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Dossier : T‐1365‐18

Référence : 2022 CF 47

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 janvier 2022

En présence de monsieur le juge

ENTRE :

MICHAEL BEAUCHAMP

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DU CANADA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

Table des matières

I. La nature de l’affaire 2

II. Les questions en litige 4

III. La norme juridique en matière d’action en négligence 4

A. Considérations législatives 4

B. Jurisprudence 8

IV. Antécédents judiciaires du demandeur : condamnations et durée de détention en prison fédérale 11

V. Commentaires et analyse 13

A. Première question en litige : Les fonctionnaires de la défenderesse, les agents de l’Établissement de Beaver Creek (EBC) ont‐ils manqué à leur obligation de diligence consistant à préserver raisonnablement la sécurité et la santé du demandeur en n’anticipant pas la survenance de l’agression dont le demandeur a été victime et en ne prenant pas de mesures pour l’éviter, ce qui a causé un préjudice prévisible au demandeur que lui ont infligé d’autres détenus? 13

(1) L’agression et les questions y ayant trait 16

(2) Absence de signes précurseurs 16

(3) Motif éventuel de l’agression : une dette de drogue due et impayée par le demandeur 20

(4) La surveillance vidéo 26

(5) Jurisprudence en matière de caméras de sécurité : a) affaires similaires à l’affaire en cause et b) l’emplacement des caméras de surveillance, une décision de politique générale 34

a) Jurisprudence : les affaires similaires à l’affaire en cause 41

b) L’emplacement des caméras de surveillance relève d’une décision de politique générale : le SCC ne peut être tenu responsable de négligence 45

B. Deuxième question en litige : Les fonctionnaires de la défenderesse, le personnel de soins de santé et les autres agents de L’EBC ont‐ils manqué à leurs obligations de protéger raisonnablement la sécurité et la santé du demandeur en le soumettant à des conditions déraisonnables lors de son transport vers les hôpitaux et lors de son retour à l’EBC depuis les hôpitaux et en le plaçant en isolement plutôt que dans des véhicules et des logements adaptés à la prestation de soins de santé, lui causant ainsi un préjudice prévisible? 51

(1) Recours à un fourgon de transport plutôt qu’à une ambulance 52

(2) Le placement en isolement préventif et la durée de celui‐ci 61

a) La question de la durée du placement en isolement préventif 61

b) Le placement en isolement préventif 62

c) Infliction intentionnelle de préjudice et dommages‐intérêts punitifs 70

C. Troisième question en litige : la défenderesse peut‐elle être tenue responsable du fait d’autrui quant au préjudice causé par le comportement fautif de ses fonctionnaires en l’espèce? 71

D. Quatrième question en litige : quel montant de dommages et intérêts convient‐il d’accorder? 72

(1) Douleurs chroniques à la mâchoire et douleurs connexes 75

(2) Allégation de TSPT 80

(3) Montant des dommages‐intérêts 82

E. Cinquième question en litige : quel est le montant des dépens, le cas échéant, à accorder à la partie qui obtient gain de cause? 82

I. La nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une action en dommages‐intérêts intentée en raison de préjudices corporels subis par le demandeur au niveau de sa mâchoire et causés par l’agression d’un ou de plusieurs individus inconnus en 2017, lorsque le demandeur se trouvait en détention à l’Établissement de Beaver Creek au sein du secteur à sécurité moyenne [EBC]. L’EBC est un établissement à sécurité moyenne situé en Ontario et dont la gestion est assurée par le Service correctionnel du Canada [SCC] sous le régime de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [LSCMLC] et du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‐620 [RSCMLC]. Les agents du SCC, qui sont des fonctionnaires au service de la défenderesse, n’ont pas été témoins de l’agression. L’action a été instruite conformément aux dispositions relatives à l’action simplifiée des Règles des Cours fédérales, DORS/98‐106, soit les articles 292 à 299.

[2] La défenderesse nie toute responsabilité et demande le rejet de l’action et l’adjudication d’une somme forfaitaire de 5 000 $. Le demandeur n’a pas formulé de demande d’adjudication d’une somme forfaitaire, comme la Cour le lui a demandé. Néanmoins, dans la déclaration qu’il a déposée, il demande que des dépens fondés sur une indemnité substantielle lui soient accordés.

[3] L’action simplifiée a été instruite au moyen du dépôt d’une preuve par affidavit par le demandeur, après quoi des contre‐interrogatoires et des réinterrogatoires portant sur cette preuve ont été effectués. La défenderesse a été soumise à la même procédure. Aucun interrogatoire oral n’a eu lieu. Les parties ont déposé un recueil conjoint de documents, dont le contenu a été reconnu comme étant authentique et qui se compose principalement de documents provenant des dossiers du SCC. Aucune contre‐preuve n’a été produite. Les deux parties ont eu le temps de déposer des observations écrites après la tenue de l’audience, ce qu’elles ont fait. Les deux parties étaient autorisées à déposer des observations écrites en réponse, ce qu’elles n’ont pas fait.

II. Les questions en litige

[4] Dans ses observations finales, le demandeur formule de la façon que voici les questions en litige (la Cour a légèrement modifié la question D et ajouté la question E) :

[traduction]

  1. Les fonctionnaires de la défenderesse, les agents de l’Établissement de Beaver Creek (EBC) ont‐ils manqué à leur obligation de diligence consistant à préserver raisonnablement la sécurité et la santé du demandeur en n’anticipant pas la survenance de l’agression dont le demandeur a été victime et en ne prenant pas de mesures pour l’éviter, ce qui a causé un préjudice prévisible au demandeur que lui ont infligé d’autres détenus?

  2. Les fonctionnaires de la défenderesse, le personnel de soins de santé et les autres agents de l’EBC ont‐ils manqué à leurs obligations de protéger raisonnablement la sécurité et la santé du demandeur en le soumettant à des conditions déraisonnables lors de son transport vers les hôpitaux et lors de son retour à l’EBC depuis les hôpitaux et en le plaçant en isolement plutôt que dans des véhicules et des logements adaptés à la prestation de soins de santé, lui causant ainsi un préjudice prévisible?

  3. La défenderesse peut‐elle être tenue responsable du fait d’autrui quant au préjudice causé par le comportement fautif de ses fonctionnaires en l’espèce?

  4. Quel montant de dommages et intérêts convient‐il d’accorder?

  5. Quel est le montant des dépens, le cas échéant, à accorder à la partie qui obtient gain de cause?

III. La norme juridique en matière d’action en négligence

A. Considérations législatives

[5] La LSCMLC prévoit, à l’article 3, que le système correctionnel fédéral, sous la supervision du SCC, vise, par divers moyens, à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité :

But du système correctionnel

Purpose of correctional system

3 Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois.

