'en tant que membre des NIH, un organisme gouvernemental, il ne voyait pas son rôle comme celui d'un cocontractant ou d'un préposé auprès de l'industrie privée. Il considérait qu'il s'agissait d'une collaboration, comportant un échange d'idées et de services. Il a témoigné qu'un scientifique faisant de la recherche de sa propre initiative exerçait une activité autonome, créative et scientifique. Il a de plus insisté sur le fait que les NIH bénéficiaient d'un financement public, tout comme la recherche sur le SIDA qu'ils effectuaient.

[214]      Selon A & N, il est reconnu dans de nombreux documents internes de Glaxo que la relation avec le NCI en était une de collaboration. Le 12 octobre 1984, le Dr Lehrman a écrit au Dr Broder pour lui dire qu'elle entrevoyait une collaboration fructueuse et très intéressante. Dans une lettre datée du 31 octobre 1984, elle mentionnait qu'elle avait apprécié la visite du Dr Broder et espérait qu'elle marquerait le début d'une collaboration fructueuse et intéressante pour l'un comme pour l'autre. De même, le 10 octobre 1985, le Dr Lehrman a écrit au Dr Mitsuya pour lui dire qu'elle appréciait sa contribution au développement de l'AZT et qu'elle espérait poursuivre cette collaboration fructueuse. Le Dr Mitsuya a répondu qu'il avait bien aimé collaborer à la recherche de médicaments anti-HTLV pendant les mois en cause.

[215]      Et encore le 22 janvier 1987, le Dr Lehrman écrivait au Dr Broder et mentionnait les contributions personnelles du Dr Mitsuya et de lui-même, ainsi que celle du Dr Yarchoan. Elle insistait pour dire que leur participation avait été essentielle au développement de l'AZT et qu'elle appréciait la poursuite de leur collaboration au développement d'agents pouvant servir à traiter des infections rétrovirales humaines. Au cours d'une conférence de presse tenue en mars 1987, le Dr David Barry a remercié tout particulièrement le Dr Broder et ses collègues du NCI pour le rôle capital qu'ils avaient joué dans le développement du Retrovir. En 1988, le Dr Barry a soumis la candidature du Dr Broder pour le prix international de virologie d'ICN, en précisant que celui-ci avait été à l'avant-garde du développement de thérapies anti-SIDA et qu'il était le chef de file en recherche fondamentale et recherche clinique sur la suramine, l'AZT, le ddC et le ddI. J'ai pris en considération et les documents publics et les documents internes en cause dans la présente affaire. Peu importe la signification que l'une ou l'autre partie confère à ces documents, je suis convaincu que Glaxo et les inventeurs nommés percevaient le travail des NIH comme étant la première confirmation fiable de l'activité de l'AZT contre le VIH dans des essais in vitro.

[216]      Comme je l'ai dit précédemment, des documents internes et externes font état de la collaboration cruciale des NIH au développement de l'AZT comme forme de traitement contre l'infection à VIH. En ce qui concerne ces documents, Glaxo prétend que 1) ils ont servi principalement à des fins de relations publiques; 2) bon nombre contenaient des erreurs parce qu'ils n'avaient pas été rédigés par les inventeurs nommés; et 3) ils ont été rédigés en partie pour flatter l'orgueil du Dr Broder. On a consacré beaucoup de temps à ces documents au cours du procès. A & N ont également fait remarquer qu'à diverses occasions au cours du procès, les inventeurs nommés dans le brevet s'étaient livrés à des attaques ad hominem contre le Dr Broder, discréditant sa compétence scientifique, son professionnalisme et son intégrité. Elles prétendent que ces attaques visaient manifestement à donner l'impression que les Drs Broder et Mitsuya n'avaient pas contribué sensiblement à la découverte de l'usage anti-SIDA de l'AZT.

[217]      La Cour ne comprend pas très bien pourquoi la nature des rapports a changé entre les NIH et les inventeurs de Glaxo. Glaxo prétend que la campagne de publicité visait en grande partie à libérer quelque peu les NIH des pressions exercées sur eux en raison du coût élevé du médicament et à flatter dans une certaine mesure l'orgueil du Dr Broder, alors qu'A & N prétendent que les insinuations et les exagérations ne sont nullement fondées. Tout en étant convaincu que le Dr Broder était, à l'époque, un chercheur scientifique très ambitieux, je suis également convaincu que c'était un chercheur de talent et qu'il a joué un rôle clé dans l'histoire de l'AZT. La Cour s'intéresse à la paternité de l'invention et non à la concurrence scientifique.

[218]      A & N insistent par ailleurs sur le rôle qu'ont joué les NIH dans la découverte de l'AZT en se reportant à une note de service interne, datée du 3 juillet 1985, dans laquelle Glaxo exposait la chronologie du développement de AZT et mentionnait uniquement le Dr Broder en tant que chercheur de l'extérieur. Dans une note de service ultérieure, datée du 15 mars 1985, soit la veille de la présentation de la demande du brevet prioritaire au Royaume-Uni, on note que l'activité anti-HTLV-III du 509U a été confirmée par les NIH des États-Unis sans que la structure du composé leur ait été divulguée. Enfin, dans une note de service interne, le Dr Lehrman soulignait que [TRADUCTION] " comme le Dr Broder a démontré que l'AZT est un puissant inhibiteur du VIH in vitro, les plans d'évaluation clinique de ce médicament suivent leur cours ".

[219]      Glaxo prétend en outre que, en signant la lettre d'entente concernant la confidentialité de l'information, les NIH s'étaient engagés à effectuer ce travail pour le compte de Glaxo. Elle prétend que cette entente définit la relation entre les parties et exclut la possibilité que les NIH aient agi à titre de coïnventeurs. Je ne suis pas d'accord avec cette interprétation de la lettre. L'entente ne visait que la confidentialité et non la paternité de l'invention. Même si le Dr Broder a accepté que les NIH effectuent ce travail pour le compte de Glaxo, je ne considère pas que cette mesure ait une incidence sur la question de la paternité. De plus, à cette étape-ci, je ne me préoccupe pas de la question de l'appartenance ou de la propriété, mais plutôt de celle de la paternité de l'invention.

[220]      Glaxo qualifie d'assez mineur le rôle qu'ont joué les Drs Broder et Mitsuya. Elle prétend que leur laboratoire n'était qu'un des quatre engagés par BW pour effectuer des tests de confirmation sur des composés précis. Trois des laboratoires ont effectué des tests in vitro en utilisant le VIH, soit l'Université Duke, la FDA et les NIH. Glaxo allègue que les NIH ont été les derniers à présenter leurs résultats sur l'AZT. Le Dr Lehrman avait déjà reçu les résultats de l'Université Duke, mais, comme il a été mentionné, elle jugeait les résultats équivoques en raison des cellules utilisées. De plus, le Dr Quinnan avait précédemment soumis certains résultats, mais, comme je l'ai déjà signalé, il n'en est question que dans un bref compte rendu du Dr Lehrman. À mon avis, les NIH ont été le premier laboratoire de l'extérieur à fournir des résultats convaincants, pertinents et concluants au sujet de l'activité du composé contre le VIH. Les résultats antérieurs de l'Université Duke provenaient malheureusement d'essais effectués sur une lignée cellulaire porteuse d'une infection chronique, et les experts et inventeurs s'entendent pour dire que celle-ci ne permettait pas de déterminer l'efficacité du médicament. En outre, comme je l'ai déjà indiqué, j'accorde peu de poids aux résultats des tests du Dr Quinnan, compte tenu de la nature et de la qualité de la preuve qui m'a été soumise à leur sujet.

[221]      Glaxo prétend enfin que les chercheurs de BW étaient les âmes dirigeantes de la recherche, et notamment qu'ils contrôlaient le travail exécuté par les laboratoires de l'extérieur. Elle affirme que c'étaient eux qui avaient décidé quels composés seraient envoyés à l'extérieur, où et quand ils seraient envoyés, et à quel moment serait révélée l'identité d'un composé particulier à un laboratoire de l'extérieur. Elle affirme en outre que, lorsque les composés ont été envoyés à des laboratoires de l'extérieur, ils étaient accompagnés de lettres du Dr Lehrman qui renfermaient des recommandations en matière de concentration et de solubilité.

[222]      A & N contestent cette description du rôle des Drs Broder et Mitsuya en ce qui a trait aux instructions du Dr Lehrman. Elles prétendent que ces instructions n'étaient pas détaillées et qu'elles n'ont même pas été suivies par les chercheurs de l'extérieur. Elles prétendent de plus que le Dr Lehrman n'aurait pu être une âme dirigeante, vu sa connaissance peu approfondie des épreuves, des lignées cellulaires ou des types d'infections, exogènes ou chroniques, qui devaient être utilisés. En outre, elles allèguent que le Dr Lehrman n'a d'aucune façon contrôlé l'exécution des tests et qu'elle n'a pas participé à l'interprétation des résultats des épreuves.

[223]      Je suis de l'avis d'A & N : les Drs Broder et Mitsuya n'ont reçu que peu d'instructions et, à toutes fins utiles, ils ont effectué une recherche scientifique indépendante sur l'activité de l'AZT. De plus, il est ressorti clairement du contre-interrogatoire du Dr Lehrman que, malgré ses talents de médecin et de chercheur, elle ne possédait pas, à l'époque, une connaissance approfondie des tests, des lignées cellulaires ni des types d'infections qu'il fallait étudier. Le Dr Lehrman a effectivement proposé des concentrations au Dr Broder au départ, mais elle n'a d'aucune façon contrôlé la façon de procéder pour les tests, qui comportaient également l'interprétation et l'extrapolation des résultats, ce que les Drs Broder et Mitsuya et très peu d'autres chercheurs étaient aptes à réaliser.

[224]      J'ai exposé précédemment ma conception de ce qu'est une invention aux fins de l'article 2 de la Loi sur les brevets. La preuve établit, à ma satisfaction, que les inventeurs nommés dans le brevet de l'AZT sont les véritables inventeurs. À la lumière de cette preuve, je suis convaincu que ces inventeurs sont non seulement le Dr Rideout et Marty St. Clair, mais également les Drs Furman, Barry et Lehrman, qui ont tous comparu devant moi dans la présente instance. Cependant, je suis également convaincu, suivant la prépondérance de la preuve, que les Drs Broder et Mitsuya sont eux aussi des coïnventeurs de l'usage de l'AZT pour le traitement du SIDA. J'estime que Glaxo et les inventeurs nommés dans le brevet considéraient le travail des chercheurs des NIH comme étant la première confirmation fiable de l'activité anti-VIH in vitro. Il est clair qu'aux yeux de Glaxo les Drs Broder et Mitsuya étaient des chercheurs très compétents, qui travaillaient en collaboration avec elle. De plus, c'est le laboratoire de ces chercheurs aux NIH qui a confirmé en premier que l'AZT inhibait la réplication du VIH dans leur épreuve. L'AZT était manifestement un concept de Glaxo, mais l'utilité revendiquée n'a pu être confirmée sans la participation importante et directe des NIH.

[225]      L'épreuve utilisée par le Dr Mitsuya avait nécessité une activité inventive suffisante pour être brevetable. De l'aveu de toutes les parties, cette épreuve était l'une des premières à tester des composés dans une lignée cellulaire humaine en utilisant le VIH. A & N prétendent qu'avant l'introduction de l'action, Glaxo avait reconnu publiquement et dans des communications internes que les Drs Broder et Mitsuya avaient joué un rôle important et qu'ils avaient en fait été les premiers chercheurs de l'extérieur à confirmer l'activité du composé contre le VIH. De plus, malgré le fait qu'une ébauche était prête le 6 février 1985, Glaxo n'a présenté sa demande de brevet au Royaume-Uni qu'après avoir reçu les résultats des NIH.

[226]      Je n'ai pas, pour trancher les questions qui me sont soumises, à me prononcer sur le rôle de l'Université Duke, de la FDA et du Sloan Kettering Institute dans cette affaire. De plus, je considère qu'à cette étape des recherches les NIH ne faisaient pas que participer au développement de l'AZT; ils participaient plutôt à la découverte de l'objet du brevet, en droit canadien des brevets. À la lumière de la preuve, je n'ai aucun doute que, si les Drs Mitsuya et Broder avaient travaillé sous le même toit que les inventeurs nommés, ils auraient été inclus à titre de coïnventeurs dans le brevet '277. À mon avis, le travail des NIH n'était pas accessoire à l'invention, laquelle n'aurait pu être complétée sans leurs investigations, leurs compétences et leurs recherches.

L"omission de nommer les inventeurs véritables

[227]      L"article 53 de la Loi dispose :

                 (1) Le brevet est nul si la pétition du demandeur, relative à ce brevet, contient quelque allégation importante qui n"est pas conforme à la vérité, ou si le mémoire descriptif et les dessins contiennent plus ou moins qu"il n"est nécessaire pour démontrer ce qu"ils sont censés démontrer, et si l"omission ou l"addition est volontairement faite pour induire en erreur.                 
                 Exception.- (2) S"il apparaît au tribunal que pareille omission ou addition est le résultat d"une erreur involontaire, et s"il est prouvé que le breveté a droit au reste de son brevet, le tribunal rend jugement selon les faits et statue sur les frais. Le brevet est réputé valide quant à la partie de l"invention décrite à laquelle le breveté est reconnu avoir droit.                 

Cet article prévoit deux cas dans lesquels une allégation importante qui n"est pas conforme à la vérité peut entraîner l"invalidité du brevet. En premier lieu, lorsque la pétition contient une allégation importante qui n"est pas conforme à la vérité, le brevet peut être déclaré invalide. En second lieu, lorsque le mémoire descriptif ou les dessins contiennent plus ou moins qu"il n"est nécessaire et que l"omission ou l"addition est volontairement faite pour induire en erreur, le brevet peut être jugé invalide : Rothmans, Benson & Hedges Inc. et al. c. Imperial Tobacco Ltd. (1991), 35 C.P.R. (3d) 417, aux p. 428 et 429 (C.F. 1re inst.).

[228]      En l"espèce, A & N plaident le premier motif, à savoir qu'en ce qui concerne la paternité de l"invention, la pétition contient une allégation importante qui n"est pas conforme à la vérité. Glaxo soutient que, pour réussir sur ce moyen, A & N doivent encore établir que l"allégation non conforme à la vérité a été faite volontairement pour induire en erreur. En outre, si elle est faite par inadvertance, de bonne foi, l"omission de nommer les inventeurs ne doit pas entraîner l"invalidité du brevet.

[229]      Dans Beloit Canada Ltd. c. Valmet Oy (1984), 78 C.P.R. (2d) 1, aux p. 28 et 29 (C.F. 1re inst.) (infirmé pour d"autres motifs par Beloit Canada Ltd. c. Valmet Oy (1986), 8 C.P.R. (3d) 289, à la page 301), le juge Walsh a fait observer ceci :

                 Même sans tenir compte de la jurisprudence, il suffit de lire attentivement l"article 55 (1) de la Loi sur les brevets (précité) pour savoir qu"un brevet peut être nul s"il contient quelque allégation importante qui ne soit pas conforme à la vérité. Cette disposition étant suivie du mot " ou " et se terminant par " et si l"omission ou l"addition est volontairement faite pour induire en erreur ", cela ne s"applique de toute évidence qu"à la deuxième et à la troisième phrases de l"article car sa première phrase n"a trait ni aux omissions ni aux additions. Le paragraphe 2 permet à la Cour d"estimer que l"omission ou l"addition est le résultat d"une erreur involontaire, et que le breveté a droit au reste de son brevet. Il ne s"applique toutefois qu"à la deuxième et à la troisième phrase du paragraphe 1. Ce que la Cour est tenue de déterminer dans le cas présent, qui n"a trait ni aux omissions ni aux ajouts qui sont faits dans les mémoires descriptifs ou sur les dessins, c"est si les allégations erronées de la pétition sont " substantielles ", aucune preuve de la fraude ni de l"intention d"induire en erreur n"étant nécessaire.                 

De même, à mon avis, il ne s"agit pas en l"espèce de décider si l"erreur alléguée a été faite volontairement avec l"intention d"induire en erreur, ce dont il n"y a aucune preuve, mais si la désignation des inventeurs constitue une allégation importante qui n"est pas conforme à la vérité.

[230]      Il a été jugé que les seules allégations importantes pour un brevet sont celles qui portent sur l"objet du brevet : Jules R. Gilbert Ltd. c. Sandoz Patents Ltd ., précité, (infirmé pour d"autres motifs par Sandoz Patents c. Gilcross Ltd. et al. , précité). La Cour de l"Échiquier a conclu ainsi, à la page 74 :

                 [TRADUCTION] Les allégations de la pétition sur toute matière autre que l"objet des revendications dans le brevet accordé ne sont pas importantes. [...] Les allégations importantes dans la pétition présentée sur le formulaire prescrit par les Règles sur les brevets sont donc, à mon avis, (1) l"allégation que le demandeur a fait l"invention sur laquelle le monopole est accordé, et (2) l"allégation des faits qui sont nécessaires pour satisfaire aux dispositions de la loi.                 

