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Date : 20220128


Dossier : T-966-20

Référence : 2022 CF 103

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 janvier 2022

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

BONNYBROOK PARK INDUSTRIAL DEVELOPMENT CO LTD

demanderesse

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Bonnybrook Park Industrial Development Co Ltd (Bonnybrook), est une société privée qui gagne un revenu de location. Bonnybrook s’est vu refuser un remboursement au titre de dividendes pour les années d’imposition 2003 à 2011 parce qu’elle n’avait pas produit ses déclarations de revenus des sociétés dans le délai de trois ans applicable à chacune des années pour lesquelles elle avait réclamé le remboursement (la condition relative au délai de trois ans). Bonnybrook a demandé un allègement à l’égard de la condition relative au délai de trois ans, car son unique administratrice, Mme Armbrust, avait éprouvé plusieurs problèmes de santé.

[2] Le gestionnaire de la Direction des déclarations des entreprises (le délégué du ministre) à l’Agence du revenu du Canada [l’ARC] a accepté d’examiner la demande d’allègement de Bonnybrook. Après avoir examiné la situation de Mme Armbrust et de Bonnybrook, le délégué du ministre a conclu qu’il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que Bonybrook prenne des mesures pour s’assurer de respecter les délais de production des déclarations, et a rejeté la demande d’allègement.

[3] Pour les motifs qui suivent, je ne vois aucune raison d’intervenir dans la décision du délégué du ministre. La décision est fondée sur une analyse rationnelle et est transparente, intelligible et justifiée.

II. Contexte factuel

[4] Bonnybrook n’a pas produit ses déclarations de revenus des sociétés pour les années d’imposition 2003 à 2012 dans le délai prévu à l’article 150 de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985 c 1 (5e suppl) [la LIR]. En 2015, la société a présenté une demande d’allègement pour les contribuables dans le cadre du Programme des divulgations volontaires (le PDV) en vue de produire tardivement ses déclarations de revenus pour les années d’imposition 2003-2012, de même qu’une demande d’allègement à l’égard des pénalités et des intérêts pour production tardive.

[5] L’ARC a accepté les déclarations produites tardivement et a accordé une forme d’allègement en renonçant à une partie des intérêts pour les années d’imposition 2005 à 2012. Elle a refusé les remboursements au titre de dividendes pour les années d’imposition 2003-2011 au motif que les déclarations de revenus de Bonnybrook n’avaient pas été produites dans les trois années suivant la fin des années d’imposition visées, comme l’exige le paragraphe 129(1) de la LIR; en d’autres termes, la société n’avait pas respecté la condition relative au délai de trois ans. Le remboursement au titre de dividendes pour l’année d’imposition 2012 a été accordé parce que la déclaration de revenus des sociétés avait été produite dans le délai de trois ans.

[6] En mai 2016, Bonnybrook a demandé à l’ARC qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire (conféré par le paragraphe 220(2.1) ou 220(3) de la LIR) de proroger le délai de production ou de renoncer à l’application de la condition relative au délai de trois ans prévue au paragraphe 129(1) afin de pouvoir recevoir les remboursements au titre de dividendes pour les années en question. L’ARC a rejeté la demande, soutenant qu’elle n’avait pas le pouvoir discrétionnaire, dans le cadre de la disposition générale d’allègement qui permet au ministre de proroger le délai pour faire une déclaration (art 220(3) de la LIR), d’envisager une dispense de la condition relative au délai de trois ans. L’ARC n’a pas examiné la demande de renonciation à la condition relative au délai de trois ans au titre du paragraphe 220(2.1) de la LIR.

[7] Bonnybrook a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision. À l’époque, le ministre a fait valoir que la Cour n’avait pas compétence pour trancher la question de savoir si les dispositions prévues aux paragraphes 220(2.1) et 220(3) de la LIR pouvaient être invoquées pour soustraire le demandeur à l’application de la condition relative au délai de trois ans du paragraphe 129(1), et que cette question devait être tranchée par la Cour canadienne de l’impôt. Notre Cour a souscrit à cette position et a conclu qu’elle n’avait pas compétence pour trancher la question (Binder Capital Corp c Canada (Revenu national), 2017 CF 642).