3 The purpose of the federal correctional system is to contribute to the maintenance of a just, peaceful and safe society by

BLANK

(a) carrying out sentences imposed by courts through the safe and humane custody and supervision of offenders; and

BLANK

(b) assisting the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community as law‐abiding citizens through the provision of programs in penitentiaries and in the community.

[6] La LSCMLC, en son article 4, énonce les principes sur lesquels se fonde le SCC pour atteindre les objectifs visés à l’article 3, notamment les suivants :

Principes de fonctionnement

Principles that guide Service

4 Le Service est guidé, dans l’exécution du mandat visé à l’article 3, par les principes suivants :

4 The principles that guide the Service in achieving the purpose referred to in section 3 are as follows:

...

...

c) il prend les mesures qui, compte tenu de la protection de la société, des agents et des délinquants, sont les moins privatives de liberté;

(c) the Service uses the least restrictive measures consistent with the protection of society, staff members and offenders;

d) le délinquant continue à jouir des droits reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou la restriction légitime est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée;

(d) offenders retain the rights of all members of society except those that are, as a consequence of the sentence, lawfully and necessarily removed or restricted;

[7] La LSCMLC, en son paragraphe 30(1), impose au SCC d’attribuer à chaque détenu une cote de sécurité selon les catégories dites minimale, moyenne et maximale :

Attribution de cote aux détenus

Service to classify each inmate

30 (1) Le Service attribue une cote de sécurité selon les catégories dites maximale, moyenne et minimale à chaque détenu conformément aux règlements d’application de l’alinéa 96z.6).

30 (1) The Service shall assign a security classification of maximum, medium or minimum to each inmate in accordance with the regulations made under paragraph 96(z.6).

[8] L’article 18 du RSCMLC, adopté en application de l’article 30 de la LSCMLC, prévoit trois niveaux de sécurité différents en ce qui concerne la surveillance et le contrôle des détenus :

18 Pour l’application de l’article 30 de la Loi, le détenu reçoit, selon le cas :

18 For the purposes of section 30 of the Act, an inmate shall be classified as

a) la cote de sécurité maximale, si l’évaluation du Service montre que le détenu :

(a) maximum security where the inmate is assessed by the Service as

(i) soit présente un risque élevé d’évasion et, en cas d’évasion, constituerait une grande menace pour la sécurité du public,

(i) presenting a high probability of escape and a high risk to the safety of the public in the event of escape, or

(ii) soit exige un degré élevé de surveillance et de contrôle à l’intérieur du pénitencier;

(ii) requiring a high degree of supervision and control within the penitentiary;

b) la cote de sécurité moyenne, si l’évaluation du Service montre que le détenu :

(b) medium security where the inmate is assessed by the Service as

(i) soit présente un risque d’évasion de faible à moyen et, en cas d’évasion, constituerait une menace moyenne pour la sécurité du public,

(i) presenting a low to moderate probability of escape and a moderate risk to the safety of the public in the event of escape, or

(ii) soit exige un degré moyen de surveillance et de contrôle à l’intérieur du pénitencier;

(ii) requiring a moderate degree of supervision and control within the penitentiary; and

c) la cote de sécurité minimale, si l’évaluation du Service montre que le détenu :

(c) minimum security where the inmate is assessed by the Service as

(i) soit présente un faible risque d’évasion et, en cas d’évasion, constituerait une faible menace pour la sécurité du public,

(i) presenting a low probability of escape and a low risk to the safety of the public in the event of escape, and

(ii) soit exige un faible degré de surveillance et de contrôle à l’intérieur du pénitencier

(ii) requiring a low degree of supervision and control within the penitentiary

[9] L’article 70 de la LSCMLC prévoit que le SCC doit prendre toutes les mesures utiles pour que le milieu de vie des agents et des détenus soit sécuritaire :

Conditions de vie

Living conditions, etc.

70 Le Service prend toutes mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains, sécuritaires et exempts de pratiques portant atteinte à la dignité humaine.

70 The Service shall take all reasonable steps to ensure that penitentiaries, the penitentiary environment, the living and working conditions of inmates and the working conditions of staff members are safe, healthful and free of practices that undermine a person’s sense of personal dignity.

B. Jurisprudence

[10] Dans l’arrêt récent de la Cour d’appel fédérale Canada c Greenwood, 2021 CAF 186, la juge Gleason a entériné l’arrêt Saadati c Moorhead, 2017 CSC 28 de la Cour suprême du Canada, dans lequel le juge Brown explique les éléments constitutifs du délit de négligence :

[154] Le juge Brown explique en ces termes les éléments du délit de négligence au paragraphe 13 de l’arrêt Saadati : « [p]our établir la responsabilité du défendeur dans une action en négligence, le demandeur doit prouver (i) que le défendeur avait envers lui une obligation de diligence pour empêcher un préjudice de la nature de celui allégué, (ii) que le défendeur a manqué à son obligation en n’observant pas la norme de diligence applicable, (iii) que le demandeur a subi un préjudice et (iv) que ce préjudice est imputable, en fait et en droit, au manquement du défendeur ». Si la Cour fédérale a indiqué le contraire, ou affirmé que des éléments différents jouaient dans le recours pour négligence systémique, elle a commis une erreur.

[11] Dans l’arrêt Clements c Clements, 2012 CSC 32 [Clements], la Cour suprême du Canada a expliqué que le critère à appliquer pour déterminer si la négligence a causé un préjudice est celui du facteur déterminant, auquel il est notamment fait référence au moyen de l’expression « n’eût été » :

[8] Le critère à appliquer pour établir la causalité est celui du « facteur déterminant » (parfois désigné aussi au moyen de l’expression « n’eût été »). Le demandeur doit démontrer, suivant la prépondérance des probabilités, que « n’eût été » la négligence du défendeur, il n’y aurait pas eu préjudice. Par définition, le terme « n’eût été » suppose que la négligence du défendeur était nécessaire pour que survienne le préjudice — en d’autres mots, le préjudice ne serait pas survenu sans la négligence du défendeur. Il s’agit d’une question de fait. Si la partie demanderesse n’établit pas ce lien nécessaire selon la prépondérance des probabilités, eu égard à l’ensemble de la preuve, son action contre le défendeur échoue.