[231]      Il a également été jugé que, dans certaines circonstances, il n"importe guère pour le public que les coïnventeurs soient nommés ou non : Procter & Gamble Co. c. Bristol Myers Can. Ltd. (1978), 39 C.P.R. (2d) 145, à la p. 157 (C.F. 1re inst.); confirmé par (1979), 42 C.P.R. (2d) 33 (C.A.F.). Dans Procter & Gamble Co. c. Bristol Myers Can. Ltd, la Cour fédérale, Section de première instance, traitait précisément de l"omission du nom de tous les coïnventeurs dans le brevet. Elle a conclu en ces termes, à la page 157 :

                 Il n"existe absolument aucune preuve à l"effet que l"on aurait volontairement tenté d"induire en erreur le commissaire des brevets. Dans de telles circonstances, à mon avis, le fait que le demandeur soit l"inventeur ou l"un des coïnventeurs est sans conséquence pour le public, puisque ce fait ne touche ni la durée ni le fond du brevet ni même le fait d"y avoir droit. En d"autres termes, je ne crois pas qu"il s"agisse, dans de telles circonstances, d"une allégation importante telle que prévue par l"article 55(1) [paragraphe 53(1)] de la Loi sur les brevets .                 

[232]      A & N prétendent que la désignation exacte de l"auteur de l"invention constitue une condition préalable à la délivrance du brevet et que le brevet délivré sur la base d"une information fausse quant aux inventeurs devrait être annulé au motif que le demandeur n"a pas exécuté la contrepartie attendue de lui en échange du brevet. A & N font également valoir que les inventeurs sont liés inextricablement à leurs inventions et que les brevets ne devraient être délivrés aux inventeurs que pour les inventions qui leur appartiennent. Leur position est donc que l"identité des inventeurs est importante pour la délivrance du brevet.

[233]      En l"espèce et malgré leurs prétentions contraires, A & N ont à mon avis admis que, s"il y a invention, au moins deux des inventeurs nommés (le Dr Rideout et Mme St. Clair) sont des inventeurs. L'argument qu'elles tirent du paragraphe 53(1) porte non pas sur l"omission du nom de l"inventeur véritable, mais plutôt sur l'omission du nom de tous les inventeurs véritables. La Cour doit donc décider si, dans ces circonstances, une telle omission est importante et suffit à rendre le brevet invalide. J"ai conclu que les Drs Broder et Mitsuya sont effectivement coïnventeurs de l"utilité de l"AZT dans le traitement du SIDA.

[234]      À mon avis, dans les circonstances de l"espèce, le fait de ne pas donner le nom des Drs Broder et Mitsuya comme coïnventeurs dans le brevet '277 ne constitue pas une allégation importante au sens de l"article 53 de la Loi sur les brevets . J"ai déjà conclu que les inventeurs nommés avaient droit à la délivrance du brevet en qualité d"inventeurs véritables. La Loi sur les brevets et les tribunaux cherchent à assurer la protection des droits des inventeurs véritables, de façon qu"ils n"en soient dépossédés qu"avec leur consentement. Je souscris à la décision du juge Addy dans Procter & Gamble Co. c. Bristol Myers Can. Ltd. , précité, et j"estime que le fait de ne pas nommer des coïnventeurs ne constitue pas, en l"espèce, une allégation importante ni, par conséquent, un moyen suffisant pour invalider le brevet. En outre, j"estime, sur la base des faits, qu"il n'y a pas eu pétition fausse ou trompeuse en ce qui concerne la paternité de l"invention dans la présente affaire.

[235]      À titre subsidiaire, A & N soutiennent qu"il n"est pas nécessaire d"invoquer l"article 53 pour invalider le brevet. Elles prétendent que les inventeurs nommés n"ont fait aucun des tests nécessaires en vue de l"invention de l"utilité de l"AZT pour le traitement du SIDA, et que, de surcroît, il était impossible de prédire l"utilité de l"AZT sur la base des travaux qu"ils ont effectués. Les demanderesses invoquent l"arrêt Apotex Inc. c. Hoffman La-Roche Ltd. (1987), 15 C.P.R. (3d) 217 (C.F 1re inst.), aux p. 238 et 239, où le juge Reed a fait les observations suivantes :

                 Je ne suis donc pas convaincue que les travaux du Dr Grunberg puissent être qualifiés d"invention, en vertu de laquelle le sulfaméthoxazole et le trimethoprim constituent une composition thérapeutique pour le traitement des souches bactériennes résistant au sulfaméthoxazole. Le détail ajouté au brevet à redélivrer (à savoir la restriction relative à l"action contre les souches bactériennes résistant au sulfaméthoxazole) est, de toute évidence, une subtilité ajoutée par les avocats agents de brevet de Roche Nutley en vue de restreindre un brevet dont ils craignaient qu"il fasse l"objet d"une antériorité par le dépôt du brevet Hoffer. Cette particularité ne faisait pas partie de l"expérience originale entreprise par le Dr Grunberg, et l"intérêt qu"elle pourrait présenter en l"espèce est pour le moins douteux.                 

[236]      Je suis d"accord avec Glaxo pour dire que les tribunaux devraient chercher à protéger les droits des inventeurs véritables et que les erreurs innocentes sur la paternité de l"invention ne devraient pas suffire à renverser la présomption de validité du brevet : Dec International, Inc. c. A.L. LaCombe Associates ltd. (1989), 26 C.P.R. (3d) 193 (C.F. 1re inst.).

[237]      Glaxo soutient encore que le tribunal pourrait maintenir la validité du brevet et déclarer que le brevet était détenu en fiducie à la fois pour Glaxo Wellcome et pour les Drs Broder et Mitsuya, sur le fondement de l"arrêt Piper v. Piper, [1904] 3 O.W.R. 451 (C.A.), où il a été jugé, à la page 456 :

                 [TRADUCTION] Mais aucune des deux parties n"a intérêt à le voir déclaré nul pour cette raison. Je suis d"opinion qu"il faut modifier le jugement formel en supprimant cette déclaration et en la remplaçant par la déclaration que les défendeurs détiennent les lettres patentes en fiducie pour les demandeurs et pour eux-mêmes à parts égales, assortie d"une directive leur ordonnant de souscrire une cession en bonne et due forme pour attribuer aux demandeurs une part ou un intérêt correspondant à la moitié.                 

[238]      À mon avis, la découverte de l'usage de l'AZT pour le traitement de l'infection à VIH a été le fruit des efforts cumulés des inventeurs de Glaxo nommés dans le brevet et des Drs Broder et Mitsuya des NIH. A & N prétendent que Glaxo n'avait pas la moindre stratégie qui aurait orienté son rôle dans la découverte de l'usage de l'AZT pour le traitement du SIDA. Je ne suis pas d'accord avec cette affirmation. Selon moi, la preuve établit que Glaxo s'était dotée d'une stratégie de recherche à quatre volets. Premièrement, elle a identifié la transcriptase inverse dans le cycle de vie du VIH comme cible d'une inhibition sélective. Deuxièmement, elle a utilisé une épreuve de réduction des plages pour identifier des composés parmi ceux qui avaient déjà été employés par le Dr Herman en 1977. Troisièmement, même si elle testait un grand nombre de composés, elle s'est concentrée, dans une proportion d'environ 60/40, sur les analogues nucléosidiques. Glaxo avait une grande expérience de ces composés et avait recueilli énormément d'information sur leurs propriétés toxicologiques et pharmacologiques. Quatrièmement, Glaxo a passé des contrats avec des chercheurs scientifiques indépendants de l'extérieur pour qu'ils soumettent à des essais de sélection les composés qu'elle leur a fait parvenir sous un numéro de code.

[239]      À mon avis, l'invention de l'usage de l'AZT pour le traitement de l'infection à VIH a été le fruit des efforts conjoints d'un grand nombre d'éminents chercheurs. Toutes ces personnes ont eu un rôle à jouer et ont, de quelque manière, contribué à réaliser l'invention divulguée dans le brevet. Il serait inexact de dire que les cinq inventeurs nommés dans le brevet n'ont effectué aucun des tests nécessaires pour réaliser l'invention. Le travail accompli par les chercheurs de Glaxo a été un élément capital de l'invention en l'espèce. Ces chercheurs n'ont peut-être pas accompli tout le travail nécessaire pour achever l'invention, mais le travail qu'ils ont accompli faisait partie intégrante de l'invention et on ne peut donc affirmer qu'ils n'ont pas participé à la réalisation de cette invention.

[240]      Comme je l'ai déjà expliqué, j'estime que le processus d'invention varie suivant les circonstances. Lorsqu'un inventeur a une idée de produit nouvelle et utile, il ne doit pas être trop compliqué de revendiquer l'utilité. Cependant, dans d'autres circonstances, surtout dans le cas des médicaments, même si le processus de création est simple et direct, son utilité peut ne pas apparaître à une personne versée dans l'art ou la science en cause. Je ne vois donc aucune raison d'invalider le brevet '277 pour ce motif subsidiaire.

     ÉVIDENCE

[241]      A & N allèguent que, s'il y a effectivement eu invention, celle-ci était évidente à la lumière de certaines réalisations antérieures et des connaissances générales courantes au moment de l'invention. Conformément à l'ordonnance rendue avant l'instruction par la juge Tremblay-Lamer (7 juin 1995; confirmée par la C.A.F., le 17 décembre 1996), A & N ne pouvaient se reporter à aucune réalisation antérieure, sauf les suivantes : 1) Horwitz et collaborateurs, " Nucleosides V. The Monomesylates of 1-(2'-Deoxy- â -D- lyxofuranosyl) thymine "; 2) Ostertag et collaborateurs , " Induction of Endogenous Virus and of Thymidine Kinase by Bromodeoxyuridine in Cell Cultures Transformed by Friend Virus "; 3) Kreig et collaborateurs , " Increase in Intracisternal A-type Particles in Friend Cells During Inhibition of Friend Virus (SFFV) Release by Interferon or Azidothymidine "; et 4) De Clercq et collaborateurs , " Antiviral, antimetabolic and antineoplastic activities of 2'- or 3'- amino or azido- substituted deoxyribonucleosides ".

[242]      L'évidence est une question de fait, et le fardeau de la prouver incombe au demandeur : Lovell Manufacturing Co. and Maxwell Ltd. v. Beatty Bros. Ltd., précité. Le critère servant à déterminer si une invention est évidente a été établi par le juge Huggessen de la Cour d'appel dans Beloit Canada Ltée c. Valmet Oy, précité, à la page 294 :

                 Pour établir si une invention est évidente, il ne s"agit pas de se demander ce que des inventeurs compétents ont ou auraient fait pour solutionner le problème. Un inventeur est par définition inventif. La pierre de touche classique de l"évidence de l"invention est le technicien versé dans son art mais qui ne possède aucune étincelle d"esprit inventif ou d"imagination; un parangon de déduction et de dextérité complètement dépourvu d"intuition; un triomphe de l"hémisphère gauche sur le droit. Il s"agit de se demander si, compte tenu de l"état de la technique et des connaissances générales courantes qui existaient au moment où l"invention aurait été faite, cette créature mythique (monsieur tout-le-monde du domaine des brevets) serait directement et facilement arrivée à la solution que préconise le brevet. C"est un critère auquel il est très difficile de satisfaire.                 

[243]      Il n'est pas nécessaire de manifester un esprit d'invention pour suivre une voie évidente et bien tracée, en faisant appel à des techniques et procédés connus utilisant des compositions connues, à moins que l'inventeur n'éprouve des difficultés auxquelles ne se serait pas raisonnablement attendue une personne versée dans l'art ou qui n'auraient pas pu être surmontées par le recours à des compétences ordinaires : Burns & Russell of Canada v. Day and Campbell Ltd. (1965), 48 C.P.R. 207; Genentech Inc.'s Patent, [1989] R.P.C. 147 (C.A.).

[244]      A & N prétendent qu'il ne peut y avoir invention lorsqu'on poursuit un type de recherche évident comportant une expérimentation simple sur des composés qui ne sont eux-mêmes ni nouveaux ni inventifs, à moins que l'idée derrière la recherche ne soit pas elle-même évidente ou que la recherche ne mène à un résultat autrement inattendu. A & N ont cité à l'appui de cet argument des jugements mettant en cause des modifications simples : Leithiser et al. c. Pengo Hydra-Pull of Canada, Ltd. (1974), 17 C.P.R. (2d) 110 (C.A.F.); Burns & Russell of Canada v. Day and Campbell Ltd., précité; Genentech Inc.'s Patent, précité. Glaxo prétend que les inventions auxquelles on en arrive par une expérimentation méthodique sont valides et méritent tout autant d'être protégées : Farbwerke Hoechst A.G. c. Halocarbon (Ont.) Ltd., précité.

[245]      La question générale à trancher est de savoir s'il a fallu une activité inventive pour réaliser l'invention alléguée : Windsurfing International Inc. et al. c. Trilantic Corporation (1985), 8 C.P.R. (3d) 241 (C.A.F.). Autrement dit, il s'agit de savoir si l'invention était [TRADUCTION] " simple comme bonjour " ou [TRADUCTION] " claire comme de l'eau de roche " pour un technicien versé dans l'art ou la science en cause, à la date de l'invention : Bayer v. Apotex Inc. , précité, à la page 79. On dit qu'une chose est évidente si elle vient spontanément à l'esprit d'une personne ordinaire, versée dans l'art ou la science en cause, qui cherche quelque chose de nouveau sans se livrer à des réflexions, recherches ou expérimentations sérieuses : G.F. Takach, Patents: A Canadian compendium of law and practice (Edmonton, Juriliber, 1993). Si l'invention alléguée est le fruit d'un travail de recherche collectif, il faut évaluer séparément la contribution de chacun des participants versés dans l'art ou la science en cause et attribuer à chacun le niveau de compétence exigé d'une personne remplissant cette fonction : Genentech Inc.'s Patent, précité, à la page 278.

[246]      Glaxo plaide qu"il faut accorder plus de poids au témoignage d"hommes du métier qui à l"époque de l"invention travaillaient effectivement sur la question. Au soutien de cette proposition, Glaxo cite Windsurfing International Inc. et al. c. Trilantic Corporation , précité, où il a été jugé qu"une conclusion d"évidence ne pouvait être fondée sur le témoignage d"experts qui ne travaillent pas dans le domaine.

[247]      J"ai indiqué précédemment que, en l"espèce, les hommes du métier comprendraient un groupe de personnes examinant ensemble le brevet. J"ai déjà traité de l"expertise particulière des Drs Shannon, Parniak, Hughes et Fan. En fait, pendant la période 1984-l985, seul Dr Shannon était activement engagé dans la recherche sur un médicament antiviral au moment où l"on recherchait un traitement du SIDA. J"ai déjà noté que l"évidence, aux fins de la Loi sur les brevets , doit s"apprécier à la date de l"invention (soit le 16 mars 1985). Les autres experts travaillaient évidemment dans des domaines hautement pertinents, mais, le 16 mars 1985, aucun n"était engagé de façon particulière dans la recherche d"un traitement du VIH.

[248]      La Cour se méfie également de l"examen a posteriori de l"invention ainsi que de l"analyse a posteriori de l"état antérieur de la technique. Dans Beloit Canada Ltd. c. Valmet OY , précité, à la page 295, le juge Hugessen a fait observer :

                      Bien que, à mon avis, le témoignage d"un expert soit à juste titre recevable même quand il porte sur une question " décisive " comme l"évidence de l"invention, il me semble qu"il doit être considéré avec beaucoup de soins.                 
                      Une fois qu"elles ont été faites, toutes les inventions paraissent évidentes, et spécialement pour un expert du domaine. Lorsque cet expert a été engagé pour témoigner, l"infaillibilité de sa sagesse rétrospective est encore plus suspecte. Il est si facile de dire, une fois que la solution préconisée par le brevet est connue : " j"aurais pu faire cela "; avant d"accorder un poids quelconque à cette affirmation, il faut obtenir une réponse satisfaisante à la question : " Pourquoi ne l"avez-vous pas fait? "                 

[249]      Pour se prononcer sur la question de l'" évidence ", il est utile de rappeler un certain nombre de faits clé connus et inconnus. En 1984, les rétrovirus humains et les rétrovirus animaux avaient été découverts. On savait également que les rétrovirus se répliquaient à l'aide de l'enzyme appelée transcriptase inverse et que cette enzyme était une caractéristique propre aux rétrovirus. Le VIH avait été isolé et il avait été identifié comme étant la cause du SIDA. Selon la preuve, les faits suivants étaient également connus des virologistes en 1984 : 1) les composés de la catégorie des analogues nucléosidiques pouvaient bloquer l'élongation de la chaîne dans des réactions mettant en cause l'ADN polymérase; 2) l'inhibition de la transcriptase inverse du VIH-1 prévenait la rétrotranscription du génome viral de l'ARN à l'ADN et prévenait ainsi l'intégration du génome du virus dans le génome de l'hôte; 3) le MLV et le VIH étaient tous deux des rétrovirus; et 4) Glaxo savait en novembre-décembre 1984 que l'AZT pouvait inhiber la réplication du MLV et du HaSV.

[250]      Cependant, le Dr Parniak a témoigné qu'en 1984 on n'avait toujours pas de réponse à certaines questions, par exemple : 1) L'AZT agissait-il sur la transcriptase inverse (son activité dépendait-elle du métabolisme cellulaire)? 2) L'AZT pouvait-il être intégré par les cellules humaines? 3) L'AZT pouvait-il être métabolisé en triphosphate? L'AZT pouvait-il inhiber la réplication du VIH dans des cellules humaines? L'AZT était-il sélectif par rapport à la transcriptase inverse et était-il trop toxique pour les cellules humaines?

[251]      L'article de Horwitz, publié en 1964, renferme une description de la synthèse de l'AZT. A & N allèguent que cet article expose la synthèse du composé 3'-azido-3'-désoxythymidine. Glaxo ne conteste pas ce fait.