[8] Bonnybrook a interjeté appel de la décision de la Cour fédérale. Devant la Cour d’appel fédérale (la CAF), le ministre a soutenu que la Cour fédérale avait, en fait, compétence pour trancher la question de l’applicabilité des dispositions d’allègement prévues aux paragraphes 220(2.1) et 220(3) relativement aux exigences en matière de remboursement au titre de dividendes prévues au paragraphe 129(1). La CAF a infirmé la décision de notre Cour et a conclu que la Cour fédérale avait compétence pour trancher l’applicabilité des dispositions d’allègement (Bonnybrook Park Industrial Development Co. Ltd c Canada (Revenu national), 2018 CAF 136 [Bonnybrook]).

[9] La CAF a examiné la position de l’ARC selon laquelle les dispositions générales d’allègement, et plus particulièrement le paragraphe 220(3) (le pouvoir de proroger le délai pour produire une déclaration), ne pouvaient pas s’appliquer à la condition relative au délai de trois ans pour l’obtention d’un remboursement au titre de dividendes. La CAF, à la majorité, a conclu que cette position était incompatible avec l’interprétation appropriée des dispositions et a ordonné à l’ARC de trancher à nouveau la question conformément à ses motifs. Étant donné que l’ARC n’a aucunement examiné la demande relative au paragraphe 220(2.1) (le pouvoir de renoncer à une exigence), la CAF n’a pas traité expressément de son interprétation, mais s’est contentée de renvoyer la demande pour qu’une nouvelle décision soit rendue conformément aux principes généraux énoncés dans sa décision.

[10] Le dossier a été renvoyé à l’ARC pour qu’elle rende une nouvelle décision. Le 28 février 2019, le délégué du ministre a demandé des documents médicaux à l’appui de la demande d’assouplissement de l’exigence prévue au paragraphe 129(1) de la LIR présentée par Bonnybrook.

[11] Bonnybrook a fourni d’autres observations décrivant les divers problèmes de santé éprouvés par Mme Armbrust entre les années d’imposition 2003 et 2012 ainsi que des documents à l’appui de ses visites à l’hôpital durant cette période. Les problèmes de santé et les traitements médicaux ont varié d’année en année et comprenaient notamment de l’anémie et des transfusions de sang, une chirurgie de remplacement de la hanche, un cancer du sein et des traitements de chimiothérapie et radiothérapie ainsi que des troubles cognitifs.

[12] Le 24 juillet 2020, le délégué du ministre a rejeté la demande d’allègement présentée par Bonnybrook au titre des paragraphes 220(3), 220(2.1) et 220(3.1) de la LIR.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[13] La première question en litige porte sur la décision par laquelle le délégué du ministre a refusé de proroger le délai de production ou de renoncer à l’exigence de production qui aurait permis à Bonnybrook de recevoir le remboursement au titre de dividendes pour les années où elle n’avait pas respecté la condition relative au délai de trois ans prévue au paragraphe 129(1) de la LIR. La seconde question en litige concerne la décision par laquelle le délégué du ministre a rejeté la demande de renonciation aux pénalités pour production tardive.

[14] Les deux parties conviennent que la décision du délégué du ministre doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que, lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond, la norme de contrôle présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable. La présente affaire ne soulève aucune question qui justifierait que l’on s’écarte de cette présomption.

IV. Analyse

A. Cadre législatif et stratégique

[15] Bonnybrook est admissible à un remboursement d’impôt partiel, au moyen d’un remboursement au titre de dividendes, lorsque son revenu est distribué aux actionnaires sous forme de dividende. Selon l’une des exigences prévues au paragraphe 129(1) de la LIR, la disposition traitant des remboursements au titre de dividendes, la société doit produire ses déclarations de revenus dans les trois ans suivant la fin de la période visée. Aucune partie ne conteste le fait que Bonnybrook n’a pas respecté la condition relative au délai de trois ans pour les années d’imposition 2003 à 2011. La question en litige concerne la demande d’assouplissement de cette exigence, dans laquelle Bonnybrook a demandé au ministre de proroger le délai de production de ses déclarations (LIR, art 220(3)) ou de renoncer à en exiger la production dans le délai de trois ans (LIR, art 220(2.1)) ainsi que de renoncer aux pénalités pour production tardive ou de les annuler (LIR, art 220(3.1)).