[12] Je suis du même avis que le juge Layden‐Stevenson qui, dans l’arrêt Bastarache c Canada, 2003 CF 1463, au paragraphe 23 [Bastarache], a affirmé que les autorités carcérales sont tenues de faire preuve d’une diligence raisonnable à l’égard de la santé et de la sécurité des détenus qui sont sous garde, comme l’était le demandeur :

[23] Comme il en a ci‐dessus été fait mention, la défenderesse concède l’existence d’une obligation de diligence. Le contenu de l’obligation est bien établi. Les autorités carcérales sont tenues de faire preuve d’une diligence raisonnable à l’égard de la santé et de la sécurité des détenus qui sont sous garde : Timm, précité; Abbott c. Canada (1993), 64 F.T.R. 81 (1re inst.); Oswald c. Canada (1997) 1997 CanLII 16271 (CF), 126 F.T.R. 281 (1re inst.). En examinant l’obligation de diligence, il faut tenir compte des circonstances de l’événement : Scott c. Canada, [1985] A.C.F. no 35 (1re inst.). La probabilité que se produise l’événement créant le risque constitue une considération importante en ce qui concerne la prévisibilité de ce risque. Il ne s’agit pas de savoir s’il existe une obligation de diligence, mais si, par ses actes ou omissions, la défenderesse a omis de satisfaire à la norme de conduite applicable à la personne raisonnable qui fait preuve de la prudence ordinaire eu égard aux circonstances : Russell c. Canada 2000 BCSC 650, [2000] B.C.J. no 848; Hodgin c. Canada (Solliciteur général) (1998), 1998 CanLII 28450 (NB BR), 201 N.B.R. (2d) 279 (B.R. 1re inst.), confirmé par 1999 CanLII 1244 (NB CA), [1999] A.N.B. no 416 (C.A.).

[13] Je suis également d’accord, en règle générale, pour dire que la responsabilité en matière de dommages‐intérêts pour préjudice corporel du SCC ne peut être engagée dans le cas de l’agression d’un détenu par un autre détenu lorsque les agents de l’établissement de détention n’avaient pas ou ne pouvaient pas raisonnablement avoir connaissance d’un ou de plusieurs signes précurseurs de violence : Subbiah c Canada, 2013 CF 1194 [décision rendue par le protonotaire Aalto] [Subbiah]. Un signe précurseur est un événement ou une circonstance qui accroît la possibilité de violence. Dans l’arrêt Subbiah, la Cour, aux paragraphes 75 et 76, a affirmé, et je partage son avis, que la responsabilité en matière de dommages‐intérêts pour préjudice corporel n’est engagée que lorsque ce préjudice est raisonnablement prévisible :

[75] Monsieur Subbiah soutient que le SCC a fait preuve de négligence parce que son personnel n’a pas pris les mesures utiles pour assurer sa sécurité alors qu’il savait ou aurait dû savoir que sa sécurité était compromise. Les autorités carcérales ont l’obligation d’assurer la sécurité des détenus. Cette obligation est acceptée en droit canadien et découle de l’arrêt Ellis c Home Office, [1953] 2 All ER 146 (CA Angl), à la p. 154 et a été reprise au Canada dans l’arrêt Timm c Canada, [1965] 1 RC de l’Éch 174.

[76] Les autorités carcérales n’ont pas l’obligation absolue d’empêcher tout préjudice que peuvent subir les détenus, mais elles sont généralement tenues responsables lorsqu’elles étaient effectivement au courant du préjudice. En d’autres termes, le préjudice doit être raisonnablement prévisible. Dans le jugement Miclash c Canada, 2003 CFPI 113, le SCC a été jugé responsable de l’agression dont un détenu avait été victime parce que le SCC « aurait dû savoir » que la sécurité du détenu était compromise.

[Non souligné dans l’original.]

IV. Antécédents judiciaires du demandeur : condamnations et durée de détention en prison fédérale

[14] Le demandeur est un ancien détenu sous responsabilité fédérale actuellement âgé de 51 ans. Selon le rapport non contesté de la Commission des libérations conditionnelles du Canada [CLCC] daté du 5 janvier 2018 et figurant dans le recueil conjoint de documents, au moment de l’agression alléguée, le demandeur purgeait une peine de sept ans pour une série d’infractions commises en 2009, notamment un homicide involontaire coupable, une agression armée, une agression causant des lésions corporelles, des menaces proférées, des voies de fait et un méfait.

[15] La CLCC relate en ces termes l’homicide involontaire coupable commis en 2009 : [traduction] « Le 24 avril 2009, vous avez suivi des employés qui ont fait sortir un homme d’un bar et l’ont laissé étendu dehors sur le sol à l’extérieur. Vous lui avez donné un coup de pied à la tête et l’avez projeté contre un poteau, avant de retourner dans le bar. Il a été emmené à l’hôpital dans un état de coma et est décédé un mois plus tard. »

[16] Il s’agissait de la deuxième condamnation du demandeur pour homicide involontaire coupable, et de sa troisième peine d’incarcération dans un établissement fédéral. La CLCC a déclaré : [traduction] « Votre casier judiciaire fait état de condamnations pour des infractions contre les biens et des abus de confiance, et de deux peines de ressort fédéral antérieures. La première a été prononcée en 1993 pour introduction par effraction dans un dessein criminel, pour voies de fait, pour défaut d’obtempérer à deux reprises, pour voies de fait causant des lésions corporelles après avoir agressé votre conjointe de fait, et pour avoir asséné des coups de poing et des coups de pied à un homme. La deuxième [peine de ressort fédérale antérieure] a été prononcée en 2002 pour homicide involontaire coupable, après qu’un enfant est décédé sous votre garde après avoir été maltraité. Vous avez accusé la mère de l’enfant, mais avez plaidé coupable pour éviter une accusation de meurtre. Au cours de ces deux incarcérations, il a été établi que vous possédiez des armes et que vous participiez à des agressions. »