[252]      L'article d'Ostertag, rédigé en 1974, décrit des études effectuées sur des érythrocytes de souris infectés par le virus de la leucémie de Friend. Les érythrocytes utilisés pour l'expérience sont porteurs d'une infection chronique par le virus, et les données présentées sont interprétées par les auteurs comme étant la démonstration que l'AZT inhibe la libération u virus de ces érythrocytes infectés. Selon A & N, cet article indiquait que l'AZT pouvait bloquer l'élaboration de la chaîne et aurait donc incité un chercheur à envisager ce composé pour le traitement du VIH. A & N citent, à l'appui de leur argument, l'extrait suivant de l'article :

                 [TRADUCTION] Le fait que l'azidothymidine et la bromodésoxyuridine inhibent toutes deux la réplication du virus LLV-F semble indiquer que leur mécanisme d'inhibition est similaire. L'azidothymidine est transformée en triphosphate d'azidothymidine, mais elle ne peut présumément être utilisée pour l'élongation de la chaîne pendant la synthèse de l'ADN. Elle ne peut donc pas être incorporée à l'intérieur du brin d'ADN en croissance et elle est susceptible d'entraver l'élongation de la chaîne. Il est possible que les enzymes de réparation cellulaire retirent l'azidothymidine des extrémités de la chaîne en croissance, mais n'interviennent pas dans la réparation des particules virales. La faible toxicité de l'azidothymidine pour la cellule et sa grande toxicité pour le virus sembleraient confirmer cette hypothèse. Dans certains cas, l'azidothymidine pourrait remplacer avantageusement la bromodésoxyuridine pour le traitement de maladies causées par des virus à ADN.                 

         [Non souligné dans l'original.]

[253]      Les parties ont divergé totalement d'opinion sur l'interprétation de l'article d'Ostertag et sur ce qu'il enseigne.

[254]      Glaxo allègue que l'expérience dont l'article d'Ostertag rend compte et dont il fournit une description n'était pas conçue pour vérifier l'activité antirétrovirale de composés. Selon son argumentation, un chercheur en quête d'un traitement anti-VIH en 1984 ne serait pas tombé sur cet article, compte tenu de son sujet et de son titre, " Induction of Endogenous Virus ", qui laisse supposer une croissance du virus. Le Dr Yarchoan a témoigné avoir effectué une recherche documentaire en vue de trouver un traitement anti-VIH, mais n'avoir pas trouvé l'article d'Ostertag. Glaxo conteste en outre la caractérisation des conclusions de l'article d'Ostertag. Le Dr Shannon a témoigné que la diminution de l'expression de particules de type C observée dans l'expérience était attribuable à une réduction de 53 % de la prolifération des cellules et non à une inhibition du virus. Cette conclusion se fonde en grande partie sur le fait que les cellules utilisées dans l'expérience étaient porteuses d'une infection chronique.

[255]      Le Dr Shannon a de plus témoigné que l'observation formulée dans l'article d'Ostertag au sujet du fait que l'AZT pourrait bloquer l'élongation de la chaîne n'était que [TRADUCTION] " pure spéculation ". Lui et d'autres experts se sont entendus pour dire que l'affirmation des auteurs concernant l'effet antirétroviral du médicament ne s'appuyait dans l'article sur aucune preuve ni donnée. Il a ajouté qu'aux yeux d'un rétrovirologiste, la concentration indiquée dans l'article n'aurait pas été appropriée pour le traitement.

[256]      Selon A & N, par ailleurs, l'article d'Ostertag révèle que l'AZT exerçait un effet aux stades avancés de la réplication virale. Elles avancent dans leur argumentation que, puisque l'AZT était connu comme étant un analogue nucléosidique, il avait également la capacité d'intervenir au début du cycle de réplication, ce qui lui permettait ainsi d'agir à deux étapes différentes du cycle, soit au début et à la fin. Elles prétendent en outre que l'article présente, à la fois dans le texte même et dans le résumé, des données indiquant clairement que l'AZT inhibe la libération du rétrovirus. Elles estiment donc qu'une recherche documentaire rigoureuse sur des composés ayant des propriétés antirétrovirales aurait permis de repérer cet article.

[257]      Les experts semblent principalement en désaccord sur la question de savoir si l'article d'Ostertag dévoile la toxicité pour la cellule ou s'il dévoile une quelconque valeur thérapeutique post-intégration. Le Dr Shannon a témoigné que la diminution de la libération de particules de type C mentionnée dans l'article d'Ostertag était attribuable à une cytotoxicité élevée induite par la forte concentration de 3'-azido-3'-désoxythymidine. En fait, le Dr Shannon a recalculé les données présentées dans l'article et il en est arrivé à un niveau de toxicité de 53 %. Le Dr Parniak a témoigné pour sa part que les effets observés sur la libération du virus n'étaient pas, selon lui, entièrement attribuables à un effet sur la cellule plutôt que sur le virus. Cette opinion se fondait sur le fait que, selon les données présentées, les cellules se divisaient normalement dans les cultures et, malgré toute diminution du nombre des cellules, la réduction des particules virales était énorme, de quatre ordres de grandeur en fait, pour un changement tout à fait minimal du nombre des cellules. La preuve me convainc qu'il ressort de l'article d'Ostertag que le composé n'a pas d'effet antiviral se manifestant par l'inhibition de la transcriptase inverse virale.

[258]      Dans l'article de Kreig, rédigé en 1978, on étend l'expérimentation aux effets de l'AZT sur la libération du virus de Friend. Il a été démontré que l'AZT inhibe la maturation de particules virales dans les cellules porteuses d'une infection chronique. L'article fait également mention des particules intracisternales de type A et révèle que leur nombre dans les cellules traitées est de 10 à 20 fois supérieur. Selon Glaxo, cette information laisse supposer que l'AZT est toxique pour les cellules et aurait donc dissuadé les virologistes de l'utiliser pour le traitement du SIDA. Le Dr Shannon a témoigné que l'on savait, avant 1985, que les particules intracisternales de type A étaient associées au cancer, à l'immunodépression et à la mort imminente des cellules. Par ailleurs, A & N allèguent qu'en 1984 les virologistes ignoraient les effets de ces particules, mais qu'ils auraient probablement abaissé leurs normes de toute façon dans le cas d'une maladie mortelle.

[259]      Dans l'article de De Clercq, rédigé en 1980, on présente des données provenant de l'évaluation d'une série d'analogues désoxynucléosidiques, dont la 3'-azido-3'-désoxythymidine, utilisés contre deux virus à ADN et un virus à ARN. L'activité antitumorale potentielle des composés a également été évaluée dans une lignée de cellules leucémiques murines. Les auteurs ont rapporté que la 3'-azido-3'-désoxythymidine ne manifestait absolument aucune activité pratique contre les trois virus utilisés pour l'expérimentation. Selon A & N, cet article montre que l'AZT était considéré par les chercheurs comme un antiviral potentiel.

[260]      Le Dr Shannon a de plus témoigné que cet article n'aurait pas permis à une personne versée dans l'art ou la science en cause de réaliser l'invention. Selon lui, cet article montrait également que l'AZT inhibait l'incorporation de la thymidine dans l'ADN cellulaire normal. Cette forme de toxicité aurait, selon lui, dissuadé les chercheurs d'utiliser l'AZT comme substance thérapeutique humaine.

[261]      Comme preuve objective de non-évidence, Glaxo avance qu'en 1984 il était généralement admis que les didésoxynucléosides étaient trop toxiques pour être utilisés dans le traitement de maladies humaines. Le Dr Shannon a souscrit à cette opinion, et le Dr Mitsuya aussi, semble-t-il. Glaxo a résumé ainsi ses allégations en matière d'évidence, par rapport aux quatre articles susmentionnés :

         [TRADUCTION] (1) L'article de Horwitz dévoile, à la page 2077, paragraphe 1, lignes 5 à 9, la préparation de la 3'-azido-3'-désoxythymidine en tant qu'étape du processus de préparation de la 3'-amino-3'-désoxythymidine.                 
         (2) L'article d'Ostertag, Krieg et collaborateurs révèle à la page 4980, paragraphe 2, et à la page 4984 que le mécanisme d'inhibition des virus à ADN faisant appel à l'azidothymidine est semblable à celui faisant appel à la bromodésoxyuridine et que, dans certains cas, l'azidothymidine pourrait avantageusement remplacer la bromodésoxyuridine dans le traitement de la maladie. Il est démontré que l'azidothymidine est transformée en triphosphate d'azidothymidine qui ne peut, toutefois, être incorporé à l'intérieur du brin d'ADN en croissance et intervenir ainsi dans l'élongation de la chaîne.                 
         (3) Dans l'article de Krieg, Ostertag et collaborateurs, l'activité inhibitrice de la 3'-azido-3'-désoxythymidine contre les virus de type C est confirmée par Krieg, C.J. et collaborateurs, à la page 24, paragraphe 2, lignes 19 à 24, et par Ostertag, W. et collaborateurs, à la page 24, lignes 19 à 24 d'Experimental Cell Research.                 
         (4) L'article de De Clercq et collaborateurs dévoile, à la page 1850, tableau 1, et à la page 1851, paragraphe 1, les propriétés antivirales et antitumorales des 2'-désoxy et des 3'-désoxynucléosides, dans lesquels un groupement amino ou azido est substitué à la position 2' et/ou 3' de la portion sucre. Un certain nombre de composés ont manifesté des propriétés antitumorales et antivirales, et plus particulièrement la 3'-azido-3'-désoxythymidine.                 

[262]      Glaxo allègue en outre qu'il faudrait prendre en considération, comme preuve objective additionnelle de l'activité inventive, le fait qu'aucun autre chercheur travaillant dans le domaine n'ait envisagé l'AZT pour le traitement de l'infection à VIH ainsi que l'énorme succès commercial du médicament : Beloit Canada Ltée c. Valmet Oy, précité, aux pages 296 et 297; Tye-Sil Corp. c. Diversified Products Corp., précité, à la page 368. Pour ce qui concerne la recherche d'un traitement, Glaxo a présenté une liste de plus de 30 autres scientifiques qui cherchaient un traitement contre le SIDA vers 1984. On trouvait notamment sur cette liste les noms des Drs Hardy, Quinnan, Weinhold et Bolognesi, dont deux ont témoigné à l'instruction.

[263]      Pour ce qui est du succès commercial, la preuve établit clairement que ce médicament était et continue d'être un succès commercial. Il fut le premier à être approuvé pour le traitement du VIH/SIDA chez l'homme, en 1987 aux États-Unis et en 1990 au Canada. Il fut également le premier médicament dont on ait reconnu l'activité directe contre cette maladie et, jusqu'en 1992, il fut le seul approuvé au Canada pour le traitement du SIDA. L'AZT continue d'être administré aujourd'hui, mais combiné à d'autres médicaments. Il est également utilisé pour réduire les risques de transmission materno-foetale du VIH et comme mesure post-exposition auprès des travailleurs de la santé (c'est-à-dire comme mesure prophylactique).

[264]      Je suis convaincu que les réalisations antérieures, prises individuellement ou collectivement, n'auraient pas permis à un technicien compétent mais dépourvu d'imagination de réaliser l'invention sans expérimentations excessives. À l'époque, on vivait une situation de crise reconnue comme telle dans le domaine de la santé, et on considérait que le SIDA était devenu épidémique. Bien des laboratoires, privés et publics, s'étaient mobilisés pour trouver un remède. Malgré toute cette activité, aucun autre chercheur scientifique n'est parvenu à la solution.

[265]      De plus, j'estime que les quatre articles n'auraient pas nécessairement mené quelqu'un à cette invention. Dans le cas de l'article d'Ostertag en particulier, je suis convaincu que l'affirmation selon laquelle l'AZT pouvait bloquer l'élongation de la chaîne était purement spéculative. De plus, à l'époque où cet article a été rédigé, les rétrovirus humains n'avaient pas encore été découverts et ils ne pouvaient donc pas avoir été envisagés par les auteurs. L'article de De Clercq montrait, on en convient, que l'AZT ne présentait aucune activité contre les trois virus et il aurait dissuadé les lecteurs d'utiliser ce composé comme forme de traitement chez l'homme. L'article de Krieg traitait de cellules porteuses d'une infection chronique qui, selon tous les experts, ne permettaient pas de mesurer l'effet sur l'élaboration de la chaîne. De plus, la preuve me convainc que l'existence des particules intracisternales de type A aurait amené un rétrovirologiste à se poser de sérieuses questions au sujet de l'utilisation de ce composé.

[266]      En conclusion, l'invention visée par le brevet '277 n'a pas été rendue évidente par ce qui avait déjà été réalisé à la date de l'invention.

LES REVENDICATIONS DU BREVET SONT-ELLES TROP VASTES, INSUFFISANTES OU AMBIGUËS?

[267]      Conformément à l"article 34, le mémoire descriptif, qui comprend à la fois la divulgation et les revendications, doit comporter une description de l"invention, y compris son application ou exploitation, assortie de revendications qui indiquent les caractéristiques nouvelles de l"invention dont le breveté revendique le droit de propriété ou le privilège exclusif. Le mémoire descriptif doit délimiter la portée précise et exacte du privilège exclusif revendiqué, c"est-à-dire les frontières ou le domaine de l'exclusivité. En général, le mémoire descriptif doit être suffisamment complet pour permettre à une personne versée dans l'art d"utiliser avec succès l"invention au moment de l"expiration du brevet : Mobil Oil Corp. c. Hercules Canada Inc. (1995), 63 C.P.R. (3d) 473 (C.A.F.), à la p. 486; Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd., précité.

[268]      Les revendications du brevet doivent avoir la même portée que l"invention et elles seules définissent la portée du droit exclusif. Elles peuvent être invalides lorsqu"elles sont plus vastes que l"invention réellement faite ou que l"invention décrite dans le mémoire descriptif : Farbwerke Hoechst A/G v. Commissioner of Patents , précité, à la p. 10; Leithiser et al. c. Pengo Hydra-Pull of Canada Ltd., précité, à la p. 118. À cet égard, aucun inventeur n"a droit à une protection qui va au-delà de ce qu"il a inventé : Radio Corporation of America c. Hazeltine Corporation (1981), 56 C.P.R. (2d) 170, à la p. 188.

[269]      Dans la description de son invention, l"inventeur ne doit pas [TRADUCTION] " imposer au public le fardeau de mener des expériences pour établir comment l"invention a été exécutée " : Vidal Dyes Syndicate Ltd. v. Levinstein Ltd. (1912), 29 R.P.C. 245 (C.A.). Cela ne signifie pas, cependant, qu"une personne versée dans l'art ne devra pas faire quelques démarches raisonnables pour clarifier certains détails du brevet. Toutefois, le breveté ne doit pas imposer à une personne versée dans l'art d"exercer une activité inventive pour arriver à ce résultat : Mobil Oil Corp. c. Hercules Canada Inc. , précité, aux p. 485 et 486.

[270]      Dans la présente espèce, l'invention du titulaire du brevet tient dans la découverte que l'AZT, un composé déjà connu, pouvait être utile comme médicament pour le traitement de maladies humaines. A & N prétendent que la portée du mémoire descriptif est trop vaste, parce que : 1) on revendique la protection de l'usage qui peut être fait de l'AZT pour traiter l'infection à VIH, lequel usage n'a pas été découvert par les inventeurs nommés dans le brevet; 2) certaines revendications sont trop vastes, du fait qu'elles visent le composé ainsi qu'un excipient, sans aucune limitation quant à l'usage; 3) on revendique la protection de l'usage qui peut être fait du médicament pour la prophylaxie d'infections rétrovirales humaines, lequel n'a été ni découvert par le titulaire du brevet ni divulgué dans le mémoire descriptif; 4) on revendique la protection de l'usage qui peut être fait du médicament pour le traitement de toutes les infections rétrovirales humaines, lequel usage n'a été ni découvert par le titulaire du brevet ni divulgué dans le brevet; et 5) le nom 3'-azido-3'-désoxythymidine comprend quatre isomères possibles, dont un seul s'est avéré avoir une utilité.

[271]      Les brevets contiennent habituellement un éventail de revendications. Le brevet litigieux ne fait pas exception. Les revendications de ce brevet ont une portée qui varie et toutes ces revendications ont manifestement été approuvées par le Bureau des brevets. Certaines revendications peuvent être jugées invalides, sans incidence sur les revendications autrement valides. L"article 58 de la Loi dispose :

                      Lorsque, dans une action ou procédure relative à un brevet qui renferme deux ou plusieurs revendications, une ou plusieurs de ces revendications sont tenues pour valides, mais qu"une autre ou d"autres sont tenues pour invalides ou nulles, il est donné effet au brevet tout comme s"il ne renfermait que les revendications valides.                 

Fondamentalement, pour réussir dans une action en contrefaçon de brevet, il suffit d"avoir une revendication valide qui est contrefaite. Il faut parfois un éventail de revendications lorsqu"il n"est pas facile de décider ce qui constitue ou non un élément essentiel de l"invention. Cependant, la fonction de la revendication n"est pas d"enseigner comment utiliser pratiquement l"invention, c"est là la fonction du mémoire descriptif. La revendication doit être soutenue par la divulgation, c"est-à-dire qu"elle doit contenir dans sa formulation ce qui est divulgué dans le mémoire descriptif : Beecham Canada Ltd ., précité, à la page 11.

Revendications concernant le traitement du VIH non inventé

[272]      J"ai déjà examiné la question de l"invention et celle de la paternité de l"invention. A & N prétendent qu"une épreuve sur des virus murins ne constitue pas une invention pour le traitement du SIDA. J"ai déjà exposé mes conclusions sur l"invention et sa paternité. Je conclus que l"invention correspondant aux revendications portant sur l"utilisation de l"AZT dans le traitement et la prophylaxie du SIDA/VIH a été faite par les inventeurs nommés. Il n'y a pas lieu de répéter ici mes conclusions antérieures.