[16] La LIR comporte plusieurs dispositions qui permettent au ministre d’assouplir les exigences de production strictes applicables à un contribuable. L’inclusion de ces dispositions est une reconnaissance du fait que des « délais stricts sont susceptibles parfois d’entraîner des iniquités » (Bonnybrook, au para 58).

[17] Cette décision d’offrir aux contribuables un assouplissement de l’application stricte d’une exigence est hautement discrétionnaire. La LIR et le Règlement de l’impôt sur le revenu, CRC, c 945, ne contiennent aucun critère encadrant l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Le délégué du ministre a souligné que les lignes directrices (circulaire d’information 07-1R1) avaient été prises en compte dans sa décision; ces lignes directrices ne traitent pas expressément du pouvoir de proroger un délai de production prévu au paragraphe 220(3) ou du pouvoir de renoncer à une exigence au sens du paragraphe 220(2.1), mais traitent de l’allègement consistant à annuler des pénalités pour production tardive ou d’y renoncer en vertu du paragraphe 220(3.1), que Bonnybrook avait également demandé.

B. Le traitement des observations et des éléments de preuve de nature médicale est raisonnable

[18] Le principal argument de Bonnybrook était que les problèmes de santé éprouvés par son unique administratrice entre 2003 et 2012 justifiaient son omission d’avoir produit ses déclarations de revenus des sociétés à temps ou dans le délai de trois ans requis pour obtenir un remboursement au titre de dividendes. Bonnybrook a fait valoir que le délégué du ministre [traduction] « a prêté peu d’attention » aux observations et aux éléments de preuve de nature médicale qui avaient été déposés. Cependant, elle ne précise aucun élément dans la preuve médicale auquel le délégué du ministre n’aurait pas suffisamment porté attention ni aucun élément de preuve qui, s’il avait été pris en considération, aurait pu changer la justification principale sur laquelle le délégué du ministre a fondé sa décision de rejeter la demande

[19] Le délégué du ministre a reconnu que Mme Armbrust [traduction] « était confrontée à de multiples et, par moment, graves problèmes de santé », mais a conclu qu’elle n’avait pas démontré qu’elle était incapable d’« obtenir de l’aide pour produire ses déclarations T2 à temps, n’étant pas en mesure de préparer les déclarations elle-même ». Bonnybrook n’a relevé aucune période de trois ans pour laquelle la conclusion du délégué du ministre selon laquelle Mme Armbrust aurait pu obtenir de l’aide était incompatible avec les éléments de preuve médicaux fournis.

[20] Le délégué du ministre a souligné que, jusqu’à tout récemment, Mme Armbrust avait été l’unique administratrice d’une société gérant divers biens de location. Il a tenu compte du contexte particulier des sociétés et des responsabilités des administrateurs en cas de problèmes médicaux permanents et a mentionné que :

[traduction]
Il incombe aux administrateurs d’une société d’en gérer les questions financières. Les administrateurs doivent s’assurer en tout temps que les diverses obligations juridiques et financières sont remplies. Les administrateurs choisissent d’exercer leurs fonctions et sont tenus de porter une grande attention aux obligations fiscales de la société et de les assumer avec diligence. Lorsque des problèmes de santé surviennent, il est raisonnable de s’attendre à ce que des mesures soient prises afin de veiller à ce que la société s’acquitte de ces obligations.

[21] Le délégué du ministre a également tenu compte du fait que Mme Armbrust avait produit à temps ses déclarations de revenus des particuliers et des fiducies au cours de la même période et qu’elle avait effectué [traduction] « de multiples versements de retenues à la source et produit des feuillets T4 et T4 sommaires pour les années 2003 à 2010 et 2012 dans les délais prescrits ».

[22] Bonnybrook a soutenu que la prise en compte des déclarations de revenus de Mme Armbrust n’était pas pertinente étant donné que les déclarations de revenus des sociétés sont beaucoup plus complexes et que les déclarations de revenus produites et les versements de retenues à la source effectués durant cette période comportaient de nombreuses erreurs. Or, le délégué du ministre n’a pas invoqué le versement des retenues à la source et la production des déclarations de revenus des particuliers et des fiducies de Mme Armbrust pour prouver qu’elle pouvait le faire correctement par elle-même; il a invoqué ces éléments en partie pour justifier sa conclusion selon laquelle la preuve ne démontrait aucunement que Mme Armbrust n’était pas au moins capable d’aller chercher de l’aide pour s’assurer de produire les déclarations, surtout compte tenu de ses responsabilités à titre d’unique administratrice.

