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Date : 20050930

Dossier : T-1177-04

Référence : 2005 CF 1345

ENTRE :

JACQUES HEPPELL

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

(AGENCE DES DOUANES ET DU REVENU DU CANADA)

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HARRINGTON

[1]                Il est bien établi au sein de la fonction publique que lorsqu'un employé exerce effectivement les fonctions d'un poste dont la classification est plus élevée, il doit être rémunéré en conséquence. La question qui se pose en l'espèce est de savoir si un employé a le droit d'être rémunéré selon le taux correspondant à cette classification supérieure pour des tâches accomplies avant la création de celle-ci.

[2]                Jacques Heppell travaille à l'Agence des douanes et du revenu du Canada, où de nouvelles classifications des postes ont été créées dans le cadre d'une restructuration effectuée il y a quelques années. En octobre 2001, M. Heppell a été informé à l'avance que son poste serait reclassé à la hausse et passerait des groupe et niveau AU-03 à une nouvelle classification qui serait créée, soit MG-05. C'était une bonne nouvelle parce que le changement était accompagné d'une augmentation de salaire. Il a été informé officiellement en août 2002 que la date d'entrée en vigueur de sa nomination était le 31 mars 2002.

[3]                Dans les milieux gouvernementaux, le 31 mars est une date importante. Il s'agit en effet de la dernière journée de l'exercice financier. Surtout, les primes de rendement annuelles sont calculées en fonction du taux de salaire de l'employé concerné à cette même date.

[4]                M. Heppell a touché une prime de rendement calculée d'après le taux correspondant à la classification MG supérieure, même si cette classification n'était officiellement en vigueur que depuis une journée au moment du calcul.

[5]                Les politiques de l'Agence à ce sujet en ce qui concerne la période d'évaluation allant du 1er avril 2001 au 31 mars 2002 exigeaient entre autres ce qui suit : « Le gestionnaire doit avoir exercé les fonctions MG pendant au moins six mois consécutifs au cours de la période d'évaluation de la gestion du rendement » .

[6]                M. Heppell soutient qu'il a effectivement exercé les fonctions MG du 14 octobre 2001 au 31 mars 2002 et que, par conséquent, il aurait dû être rémunéré selon le taux correspondant à cette classification pendant cette période. L'employeur ayant exprimé son désaccord, la question a fait l'objet d'un grief.

[7]                Au cours de l'audience tenue devant Jean-Pierre Tessier, commissaire à la Commission des relations de travail dans la fonction publique, l'employeur a fait valoir que le commissaire n'avait pas compétence pour trancher le litige, puisque celui-ci concernait une question liée à la classification. M. Tessier a convenu que l'article 7 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique l'empêchait d'examiner les questions concernant la classification. Cependant, il était d'avis que l'affaire pouvait être examinée sous l'angle de la rémunération provisoire. C'est cette partie de la décision qui fait l'objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[8]                En plus de M. Heppell, des représentants de l'Agence sont venus témoigner. Une entente de principe entre l'Agence et l'Institut professionnel de la fonction publique du Canada a été déposée en preuve. Il appert de ce document que les parties [TRADUCTION] « ... ont convenu de recommander à leurs mandants respectifs, pour qu'ils les ratifient » , des modifications touchant les conditions d'emploi existantes. Le document prévoyait que les taux de salaire du groupe de la gestion MG entreraient en vigueur le 31 mars 2002.

[9]                Les témoins de l'Agence ont expliqué que la date du 31 mars a été retenue comme date d'entrée en vigueur de l'augmentation des primes pour l'exercice se terminant le 31 mars 2002.

[10]            M. Tessier a décidé que le grief ne pouvait être évalué sous l'angle de la rémunération provisoire, même si M. Heppell a exercé des fonctions qui, le 31 mars 2002, faisaient partie des fonctions du groupe MG :

[21]     Le fonctionnaire s'estimant lésé réclame un taux de salaire du groupe MG pour une période antérieure au 31 mars 2002. Je constate que ce taux n'existait pas alors; le grief devient donc sans objet et doit être rejeté. De fait, l'arbitre de grief ne peut modifier la convention collective selon l'article 96, paragraphe 2 de la L.R.T.F.P., qui se lit comme suit :

96.(2) En jugeant un grief, l'arbitre ne peut rendre une décision qui aurait pour effet d'exiger la modification d'une convention collective ou d'une décision arbitrale.