Revendications non limitées quant à l'usage du composé

[273]      Les réalisations pratiques de l'invention dont on revendique la propriété ou le privilège exclusif sont définies ainsi dans la revendication 1 :

     [TRADUCTION]
     1.      Une formulation pharmaceutique comprenant comme principe actif la 3'-azido-3'-désoxythymidine ainsi qu'un excipient acceptable.

[274]      Glaxo prétend que les revendications du brevet peuvent être regroupées sous les revendications indépendantes : 1, 10, 21, 22, 23, 34, 35, et 36. Selon elle, toutes les revendications indépendantes et les revendications qui en découlent, à l'exception de la revendication 36, portent sur une composition de matières ou un produit. La revendication 36 porte sur un processus de préparation d'une formulation en conformité avec la revendication 1. Les revendications indépendantes et subsidiaires mises en cause ainsi que les liens entre elles peuvent être organisés selon le schéma qui suit. Les revendications 1 à 20 ne mentionnent pas expressément l'usage qui doit être fait du médicament, à savoir le traitement d'infections rétrovirales humaines. Il semblerait que les autres revendications du brevet mentionnent, soit expressément soit par renvoi à une revendication antérieure, l'usage du composé pour le traitement d'infections rétrovirales humaines, d'infections liées au SIDA ou du SIDA.


                             1

         _______________________________|______________________________

         2                      3                      |

____________|____________      ____________|____________      ____________|____________

|      |      |      |      |      |      |      |      |      |      |      |||||      |      |      |

8      13      15      16      17      8      13      15      16      17      8      13      15      16      17

                            

                             10

             _________________________|

             14      18      19      20      43

                             |___________________

                             45      46      47      48

                             21

                 __________________|____________

                 |      |      |      |      |      |

                 26      27      49      50      51      65

             ______|      ______|      |______

             |      |      |      |      |      |

             27      66      51      67      51      67

                             22

                 _______________________________

                 |      |      |      |      |      |

                 28      29      54      55      56      65

             ______|      ______|      |

             |      |      |      56      56

             29      66      68

                             23

                 _______________________________

                 |      |      |      |      |      |

                 30      31      57      58      59      65

             ______|      ______|      |______

             |      |      |      59      59      |      |

             31      66      69              69

                             34

                             35

                             36

[275]      A & N allèguent que l'élément capital de l'invention a été la découverte de l'usage qui pouvait être fait du composé pour le traitement d'infections rétrovirales humaines. Glaxo n'a pas contesté ce fait. A & N prétendent que cet usage devait être revendiqué et que l'omission de le faire rend les renvendications en cause invalides. Elles prétendent que les revendications sont trop vastes, puisqu'elles pourraient englober des usages non inventés, notamment pour des traitements antibactériens ou anticancéreux. Elles se fondent sur l'arrêt Amfac Foods Inc. c. Irving Pulp & Paper Ltd (1986) 12 C.P.R. (3d) 193 (C.A.F.), dans lequel l'entière divulgation portait sur un dispositif servant à trancher des pommes de terre pour en faire des frites. Dans la divulgation, il était question de quatre lames tranchantes extérieures qui, en un premier temps, taillaient les parties extérieures de la pomme de terre. Les lames tranchantes et les séparateurs étaient des éléments essentiels de l'invention. La revendication contestée n'incluait pas les lames tranchantes, qui constituaient une restriction essentielle, mais le mémoire descriptif en faisait mention. La revendication contestée omettait de définir le dispositif capable de donner les résultats promis, puisqu'elle ne mentionnait nullement les éléments essentiels qu'étaient les lames tranchantes et les séparateurs. Fondamentalement, la revendication aurait peut-être pu être justifiée à la lumière de l'invention elle-même, mais elle n'était pas justifiée en raison de la façon dont l'invention était décrite dans la divulgation. La Cour d'appel a donc jugé que la revendication était de portée plus vaste que l'invention divulguée.

[276]      Glaxo prétend que les revendications en cause dans la présente affaire représentent la réalisation pratique de l'invention. De plus, elle allègue que la revendication 1 du brevet '277 diffère des revendications de l'arrêt Wayne State, précité, qui ne faisaient pas explicitement allusion à l'usage envisagé, soit la réduction de la métastatisation et de la formation de tumeurs chez les mammifères. Cependant, il n'était pas question dans Wayne State de revendications trop vastes; il s'agissait plutôt de déterminer si un nouvel usage d'un ancien composé constituait une invention brevetable. La revendication 1 en cause dans l'arrêt Wayne State se lisait ainsi :

                 [TRADUCTION] Une composition pharmaceutique sous forme posologique pouvant être administrée par voie orale ou parentérale pour réduire la croissance de métastases et de tumeurs chez les mammifères et comprenant comme principe actif 3-méthyl-1-[2-(2-naphtyloxy)-éthyl]-2pyrazolin-5-one ainsi qu'un diluant ou excipient acceptable.                 

[277]      Glaxo fait une distinction avec la revendication considérée dans l"arrêt Wayne State en disant qu"il s"agissait d"une seconde utilisation thérapeutique d"un médicament, alors que, dans le cas de l"AZT, il s"agit d"une première utilisation comme médicament. Selon Glaxo, la revendication 1 est semblable à la revendication d"un nouveau composé en ce sens qu"il n"est pas nécessaire de définir expressément son utilisation pour la distinguer de l"état antérieur de la technique puisqu"il n"y a pas d"utilisation antérieure. Dans l'affaire Wayne State , il fallait revendiquer l"utilisation pour distinguer l"invention de l"état antérieur de la technique. Glaxo fait valoir qu"en pratique l"agent de brevets part des revendications les plus vastes qu"on ne trouve pas dans l"état antérieur de la technique, et qu'il rédige les revendications de la manière nécessaire pour les situer en dehors de l"état antérieur de la technique. L"utilisation du terme " pharmaceutique ", c"est-à-dire qu"il s"agit d"un médicament, situerait l"invention en dehors de l"état antérieur de la technique. Glaxo soutient que la revendication 1 en l"espèce est du même niveau de généralité que celle qui était examinée dans l"arrêt Shell Oil , précité, où il s"agissait d"un " régulateur de la croissance végétale " et comporte une limitation comparable à l"égard du terme " formulation pharmaceutique ". Dans Shell Oil, l"utilisation n"était pas expressément formulée dans la revendication contestée, mais il ne semble pas qu"on ait débattu la portée trop vaste de la revendication, la question étant plutôt de savoir s"il s"agissait d"un objet brevetable. Dans Beecham Canada Ltd. c. Procter & Gamble Co. , précité, à la page 11, le juge Urie a exposé les principes bien connus d"interprétation des revendications dans les termes suivants :

                 En résumé, je retire de la jurisprudence susmentionnée et d"autres décisions invoquées au cours des débats, sur lesquelles il n"est pas nécessaire d'en dire davantage ici, que, dans l"interprétation des revendications d"un brevet, on peut se reporter au reste du mémoire descriptif seulement pour mieux comprendre les termes employés dans les revendications; qu'il n"est pas nécessaire de se référer au reste du mémoire descriptif lorsque l"énoncé de la revendication est clair et non équivoque; que l"on ne peut à bon droit y avoir recours pour modifier la portée des revendications.                 

[278]      Répétons que les revendications définissent la portée du droit exclusif tandis que la divulgation décrit l"invention pour laquelle cette exclusivité est revendiquée. Dans l"arrêt Amfac , précité, à la page 204, le juge Urie a dit ce qui suit :

                 Bien qu"il n"y ait aucun doute qu"un brevet doive être interprété équitablement, quand cette interprétation équitable montre qu"un élément essentiel (dans ce cas, une limite) n"a pas été revendiqué, cette omission est fatale pour la validité de la revendication.                 

[279]      Peut-on dire que, bien qu"une caractéristique essentielle de l"invention ne soit pas mentionnée expressément dans la revendication 1, l"utilisation du terme " pharmaceutique " exprime nécessairement cette caractéristique ou limitation essentielle? La Cour ne peut limiter les revendications en supposant que les inventeurs doivent avoir voulu dire ce qui est autrement décrit dans le mémoire descriptif; ce serait une modification injustifiée des revendications : Amfac , précité, à la p. 203. La revendication couvre-t-elle plus qu"il n"est justifié par ce que la portion descriptive du mémoire descriptif divulgue?

[280]      Dans l"examen de la portée de la revendication 1 et de ses revendications dépendantes, j"ai gardé à l"esprit les principes d"interprétation des revendications examinés précédemment. En outre, la question ne porte que sur l"interprétation du brevet.

[281]      La question soulevée dans l"affaire Amfac était semblable à la question examinée par la Cour d"appel fédérale dans Canadian Patent Scaffolding Ltd. c. Delzotto Enterprises Ltd. (1980), 47 C.P.R. (2d) 77. Contrairement à l"arrêt Amfac , les revendications n"y ont pas été jugées excessives. Il s"agissait de décider si les revendications auraient dû préciser que le coffrage d"aluminium était " mobile " plutôt que " non mobile ", du fait qu"un coffrage non mobile n"aurait pas été brevetable. À la p. 83, la Cour d"appel fédérale a dit :

                 ... dans la partie de la demande qui précède les revendications, il est exprimé clairement que toute l"invention se rapporte à des coffrages mobiles. En lisant comme un tout l"ensemble du mémoire descriptif et les revendications, j"interprète la revendication 8 comme englobant seulement les coffrages mobiles faits d"aluminium, selon le mémoire descriptif. En conséquence, selon moi, les revendications ne portent pas sur l"emploi de poutres et de charpentes d"aluminium pour des coffrages ordinaires et la revendication 8 n"est pas invalide comme on l"a soutenu.                 

[282]      Ainsi que l"établit clairement ce rappel des arrêts Amfac et Canadian Patent Scaffolding, l"interprétation des revendications est fonction des faits. Tout comme dans l'affaire Canadian Patent Scaffolding, je dois, en l"espèce, examiner la divulgation pour déterminer si les revendications contiennent d"autres utilisations que celle qui a été inventée. Dans l'affaire Amfac , la question portait sur un élément essentiel non contenu dans la revendication, soit les " lames tranchantes ". L"utilisation de l"appareil n"était pas en cause, à la différence de la situation dans l'affaire Canadian Patent Scaffolding . En l"espèce, il s"agit de décider si l"utilisation du composé a été omise à tort dans les revendications.

[283]      Dans la présente affaire, rien n'indique qu"il y ait plus d"une invention qui soit revendiquée. Si, comme le soutiennent A & N, la revendication est assez vaste pour couvrir une invention portant sur des médicaments antibactériens ou anticancéreux, maintenir la revendication impliquerait une modification injustifiée. Toutefois, bien que j"aie tenu compte du témoignage de M. Winterborn en contre-interrogatoire sur ce point, je n"accepte pas l"interprétation d"A & N.

[284]      Il faut lire les revendications et la divulgation comme un tout. Toute la divulgation se rapporte à l"utilisation de l"AZT comme médicament pour le traitement ou la prophylaxie des infections rétrovirales humaines. À cet égard, je ne puis admettre qu"une formulation pharmaceutique contenant de l"AZT avec un excipient ne fournisse pas un moyen d"administrer le médicament dans un but thérapeutique, et la revendication 1 n"est donc pas trop vaste.

Revendications concernant un usage prophylactique non inventé et, de toute manière, non divulgué dans le brevet

[285]      A & N prétendent également que les revendications prévoyant la " prophylaxie " sont de portée plus vaste que ce qui a effectivement été inventé et divulgué dans le brevet. Elles font essentiellement valoir que le titulaire du brevet n'a pas inventé l'usage de l'AZT pour la prophylaxie d'infections rétrovirales humaines.

[286]      A & N prétendent que, s'il y a effectivement eu une invention pour le traitement de l'infection à VIH, il n'y avait pas lieu de revendiquer l'usage prophylactique. Elles allèguent que les inventeurs n'avaient pas, à la date de l'invention, envisagé cet usage prophylactique. En fait, les expériences visant à confirmer cet usage n'ont été entreprises que quelques années après la présentation de la demande de brevet. A & N prétendent donc que les revendications portant sur un usage prophylactique sont invalides, du fait qu'elles vont au-delà de l'invention. En outre, elles font valoir qu'il n'y a, dans la divulgation, aucune information sur la posologie, le moment, la durée ou la méthode du traitement en ce qui concerne la prophylaxie. Les revendications sont donc de portée plus vaste que l'invention divulguée.

[287]      Glaxo prétend, en se fondant sur des expériences subséquentes, que l'usage prophylactique du composé a été démontré dans le cas de la transmission materno-foetale du virus et dans le cas de l'exposition accidentelle de travailleurs de la santé au virus.

[288]      Divers experts se sont prononcés sur la signification du terme " prophylaxie " et sur la question de savoir si l'on disposait de fondements suffisants pour prédire l'usage prophylactique du composé. Le Nouveau Petit Robert définit ainsi le terme " prophylaxie " : " méthode visant à protéger contre une maladie, à prévenir une maladie ". Le Dr Rosser, expert cité par A & N, a défini la prophylaxie comme étant le fait d'administrer un médicament d'avance pour prévenir l'infection. Selon lui, les deux exemples démontrés d'usage prophylactique dont il a été question plus haut correspondaient à de la prophylaxie. Cependant, il a ajouté que le brevet ne fournissait pas assez d'information pour permettre de déterminer la manière d'utiliser le médicament à des fins prophylactiques. Témoignant pour A & N, le Dr Berger a défini la prophylaxie de manière plus générale comme étant la prévention d'une maladie et, dans le cas du VIH, la prévention de l'infection, c'est-à-dire qu'il s'agit d'éviter d'être atteint par le virus ou de le transmettre à quelqu'un d'autre. Il a reconnu également que des expériences subséquentes avaient démontré l'utilité du composé à des fins prophylactiques. Tout compte fait, aucun de ces médecins ne se serait fié à la divulgation d'un brevet pour traiter des patients atteints du SIDA.

[289]      Le Dr Hughes a donné une définition plus stricte du terme prophylaxie et indiqué qu'à son avis même les usages démontrés n'étaient pas à proprement parler de la prophylaxie. Selon lui, la prophylaxie est la prévention d'infections rétrovirales humaines. Il a précisé que, pour servir à cette fin, le médicament doit être administré au patient avant qu'il soit mis en contact avec le virus. À son avis, le composé ne pouvait pas être utilisé pour la prophylaxie d'infections rétrovirales. Il estime que la prophylaxie consiste à traiter une personne non infectée pour éviter qu'elle ne devienne infectée. Il a donc considéré que la prévention de la transmission materno-foetale et le traitement des travailleurs de la santé n'étaient pas des exemples de prophylaxie, puisqu'il s'agissait de patients déjà infectés par le virus.

[290]      Sous la rubrique [TRADUCTION] " Prévention de l'infection à VIH ", Glaxo allègue que l'usage prophylactique du composé est reconnu. Elle y présente en ces termes une expérience au cours de laquelle il a été démontré que le composé pouvait être utilisé à des fins prophylactiques : [TRADUCTION] " La capacité de la 3'-azido-3'-désoxythymidine d'empêcher que le VIH infecte les cellules a été établie de la manière suivante. " L'expérience a été faite par les Drs Broder et Mitsuya. Selon Glaxo, puisque le mécanisme d'action de ce composé consiste à bloquer l'élaboration de la chaîne, l'usage prophylactique pouvait être revendiqué. En résumé, elle prétend que, puisqu'il était connu que le composé empêchait l'intégration de l'ADN viral dans la cellule humaine, une personne versée dans l'art ou la science en cause aurait été amenée à croire que ce composé pouvait être utilisé pour empêcher l'infection par le virus après un contact.

[291]      A & N allèguent que l'usage prophylactique du composé n'était pas envisagé par les inventeurs, mais l'ébauche de la demande de brevet datée du 6 février décrit en fait une invention prévoyant un traitement et une prophylaxie à l'aide du composé. De plus, les inventeurs ont témoigné qu'ils avaient préparé cette ébauche conjointement. Il semblerait donc qu'au 6 février l'usage prophylactique de ce composé avait été envisagé. Dans la demande de brevet présentée au Royaume-Uni le 16 mars 1985, on revendique également un usage prophylactique.

[292]      Je reconnais que cet usage n'avait pas été démontré à la date de l'invention, comme je l'ai déjà expliqué, mais il n'est pas nécessaire, en droit canadien des brevets, de démontrer l'utilité d'une invention ni de la réaliser sous une forme pratique. Même s'il y a divergence d'opinions entre les experts quant au sens du terme prophylaxie, la preuve scientifique concernant le mécanisme d'action du composé était claire et sans équivoque. Dans le brevet lui-même, on indique que le médicament bloque l'élongation de la chaîne et inhibe la transcriptase inverse du VIH :

         [TRADUCTION] ...on croit que c'est sous la forme triphosphate que la 3'-azido-3'-désoxythymidine parvient à bloquer l'élongation de la chaîne dans le processus de rétrotranscription du VIH, comme en témoigne l'effet observé sur le virus de la myéloblastose aviaire et le virus de la leucémie murine de Moloney. Sous cette forme, elle inhibe également la transcriptase inverse du VIH in vitro, tout en ayant un effet négligeable sur l'activité de l'ADN polymérase humaine.                 