[23] Le délégué du ministre a tenu compte des éléments de preuve et des observations présentés par Bonnybrook, de même que des responsabilités générales de l’administrateur d’une société concernant la gestion des affaires de celle-ci. Ultimement, le délégué du ministre n’a pas été convaincu que les divers problèmes de santé de gravité variable de Mme Armbrust l’avaient empêchée d’aller chercher de l’aide pour produire les déclarations de revenus des sociétés, étant donné qu’elle n’était pas capable de les préparer elle-même.

[24] Après avoir révisé le dossier et les motifs, je suis « en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale » et je suis convaincue qu’« [un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, [. . .] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » (Vavilov, au para 102, citant Barreau du Nouveau-Brunswick c Ryan, 2003 CSC 20 au para 55; et Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c Southam Inc., [1997] 1 RCS 748 au para 56). La Cour n’a aucune raison d’intervenir dans l’évaluation effectuée par le délégué du ministre des éléments de preuve et des observations de nature médicale présentés par Bonnybrook.

C. Omission de procéder à une interprétation législative

[25] Bonnybrook a soutenu que [traduction] « le ministre a fait fi du jugement et des motifs de la décision de la Cour d’appel fédérale relative à l’appel ». Cet argument repose sur sa position selon laquelle le délégué du ministre a omis de [traduction] « tenir compte des dispositions pertinentes, de les interpréter et de déterminer leur sens » et que cette omission a empêché le décideur de « comprendre le contexte particulier » de la demande de la société. Cette observation soulève deux questions. Premièrement, le délégué du ministre a-t-il omis de suivre les instructions de la CAF? Deuxièmement, même si la décision n’est pas compatible avec celle de la CAF, les motifs du délégué du ministre n’ont-ils bel et bien pas suffisamment tenu compte des dispositions législatives pertinentes?

(1) Décision conforme aux instructions de la CAF.

[26] La principale question tranchée par la CAF concernait l’interprétation du paragraphe 220(3) en ce qui a trait à la condition relative au délai de trois ans du paragraphe 129(1). En d’autres termes, la Cour a conclu que ces dispositions n’empêchaient en rien le ministre d’accorder un allègement au titre du paragraphe 220(3) à l’égard du non-respect de la condition relative au délai de trois ans. Toutefois, la Cour ne s’est pas prononcée sur la manière dont le pouvoir discrétionnaire du ministre devrait être exercé. En fait, elle a renvoyé l’affaire au ministre. Dans la décision qui nous occupe, le délégué du ministre a reconnu qu’il avait le pouvoir d’appliquer les dispositions générales d’allègement prévues aux paragraphes 220(2.1) et 220(3) à l’égard de la condition relative au délai de trois ans du paragraphe 129(1), ce qui n’était pas le cas dans la première décision. Ce faisant, le délégué du ministre a agi conformément à la décision de la CAF (Bonnybrook, aux para 41-48).

[27] Même si la CAF n’a pas interprété elle-même le paragraphe 220(2.1) (la disposition relative à la renonciation) et son application au paragraphe 129(1), elle a expliqué que « [l]es paragraphes 220(2.1) et 220(3) sont des mesures d’allègement générales qui confèrent au ministre le pouvoir d’assouplir les exigences de production prévues dans l’ensemble de la Loi » (Bonnybrook, au para 48). De plus, la CAF a mentionné que la LIR contenait d’autres exemples d’une renonciation permettant d’annuler une condition stricte (Bonnybrook, aux para 45, 47).

[28] De plus, aucune partie ne conteste la position du délégué du ministre selon laquelle il a le pouvoir de proroger le délai de production et le pouvoir de renoncer à une exigence quant au non-respect par Bonnybrook de la condition relative au délai de trois ans. L’interprétation qu’a donnée le délégué du ministre de son pouvoir n’a pas été contestée, alors qu’elle l’avait été dans l’affaire portée devant la CAF.

[29] Par conséquent, j’estime que la décision du délégué du ministre est compatible avec celle de la CAF.