[17] Le demandeur a des antécédents de toxicomanie et d’alcoolisme. Pour cette raison, la CLCC a assorti la libération conditionnelle du 5 janvier 2018 accordée au demandeur d’une condition spéciale selon laquelle il devait s’abstenir de consommer de l’alcool et des drogues et qu’il avait uniquement le droit de prendre les médicaments qui lui ont été prescrits. Des précisions ont été apportées au sujet des antécédents de toxicomanie et d’alcoolisme du demandeur dans la décision rendue en 2013 par la Cour suprême de la Colombie‐Britannique sur la détermination de la peine du demandeur, notamment pour l’homicide involontaire coupable commis en 2009. : [traduction] « [18] La toxicomanie est un facteur qui entre en ligne de compte dans la commission de ces infractions. M. Beauchamp a commencé à consommer de l’alcool lorsqu’il avait 14 ans. À 23 ans, alors en détention, il a commencé à consommer de la cocaïne et de l’héroïne. Au début, sa consommation de cocaïne était récréative, mais elle s’est ensuite transformée en une consommation intensive à laquelle est venue s’ajouter celle de l’héroïne. Au cours de la même période, M. Beauchamp a été arrêté pour homicide involontaire coupable et a passé environ huit ans en prison. Au cours de son séjour en prison, il a cessé de consommer de la cocaïne et de l’héroïne. Il n’est pas redevenu un gros consommateur de drogues et n’a pas consommé d’héroïne depuis cette époque. Cependant, son alcoolisme continue de peser dans sa vie. Lorsqu’il a commis l’infraction pour laquelle le plaidoyer d’homicide involontaire a été inscrit et accepté, M. Beauchamp buvait et était en état d’ébriété. »

[18] Au moment de subir son agression, le demandeur avait passé neuf ans et huit mois dans des prisons fédérales.

V. Commentaires et analyse

[19] Passons à l’examen des questions en litige soulevées par le demandeur.

A. Première question en litige : Les fonctionnaires de la défenderesse, les agents de l’Établissement de Beaver Creek (EBC) ont‐ils manqué à leur obligation de diligence consistant à préserver raisonnablement la sécurité et la santé du demandeur en n’anticipant pas la survenance de l’agression dont le demandeur a été victime et en ne prenant pas de mesures pour l’éviter, ce qui a causé un préjudice prévisible au demandeur que lui ont infligé d’autres détenus?

[20] Je conclus, comme je vais l’expliquer plus en détail dans mon analyse, à l’absence de preuves fiables attestant de l’existence de signes précurseurs de préjudice à l’encontre du demandeur. Par conséquent, la question en litige soulevée par le demandeur consiste uniquement à déterminer l’existence ou non d’une obligation de diligence et, dans l’affirmative, si le SCC a manqué à cette obligation dans le cadre de la surveillance par caméra ou la surveillance directe de la zone où le demandeur affirme avoir été agressé. Je vais exposer les circonstances de l’agression pour bien situer l’analyse à laquelle je vais procéder dans le contexte de l’affaire. Il est essentiel de déterminer si la zone où le demandeur prétend que l’agression a eu lieu a fait l’objet d’une surveillance raisonnable par caméra vidéo. Je conclus que tel a été le cas.

[21] En résumé, et contrairement à la preuve et aux allégations présentées par le demandeur, je ne considère pas que le demandeur a réussi à établir, selon la prépondérance des probabilités, que l’agression a eu lieu à l’endroit qu’il a indiqué. Par ailleurs, en admettant que l’agression se soit produite dans la zone qu’il a indiquée, je conclus que cette zone faisait l’objet d’une surveillance vidéo raisonnable, à savoir, au moyen d’une caméra panoramique et inclinable commandée à distance par des agents de la prison. Je rejette également l’allégation formulée par le demandeur selon laquelle il a été agressé dans un « angle mort », c’est‐à‐dire dans une zone non couverte par une caméra vidéo. Je conclus également que l’emplacement où était fixée la caméra de sécurité du SCC à l’endroit où le demandeur prétend que l’agression a eu lieu et le modèle de cette caméra étaient conformes à la politique établie par le SCC, de sorte que le SCC ne peut être tenu responsable de négligence à cet égard. Dans l’ensemble, je conclus, sur la base de la preuve et du droit, que le SCC ne peut être tenu responsable de négligence au motif qu’il aurait assuré une surveillance vidéo inadéquate ou déraisonnable des zones où le demandeur prétend avoir été agressé.

[22] Je tiens à souligner que le demandeur a désigné deux zones de la prison, qui abrite plusieurs unités, comme étant celles où l’agression s’est produite. Je tiens donc uniquement compte de la surveillance de ces deux zones par les caméras de surveillance de la prison.

[23] Les allégations du demandeur quant à l’endroit où il a subi sa blessure sont contradictoires : 1) il a initialement affirmé être tombé dans sa douche. Par conséquent, la Cour a examiné le rapport d’examen rédigé par les agents de la prison portant sur la surveillance vidéo de la zone située autour de l’unité résidentielle du demandeur. Je conclus de cet examen que la version initiale du demandeur selon laquelle il [traduction] « est tombé sous la douche » est fausse. Elle ne concorde pas avec l’examen des images des caméras vidéo de la prison. Dans la présente action, le demandeur propose une version différente. Il prétend que 2) l’agression a eu lieu dans un endroit tout à fait différent. Je me suis penché sur cette allégation et je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que l’endroit où le demandeur prétend désormais avoir subi l’agression n’était pas non plus celui où elle s’est produite. La raison en est que les témoins auraient été bien trop nombreux, [traduction] « deux fois plus », parce que les gardiens de prison changeaient de poste dans cette zone à ce moment‐là.

[24] La Cour est saisie des allégations et des observations formulées par les parties. Il ne m’a pas été demandé de procéder à un examen détaillé des multiples autres endroits de l’enceinte de la prison où l’agression aurait pu avoir lieu, et je ne le ferai pas.

(1) L’agression et les questions y ayant trait

[25] Au cours de l’après‐midi du 30 août 2017, le demandeur a subi une blessure grave à la mâchoire. J’accepte cette observation qui n’est pas contredite. Il a déclaré aux agents de la prison, à maintes reprises, dans des moments importants, qu’il était tombé sous la douche. Cependant, dans la présente action, intentée environ un an plus tard (le 17 juillet 2018) et, semble‐t‐il, pour la première fois, il affirme avoir été agressé loin de son unité résidentielle dans l’enceinte de la prison. Il affirme n’avoir aucune idée de la raison pour laquelle il a été agressé. Il déclare ne pas être en mesure d’identifier ses agresseurs. Il dit ne jamais avoir donné de raison aux autres détenus de l’EBC de l’agresser. Il déclare que personne n’a été témoin de l’agression et qu’il est retourné par ses propres moyens à son unité résidentielle ou à son secteur après l’agression.