[293]      À mon avis, il n'y avait pas lieu de pousser plus loin l'invention relativement à la prophylaxie de l'infection à VIH, même si des expériences complémentaires devaient manifestement être menées par des personnes compétentes et expérimentées. Par conséquent, je conclus que les revendications en matière de prophylaxie ne sont ni plus vastes que l'invention réalisée ni plus vastes que l'invention divulguée.

Revendications concernant un usage pour le traitement d'infections rétrovirales humaines ni inventé ni divulgué dans le brevet

[294]      A & N allèguent de plus que l'exclusivité réclamée par Glaxo pour le traitement de toutes les infections rétrovirales humaines dans la revendication 21 visaient des choses ni inventées ni divulguées dans le brevet. Dans l'argumentation d'A & N, l'invention visée par le brevet porte uniquement sur le traitement de l'infection à VIH et non sur toutes les infections rétrovirales humaines. De même, A & N prétendent que, même si Glaxo a effectivement réalisé cette invention, elle n'a pas fourni suffisamment d'information dans la divulgation pour appuyer ses revendications. La revendication 21 est formulée ainsi :

     [TRADUCTION]

     21.      Une formulation pharmaceutique servant pour le traitement ou la prophylaxie d'infections rétrovirales humaines et composée d'une quantité efficace de 3'-azido-3'-désoxythymidine et d'un excipient acceptable.

[295]      En 1984, on connaissait l'existence de quatre rétrovirus humains : le HTLV-I, le HTLV-II, le spumavirus et le VIH. Les Drs Hughes et Fan ont témoigné qu'à l'époque aucune maladie ni affection n'était associée au HTLV-II ou au spumavirus humain. En fait, le Dr Hughes a affirmé qu'aucune maladie n'était encore associée à ces virus et il n'était pas d'accord pour dire que la sclérose latérale amyothrophique était associée au spumavirus humain. Pour ce qui est du HTLV-II, le Dr Fan a témoigné que, même s'il peut être associé à certains troubles, rien ne prouve qu'il les cause.

[296]      Les deux experts se sont entendus pour dire que le HTLV-I est associé à une maladie, mais que moins de un pour cent des personnes infectées la développent un jour (après une période de latence d'environ 20 à 30 ans). Le Dr Fan a également témoigné qu'il était très difficile d'isoler le HTLV-I chez des patients infectés. Le Dr Hughes a ajouté qu'à l'époque et encore aujourd'hui, on connaissait peu de choses sur le HTLV-I et le HTLV-II, de sorte qu'il était difficile de déterminer ce qui pouvait constituer un traitement ou une prophylaxie efficace contre les maladies associées à ces virus.

[297]      Le Dr Fan a témoigné qu'il existait des différences dans la capacité des séquences génomiques correspondantes du HTLV-I et HTLV-II en matière de régulation de l'expression virale. Selon lui, un virologiste compétent ferait preuve d'une grande prudence si son évaluation de l'inhibition dans un essai de sélection sur des composés contre la transcriptase inverse du VIH devait servir de fondement pour l'évaluation des résultats d'un essai de sélection sur des composés contre la transcriptase inverse d'un autre rétrovirus, p. ex. le HTLV-I. De même, le Dr Hughes a témoigné que le HTLV-I et le VIH ne sont pas très ressemblants, l'homologie n'étant que de 25 %, et qu'il serait donc difficile d'évaluer l'utilité thérapeutique d'un composé en extrapolant d'un virus à l'autre. À cet égard, bien que le Dr Shannon ait traité dans son témoignage de la morphologie des virus, j'ai pris en considération tous les témoignages portant sur cette question et je préfère ceux des Drs Hughes et Fan.

[298]      A & N allèguent que les inventeurs nommés dans le brevet n'ont même jamais envisagé l'usage de l'AZT pour le traitement ou la prophylaxie de toutes les infections rétrovirales humaines et que leurs travaux portaient expressément sur l'infection à VIH. L'avocat d'A & N a rappelé le témoignage des cinq inventeurs nommés, qui faisait très manifestement état de la recherche d'un remède contre le SIDA. Je ne saurais être en désaccord avec cet argument d'A & N.

[299]      Il fait peu de doute que c'est la situation de crise associée à l'épidémie de SIDA qui a incité Glaxo et d'autres laboratoires à se lancer dans la recherche d'un remède. Cependant, on trouve dans le brevet la mention d'une expérience au cours de laquelle on a testé l'AZT contre le HTLV-I in vitro. Cette expérience a été réalisée par le Dr Mitsuya, de sa propre initiative et non sous la direction des chercheurs de Glaxo. Une étude plus approfondie sur l'efficacité de l'AZT contre l'infection à HTLV-I n'a été entreprise qu'en 1986 ou même plus tard par le Dr Matsushita, qui a découvert que l'AZT était efficace contre le HTLV-I in vitro.

[300]      Glaxo a présenté certaines preuves concernant l'usage subséquent de l'AZT pour traiter d'autres infections rétrovirales humaines. Les seules preuves concernant le HTLV-II ne concernaient pas le traitement comme tel, mais plutôt la possibilité que le virus soit associé à une maladie. Il n'y avait aucune preuve établissant que l'AZT est couramment utilisé pour traiter les infections causées par le HTLV-I, le HTLV-II ou le spumavirus humain. En fait, le Dr Rosser, médecin cité comme expert par A & N, a témoigné qu'il n'utiliserait pas l'AZT pour traiter les infections à HTLV-I.

[301]      Glaxo prétend que, compte tenu du mécanisme d'action envisagé pour le médicament et du fait que l'on savait que tous les rétrovirus humains se répliquent à l'aide de la transcriptase inverse, l'AZT serait utile pour le traitement et la prophylaxie de ces infections rétrovirales. Elle est d'avis qu'A & N doivent établir l'inutilité de la zidovudine contre ces rétrovirus humains.

[302] Les premiers rétrovirus humains n'ont été découverts qu'en 1981. De plus, l'homologie entre les rétrovirus est faible, et la plupart des experts reconnaissaient que les autres infections rétrovirales humaines se prêtaient mal à un traitement à l'AZT ou à quelque autre médicament. En fait, il n'y a pas de preuves que le médicament ait été utilisé à pareille fin depuis, si ce n'est dans quelques expériences non concluantes.

[303]      Après avoir pris en considération la preuve factuelle ainsi que les témoignages d'opinion, j'en viens à la conclusion que les revendications relatives au traitement ou à la prophylaxie de toutes les infections rétrovirales humaines sont trop vastes. Elles n'ont pas la même portée que l'invention et elles sont spéculatives.

     LES REVENDICATIONS SONT-ELLES AMBIGUËS?

[304]      A & N allèguent en outre que les termes suivants sont ambigus, rendant invalides les revendications dans lesquelles ils sont employés : [TRADUCTION] " quantité efficace " (revendication 22), [TRADUCTION] " dose unitaire " (revendication 28), [TRADUCTION] " concentration plasmatique de pointe à l'administration " (revendication 29) et [TRADUCTION] " infection liée au SIDA " (revendication 23).

[305]      Comme je l'ai exposé plus haut, le breveté est obligé de fournir au public une divulgation complète de la nature de l'invention et de son fonctionnement. Le mémoire descriptif doit donner une description complète de l'invention et de tout ce qui est essentiel à son bon fonctionnement. En outre, en ce qui concerne la description contenue dans le mémoire descriptif, le président Thorson a dit ceci dans l'arrêt Minerals Separation North American Corp. v. Noranda Mines Ltd., précité aux p. 111-112 :

                      [TRADUCTION] La description doit être correcte, c"est-à-dire à la fois claire et précise. Elle doit être exempte d"obscurités ou d"ambiguïtés évitables, simple et succincte autant que le permet la difficulté de la description. Elle ne doit pas contenir de déclarations erronées ou trompeuses visant à induire en erreur les personnes à qui le mémoire descriptif s"adresse ou à leur rendre difficile, sans essais et expérimentations, de comprendre de quelle manière l"invention doit être exécutée.                 

Le critère en ce qui concerne l"ambiguïté et la suffisance du mémoire descriptif a été établi dans Pioneer Hi-Bred Ltd. c. Canada (Commissaire des brevets) , précité, à la p. 268:

                      Le demandeur doit définir la nature de l'invention et décrire la façon de la mettre en opération. Un manquement à la première condition invaliderait la demande parce qu'ambiguë alors qu'un manquement à la seconde l'invaliderait parce que non suffisamment décrite. Quant à la description, elle doit permettre à une personne versée dans l'art ou le domaine de l'invention de la construire à partir des seules instructions contenues dans la divulgation (le juge Pigeon dans Burton Parsons Chemicals Inc. c. Hewlett-Packard (Canada) Ltd., [1976] 1 R.C.S. 555, à la p. 563; Monsanto Co. c. Commissaire des brevets, [1979] 2 R.C.S. 1108, à la p. 1113), et d'utiliser l'invention, une fois la période de monopole terminée, avec le même succès que l'inventeur, au moment de sa demande (Minerals Separation, précité, à la p. 316).                 

[306]      Dans l"examen de l"ambiguïté, je garde à l"esprit les principes généraux d"interprétation des brevets examinés précédemment. En particulier, il faut lire le mémoire descriptif avec un esprit disposé à comprendre et il ne faut pas invalider le brevet sur un point purement technique. En outre, la Cour ne devrait pas conclure à l"ambiguïté lorsqu"il est possible, avec quelque effort, d"interpréter une revendication d"une manière qui a du sens : Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd. , précité, à la page 26, confirmé par (1992), 150 N.R. 207 (C.A.F.). Dans l"interprétation du brevet, la Cour doit appliquer les règles grammaticales et linguistiques ordinaires et, s"il est possible d"avoir recours à l"assistance d"un expert, c"est à la Cour qu"il revient en dernière analyse d"interpréter la formulation des revendications : Mobil Oil Corp. c. Hercules Canada Inc. , précité, à la page 484.

[307]      Avant d"entreprendre l"analyse des termes attaqués, il convient de répéter que les médecins exerçants ne consulteraient pas un brevet de médicament pour obtenir l"information voulue pour prescrire le traitement d"un patient. Je fonde cette conclusion sur le témoignage des Drs Berger, Klein et Rosser. Je dois également indiquer que j"ai déjà conclu que ce brevet ne porte pas sur une méthode de traitement médical.

Infection liée au SIDA

[308]      La revendication 23 s'énonce ainsi :

     [TRADUCTION]
     23.      Une formulation pharmaceutique composée d'une quantité de 3'-azido-3'-désoxythymidine efficace pour le traitement ou la prophylaxie d'une infection liée au SIDA, ainsi que d'un excipient acceptable. [Non souligné dans l'original.]

A & N prétendent que l'expression " infection liée au SIDA " est ambiguë. Le Dr Berger a témoigné qu'à son avis il pouvait s'agir soit d'une infection opportuniste atteignant des personnes infectées par le VIH, soit d'une infection à VIH. A & N allèguent que, si cette expression désigne une infection opportuniste, la revendication est alors plus vaste que l'invention, étant donné qu'il n'y a aucune preuve que le composé peut servir au traitement de ces infections.

[309]      Le Dr Rosser a également témoigné qu'il n'était pas certain de ce que ce terme pouvait vouloir dire. À son avis, le SIDA est une maladie causée par une infection et on ne le désigne pas normalement comme étant une infection; le SIDA est plutôt le résultat d'une infection par le VIH.

[310]      Glaxo prétend que les termes " SIDA " et " infection liée au SIDA " employés dans le brevet doivent être interprétés comme désignant l'infection virale causant le SIDA, connue aujourd'hui comme étant l'infection à VIH. Selon son argumentation, la revendication 23 vient s'ajouter à la revendication 21 prévoyant le traitement ou la prophylaxie d'infections rétrovirales humaines, et l'infection liée au SIDA n'est qu'une des infections rétrovirales humaines. Glaxo affirme qu'il faut interpréter le terme " infection liée au SIDA " comme désignant l'infection rétrovirale humaine qui provoque le SIDA, par opposition au SIDA lui-même.

[311]      Glaxo fait également valoir qu'il est généralement reconnu que les termes " SIDA " et " infection liée au SIDA " désignent l'infection rétrovirale provoquant le SIDA. Cependant, elle a présenté peu de preuves à l'appui de cet argument. Elle a fait référence à plusieurs articles de journaux portant sur le SIDA, mais dans lesquels on ne retrouve généralement pas l'expression " infection liée au SIDA ". De plus, aucun des experts cités par Glaxo ne s'est prononcé dans son témoignage sur le sens qu'il donnait à cette expression.

[312]      Lorsqu'un terme est ambigu, il est permis de se reporter à la divulgation, pourvu que la Cour ne tente pas de [TRADUCTION] " restreindre, étendre ou qualifier " la portée des revendications : B.V.D. Co. v. Canadian Celanese Ltd., [1937] S.C.R. 221, à la page 237. Dans la divulgation, on désigne clairement le SIDA comme étant la maladie causée par un rétrovirus nouvellement découvert. Bien que reconnu, ce rétrovirus est décrit comme étant désigné par différents noms dont HTLV-III, ARV et LAV. Les auteurs du brevet laissent entendre que le virus sera mondialement connu (en anglais) comme étant le " AIDV " et ils utilisent dans tout le reste du brevet les expressions " AIDV " et " AIDV infection ". Or, on sait que le " AIDV " s'est subséquemment fait connaître comme étant le " HIV " (VIH). Dans la divulgation, on ne mentionne nullement l'infection liée au SIDA. On mentionne cependant des infections opportunistes connues à l'époque comme pouvant causer ultimement le décès des personnes infectées par le VIH.

[313]      Dans la divulgation, on signale l'existence de quatre manifestations cliniques de l'infection à VIH. Le premier stade est celui de l'état de porteur, qui se manifeste uniquement par la présence d'anticorps anti-VIH. Le deuxième stade est décrit dans le brevet comme correspondant à l'apparition d'une lymphadénopathie généralisée persistante. Au troisième stade, décrit comme étant l'ARC (syndrome apparenté au SIDA), les symptômes physiques de la maladie incluent un malaise général, une hausse de la température et des infections chroniques. Le stade final est décrit comme étant la manifestation terminale du SIDA, lorsque le patient devient totalement incapable de lutter contre l'infection. L'expression " infection liée au SIDA " n'est employée par rapport à aucun de ces stades.

[314]      Le Dr Berger a traité dans son témoignage de la signification de ces stades et de leur lien avec la connaissance générale que l'on avait couramment de l'infection à VIH en 1984-1985. Il a précisé que l'expression " aids related complex " (ARC ou syndrome apparenté au SIDA), qui n'est plus employée, désignait l'état d'une personne qui était considérée malade, mais n'avait pas développé une maladie définissant le SIDA. Pour ce qui concerne l'ARC, le Dr Berger a témoigné que les professionnels du milieu médical ne s'entendaient pas à l'époque sur la définition de ce terme. Il a précisé que les cliniciens et les chercheurs l'employaient dans un sens différent.

[315]      Le Dr Berger a également témoigné que personne n'avait donné de définition exacte du terme SIDA, mais que, de façon générale, une personne atteinte de l'infection à VIH ainsi que d'une autre infection grave parmi la liste de ce que l'on appelle les maladies définissant le SIDA, était considérée comme étant parvenue au stade du SIDA. Ces maladies définissant le SIDA étaient également désignées comme étant les infections opportunistes, qui sont couramment associées à l'immunosuppression. Ce sont souvent ces infections qui entraînent le décès des personnes infectées par le VIH. Le Dr Berger a finalement dit qu'il ignorait ce que pouvait signifier le terme " infection liée au SIDA " et que les auteurs pouvaient lui donner deux sens différents. Il est clair que la communauté médicale n'employait pas cette expression à l'époque. De plus, on ne trouve dans le reste du mémoire descriptif du brevet aucune indication concernant son sens. En fait, l'expression " AIDS infection " (infection liée au SIDA) n'est jamais employée dans le brevet, et ce qu'on y trouve de plus approchant est l'expression " AIDV infection ".

[316]      Selon les témoignages des experts d'A & N, lesquels n'ont pas été contredits par Glaxo, une personne versée dans l'art ou la science en cause aurait interprété l'expression " infection liée au SIDA " comme ayant deux sens possibles : soit une des infections opportunistes associées à l'infection à VIH ou simplement l'infection à VIH. Personne ne conteste le fait que les inventeurs n'ont pas inventé un traitement contre les infections liées au SIDA. L'AZT traite directement l'infection à VIH, et il n'y a rien dans la divulgation ni dans les revendications qui porte à croire que le médicament aidera à traiter les infections opportunistes associées à la maladie.

[317]      Glaxo allègue que les termes " infection liée au SIDA " et " SIDA " doivent être interprétés comme désignant l'infection virale causant le SIDA. Je ne peux accepter cet argument. Ce ne serait pas interpréter les revendications en se fondant sur l'objet visé que de donner le même sens à deux revendications différentes, rendant ainsi la seconde superflue. Autrement dit, je ne saurais accepter l'argument selon lequel le titulaire du brevet avait l'intention de formuler la même revendication de deux façons différentes. Je remarque de plus que Glaxo n'a fourni aucune preuve à l'appui de cette interprétation. Je considère donc que l'expression " infection liée au SIDA " est ambiguë.

Quantité efficace

[318]      L'expression [TRADUCTION] " quantité efficace " apparaît dans bien des revendications, mais non dans la divulgation. A & N prétendent qu'elle est ambiguë. Les Drs Berger et Rosser ont témoigné qu'ils en ignoraient le sens et que la divulgation ne les éclairait d'aucune manière. Par exemple, la revendication 22 s'énonce ainsi :

     [TRADUCTION]
     22.      Une formulation pharmaceutique pour le traitement ou la prophylaxie du SIDA, composée d'une quantité efficace de 3'-azido-3'-désoxythymidine et d'un excipient acceptable.      [Non souligné dans l'original.]