(2) Exercice d’interprétation législative approfondi non requis

[30] Comme je l’ai mentionné précédemment, il n’y a plus de différend quant au sens des dispositions pertinentes, et il n’est donc pas nécessaire de procéder à une interprétation législative formelle. Néanmoins, je ne suis pas d’accord avec Bonnybrook qui affirme que, dans la décision, [traduction] « les dispositions pertinentes n’ont pas été prises en compte, aucune tentative d’interprétation de ces dispositions n’a été effectuée et aucun effort n’a été déployé pour en déterminer le sens. »

[31] Dans sa décision, le délégué du ministre a énoncé les dispositions d’allègement pertinentes et a expliqué ce qui était demandé concernant la condition relative au délai de trois ans prévue au paragraphe 129(1). Il a également examiné les limites applicables à l’allègement qu’il pouvait envisager. Par exemple, selon l’interprétation du délégué du ministre, le pouvoir que lui confèrent les paragraphes 220(3) et 220(2.1) comprend celui d’assouplir l’exigence selon laquelle l’allègement à l’égard des pénalités pour production tardive prévu au paragraphe 230(3.1) doit se rapporter seulement aux dix années précédant la demande, ou celui de renoncer à cette exigence. Le délégué du ministre a donc également examiné la demande d’allègement à l’égard des pénalités pour production tardive pour les années d’imposition 2003 et 2004, même si ces années dépassaient le délai de dix ans précédant la demande. Bonnybrook n’a pas contesté cette interprétation.

[32] Le délégué du ministre s’est demandé si les problèmes de santé éprouvés par Mme Armbrust, durant les années pour lesquelles Bonnybrook a demandé un allègement, justifiaient l’omission de Bonnybrook de produire ses déclarations de revenus dans le délai requis afin d’obtenir le remboursement au titre de dividendes. Les problèmes de santé constituaient le point central de l’argumentation de Bonnybrook pour demander un assouplissement de l’exigence stricte prévue au paragraphe 129(1).

[33] Bonnybrook n’a pas expliqué en quoi le délégué du ministre s’est trompé dans son interprétation des dispositions. Elle n’a pas expliqué en quoi l’interprétation n’était pas conforme au texte, au contexte et à l’objet des dispositions en question et n’a pas précisé si le délégué du ministre avait omis, dans son interprétation, de tenir compte d’un élément central à une interprétation législative adéquate (Vavilov, au para 120). Bonnybrook a plutôt soutenu, de façon générale, que l’omission de procéder à une interprétation législative formelle est l’élément qui rendait la décision déraisonnable. Toutefois, dans son arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a expliqué que les « décideurs administratifs ne sont pas tenus dans tous les cas de procéder à une interprétation formaliste de la loi » (au para 119).

[34] Je suis convaincue que le délégué du ministre « a rendu sa décision à l’issue d’une enquête appropriée conformément à sa loi habilitante et [...] a suffisamment justifié sa décision » (Canada (Procureur Général) c Kattenburg, 2020 CAF 164 au para 16). Rien ne me permet de conclure que le délégué du ministre a rendu une décision déraisonnable en omettant de procéder à une interprétation législative plus approfondie, surtout étant donné l’absence d’arguments démontrant en quoi il s’est trompé dans son interprétation des dispositions législatives pertinentes.

D. Prise en compte des observations principales dans la décision

[35] Dans ses motifs, le décideur doit tenir compte des observations des parties. Cette exigence ne signifie pas qu’un décideur doit faire référence à chacun des arguments soulevés. Toutefois, si des observations ou des arguments portent sur une question ou une préoccupation centrale, le fait de ne pas en tenir compte compromettra la transparence et la justification de la décision (Vavilov, aux para 127, 128).

[36] Bonnybrook a présenté trois arguments pour démontrer que le délégué du ministre avait considéré que sa demande n’était fondée que sur l’état de santé de Mme Ambrust. Ainsi, Bonnybrook a soutenu que le délégué du ministre n’avait pas tenu compte de trois points centraux de son argumentation : i) l’iniquité engendrée par l’application d’une double imposition punitive; ii) l’existence possible d’une politique antérieure à 2011 dans le cadre de laquelle la condition relative au délai de trois ans aux fins des remboursements au titre de dividendes n’était pas appliquée par l’ARC; et iii) la série d’erreurs de l’ARC qui a aggravé la situation.

[37] Je ne suis pas d’avis que ces trois éléments étaient des points centraux de l’argumentation de Bonnybrook dont le délégué du ministre devait absolument tenir compte.