(2) Absence de signes précurseurs

[26] Le sous‐directeur de l’EBC, Craig James [le sous‐directeur James] a présenté au procès une preuve au moyen d’un affidavit, d’un contre‐interrogatoire et d’un réinterrogatoire. Au moment de l’agression, le sous‐directeur James faisait partie de l’administration pénitentiaire du SCC depuis 19 ans. J’accepte la preuve présentée par le sous‐directeur James qui, selon moi, a été un témoin à la fois crédible et fiable. Je parviens à ces conclusions après avoir recueilli son témoignage, un témoignage direct, exhaustif et succinct. Ce témoignage était empreint de vérité. Il n’a pas été affaibli par le contre‐interrogatoire. J’accorde également un poids considérable à la preuve qu’il a apportée parce qu’il était présent dans cette prison au moment de l’agression. Il était alors directeur adjoint des opérations. Il a été promu sous‐directeur l’année suivante, en 2018.

[27] Pour cette raison, le sous‐directeur James possédait des connaissances de première main, non pas de l’agression elle‐même, puisque la seule preuve à cet égard provient du demandeur, mais de l’EBC en général, et particulièrement de son fonctionnement et du dispositif de surveillance mis en place, notamment. Le sous‐directeur James a également présenté un témoignage fondé sur son examen des dossiers de la prison, qui étaient très complets et dont beaucoup ont été déposés auprès de la Cour.

[28] Je préfère le témoignage du sous‐directeur à celui du demandeur en ce qui a trait aux aspects liés à la sécurité et aux opérations au sein de la prison, dans la mesure où le sous‐directeur possède des connaissances de première main en la matière.

[29] Sur la question de la prévisibilité raisonnable et des signes précurseurs de violence, le sous‐directeur James a déclaré, dans son témoignage, qu’il n’existait pas de signes précurseurs de violence à l’encontre du demandeur :

[TRADUCTION]

5. Les agents de Beaver Creek m’ont dit qu’ils n’ont pas remarqué d’élément préalable laissant présager la survenance d’une agression contre M. Beauchamp. L’examen des informations consignées dans le registre des interventions, dans le système de gestion des délinquants, effectué avant et après l’agression, n’indique pas que M. Beauchamp ait exprimé des inquiétudes aux agents.

[30] Le sous‐directeur James a précisé en contre‐interrogatoire qu’il a conclu à l’absence de signes précurseurs de violence non seulement parce que le demandeur n’avait pas exprimé d’inquiétudes (il n’en a exprimé aucune), mais également parce qu’il a examiné l’ensemble des éléments de la situation, y compris le registre des interventions, les rapports de déclaration et d’observation et les registres relatifs aux interactions quotidiennes. Sur la base de ces éléments, le sous‐directeur James a conclu qu’il n’existait [traduction] « aucun élément qui, selon [lui], puisse être assimilé à un signe précurseur laissant penser que le demandeur était en danger ».

[31] Le témoignage du sous‐directeur James n’a pas fait l’objet d’une contestation sérieuse de la part du demandeur, lequel n’a ni invoqué ni apporté la preuve de signes précurseurs de préjudice à son égard. En effet, le demandeur a déclaré qu’il n’avait aucune idée de la raison pour laquelle il avait été agressé. Il dit n’avoir jamais donné de raison aux autres détenus de l’EBC de l’agresser :

[TRADUCTION]

27 M. PETERSON : Avez‐vous une idée de la raison

28 qui expliquerait pourquoi l’un des détenus avec qui vous viviez ‐‐‐

1 M. BEAUCHAMP : Non.

2 M. PETERSON : ‐‐‐ ait pu vouloir ‐‐‐

3 M. BEAUCHAMP : Non.

4 M. PETERSON : ‐‐‐ vous agresser?

5 M. BEAUCHAMP : Non, j’étais là depuis deux

6 ans.

[32] Cela dit, en contradiction avec les propos tenus par le demandeur lors du témoignage qu’il a effectué sous serment au procès, plusieurs semaines après la tenue du procès et pour la première fois (aux paragraphes 4, 5 et 6 des observations finales de l’avocat du demandeur), l’avocat du demandeur a soutenu que les agents de la prison ont pu tirer la [traduction] « conclusion » que le demandeur était impliqué, lui et d’autres détenus, dans des activités liées à la drogue, et que des [traduction] « tensions raciales [existaient] entre les détenus, notamment les détenus noirs » et le demandeur.

[33] Je ne peux accorder du crédit à ces thèses pour plusieurs raisons. La thèse formulée par l’avocat du demandeur est en contradiction directe avec le témoignage effectué sous serment par le demandeur lors duquel le demandeur a affirmé n’avoir aucune idée de la raison pour laquelle il a été agressé. Il est impossible que le témoignage du demandeur et la thèse formulée par son avocat soient tous les deux vrais. Deuxièmement, la thèse formulée par l’avocat est contraire aux propos du demandeur tenus lors de son témoignage effectué sous serment en contre‐interrogatoire selon lesquels il n’a pas consommé de drogues dures depuis 1999. Le demandeur a affirmé : [traduction] « Je n’ai pas consommé de drogues dures ou quoi que ce soit de ce genre depuis le 17 octobre 1999... » Troisièmement, le demandeur n’a évoqué en aucune façon le fait qu’il était un consommateur de drogues (il l’a d’ailleurs catégoriquement nié devant la Cour) ou qu’il était impliqué dans des conflits interraciaux, que ce soit dans sa déclaration ou dans son affidavit déposé comme élément de preuve principal. Cette allusion au racisme constitue une preuve par ouï‐dire de provenance inconnue et non corroborée : je ne l’accepte pas.

[34] De surcroît, le sous‐directeur James a déclaré dans son témoignage qu’il n’avait pas décelé la présence de signes précurseurs de violence après avoir examiné [traduction] « l’ensemble des éléments de la situation, y compris le registre des interventions, les rapports de déclaration et d’observation et les registres relatifs aux interactions quotidiennes ». J’accepte le témoignage du sous‐directeur James au sujet des signes précurseurs, et je le préfère à celui du demandeur. En toute déférence, la Cour refuse de tirer de [traduction] « conclusion » quant à l’existence de signes précurseurs. Je considère que la preuve apportée à cet égard par la partie demanderesse est trop faible pour avoir une quelconque valeur.

[35] Par conséquent, en appliquant le droit, tel qu’énoncé dans l’arrêt Subbiah, précité, aux paragraphes 75 et 76, et l’arrêt Adams, précité, au paragraphe 79, le demandeur n’a pas réussi à établir, selon la prépondérance des probabilités, que l’EBC possédait une connaissance réelle ou implicite de l’existence d’un quelconque signe précurseur de préjudice à l’égard du demandeur. L’EBC ne possédait pas de connaissance réelle du fait que la sécurité du demandeur était menacée ou qu’il risquait d’être agressé. À cet égard, j’estime que le préjudice subi par le demandeur n’était pas raisonnablement prévisible et, dans la mesure où la présence de signes précurseurs constitue un motif fondamental de la présente action, celle‐ci doit être rejetée.