[319]      Glaxo allègue qu'un médecin n'irait pas chercher de directives posologiques dans le brevet. Le Dr Winterborn, expert en produits pharmaceutiques industriels, a témoigné que ce terme désignait la quantité de zidovudine biologiquement active qui doit être incorporée à une formulation pharmaceutique en vue d'être administrée aux humains pour le traitement ou la prophylaxie d'infections rétrovirales humaines. Il a ajouté qu'une personne compétente dans le domaine de la formulation de produits pharmaceutiques serait en mesure de déterminer cette quantité en faisant appel à son jugement et à ses compétences professionnels.

[320]      Glaxo prétend en outre que l'expression " quantité efficace " est couramment employée dans les énoncés de revendications. Elle a énuméré plusieurs brevets, dont deux des Drs Broder et Mitsuya, dans lesquels elle avait été employée.

[321]      Je suis convaincu que l'expression " quantité efficace " suffirait pour permettre à une personne versée dans l'art ou la science en cause de déterminer la dose qui convient, sans avoir à mener plus loin l'activité inventive : Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel , précité, à la page 156. Le juge MacKay s'est penché sur ce terme, quoique à l'égard d'un brevet différent, dans Merck & Co. Inc. et al. c. Apotex Inc., précité; il en a conclu, aux pages 179 et 180 (et la Cour d'appel fédérale, précitée, à la page 385) :

                 Là-dessus, j'accepte le témoignage de MM. Patchett et Schwartz qui ont affirmé que, pour la personne versée dans l'art à qui s'adresse le mémoire descriptif, en l'occurrence à la fois un médecin clinicien et un chimiste de l'industrie pharmaceutique, du moins pour ce qui est de produire un produit fini destiné à traiter les maladies de l'homme, une fois que le produit a été découvert et que l'usage pour lequel il est conçu a été établi, la détermination de la quantité efficace à incorporer à un véhicule, c'est-à-dire le dosage, n'est pas une activité inventive même s'il exige une certaine expérimentation par des personnes qui ont de l'expérience et de l'habileté, extrapolant d'après d'autres produits connus destinés à des usages semblables, et d'après des expériences sur les animaux et des essais cliniques sur des sujets humains.                 

[322]      Il ne fait aucun doute que l'AZT est un médicament complètement nouveau. Cependant, il n'a pas été le premier analogue nucléosidique employé à des fins pharmaceutiques. De plus, lorsqu'ils prescrivent des médicaments à leurs patients, les médecins ne se reportent pas aux brevets de ces médicaments. Je conviens avec Glaxo qu'ils se fieraient plutôt à la monographie du produit, à la littérature médicale et à leur expérience. La détermination de la quantité précise qui sera efficace chez quelque patient donné ne fait pas partie de l'invention, bien que le mémoire descriptif renferme certains renseignements à ce sujet. C'est en faisant appel à son jugement professionnel que l'on peut déterminer la quantité qui sera efficace dans un cas donné. J'estime que l'expression " quantité efficace " n'est pas ambiguë.

Dose unitaire

[323]      La revendication 28 s'énonce ainsi :

     [TRADUCTION]
     28.      Une formulation conforme à la revendication 22, contenant la 3'-azido-3'-désoxythymidine en une quantité efficace pouvant assurer une dose unitaire de 10 à 1 500 mg. [Non souligné dans l'original.]         

[324]      Je suis également convaincu que l'expression " dose unitaire " n'est pas ambiguë. Le Dr Winterborn a témoigné en ce sens en affirmant que l'expression désigne une dose standardisée préparée par le pharmacien industriel et que le médecin peut prescrire par multiples, au besoin. Le Dr Klein a témoigné qu'à son avis les doses unitaires désignent simplement les doses uniformes choisies pour la production du médicament. Il a précisé que les médecins additionnent les doses pour arriver à la quantité totale de médicament requise pour la journée.

[325]      Je n'accepte pas l'argument d'A & N selon lequel le sens de cette expression est modifié dans le brevet en cause par la présence de très grandes quantités de médicament. Je suis convaincu par la preuve que cette expression a un sens reconnu par les personnes versées dans l'art. L'importance de la dose unitaire varie nécessairement d'un patient à l'autre, mais la détermination de cette différence peut être laissée à la compétence professionnelle et au jugement du pharmacien industriel et du médecin. De plus, elle ne nécessite aucune activité inventive.

Concentration plasmatique de pointe à l'administration

[326]      La revendication 29 s'énonce ainsi :

     [TRADUCTION]
     29.      Une formulation conforme à la revendication 22 ou 28, contenant la 3'-azido-3'-désoxythymidine en une quantité efficace pouvant assurer une concentration plasmatique de pointe à l'administration d'environ 1 à environ 75 um. [Non souligné dans l'original.]

[327]      Je n'accepte pas l'argument d'A & N selon lequel l'expression " concentration plasmatique de pointe à l'administration " est ambiguë. Elle désigne la concentration maximale d'un médicament dans la circulation sanguine d'un patient. A & N font essentiellement valoir que le brevet n'indique pas clairement à quel moment serait mesurée la concentration plasmatique de pointe. Le Dr Berger a témoigné que le brevet ne précise pas si la concentration plasmatique devrait être vérifiée 15 minutes, 2 heures ou 3 heures après l'administration. Il a toutefois ajouté qu'il n'effectuerait pas normalement de test portant sur la concentration plasmatique de pointe et qu'il ne saurait pas où faire faire l'analyse. Le Dr Peck a estimé que l'expression était ambiguë.

[328]      Le Dr Winterborn a témoigné que " à l'administration " signifiait que la concentration plasmatique devait être mesurée après l'administration du médicament, mais pas nécessairement aussitôt après. Selon lui, les tests étaient liés à l'absorption du médicament dans l'organisme, et une personne connaissant les produits pharmaceutiques saurait que l'absorption se produit très tôt après l'administration.

[329]      Ayant pris en considération les différents témoignages, je considère que l'expression " concentration plasmatique de pointe à l'administration " n'est pas ambiguë, même si une personne versée dans le domaine pourrait être appelée à faire preuve d'un certain jugement professionnel. Les experts ne sont peut-être pas d'accord, mais il ne faut pas en déduire pour autant que l'expression est ambiguë puisque, à mon avis, il est possible de lui donner une interprétation raisonnable et valable.


LE TERME " 3'-AZIDO-3'-DÉSOXYTHYMIDINE " EST-IL TROP VASTE ET AMBIGU?

[330]      A & N allèguent que le nom du composé employé dans le mémoire descriptif, soit 3'-azido-3'-désoxythymidine, comprend quatre isomères possibles, dont un seul s'est avéré avoir une utilité. De plus, si le composé englobe plus d'un isomère, les revendications sont trop vastes, puisqu'elles vont au-delà de l'objet de l'invention : Amfac Foods Inc. c. Irving Pulp and Paper, Ltd., précité, à la page 202.

[331]      Glaxo prétend que le nom 3'-azido-3-'désoxythymidine désigne un composé chimique dont la structure correspond à celle du composé I dans le tableau qui suit. Ce composé compte un groupement azido (N3) orienté vers le bas à la position 3', sans groupement hydroxyle (OH) à la position 2' (le composé érythro). La structure des quatre composés (isomères) présentés ci-dessous diffère à ce que l'on appelle les positions 2' et 3' de la portion sucre.


Compound = Composé

Substituted pyrimidine = pyrimidique substituée

Sugar = sucre

3'-azido-3'-deoxythymidine = 3'-azido-3'-désoxythymidine

Alternative names = autres noms

1-(3-azido-2,3-dideoxy-b-D-erythro-pentofuranosyl)-5-methyl-2,4( 1H,3H)-pyrimidinedione = 1-(3-azido-2,3-didésoxy-b-D-érythro-pentofuranosyl)-5-méthyl-2,4( 1H,3H)-pyrimidinedione

1-(3-azido-2,3-dideoxy-b-D-threo-pentofuranosyl)-5-methyl-2,4( 1H,3H)-pyrimidinedione =

1-(3-azido-2,3-didésoxy-b-D-thréo-pentofuranosyl)-5-méthyl-2,4( 1H,3H)-pyrimidinedione

1-(3-azido-3-deoxy-b-D-ribo-pentofuranosyl)-5-methyl-2,4( 1H,3H)-pyrimidinedione =

1-(3-azido-3-désoxy-b-D-ribo-pentofuranosyl)-5-méthyl-2,4( 1H,3H)-pyrimidinedione

1-(3-azido-3-deoxy-b-D-xylo-pentofuranosyl)-5-methyl-2,4( 1H,3H)-pyrimidinedione =

1-(3-azido-3-désoxy-b-D-xylo-pentofuranosyl)-5-méthyl-2,4( 1H,3H)-pyrimidinedione

These four compounds... = La structure de ces quatre composés diffère à ce que l'on appelle les positions 2' et 3'.

[332]      Ce composé est une variante de la thymidine, l'un des quatre éléments constitutifs de l'ARN. Il est classé comme étant un analogue nucléosidique, soit essentiellement un composé chimique capable de mimer un nucléoside d'ADN ou d'ARN, sauf pour quelques différences dans les éléments constituant la portion sucre.

[333]      A & N prétendent que, par rapport au brevet, le nom 3'-azido-3'-désoxythymidine englobe plus d'un composé, pour les raisons suivantes : 1) l'invention porte sur des nucléosides antiviraux et non sur un nucléoside antiviral; 2) il est indiqué que le mode d'administration privilégié dépend du principe actif choisi, ce qui laisse supposer qu'il y a plusieurs principes actifs divulgués; 3) on mentionne une formule (I) bien qu'aucune formule ni aucun diagramme de structure ne soit fourni; et 4) le principe actif peut être préparé suivant les méthodes divulguées dans les articles de Horwitz, Imazawa, Watanabe et Glinski ou les exemples donnés comme références. Les articles présentent notamment des modes de synthèse des isomères érythro et thréo.

[334]      A & N prétendent qu'il est possible de trancher cette question en se fondant sur les faits, sans avoir à recourir aux avis des experts. Elles estiment que trois éléments factuels sont concluants. Premièrement, lorsqu'on s'est adressé au Dr Ogilvie, chimiste organicien spécialiste des nucléosides, pour faire préparer le composé, il ne comprenait pas ce que signifiait le terme et il a dû demander des précisions. Deuxièmement, chez BW même, les chercheurs utilisent les termes " érythro " 3' et " thréo " 3' pour distinguer les composés. Troisièmement, le Dr Rideout a ajouté comme commentaire sur l'ébauche de demande que le nom exact était soit le nom systématique ou érythro-3'-azido-3'-désoxythymidine.

[335]      Le Dr Ogilvie (chimiste organicien), le Dr Just (chimiste organicien) et le Dr Loening (spécialiste de la nomenclature chimique) ont fourni des témoignages sur le sens du terme 3'-azido-3'-désoxythymidine. Un composé chimique est un ensemble de molécules organisées de façon précise dans l'espace. On reconnaît généralement que les isomères sont des molécules différentes comportant les mêmes nombres et types d'atomes, mais organisés différemment. Les stéréo-isomères sont des isomères dont les atomes sont reliés de la même manière, mais disposés différemment dans l'espace. Souvent, les stéréo-isomères présentent des propriétés bien différentes.

[336]      Les composés chimiques sont identifiés de différentes manières. La première est celle du diagramme structural, comme celui qui a été présenté plus haut. La deuxième est celle du nom systématique, qui identifie clairement la structure complète de la molécule. Dans le cas d'un isomère, le nom systématique indique l'isomère particulier. Le Dr Ogilvie a témoigné que le nom systématique exact de l'AZT pour l'isomère revendiqué par le titulaire du brevet serait : 1-(3-azido-2,3-didésoxy-â-D- érythro-pentofuranosyl)-5-méthyl-2,4 (1H,3H)-pyrimidinedione. Le Dr Loening était d'accord avec ce nom systématique et il a fourni trois autres noms possibles. Le brevet ne comportait ni diagramme ni nom systématique.

[337]      Les noms triviaux sont les noms communs que l'on donne aux composés, mais qui n'indiquent pas la structure, par exemple le nom morphine. Les chimistes peuvent également utiliser un nom semi-trivial qui, bien que plus précis qu'un nom trivial, n'indique pas plus la structure chimique précise du composé.

[338]      A & N prétendent que la 3'-azido-3'-désoxythymidine n'est pas un nom systématique correct et qu'il englobe quatre isomères possibles. Comme il a déjà été mentionné, les différences entre ces isomères tiennent à l'emplacement du groupement azido, soit au-dessus ou au-dessous du plan de la portion sucre, ainsi que des constituants de la thymidine, à savoir s'il y a ou non un groupement OH à la position 2'.

[339]      A & N prétendent qu'en 1984-1985, les chimistes organiciens n'étaient pas entièrement certains de la structure de la thymidine. Elles allèguent que ce terme était utilisé pour désigner à la fois un composé présentant un groupement OH à la position 2' de la portion sucre et un composé ne présentant pas de groupement OH à la position 2'. A & N se reportent à plusieurs ouvrages de chimie organique utilisés à cette époque, dans lesquels la molécule présentait un groupement OH à la position 2'.

[340]      Le Dr Ogilvie a témoigné qu'à son avis il y avait une certaine confusion à l'époque entourant la structure chimique exacte de la " thymidine ". Toutefois, le Dr Loening, un spécialiste de la nomenclature chimique, a témoigné que les descriptions de la thymidine présentant un groupement OH à la position 2' étaient inexactes. Il a cependant reconnu que l'on trouvait des descriptions inexactes dans la littérature.

[341]      A & N allèguent de plus que, pour un chimiste organicien, le nom 3'-azido-3'-désoxythymidine pourrait désigner un isomère présentant le groupement azido à l'une des deux positions possibles. Selon elles, ce fait, ajouté à la confusion entourant la structure de la thymidine, pourrait amener une personne versée dans l'art ou la science en cause à conclure que le composé correspond à l'un des quatre isomères indiqués plus haut.

[342]      A & N allèguent également que, s'il y a effectivement eu invention, seul l'isomère érythro s'est avéré avoir une utilité. En outre, elles allèguent qu'il existait des preuves que l'isomère thréo n'était pas efficace. Autrement dit, elles prétendent que les revendications ne sont pas acceptables pour deux raisons : (1) elles englobent plus que ce qui a été inventé et (2) elles visent un composé, nommément la thréo, qui ne donnait pas de résultats. Mon analyse de la preuve me porte à croire que, même si le composé thréo (22U81) manifestait une certaine activité, Glaxo a cessé de l'étudier parce qu'il n'était pas efficace.

[343]      Le Dr Loening s'est dit catégoriquement en désaccord avec les arguments d'A & N et il a précisé que la seule interprétation possible du terme 3'-azido-3'-désoxythymidine était qu'il désignait un isomère présentant le groupement azido orienté vers le bas, c'est-à-dire l'isomère érythro. Il a témoigné que la seule différence entre la thymidine et la 3'-azido-3'-désoxythymidine était que le groupement hydroxyle à la position 3' de la thymidine était remplacé par un groupement azido, ce qui créait la 3'-azido-3'-désoxythymidine. De plus, la structure de la thymidine est telle que le groupement hydroxyle est toujours situé au-dessous du plan de la portion sucre et que toute substitution doit être faite à la même position.

[344]      À l'appui de cette interprétation, le Dr Loening a cité les règles de nomenclature des glucides qui, selon ses affirmations, s'appliquent lorsque la portion sucre de la thymidine a été modifiée. Selon ces règles, le remplacement d'un groupement hydroxyle, comme dans la thymidine, par un atome d'hydrogène s'exprime par le suffixe " désoxy ". De l'avis du Dr Loening, la 3'-azido-3'-désoxythymidine serait donc le seul nom chimique exact de l'isomère érythro. Selon A & N, les règles relatives aux glucides ne s'appliquent pas. Pour les fins qui nous intéressent, je suis convaincu que l'approche du Dr Loening était correcte.

[345]      Dans son témoignage, le Dr Loening s'est également reporté à un index du CAS où le composé érythro est désigné comme étant la 3'-azido-3'-désoxythymidine. Dans cet extrait, on énumère également divers noms associés à la 3'-azido-3'-désoxythymidine dans la littérature scientifique. Le Dr Loening a décrit l'index du CAS comme étant une compilation de tous les noms associés à un composé dans la littérature, qu'ils soient exacts ou non.

[346]      A & N prétendent que le témoignage du Dr Loening ne devrait pas être admis pour plusieurs raisons. Elles jugent que le Dr Loening n'est pas une personne versée dans l'art ou la science dont relève l'invention brevetée. Selon leur argumentation, c'est un spécialiste de la nomenclature chimique et non un chimiste spécialiste des nucléosides ni un chimiste auquel s'adresse ce brevet. De plus, elles allèguent qu'il ne connaissait pas bien la chimie des nucléosides à l'époque en cause et qu'il était en mesure de se prononcer non pas sur la terminologie courante de 1984-1985, mais bien seulement sur la terminologie correcte. Il a en outre indiqué n'avoir pas participé à la synthèse des composés à l'époque en cause. Même si le brevet ne s'adresse pas au Dr Loening, la grande connaissance que celui-ci a de la nomenclature chimique ainsi que des règles du CAS et de l'UICPA est utile à la Cour, puisque ce sont là les sources mêmes que consulteraient généralement les personnes versées dans l'art ou la science en cause.