LES ARGUMENTS QUE M. HEPPELL INVOQUE DANS LA DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE

[11]            M. Heppell soutient que M. Tessier a eu tort de se fonder sur l'entente de principe qui prévoyait que les taux de salaire du groupe MG entreraient en vigueur le 31 mars 2002. Citant le paragraphe 4-1100 de la troisième édition de l'ouvrage Canadian Labour Arbitration, de Brown and Beatty, il a fait valoir que lorsqu'une entente de principe est suivie d'une convention collective formelle, comme c'est le cas en l'espèce, la première ne sera pas considérée comme un document faisant partie de la seconde. En conséquence, la convention collective ne comportait aucune clause au sujet de la date d'entrée en vigueur des nouveaux taux de salaire. Il existe de nombreuses décisions de la Cour fédérale et de la Cour d'appel fédérale qui, bien qu'elles soient fondées sur des lois et règlements différents, permettent de dire qu'un employé qui exerce effectivement des fonctions correspondant à une classification supérieure devrait être rémunéré en conséquence. Les décisions suivantes ont été invoquées : Blais c. Canada (Commission des relations de travail dans la fonction publique), A-846-85, jugement rendu en 1986, Stagg c. Canada (Conseil du Trésor) (1993), 71 F.T.R. 307, [1993] A.C.F. n ° 1393 (QL), et Chadwick c. Canada (Procureur général), 2004 C.F. 503, (2004) 249 F.T.R. 293, [2004] A.C.F. n ° 605 (QL).

LES ARGUMENTS DE L'AGENCE

[12]            L'Agence soutient que, même si l'entente de principe a été fondue avec la convention collective, laquelle ne comporte aucune clause au sujet de la date d'entrée en vigueur des taux de salaire, le commissaire a mentionné l'ensemble de la preuve. Il a fait allusion à la preuve concernant les raisons pour lesquelles la date du 31 mars a été retenue comme date d'entrée en vigueur de la nouvelle classification MG, ce qui a donné lieu à des primes majorées.

[13]            Les décisions que M. Heppell a citées n'ont pas été contestées. L'Agence a fait valoir que ces décisions n'étaient tout simplement pas pertinentes parce que, dans chacune d'elles, l'auteur du grief exerçait les fonctions correspondant à une classification supérieure qui était déjà en vigueur. Le commissaire a eu raison de refuser d'analyser les tâches de M. Heppell à la lumière d'une classification qui n'existait pas lorsque ces tâches ont été accomplies. Même si le commissaire a commis une erreur de droit, sa décision ne peut être infirmée, à moins qu'elle n'ait été déraisonnable.

LA NORME DE CONTRÔLE

[14]            Il est bien reconnu que, lorsqu'elle est saisie d'une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale doit mener une analyse pragmatique et fonctionnelle pour déterminer la norme de contrôle applicable, qui peut être la décision correcte, la décision raisonnable ou la décision manifestement déraisonnable (Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, et Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247). La Cour doit tenir compte de l'expertise du tribunal dont la décision est examinée par rapport à la sienne. Normalement, les décisions concernant les questions de droit, qui comprendraient l'interprétation de contrats, n'appellent aucune retenue de la part de la Cour fédérale. Cependant, une retenue particulière s'impose lorsque le litige porte sur l'interprétation d'une convention collective. Dans l'arrêt Voice Construction Ltd. c. Construction & General Workers' Union, Local 92, [2004] 1 R.C.S. 609, la Cour suprême du Canada a conclu que la norme de contrôle applicable était la décision raisonnable. Comme l'a dit le juge Major :

27       En l'espèce, l'arbitre devait interpréter la convention collective. En dépit des similitudes qui existent entre les conventions collectives et les autres types de contrats, les premières se distinguent néanmoins des seconds à certains égards. [page 621] Alors que l'interprétation des contrats relève clairement de l'expertise des tribunaux judiciaires, les arbitres, qui travaillent dans le domaine particulier des relations du travail, sont susceptibles d'avoir dans ce domaine plus d'expérience et d'expertise en ce qui concerne l'interprétation des conventions collectives. Par conséquent, l'interprétation et l'application des conventions par les arbitres méritent un certain degré de déférence de la part des tribunaux judiciaires.

[15]            Tel qu'il est mentionné dans l'arrêt Voice Construction, précité, et dans les décisions rendues auparavant, une décision est raisonnable lorsqu'elle est capable de résister à un examen assez poussé, lorsqu'il existe dans les motifs avancés un mode d'analyse pouvant raisonnablement amener le tribunal à conclure comme il l'a fait.

[16]            La position de M. Heppell est logique. Une prime de rendement n'est pas accordée en remplacement d'une hausse de salaire; elle vise à reconnaître le travail bien fait. Si M. Heppell a touché une prime, calculée en fonction du taux de salaire de la classification MG, pour un travail bien fait à l'égard d'une période d'au moins six mois, il s'ensuit qu'au cours de cette période, il aurait dû être rémunéré selon le taux correspondant à la classification MG.

[17]            En revanche, indépendamment de l'entente de principe qui précisait la date d'entrée en vigueur du nouveau taux de salaire, la décision du commissaire était également logique. Comment peut-on comparer un emploi existant à un emploi qui n'existait pas à la date pertinente?

[18]            La décision n'est nullement déraisonnable et, par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée avec dépens.

[19]            Après l'arrêt Voice Construction, précité, le juge Binnie, qui s'exprimait au nom de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Vaughan c. Canada, 2005 CSC 11, [2005] 1 R.C.S. 146, a formulé les remarques suivantes au paragraphe 1 de ce jugement :

Les conditions d'emploi de plus d'un quart de million de fonctionnaires du gouvernement fédéral sont énoncées dans des lois, des conventions collectives, des directives du Conseil du Trésor, des règlements, des directives du ministre et d'autres documents qui remplissent des rayons entiers de classeurs à feuilles mobiles. Les employés des ressources humaines sont recrutés dans le système, passent leur vie à essayer de le comprendre puis disparaissent. Les procédures assurant le respect des droits et des obligations des fonctionnaires diffèrent à certains égards de celles du secteur privé.