(3) Motif éventuel de l’agression : une dette de drogue due et impayée par le demandeur

[36] Selon un rapport d’observation écrit remis par un autre détenu aux autorités pénitentiaires en date du 11 septembre 2017, soit 11 jours après l’agression, un autre détenu résidant dans l’unité Tundra vendait [traduction] « de l’héroïne et du feninol [sic] » et le demandeur [traduction] « Mike s’est déjà fait casser la mâchoire parce qu’il devait de l’argent ».

[37] Je fais également remarquer que le demandeur n’a pas fourni un échantillon d’urine conforme lors d’un test aléatoire de dépistage de drogues en prison quelques semaines avant l’agression en question. Je souligne en outre que le rapport déposé par le détenu qui a indiqué par écrit que [traduction] « Mike s’est déjà fait casser la mâchoire », a également affirmé : [traduction] « [I]l a aussi truqué ses tests d’urine, dites à votre gars de faire plus attention, il utilise l’urine de quelqu’un d’autre [sic]. »

[38] L’avocat de la défenderesse a constaté, en interrogeant le sous‐directeur James, que le « Mike » auquel il est fait référence semble être le demandeur, dont la mâchoire a été fracturée moins de deux semaines avant la note que le détenu a fournie, et qui constitue la pièce D2 du procès. La défenderesse reconnaît que les déclarations contenues dans le formulaire de demande du détenu constituent une preuve par ouï‐dire. Néanmoins, le sous‐directeur James a confirmé, lors du réinterrogatoire auquel il a été soumis, la teneur des propos du détenu : [traduction] « Nous savons, d’après nos renseignements, que des quantités importantes de drogues sont transportées hors de cette unité. » Au vu du contexte, l’unité à laquelle il est fait référence est l’unité Tundra. Le sous‐directeur James a déclaré que l’unité Tundra, bien que de sécurité moyenne, était [traduction] « une unité plus sûre » et que « [les agents effectuaient] constamment des fouilles inopinées dans cette unité » à la recherche de drogues. J’accepte le témoignage du sous‐directeur James à cet égard.

[39] Lors du contre‐interrogatoire du demandeur, il a été suggéré que le motif de l’agression tenait au fait que le demandeur devait de l’argent à un détenu de l’unité Tundra pour la vente de drogues. Bien que le demandeur ait nié cette affirmation, il est important de souligner que, lorsque la question lui a été posée, le demandeur a affirmé qu’il ne comprenait pas pourquoi un détenu aurait rempli un formulaire dans lequel il aurait écrit [traduction] « Mike s’est déjà fait casser la mâchoire parce qu’il devait de l’argent », et le déposer dans la salle du courrier :

[TRADUCTION]

6 M. PETERSON : Bien. Vous souvenez‐vous

7 d’une autre unité de sécurité moyenne appelée unité Tundra?

8 M. BEAUCHAMP : L’unité Tundra? Oui.

9 M. PETERSON : Bien. Et est‐ce que vous ‐‐

10 étiez‐vous au courant que des détenus de l’unité Tundra

11 vendaient des stupéfiants illégaux (la ligne se coupe) détenus?

12 M. BEAUCHAMP : Non, je ne suis pas au courant de ça.

13 M. PETERSON : Bien. M.

14 Beauchamp, savez‐vous que d’autres détenus ont

15 affirmé que vous étiez un détenu qui achetait

16 des drogues illicites aux détenus de l’unité Tundra?

17 M. BEAUCHAMP : Non, je ne suis pas au courant de ça.

18 M. PETERSON : Bien. Est‐ce que votre avocat,

19 M. Sloan, vous a montré dans les documents produits en vue du procès, une

20 déclaration d’un détenu, une déclaration manuscrite, indiquant que vous

21 deviez de l’argent à cause de la drogue, et que c’était la raison pour laquelle

22 vous avez été agressé le 30 août 2017?

23 M. BEAUCHAMP : Je ne suis pas au courant de la

24 non plus.

25 M. PETERSON : Bien. Je vous informe donc

26 que ‐‐‐

27 M. BEAUCHAMP : D’accord.

28 M. PETERSON : ‐‐‐ un autre détenu a produit

1 cette déclaration à votre sujet. Avez‐vous une idée de la raison pour laquelle

2 quelqu’un ait pu formuler cette allégation à votre sujet?

3 M. BEAUCHAMP : En fait pas du tout.

[Non souligné dans l’original.]

[40] Il a été demandé au sous‐directeur James, lors de son réinterrogatoire, de préciser le nombre de fois où il a constaté une blessure de détenu de la gravité de celle du demandeur, causée sans raison apparente, au cours de ses 23 années de service au SCC. Il a répondu : [traduction] « Jamais. » Lorsqu’on lui a demandé ce qui pouvait motiver le demandeur à mentir sur la raison de l’agression, le sous‐directeur James a répondu que le demandeur pouvait gagner de l’argent dans le cadre d’une poursuite au civil.

[traduction]

13 M. PETERSON : Bien. Et avez‐vous une idée

14 de la raison qui expliquerait pourquoi M. Beauchamp voudrait mentir sur

15 son degré d’implication dans l’agression dont il a été victime?

16 M. JAMES : Un gain personnel, pécuniaire dans une

17 poursuite au civil, je pense. Je soumets une hypothèse.

[41] Sur cette question, il convient également de préciser que le demandeur a déclaré qu’il ne savait pas que des détenus de l’unité Tundra vendaient de la drogue. Je n’accepte pas son témoignage pour plusieurs raisons.

[42] Premièrement, au moment de l’agression, le demandeur avait passé neuf ans et huit mois dans des prisons fédérales. Le demandeur a été incarcéré pour la première fois dans une prison fédérale en 1993, lorsqu’il a été condamné à deux ans et demi pour [traduction] « introduction par effraction dans un dessein criminel, agression, défaut d’obtempérer à deux reprises, et voies de fait causant des lésions corporelles ». Il est retourné une deuxième fois en prison fédérale en 2002, après avoir été condamné pour homicide involontaire coupable à la suite du décès d’une fillette de 4 ans dont il avait la charge, après qu’elle ait été maltraitée. En ce qui concerne sa troisième peine de prison (sa deuxième condamnation pour homicide involontaire coupable et celle qu’il purgeait au moment de l’agression), il a été condamné à 7 ans (12 ans avant toute réduction de peine).