[347]      À l'appui de l'argument selon lequel il régnait à l'époque une certaine confusion parmi les chimistes spécialistes des nucléosides, A & N ont avancé qu'il régnait même de la confusion parmi le personnel de Glaxo. Il semblerait également que différents noms étaient employés pour désigner l'isomère érythro. Par exemple, certains microbiologistes et spécialistes de la chimie des nucléosides chez Glaxo utilisaient le nom " érythro-3'-azidothymidine " pour désigner le composé, alors que le nom " thréo-3'-azidothymidine " était employé pour désigner l'isomère thréo . Dans un article de 1993, Kathyrn Patishall, une employée de Glaxo, indiquait que [TRADUCTION] " au début de 1981, deux 3'-azido-3'-désoxythymidines ont été préparées chez Wellcome ". En contre-interrogatoire, Madame St. Clair et le Dr Rideout ont toutes les deux admis que le nom 3'-azido-3'-désoxythymidine aurait été inexact et qu'il pouvait désigner plus d'un isomère. Le terme " anhydrothymidine " était également employé, notamment dans le brevet, pour désigner l'isomère présentant la substitution au-dessus du plan de la portion sucre, c'est-à-dire orientée vers le haut et non vers le bas. Glaxo allègue que ces documents internes ne sont pas pertinents, puisqu'une personne versée dans l'art ou la science en cause n'y aurait pas accès.

[348]      A & N se réfèrent également aux divers brevets et ébauches de brevets rédigés pour cette invention. Dans toutes les ébauches, dont celle du 6 février, on avait inclus un diagramme structural du composé. Plusieurs de ces ébauches sont censées viser à la fois l'isomère thréo et l'isomère érythro. Dans les demandes où l'on revendique les deux isomères, le titre de l'invention est donné comme étant [TRADUCTION] " composés antiviraux " et quatre articles de synthèses sont énumérés. Dans les autres demandes où l'on revendique uniquement l'isomère érythro, seuls deux articles, celui d'Horwitz et celui d'Imazawa, sont cités.

[349]      De plus, le Dr Rideout a formulé les observations suivantes sur l'ébauche : [TRADUCTION] " Le nom chimique exact est 1-(3-azido-2,3,-didésoxy-â-D-érythro-pentofuranosyl) thymine ou érythro-3'-azido-3'-désoxythymidine". De plus, on ne citait dans cette ébauche que deux articles, ceux d'Horwitz et d'Imazawa. Le Dr Rideout a en outre demandé que l'isomère N38 soit ajouté et que les articles de Watanabe et Glinski soient également ajoutés pour indiquer la référence de la préparation du N38. Elle a précisé que ces demandes de changements étaient des propositions soumises aux rédacteurs du brevet.

[350]      Lorsqu'il existe une certaine imprécision quant à un terme employé dans les revendications, il est permis de se reporter au reste du mémoire descriptif. La description de l'invention, c'est-à-dire de sa nature, doit pouvoir permettre à une personne versée dans l'art ou la science dont relève l'invention de produire celle-ci en se servant uniquement des instructions ou directives contenues dans la divulgation : Pioneer H-Bred Limited c. Commissaire des brevets du Canada, précité, aux pages 267 et 268; Beecham Canada Ltd. et al c. Procter and Gamble Co., précité, à la page 11. Certains tests et expériences peuvent être requis, mais toute activité inventive de la part d'une personne versée dans l'art ou la science rendrait les revendications invalides : Mobil Oil c. Hercules Canada Inc., précité, aux pages 485 et 486. De plus, la Cour ne devrait pas considérer qu'une revendication est ambiguë simplement parce que les experts ne s'entendent pas sur son interprétation : Mobil Oil c. Hercules Canada Inc., précité, à la page 484. En l'espèce, la divulgation énumère quatre articles de synthèse se rapportant au composé. On peut lire, à la page 7 du brevet :

                 [TRADUCTION] Le composé de la formule (I) peut être préparé de manière conventionnelle, par exemple en suivant les descriptions fournies dans les documents susmentionnés, ou des méthodes semblables à celles-ci : J.R. Horwitz et coll., J. Org. Chem., no 29 (juillet 1964.), 2076-78; M. Imazawa et coll., J. Org. Chem, no 43 (15) (1978), 3044-3048; K.A. Watanabe et coll., J. Org Chem., no 45, 3274 (1980); et R.P. Glinski et coll., J. Chem. Soc. Chem. Commun., no 915 (1970), ainsi que les procédés décrits dans les exemples de référence fournis ci-après.                 
                      Les exemples suivants ne sont que des illustrations et ils ne limitent d'aucune manière la portée de l'invention...                         

[351]      Il y a eu de nombreux témoignages d'experts sur l'enseignement à tirer de ces quatre articles. Tous les experts se sont entendus pour dire que les articles d'Horwitz, d'Imazawa et de Glinski exposent une technique de synthèse applicable uniquement à l'isomère érythro. La prétendue confusion vient de l'article de Watanabe; A & N prétendent qu'il décrit la synthèse de l'isomère thréo et n'indique pas comment préparer l'isomère érythro comme tel. Il convient de signaler que tous les experts ont convenu qu'aucun des articles ne traitait des isomères ribo ou xylo, qui, selon A & N, pourraient correspondre à la description du composé. En fait, l'argument d'A & N porte essentiellement sur la confusion alléguée entre les isomères érythro et thréo.

[352]      Le Dr Ogilvie a témoigné que l'article de Watanabe indique comment préparer l'isomère thréo et peut-être aussi l'isomère érythro. À son avis, toutefois, le principal mode de synthèse décrit dans cet article se rapportait à l'isomère thréo et non à l'isomère érythro. En fait, le Dr Ogilvie a témoigné qu'en mars 1986 on s'était adressé à lui pour lui demander de synthétiser la 3'-azido-3'-désoxythymidine. Il croyait que le terme 3'-azido-3'-désoxythymidine était associé à au moins deux structures isomériques possibles et a demandé qu'on lui confirme de quel isomère il s'agissait. On lui a dit de consulter l'article de Glinski. Cependant, le Dr Ogilvie ne disposait pas d'une copie du brevet canadien et des instructions qui y figurent.

[353]      Le Dr Just a témoigné qu'à son avis l'article de Watanabe décrivait la préparation de l'isomère érythro, bien que le mode de synthèse n'ait pas exposé l'étape finale de la suppression du groupement trityle. Il a reconnu que l'article enseignait la préparation du composé thréo. Le Dr Loening a témoigné en contre-interrogatoire qu'il aurait enregistré dans la nomenclature du CAS le groupement de Watanabe pour l'isomère thréo. Cet article donne néanmoins au composé le nom de 3'-azido-3'désoxythymidine avec un groupement trityle, par rapport à une séquence de réaction. Le Dr Loening a précisé qu'en retirant le groupement trityle, on obtenait le composé érythro. Je pense comme Glaxo que, même si Watanabe décrit également un mode de synthèse de l'isomère thréo, ce composé a un nom et une structure différents de l'isomère érythro.

[354]      Tous les experts reconnaissaient que l'exemple de synthèse fourni sous la rubrique [TRADUCTION] " Exemple de référence " dans le brevet ne permet de produire que l'isomère érythro . Cependant, la description indique également le point de fusion de la 3'-azido-3'-désoxythymidine, qui correspond à celui du composé érythro.

[355]      De plus, comme l'indiquait le juge Dickson dans Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd., précité, à la page 157 :

         Il faut considérer l'ensemble de la divulgation et des revendications pour déterminer la nature de l'invention et son mode de fonctionnement [...] sans être ni indulgent ni dur, mais plutôt en cherchant une interprétation qui soit raisonnable et équitable à la fois pour le titulaire du brevet et pour le public. Ce n'est pas le moment d'être trop rusé ou formaliste en matière d'oppositions soit au titre ou au mémoire descriptif puisque [...] " quand le texte du mémoire descriptif, interprété de façon raisonnable, peut se lire de façon à accorder à l'inventeur l'exclusivité de ce qu'il a inventé de bonne foi, la Cour, en règle générale, cherche à mettre cette interprétation à effet " [...] l'on devait aborder le brevet " avec le souci judiciaire de confirmer une invention vraiment utile ".                 

[356]      À mon avis, une personne versée dans l'art ou la science en cause et désireuse de comprendre n'interpréterait pas le terme 3'-azido-3'-désoxythymidine, tel qu'employé dans le brevet, comme incluant plus que l'isomère érythro. Bien qu'il existe certaines preuves que le terme pouvait être interprété de différentes façons, je ne suis pas convaincu qu'une personne versée dans l'art ou la science se serait pour autant méprise sur la véritable nature de la divulgation ou sur la bonne façon de préparer l'AZT : Burton Parsons, précité, à la page 106.

[357]      À mon avis, si un chimiste compétent suivait les instructions du mémoire descriptif, il n'y aurait pas de raisons suffisantes pour conclure que le terme 3'-azido-3'-désoxythymidine est ambigu ou trop vaste, même s'il y a un faible risque pour qu'il en arrive à l'isomère thréo en appliquant uniquement le mode de synthèse de Watanabe. Cette personne pourrait avoir à effectuer certains tests et expériences, mais, à mon avis, en suivant les directives fournies dans la divulgation, elle parviendrait au composé 3'-azido-3'-désoxythymidine visé par le brevet. L'exemple de référence est clair, et trois des quatre modes de synthèse ne sont pas contestables. En outre, un chimiste pourrait, au besoin, se reporter à la nomenclature du CAS, la principale source d'information en chimie. Je suis convaincu qu'une telle démarche mènerait à l'isomère érythro. Je conviens que l'emploi du terme nucléosides antiviraux ou que le renvoi à la formule I laisse supposer plus d'un composé. Mais, tout compte fait, je ne suis pas convaincu de la nécessité de recourir à de tels détails techniques pour invalider une invention utile. Je conclus donc que, même si ce brevet aurait pu être mieux rédigé, le terme 3'-azido-3'-désoxythymidine figurant dans le mémoire descriptif n'est ni trop vaste ni ambigu.

     LES DEMANDERESSES ONT-ELLES CONTREFAIT LE BREVET?

La qualité pour agir

[358]      Glaxo Welcome Inc. (GWI) prétend qu"elle est en droit d"engager l"action en contrefaçon parce qu"elle détient une licence exclusive de la Wellcome Foundation Ltd. pour l"importation, la fabrication, l"utilisation et la vente de l"invention décrite dans le brevet à compter de la date de délivrance jusqu"au 21 juin 2005. Il n"est pas contesté que la Wellcome Foundation Ltd. est inscrite comme titulaire du brevet. Toutefois, aucune licence écrite n"a été produite pour établir la qualité de licenciée de GWI, laquelle soutient que la licence est implicite.

[359] La responsabilité pour la contrefaçon est établie au paragraphe 55(1) de la Loi, qui dispose :

                 Quiconque viole un brevet est responsable, envers le breveté et envers toute personne se réclamant du breveté, de tous dommages-intérêts que cette violation a fait subir au breveté ou à cette autre personne.                 

[360]      La jurisprudence canadienne a adopté une interprétation large des personnes " se réclamant " du breveté. Il a été jugé que cette notion couvre une gamme d"intérêts, notamment ceux du licencié, exclusif ou non, de l"acheteur d"articles brevetés et de l"agent de vente. Cette interprétation est exposée dans Signalisation de Montréal Inc. c. Services de Béton Universels Ltée et al. (1992), 46 C.P.R. (3d) 199 (C.A.F.) par le juge Hugessen à la p. 211 :

                 Peu importe le moyen technique par lequel le droit d'utilisation peut avoir été acquis. Il peut s'agir d'une cession directe ou d'une licence. Comme je l'ai indiqué, il peut s'agir de la vente d'un article constituant une réalisation de l'invention. Il peut également s'agir de la location de l'invention. Ce qui importe est que le réclamant invoque un droit sur le monopole et que la source de ce droit puisse remonter au breveté.                 

Dans le même arrêt, le juge Létourneau déclare, en des termes semblables, à la p. 226 :

                 De même au paragraphe 55(1), il doit s'agir d'une personne qui se réclame du breveté, c'est-à-dire une personne qui, en sa qualité d'utilisateur, de cessionnaire, de porteur de licence ou de locataire, possède un titre ou un droit dont la source peut être attribuée au breveté.                 

[361]      GWI plaide que la source de ses droits remonte à la Wellcome Foundation Ltd. d"une triple façon : en qualité de filiale de la Wellcome Foundation Ltd.; en qualité de membre du groupe de sociétés, dont la titulaire du brevet, qui sont contrôlées par Glaxo Wellcome plc du Royaume-Uni; et, à titre subsidiaire, en qualité d"agent de vente de la société titulaire du brevet.

[362] A & N ne contestent pas que le licencié a la qualité d"agir selon la Loi, proposition amplement étayée par la jurisprudence : Fiberglass Canada Ltd. et al. v. Spun Rock Wools Ltd. et al. (1947), 6 (Sec II) C.P.R. 57 (C.J.C.P.); Ciba Corp. and American Cyanamid Co. c. Decorite Igav (Canada) Ltd. (1971), 2 C.P.R. (2d) 124 (C.F. 1re inst.); American Cyanamid Co. c. Novopharm Ltd. (1972), 7 C.P.R. (2d) 61 (C.A.F.). Par contre, A & N contestent la qualité de licenciée de GWI, plaidant que GWI n"a pas établi, comme il lui incombe de le faire, qu"elle a qualité pour agir selon le paragraphe 55(1) de la Loi. Elles plaident qu"une licence, comme tout autre contrat, doit être prouvée d"après ses termes et ses effets. Elles ajoutent qu"aucune preuve concluante n"a été présentée à l'instruction pour établir que GWI est une filiale ou une licenciée de la titulaire du brevet, ou que GWI détenait une licence implicite du fait de sa qualité d"agent de vente. Elles soutiennent encore que, dans l"hypothèse où GWI aurait une licence implicite, il s"agit d"une licence exclusive qui doit à ce titre être enregistrée pour être valide. Puisqu"aucun enregistrement n"est intervenu, elles concluent que GWI n"est pas licenciée.

[363]      Sur la question de son intérêt à titre de filiale de la Wellcome Foundation Ltd., GWI se fonde surtout sur l"arrêt Electric Chain Co. of Canada Limited v. Art Metal Works Inc. et al., [1933] R.C.S. 581, où il a été jugé que l"existence d"une relation société mère-filiale constitue la preuve suffisante d"une licence. Mais A & N opposent l"argument, fort convaincant à mon sens, que le témoignage des propres experts de GWI a fait ressortir que la relation société mère-filiale qu"on avait alléguée était trop ténue en l"espèce pour justifier de conclure à une licence implicite. Ont témoigné concernant les relations au sein du groupe Simon Bicknell, secrétaire adjoint du groupe et secrétaire adjoint de Glaxo Wellcome plc, Suzanne Gagnon, vice-présidente, Affaires sociales, de Glaxo Wellcome Inc., et Laurence D. Jenkins, auparavant chef adjoint, Accords et brevets de groupe, à la Wellcome Foundation, et maintenant chef adjoint, Propriété intellectuelle mondiale, chez Glaxo Wellcome plc. En réalité, la Wellcome Foundation Ltd. ne détient indirectement que 13,2 % de GWI. Bien que ces experts aient rendu compte de façon très détaillée des relations entre GWI, la Wellcome Foundation Ltd., Glaxo Group Ltd. et Glaxo Wellcome plc, cherchant ainsi à établir une relation indirecte société mère-filiale, je ne puis admettre qu"un pourcentage si faible de propriété suffirait, en droit canadien, à établir entre la Wellcome Foundation Ltd et GWI une relation société mère-filiale. Je conclus qu"il n"existe pas de licence implicite en raison de la relation société mère-filiale en l"espèce.

[364]      Néanmoins, il résulte des dépositions des témoins de Glaxo, en particulier celle de M. Jenkins, que GWI et la Wellcome Foundation sont la propriété de Glaxo Wellcome plc, qui les contrôle. Les sociétés ont été réorganisées dans le cadre d"une fusion horizontale des organisations Glaxo et Wellcome le 29 décembre 1995. Par suite de la fusion, Glaxo Wellcome plc possède 100 % de Glaxo Group Ltd. et de Wellcome plc. Wellcome plc, à son tour, possède 100 % de la Wellcome Foundation Ltd., la titulaire du brevet, qui détient 13,5 % de Glaxo Group Limited. Les 86,5 % restants de Glaxo Group Limited sont détenus par la société mère, Glaxo Wellcome plc. Glaxo Group Limited détient 100 % de Glaxo Wellcome Inc. (Canada).

[365]      M. Jenkins a témoigné que, selon la politique générale au sein du groupe en matière de licences, la Wellcome Foundation Ltd. a concédé par licence le brevet de l"AZT à une société qui s"appelait alors Burroughs Wellcome Inc. Il a déclaré que, au sein de la société, les licences étaient rarement écrites et étaient généralement implicites, sauf dans les cas de filiales qui n"étaient pas en propriété exclusive. Il a encore dit que, d"ordinaire, la politique suivie était de donner une licence implicite exclusive. Il a également témoigné que cette situation subsiste encore aujourd"hui.

[366]      M. Jenkins a également témoigné qu"il n"existe pas de documents sociaux confirmant cette politique sur la concession de licences. En outre, il a déclaré que la concession d"une licence implicite n'était précédée d'aucune discussion et qu'on ne prenait pas de mesures avant la prise d"effet de la licence. Il a même été plaidé qu"avant les deux fusions les deux groupes avaient la même pratique à l"égard de l"utilisation des licences implicites et que, si on avait eu quelque inquiétude sur le statut de filiale de GWI, la licence aurait été mise par écrit.