(1) Double imposition punitive

[38] Bonnybrook a fait valoir que le refus d’accorder un remboursement au titre de dividendes dans ces circonstances a entraîné l’application d’une [traduction] « double imposition punitive sur les opérations pour lesquelles aucune raison ne justifiait un report d’impôt et qui seraient par ailleurs imposées uniquement entre les mains des actionnaires ».

[39] Le problème de cette observation est que, du fait de l’application de la loi, toute personne qui ne respecte pas la condition relative au délai de trois ans, mais qui serait par ailleurs admissible au remboursement au titre de dividendes, serait également assujettie à une « double imposition punitive ». Dans ses observations orales, l’avocat de Bonnybrook a convenu que la double imposition punitive s’appliquerait à toute personne qui ne respecte pas le délai de production, mais a souligné que la différence en l’espèce est que Bonnybrook y serait assujettie même si la seule raison pour laquelle elle a produit ses déclarations tardivement était l’état de santé de Mme Armbrust. Il s’agit d’un argument tautologique. Bonnybrook a soutenu que le défendeur et l’ARC ont eu tort de ne mettre l’accent que sur l’état de santé de Mme Armbrust et non sur ses autres observations relatives à l’iniquité, mais, essentiellement, son argument porte sur l’iniquité découlant de l’insistance à vouloir appliquer strictement le délai de production en raison de la situation médicale de Mme Armbrust.

[40] L’objectif des dispositions d’allègement pour les contribuables est d’assouplir l’application stricte des exigences prévues dans la législation fiscale; d’« assouplir les exigences légales de production strictes » (Bonnybrook, au para 47). Le décideur doit juger s’il a une raison d’exercer son pouvoir discrétionnaire afin d’atténuer les lourdes conséquences d’une exigence.

[41] Je ne vois donc pas comment cet argument, qui, en fait, n’est qu’une description de l’incidence de l’application de la loi, pourrait être qualifié de point central de l’argumentation de Bonnybrook. Je ne suis pas d’avis que l’omission du délégué du ministre de traiter expressément de cet argument sur la « double imposition punitive » rend sa décision déraisonnable.

(2) Politique de l’ARC antérieure à 2011

[42] Il est difficile de comprendre l’argument de Bonnybrook concernant l’existence possible d’une politique informelle antérieure à 2011 qui soustrayait les contribuables à l’application de la condition relative au délai de trois ans (la politique antérieure à 2011). Cet argument de Bonnybrook à l’intention de l’ARC se limite aux observations suivantes :

[traduction]
Bonnybrook ne s’attendait pas à être visée par le délai prévu au paragraphe 129(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu. Une iniquité a été engendrée lorsque l’ARC a apparemment changé son approche à l’égard de l’administration du régime de remboursement au titre de dividendes. Cette nouvelle aurait été rendue publique pour la première fois par l’ARC au milieu de l’année 2011 (voir ARC, Interprétation – interne 2011-0405701I7 – « The 3 year limitation period in 129(1) », daté du 23 mai 2011. Voir également Presidential MSH Corporation v Marr, Foster & Co LLP, 2016 ONSC 4387). Elle a pris de nombreux contribuables au dépourvu, et ceux-ci ont entrepris une série d’appel dans le but d’éviter cette surprise exceptionnellement coûteuse (voir Tawa Developments Inc. c La Reine 2011 CCI 440; 1057513 Ontario inc. c La Reine, 2014 CCI 272; Presidential MSH Corporation c La Reine, 2015 CCI 61; et Nanica Holdings Limited c La Reine, 2015 CCI 85).

[43] Un numéro de bulletin d’interprétation de l’ARC a été fourni dans une note de bas de page, mais les parties n’ont présenté aucun autre élément de preuve ni aucune interprétation de la politique. L’avocat du défendeur a soutenu qu’il n’existait pas de politique antérieure à 2011 comme l’a indiqué Bonnybrook et qu’il existait en fait un élément de preuve démontrant le contraire dans les documents de l’ARC, selon lequel celle-ci appliquait la condition relative au délai de trois à l’époque en question.

[44] À l’audience, lorsque l’avocat de Bonnybrook a été questionné au sujet de la politique antérieure à 2011, il a expliqué qu’ils avaient pris connaissance de l’existence possible de la politique au cours de ses recherches jurisprudentielles, dans lesquelles il avait remarqué un renvoi à une politique informelle. L’ARC ne disposait d’aucun élément de preuve démontrant que Bonnybrook s’était appuyée sur l’existence possible d’une telle politique pour choisir de ne pas produire ses déclarations à temps.