[20]       Comme l'a dit le grand juriste américain Oliver Wendell Holmes, Jr., « The life of the law has not been logic; it has been experience » (la vie du droit ne repose pas sur la logique, mais sur l'expérience). En raison de l'expérience de la Commission, la Cour doit faire preuve d'une grande retenue à l'égard des décisions de celle-ci et ne devrait pas intervenir, même en ce qui concerne l'interprétation d'une convention collective, à moins que la décision ne soit déraisonnable.

[21]       Le raisonnement ci-dessus tient pour acquis que la méthode de l'analyse pragmatique et fonctionnelle s'applique au contrôle judiciaire tant à la Cour fédérale que devant les cours supérieures provinciales. C'est la situation nonobstant l'alinéa 18.1(4)c) de la Loi sur les Cours fédérales qui prévoit ce qui suit :



(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l'office fédéral, selon le cas :

[...]

c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d'une erreur de droit, que celle-ci soit manifeste ou non au vu du dossier;

(4) The Federal Court may grant relief under subsection (3) if it is satisfied that the federal board, commission or tribunal

...

(c) erred in law in making a decision or an order , whether or not the error appears on the face of the record;

[22]       La présomption à cet égard découle du fait que certains arrêts de principe portant sur la méthode de l'analyse pragmatique et fonctionnelle provenaient de la Cour fédérale, notamment l'arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982. Cependant, les huit juges de la Cour suprême qui se sont prononcés dans l'arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CSC 40, [2005] A.C.S. 39 (QL), ont déclaré ce qui suit au paragraphe 37 :

L'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale régit la demande de contrôle judiciaire visant une décision administrative rendue sous le régime de la Loi sur l'immigration. Les alinéas 18.1(4)c) et d) disposent plus particulièrement que les mesures prévues ne peuvent être prises que si l'office fédéral a commis une erreur de droit ou fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée. Pour les besoins de ces dispositions, la norme de révision de la décision correcte s'applique à l'égard des questions de droit.

[23]       On peut se demander si la Cour suprême du Canada, compte tenu du libellé exprès de l'alinéa 18.1(4)c), a énoncé une modification à la méthode applicable aux demandes de contrôle judiciaire présentées à la Cour fédérale à l'égard des erreurs de droit. Si c'est le cas, on pourrait penser que des explications auraient alors été fournies. Toutefois, il se pourrait que les termes généraux utilisés au paragraphe 37 de l'arrêt Mugesera, précité, doivent être examinés selon le contexte de cet arrêt. Dans cette affaire, la Cour fédérale avait procédé au contrôle judiciaire d'une décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada. Il est bien établi que la Cour n'a à faire preuve d'aucune retenue à l'égard des décisions de la Commission quant aux questions de droit.

[24]     Dans l'arrêt Voice Construction, précité, le juge Major a déclaré, au paragraphe 19, que « [c]e n'est qu'une fois qu'a été déterminée la norme de contrôle applicable que la décision du tribunal administratif peut être contrôlée » . L'application de la méthode de l'analyse pragmatique et fonctionnelle à une demande de contrôle judiciaire est fondée sur l'interprétation de la loi pertinente. Lorsqu'elles interprètent des conventions en matière du droit du travail, les cours, en l'absence de dispositions à l'effet contraire, tiennent pour acquis que le législateur avait l'intention qu'elles fassent preuve d'une certaine retenue même à l'égard des questions de droit. En d'autres mots, dans la mesure où la décision est raisonnable, ce n'est pas le rôle de la cour de révision de dire que la décision n'est pas fondée en droit.

[25]       Quoi qu'il en soit, l'arrêt Mugesera, précité, n'a pas d'effet sur l'issue de la présente affaire. Selon moi, la décision de la Commission de rejeter la demande de M. Heppell est non seulement raisonnable, mais elle est également fondée en droit.

[26]       Pour les motifs susmentionnés, la requête en contrôle judiciaire concernant la décision de Jean-Pierre Tessier, commissaire de la Commission des relations de travail dans la fonction publique, rendue le 20 mai 2004 est rejetée avec dépens.

« Sean Harrington »

Juge

Ottawa (Ontario)

30 septembre 2005


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-1177-04

INTITULÉ :                                                    JACQUES HEPPEL

                                                                        c.

                                                                        PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA      (AGENCE DES DOUANES ET DU REVENU             DU CANADA)

LIEU DE L'AUDIENCE :                              OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 6 SEPTEMBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :             LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                                   LE 30 SEPTEMBRE 2005

COMPARUTIONS :

Sean T. McGee                                                                         POUR LE DEMANDEUR

Karl Chemsi                                                                              POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nelligan O'Brien Payne                                                            POUR LE DEMANDEUR

Ottawa (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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