[367]      Je conclus que GWI est en mesure d"établir un intérêt dont la source remonte au breveté du fait des pratiques concernant la concession de licences implicites au sein du groupe de sociétés contrôlé par Glaxo Wellcome plc. Je suis d"avis que GWI avait une licence implicite qui remontait à la titulaire du brevet au Canada.

[368]      Enfin, A & N plaident que, s"il y avait licence, c"était une licence exclusive et que, selon le paragraphe 50(2) de la Loi, une telle licence devait être enregistrée auprès du Bureau des brevets. Elles soutiennent que le non-enregistrement de la licence entraîne la nullité de la demande en contrefaçon de Glaxo. Le paragraphe 50(2) dispose :

                 L'acte de cession, ainsi que tout acte de concession et tout acte translatif du droit exclusif d"exécuter et d"exploiter, et de concéder à des tiers le droit d'exécuter et d'exploiter, l"invention brevetée au Canada est enregistrée au Bureau des brevets, de la manière prescrite par le commissaire.                 

[369]      On s"accorde généralement à dire que l"un des principaux objectifs de ce paragraphe est de conserver la priorité par rapport à un cessionnaire ultérieur : Dalgleish et al. v. Conboy (1876), 26 U.C.C.P. 254. La Cour suprême du Canada a subséquemment fait observer qu"il n"est pas évident que ce texte prévoit la nullité comme sanction du non-enregistrement : Electric Chain Co. of Canada Ltd. v. Art Metal Works Inc., précité, à la page 585 :

                 [TRADUCTION] Ce texte ne dit pas que tout acte de concession ou tout acte translatif du droit exclusif d"exécuter et d"exploiter l"intention brevetée partout au Canada et de concéder un tel droit à des tiers doivent se faire par écrit et la loi est muette quant à l"effet du non-enregistrement. Dalgleish et al. v. Conboy (1876), 26 U.C.C.P. 254.                 

[370]      Glaxo fait valoir qu"il n"était pas nécessaire, dans les circonstances, de consigner la licence par écrit et de l"enregistrer, soutenant que, si la licence pouvait être exclusive en un certains sens, c"était néanmoins une licence assortie de restrictions strictes. On plaide que Glaxo avait une licence étroite, ne possédant que le droit de fabriquer, d"importer et de vendre le médicament au Canada. Selon l"argumentation de Glaxo, le texte législatif ne vise qu"a établir un système de priorité pour consigner les droits de concéder des licences. Puisque Glaxo n"a eu à aucun moment le droit de rétrocéder la licence, il n"était pas nécessaire d"enregistrer le contrat pour avoir une licence implicite valide. Je suis d"avis que Glaxo n"avait pas vraiment l"obligation d"enregistrer une licence écrite dans les circonstances ou que, conformément à l"arrêt Dalgleish, le non-enregistrement n"entraîne pas nécessairement l"invalidité.

[371]      Je suis donc convaincu que la Wellcome Foundation Limited, à titre de titulaire du brevet, a qualité pour agir en vertu de l"article 55 de la Loi. En outre, je suis convaincu que Glaxo Wellcome Inc. a droit à réparation pour contrefaçon de brevet à titre de personne se réclamant du titulaire du brevet conformément à l"article 55 de la Loi.

La contrefaçon

[372]      Une fois établi qu"elle a qualité pour agir, il incombe à Glaxo d'établir la preuve de la contrefaçon suivant la prépondérance des probabilités. La question de la contrefaçon de brevet est une question mixte de fait et de droit. L"interprétation initiale des revendications est une question de droit : Western Electric Co. v. Baldwin International Radio of Canada, [1934] R.C.S. 570. Cependant, une fois les revendications du brevet interprétées, la tâche de déterminer s"il a été porté atteinte à une revendication devient essentiellement une question de fait : Lovell Manufacturing v. Beatty Bros., précité. Fondamentalement, je dois déterminer quelle est la portée exacte des revendications, puis décider si les produits d"Apotex et de Novopharm sont couverts par la portée du brevet en cause.

[373]      A & N prétendent que bon nombre des termes employés dans les revendications sont ambigus, rendant ainsi invalides les revendications qui les renferment. Elles ont entre autres cité les termes [TRADUCTION] " infection liée au SIDA ", " quantité efficace ", " dose unitaire ", " concentration plasmatique de pointe à l'administration " et " 3'-azido-3'-désoxythymidine ". Je me suis déjà prononcé dans les présents motifs sur cette question et d'autres encore.

[374]      En outre, A & N prétendent que, même si le brevet est jugé valide, les produits de Novopharm et d'Apotex ne contrefont ni la revendication 1 ni les revendications qui en découlent, puisque cette revendication prévoit que le produit doit renfermer " un " excipient, alors que la l'Apo-Zidovudine et le Novo-AZT en contiennent plusieurs. J'ai pris en considération les témoignages des Drs Peck et Winterborn sur cette question. Le Dr Winterborn est d'avis que le produit doit renfermer au moins un excipient acceptable. C'est un point de vue valable. J'ai tenu compte de l'arrêt Beecham, précité, et je suis d'avis que cette interprétation n'étend pas la portée des revendications.

[375]      Le Dr Winterborn a analysé, pour le compte de Glaxo, les produits de Novopharm et d'Apotex, en se fondant sur leurs monographies de produits, et il s'est prononcé sur la question de savoir si certaines revendications du brevet en cause avaient été contrefaites. Novopharm produit et vend le Novo-AZT et Apotex produit et vend l'Apo-Zidovudine. J'ai examiné les monographies de ces deux produits. Le Novo-AZT porte le nom propre zidovudine et le nom chimique 3'-azido-3'-désoxythymidine. Il se présente sous forme de capsules de gélatine dure de 100 mg renfermant des excipients acceptables. Novopharm a obtenu un avis de conformité pour les capsules de 100 mg de Novo-AZT le 20 juillet 1992, et elle a commencé à vendre ce produit au Canada immédiatement après. L'Apo-Zidovudine a pour nom propre zidovudine et pour nom chimique 3'-azido-3'-désoxythymidine. Ce produit se présente sous forme de capsules de gélatine dure renfermant des excipients acceptables. Le Ministre a délivré un avis de conformité pour les capsules de 100 mg d'Apo-Zidovudine le 25 mai 1992. Il semblerait que l'Apo-Zidovudine était sur le marché et vendu au Canada à l'été 1992. Le Dr Sydney Smith, vice-président de Novopharm, a reconnu pendant son interrogatoire préalable que le produit Novo-AZT était offert sur le marché canadien par Novopharm. De même, le Dr Bernard Sherman, président d'Apotex, a reconnu pendant son interrogatoire préalable qu'Apotex fabriquait et vendait des capsules de 100 mg d'Apo-Zidovudine au Canada.

[376]      Après une très longue requête de Glaxo fondée sur un prétendu aveu de contrefaçon, Apotex n'a pas nié les faits sous-jacents qui confirmeraient la contrefaçon si les revendications en cause étaient jugées valides. De même, Novopharm a admis que, si le brevet est jugé valide, elle a contrefait certaines revendications (revendications 1, 3, 8, 10, 36 et 43) et que, sous réserve de l'interprétation des autres revendications, elle a peut-être aussi contrefait d'autres revendications.

[377]      Compte tenu de l'interprétation que j'ai déjà donnée des revendications ainsi que des faits reconnus par Apotex et Novopharm en matière de contrefaçon, je conclus que les revendications suivantes ont été contrefaites : 1, 2, 3, 8, 10, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 22, 28, 29, 36, 43, 45, 46, 47, 48, 54, 55, 56, 65, 66 et 68. Les revendications suivantes n'ont donc pas été contrefaites : 21, 23, 26, 27, 30, 31, 34, 35, 49, 50, 51, 57, 58, 59, 67 et 69.

La réparation

[378]      Glaxo demande notamment à la Cour de lui attribuer le droit de choisir entre les dommages-intérêts et la restitution des bénéfices. A & N soutiennent que Glaxo n"a pas droit à la restitution des bénéfices. Elles font valoir que la restitution des bénéfices est une réparation d"equity, que la Cour n"est pas obligée d"accorder.

[379]      Plus précisément, A & N soutiennent que la Cour ne devrait pas accorder la restitution des bénéfices en l"espèce, au motif que Glaxo n"a pas droit à la réparation d"equity parce qu"elle n"a pas produit environ 200 documents de Burroughs Wellcome Co. qu"A & N ont dû obtenir des NIH et qui ont ensuite été produits par Novopharm au cours de l'instance. De plus, Glaxo a produit des documents supplémentaires au cours du procès qui n"avaient pas été produits antérieurement. Plusieurs jours d"audience ont été consacrés exclusivement à des requêtes pour obtenir la production de documents. Des ordonnances ont été prononcées au cours de l"instruction et malgré les arguments d"A & N, je ne suis pas convaincu que la non-production de ces documents exclut nécessairement la réparation d"equity.

[380]      A & N plaident également que Glaxo ne devrait pas obtenir la réparation d"equity parce qu"elle possède non seulement un monopole de brevet, mais aussi un monopole de marché, du moins en Ontario où le gouvernement n"achète pas d"AZT générique en raison d"un accord avec Glaxo. Aux termes de cet accord, Glaxo verse des fonds à la HIV Ontario Observational Data en échange de l"exclusivité de la commercialisation.

[381]      Si celui qui agit en contrefaçon peut avoir le droit de choisir entre les dommages-intérêts et la restitution de bénéfices, il ne fait pas de doute que l"octroi de la restitution de bénéfices relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour. Dans l"exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour peut considérer les retards et les difficultés pratiques comme des facteurs contraires à l"octroi d"une telle mesure. S"agissant d"une réparation d"equity, la Cour peut également examiner s"il y a eu mauvaise conduite de la part de la partie agissant en contrefaçon, et si cette dernière se présente devant la Cour les mains propres. C'est ce qui ressort de l"arrêt Beloit Canada c. Valmet-Dominion Inc ., (1997), 73 C.P.R. (3d) 321 aux p. 360 et 361, où la Cour d"appel s'est ainsi exprimée :

                 Les appelantes se fondent sur la jurisprudence anglaise pour établir que le demandeur qui a gain de cause dispose du droit prima facie de choisir la restitution des bénéfices. Toutefois, sans nous prononcer sur l'autorité de cette jurisprudence, nous soulignons que la jurisprudence de la présente Cour, par laquelle nous sommes liés, porte que " le choix entre les deux redressements [dommages-intérêts ou restitution des bénéfices] ne peut être laissé entièrement à la discrétion de la partie demanderesse qui a gain de cause " [...] la présente Cour a statué que la décision d'accorder la restitution des bénéfices dans les affaires de brevet relève du pouvoir discrétionnaire du juge ou du protonotaire [...] La jurisprudence de la présente Cour a relevé certaines circonstances dans lesquelles la restitution des bénéfices peut raisonnablement être refusée, telles que le retard excessif et toute mauvaise conduite de la part du breveté.                 

[382]      Dans Beloit Canada Ltd. c. Valmet-Dominion Inc., précité, à la page 362, la Cour d"appel traite de la restitution de bénéfices en ces termes :

                 Une fois que le breveté a prouvé la contrefaçon de son brevet, la Cour, en tant que tribunal de droit et d'equity, a le pouvoir discrétionnaire de lui accorder la réparation de son choix. Le libellé de l'article 57 de la Loi sur les brevets est clair et non équivoque. Il prévoit que le tribunal ou l'un de ses juges " peut ", s'" il [le] juge à propos ", accorder la restitution dans une action en contrefaçon de brevet. Si le juge refuse la restitution, il peut accorder des dommages-intérêts en vertu de l'article 55 de la Loi. Étant donné que [traduction] " l'equity respecte la loi ", le tribunal ou l'un de ses juges n'est pas tenu de se fonder sur les maximes d'equity pour refuser au demandeur qui a gain de cause la restitution des bénéfices qu'il a choisie.                 

[383]      Dans l"arrêt Allied Signal Inc. c. Dupont Canada Inc . (1995), 62 C.P.R. (3d) 417 (C.A.F.) à la p. 445, le juge Desjardins a fait observer que la Cour pouvait se heurter à des difficultés pratiques sérieuses dans la détermination des bénéfices et qu"il est donc souhaitable que le juge considère les conséquences pratiques de cette réparation dans les circonstances particulières de l"espèce. La Cour d"appel a également fait des observations en ce sens dans l"arrêt Beloit c. Valmet , précité, aux p. 361 et 362.

[384]      Dans la présente affaire, aucune des parties n"a porté à mon attention les conséquences que pourrait avoir la restitution des bénéfices. Il n"a pas été soutenu non plus que les dommages-intérêts seraient insuffisants pour réparer la contrefaçon. Ce qui se dégage clairement pour la Cour d"affaires comme Beloit Canada c. Valmet-Dominion Inc. , précité, c"est que ce choix aurait entraîné un accaparement des ressources judiciaires et un retard excessif. Si on n"a pas porté à mon attention de conséquences pratiques attachées à la restitution de bénéfices, il m"apparaît incontestable que la présente instruction n"a pas bénéficié d"accords entre les avocats pour circonscrire les questions de droit ou s"entendre sur des faits de manière à ne pas allonger le procès. Je ne suis pas persuadé que la restitution des bénéfices se déroulerait de façon plus expéditive entre les parties. Je ne suis donc pas convaincu qu"il faudrait l"autoriser en l"espèce. Le redressement opportun consiste en dommages-intérêts suivant l"art. 55 de la Loi.

Les dépens

[385]      A & N demandent d"avoir la possibilité de présenter des observations sur les dépens. Vu la longueur et la complexité de l'instruction, j"ai décidé de réserver les dépens pour l"instant. Les parties devront entrer en rapport avec le greffier dans les 14 jours suivant la date du jugement pour discuter de la procédure à suivre pour les débats sur les dépens.

Conclusion

[386]      a)      Le brevet canadien n ° 1,238,277 est valide, et les revendications suivantes sont valides : 1, 2, 3, 8, 10, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 22, 28, 29, 36, 43, 45, 46, 47, 48, 54, 55, 56, 65, 66 et 68;         
     b)      Le brevet canadien n ° 1,238,277 est valide, mais les revendications suivantes sont invalides : 21, 23, 26, 27, 30, 31, 34, 35, 49, 50, 51, 57, 58, 59, 67 et 69;         
     c)      Apotex Inc. et Novopharm Ltd. ont contrefait les revendications : 1, 2, 3, 8, 10, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 22, 28, 29, 36, 43, 45, 46, 47, 48, 54, 55, 56, 65, 66 et 68 du brevet canadien n ° 1,238,277;         
     d)      il est interdit à Apotex Inc., Novopharm Ltd. et Interpharm Inc., par l"entremise de leurs administrateurs, dirigeants, préposés, mandataires ou employés d"importer, de fabriquer, d"utiliser, d"annoncer, de promouvoir, d"offrir en vente et de vendre le médicament zidovudine sous forme posologique tel qu"il est décrit dans le brevet canadien n ° 1,238,277;                 
     e)      Apotex Inc., Novopharm Ltd. et Interpharm Inc. devront remettre à la Wellcome Foundation Ltd. et à Glaxo Wellcome Inc., en vue de la destruction, tout le médicament zidovudine sous forme posologique qu"elles ont en leur possession, et dont elles ont la garde et le contrôle;         
     f)      il y a lieu d'accorder des dommages-intérêts;         
     g)      les dépens sont réservés.         

                                     Howard I. Wetston

                                
                                         Juge

Ottawa (Ontario)

Le 25 mars 1998

Traduction certifiée conforme

C. Bélanger, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

    

     AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                  T-3197-90
INTITULÉ :                      APOTEX INC. ET AL. c.

                         THE WELLCOME FOUNDATION LIMITED

No DU GREFFE :                  T-2983-93
INTITULÉ :                      THE WELLCOME FOUNDATION LIMITED ET AL.
                         c. NOVOPHARM LTD.
No DU GREFFE :                  T-2624-91
INTITULÉ :                      THE WELLCOME FOUNDATION LIMITED ET AL. c. INTERPHARM INC. ET AL.
LIEU DE L'AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE :              DU 3 FÉVRIER AU 6 FÉVRIER 1997
                         DU 19 FÉVRIER AU 22 MAI 1997
                         DU 16 JUIN AU 23 JUIN 1997

MOTIFS DU JUGEMENT DE MONSIEUR LE JUGE WETSTON

EN DATE DU                      25 mars 1998

ONT COMPARU :

PATRICK KIERANS,                  POUR THE WELLCOME FOUNDATION et GLAXO WELLCOME INC.

PETER STANFORD,                     

BRIAN DALEY,

NADINE D'AGUIAR et

JOANNE CHRIQUI                 

                

CAROL HITCHMAN et

WARREN SPRIGINGS                  POUR NOVOPHARM LTD.

HARRY RADOMSKI,

RICHARD NAIBERG et

DAVID SCHRIMGER                  POUR APOTEX INC., INTERPHARM INC. et ALLEN BARRY SHECHTMAN

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

OGILVY RENAULT

TORONTO (ONTARIO)                  POUR THE WELLCOME FOUNDATION et GLAXO WELLCOME INC.

HITCHAM & SPRINGINGS             

TORONTO (ONTARIO)                  POUR NOVOPHARM LTD.

GOODMAN PHILLIPS & VINEBERG

TORONTO (ONTARIO)                  POUR APOTEX INC., INTERPHARM INC. et ALLEN BARRY SHECHTMAN
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