[43] J’ai eu l’occasion d’observer et d’écouter le demandeur lors de son contre‐interrogatoire et de son réinterrogatoire. J’ai eu l’impression d’avoir en face de moi un individu débrouillard, mais enclin à proférer des contrevérités. J’accepte la conclusion de la CLCC dans son rapport du 5 janvier 2018, et la conclusion de la Cour suprême de la Colombie‐Britannique lors de la détermination de la peine du demandeur en 2013, selon lesquelles il a eu de graves problèmes de toxicomanie et d’alcoolisme. J’ai accepté le témoignage du sous‐directeur selon lequel les détenus de l’unité Tundra vendaient de la drogue à d’autres détenus. Compte tenu de ces faits et de la longue période passée par le demandeur en prison avant la survenance de l’agression, c’est‐à‐dire près de 10 ans, croire la version du demandeur selon laquelle il ne savait pas que les détenus de l’unité Tundra vendaient de la drogue relèverait de la naïveté et de l’invraisemblance. Je ne crois pas son témoignage à cet égard.

[44] Dans l’analyse concernant le motif qui pourrait expliquer l’agression subie par le demandeur, je dois également tenir compte du fait que le demandeur n’a pas dit la vérité quant à l’endroit où il a été agressé. Il a dit à plusieurs reprises aux agents de la prison, notamment au personnel de santé, qu’il était tombé sous la douche. Ce n’était pas vrai, comme l’établit l’enregistrement de la surveillance par caméra vidéo de son unité. Le demandeur lui‐même devrait admettre que sa version précédente n’était pas vraie, puisque l’allégation qu’il avance désormais selon laquelle la surveillance dans la prison a été défaillante repose sur une version différente.

[45] Ainsi que je l’ai souligné, le demandeur avance désormais une version complètement différente de celle qu’il a livrée auparavant. Il prétend à présent avoir été agressé dans un autre endroit qui, [traduction] « croit[‐il] », de façon un peu trop opportune à mon avis, n’était pas sous surveillance vidéo. Je considère néanmoins que le demandeur ne dit toujours pas la vérité et que l’agression n’a pas eu lieu à l’endroit qu’il a indiqué, essentiellement parce que si cela avait été le cas, à mon avis, et de manière plus probable qu’improbable, une agression aurait été remarquée et signalée en raison du grand nombre ([traduction] « deux fois plus ») de témoins potentiels dans cette zone en raison du changement de poste des agents de la prison, comme l’a déclaré le sous‐directeur James.

[46] Cela étant, je ne suis pas en mesure de déterminer le motif de l’agression selon la prépondérance des probabilités. Néanmoins, la Cour ne peut exclure la possibilité que l’agression ait été le résultat du défaut de paiement d’une dette de drogue par le demandeur.

(4) La surveillance vidéo

[47] Le demandeur fait valoir, à titre d’argument subsidiaire et en l’absence de signes précurseurs de préjudice, que le SCC peut quand même être tenu responsable envers le demandeur pour négligence. Voici les termes dans lesquels le demandeur formule son argument :

[traduction]

e) La violence inhérente aux établissements à sécurité moyenne du SCC implique que le SCC n’est pas tenu de prévoir tous les incidents de violence, mais seulement de mettre en place une surveillance raisonnable et suffisante pour faire face aux incidents violents et les prévenir.

f) En l’absence de preuve d’incompatibilité ou de conflit réel entre les détenus concernés, il faut démontrer que les mesures de sécurité mises en place par le SCC étaient suffisantes et raisonnables au regard du mandat et des objectifs du SCC (assurer la sécurité du public, des agents et des détenus).

g) La surveillance des détenus ne faillira pas à cette norme si une surveillance et une observation suffisantes par caméra et en personne sont assurées, en substance, pour faire face à la plupart des incidents potentiellement violents et surveiller les endroits où ils peuvent se produire.

[48] Pour les motifs suivants, je ne peux conclure, selon la prépondérance des probabilités, que le SCC, eu égard au dispositif de surveillance vidéo qu’il a mis en place, a fait preuve de négligence ou a causé par sa négligence l’agression ou le préjudice subi par le demandeur.

[49] Je tiens d’abord à souligner que, dans le cadre de l’analyse de la question portant sur la surveillance vidéo, le sous‐directeur James a déclaré que l’EBC est un établissement à sécurité moyenne pouvant accueillir plus de 500 détenus et [traduction] « quelques centaines d’agents ».

[50] Sur le plan de la surveillance vidéo, le sous‐directeur a déclaré que l’EBC avait recours à des caméras fixes et à des caméras panoramiques et inclinables. Les caméras fixes ont un angle de vue fixe. Les caméras panoramiques et inclinables permettent, elles, à un gardien installé dans la cabine de contrôle d’utiliser un interrupteur à bascule pour faire varier l’angle de vue. Le sous‐directeur James a déclaré que les agents de sécurité de l’EBC ont examiné les séquences vidéo en moins de 24 heures et ont établi que l’agression du demandeur n’avait pas été filmée.

[51] J’ai lu le rapport d’examen de la surveillance vidéo, l’onglet 200 du recueil conjoint de documents. Je souligne que ce rapport semble mettre l’accent sur l’endroit où le demandeur a initialement prétendu avoir subi sa blessure, à savoir au sein de son unité résidentielle, dans sa douche. Il n’est pas question, dans le rapport d’examen de la surveillance vidéo, de la zone de la [traduction] « passerelle » où le demandeur prétend désormais avoir été agressé. Le demandeur n’a pas fait référence à cette zone lorsque l’examen vidéo a été effectué (le jour même où il a subi sa blessure, ou le lendemain). Le rapport d’examen de la surveillance vidéo se concentre sur l’unité résidentielle du demandeur, l’une des nombreuses unités résidentielles situées dans l’enceinte de la prison, et ce, à mon avis, parce que le demandeur a induit en erreur les agents de prison lorsqu’il a déclaré être tombé dans sa douche. Dans le rapport d’examen de la surveillance vidéo, il est indiqué que [traduction] « les images de la caméra ne permettent pas de suivre le mouvement de Beauchamp à sa sortie de l’unité »; [traduction] « À 15 h 53, on voit Beauchamp entrer dans l’unité et se rendre devant la porte du secteur E. On le voit se tenir la mâchoire à ce moment‐là »; [traduction] « À 15 h 59, Beauchamp est aperçu en train d’entrer dans l’unité et son secteur en se tenant la mâchoire, du côté gauche »; et [traduction] « À ce moment‐là, je crois pouvoir indiquer que Beauchamp a subi une blessure physique à la bouche. »

[52] D’après les conclusions figurant dans le rapport d’examen de la surveillance vidéo, rien ne prouve que la blessure ou l’agression du demandeur se soit produite à l’intérieur ou autour de son unité résidentielle. J’accepte les conclusions du rapport d’examen de la surveillance vidéo, qui confirment que le demandeur n’a pas dit la vérité lorsqu’il a déclaré aux agents de la prison qu’il était tombé sous la douche.