[45] Je ne suis pas d’avis que l’existence possible de la politique antérieure à 2011 était un point central de l’argumentation de Bonnybrook. Bien qu’il aurait été préférable que le délégué du ministre traite expressément de l’argument, étant donné que celui-ci était limité et reposait sur un supposé changement de politique, je ne peux pas conclure que le fait de l’écarter a rendu la décision déraisonnable.

(3) Mesures prises par l’ARC

[46] La demanderesse a également affirmé que, depuis sa participation au PDV en 2015, [traduction] « Bonnybrook et Mme Armbrust ont dû se battre contre l’ARC à chacune des étapes pour faire corriger les nombreuses erreurs que celle-ci aurait commises en traitant les déclarations ». Bonnybrook a fait valoir que le délégué du ministre aurait dû tenir compte des mentions de ces contestations. Dans ses observations à l’intention de l’ARC, Bonnybrook a renvoyé à un numéro de dossier de la cour ayant trait aux impôts personnels de Mme Armbrust, et non aux impôts de Bonnybrook, et a par ailleurs fait référence aux mesures qui ont été prises dans le cadre de la procédure. Encore une fois, cela ne peut pas être qualifié de point central de l’argumentation de Bonnybrook. Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, exiger une conclusion sur chaque élément d’un raisonnement, aussi mineur soit-il, « aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs [...] » (au para 128).

E. Autres arguments sommaires

[47] La demanderesse a affirmé que, dans sa décision, le délégué du ministre [traduction] « avait fait preuve de mauvaise foi à l’égard de Bonnybrook et de Mme Armbrust ». Elle n’a présenté aucun argument ou fondement factuel pour appuyer cette affirmation. Je n’ai donc pas besoin de me pencher sur cet élément.

[48] Bonnybrook a également mentionné brièvement qu’elle avait subi un préjudice du fait que le ministre avait tardé à lui demander les documents médicaux à l’appui de sa demande d’allègement fondée sur l’état de santé de Mme Armbrust. Bonnybrook n’a pas déposé de documents médicaux à l’appui de sa demande qu’elle a produite pour la première fois en 2016. À cette époque, le ministre a déterminé qu’il n’avait pas le pouvoir discrétionnaire d’accorder l’allègement que demandait Bonnybrook. À la suite de la décision de la CAF, dans le cadre du réexamen, le délégué du ministre a demandé à Bonnybrook de lui fournir des documents médicaux pour justifier ses affirmations. Bonnybrook n’aurait pas dû être prise par surprise étant donné que le fondement même de sa demande était l’état de santé de son unique administratrice durant la période visée. Bonnybrook a omis de fournir un fondement probant à l’appui de son affirmation selon laquelle elle avait subi un préjudice causé par ce retard allégué et n’a présenté aucun argument détaillé pour justifier cette affirmation. De plus, comme je l’ai mentionné précédemment, le délégué du ministre a reconnu que Mme Armbrust [traduction] « était confrontée à de multiples et, par moment, à de graves problèmes de santé ».

F. Dispositif et dépens

[49] Dans l’ensemble, j’estime qu’aucune des déficiences invoquées par Bonnybrook, ensemble ou séparément, n’est suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov, au para 100). Le raisonnement du délégué du ministre est fondé sur une analyse rationnelle qui est transparente, intelligible et justifiée. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[50] Les deux parties ont sollicité les dépens de l’espèce. Je ne vois aucune raison de déroger à la pratique habituelle qui est d’ordonner à la partie déboutée de verser les dépens de l’espèce. J’adjuge les dépens du présent contrôle judiciaire au défendeur, le ministre du Revenu national.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-966-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée;

  2. Les dépens de la présente demande de contrôle judiciaire sont accordés au défendeur.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

Philippe Lavigne-Labelle


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-966-20

 

INTITULÉ :

BONNYBROOK PARK INDUSTRIAL DEVELOPMENT CO LTD c LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 JUILLET 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

Le 28 JANVIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Than Trieu

Patricia Lahoud

 

POUR LA DEMANDERESSE

Craig Maw

Hasan Junaid

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

KPMG cabinet juridique s.r.l./S.E.N.C.R.L.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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