[53] À quel endroit s’est donc produite l’agression? Le demandeur déclare, dans son affidavit, qu’il a été agressé [traduction] « entre la cuisine et le gymnase ». Au cours de son témoignage en contre‐interrogatoire, il a déclaré que l’agression avait eu lieu sur une [traduction] « passerelle » située entre la cuisine/cantine et la partie arrière du gymnase. Le demandeur n’a fourni aucune preuve pour corroborer ces affirmations. De même, il déclare, dans son affidavit, que [traduction] « au moins à [sa] connaissance », la zone où il a été agressé était un « angle mort ». Il n’a pas étayé cette affirmation.

[54] Le témoignage du demandeur selon lequel l’agression a eu lieu sur une passerelle située entre la cuisine et le gymnase ne me convainc pas. Pour aboutir à cette conclusion, je me fonde sur le témoignage du sous‐directeur James, qui a déclaré que la passerelle où le demandeur prétend avoir été agressé était peu propice à la survenance d’une agression parce que le nombre de témoins y aurait été trop élevé.

[55] Le témoignage du sous‐directeur James a été direct, franc et présenté sans fioritures. Le sous‐directeur James a témoigné, notamment lors du contre‐interrogatoire mené par l’avocat du demandeur, que les allégations du demandeur étaient peu vraisemblables compte tenu de l’heure de la journée à laquelle il prétend avoir subi l’agression (milieu de l’après‐midi) et du fait que la zone indiquée par le demandeur était très fréquentée à ce moment‐là. Le sous‐directeur James a déclaré que [traduction] « deux fois plus » d’agents de l’EBC se seraient trouvés dans cette zone au moment où le demandeur affirme que l’agression a eu lieu, parce qu’à cette heure de la journée, les agents de la prison changeaient de poste.

[56] Le sous‐directeur James, qui travaille au SCC depuis environ 23 ans et qui était, au moment de l’agression, directeur adjoint des opérations, a déclaré que, dans de telles circonstances, un témoin de l’agression aurait dû se manifester. Or, il n’en a rien été :

[TRADUCTION]

17 M. JAMES : Non, en fait ‐‐ j’ai trouvé

18 bizarre l’heure de la journée, en fait. C’est le moment du changement

19 de poste. Les agents auraient été présents en nombre deux fois plus important

20 à ce moment‐là, ce qui aurait augmenté la probabilité

21 que nous observions quelque chose. Donc, j’ai trouvé ça très bizarre et c’était

22 pas le moment idéal pour—que j’ai – au cours de toutes les

23 agressions que j’ai vu se produire.

[57] À mon humble avis, il est plus probable qu’improbable que l’agression se soit produite ailleurs que sur la passerelle située entre le gymnase et la cuisine, comme le prétend le demandeur. J’accepte le témoignage du sous‐directeur James selon lequel l’agression aurait pu avoir lieu dans n’importe quel endroit de l’enceinte de la prison qui se trouvait [traduction] « hors du champ de la caméra ». Je souscris au fait que si l’agression s’était produite là où le demandeur le prétend, il est plus probable qu’improbable qu’elle aurait été remarquée et signalée. Mais l’agression n’a pas été signalée.

[58] J’ajoute qu’il est également manifeste, sur la base du rapport d’examen de la surveillance vidéo, que le demandeur a été agressé ailleurs que dans son unité résidentielle, sa douche ou non loin de celles‐ci.

[59] La Cour ne peut pas établir à quel endroit l’agression s’est produite. C’est également la conclusion du sous‐directeur James, qui a déclaré en contre‐interrogatoire : [traduction] « Où il a été agressé, je n’en ai aucune idée. Ce n’était pas dans son unité résidentielle, d’après l’examen de la vidéo. C’était quelque part en dehors de son unité résidentielle. » J’accepte ce témoignage.

[60] Le témoignage du demandeur au procès est non seulement incompatible avec les déclarations antérieures qu’il a tenues auprès des agents de la prison, mais il semble conçu pour conforter son idée erronée selon laquelle la zone où il prétend avoir subi l’agression était un [traduction] « angle mort ». Ce n’était pas le cas, comme je l’explique ci‐dessous. Le témoignage du demandeur est intéressé dans la mesure où si, comme il le prétend à tort, la zone qu’il a désignée n’était pas couverte par une caméra vidéo, personne n’aurait pu contredire la version du demandeur en présentant des images de surveillance vidéo.

[61] De toute manière, je conclus également que si l’agression a eu lieu dans la zone désignée par le demandeur, cette zone n’était pas un [traduction] « angle mort » comme le suggère le demandeur. Tout d’abord, je remarque que le demandeur ne prétend pas disposer de preuve établissant que la zone à laquelle il fait référence est en fait un [traduction] « angle mort », pas plus qu’il n’en fournit. Il formule plutôt cette allégation en ces termes très peu précis : [traduction] « du moins à ma connaissance ». Il ne s’agit là que d’une simple expression de son point de vue. Il ne parvient pas à établir la zone de l’agression selon la prépondérance des probabilités. Cela est d’autant plus vrai que, selon le témoignage du sous‐directeur, la zone située entre la cuisine et le gymnase était en fait surveillée au moment de l’agression par les agents de la prison au moyen d’une caméra panoramique. Pour rappel, le sous‐directeur James a témoigné qu’une caméra panoramique permet au personnel de la prison de [traduction] « passer d’une zone à l’autre de l’établissement ».

[62] Le sous‐directeur James a déclaré, en contre‐interrogatoire, que la caméra vidéo panoramique inclinable se trouvant dans la zone désignée par le demandeur a pu être braquée sur le bâtiment où se trouvent la cuisine et la cantine ou sur la cour au moment de la survenance prétendue de l’agression, et non sur la passerelle, car la cuisine et la cantine étaient alors en service. Naturellement, le sous‐directeur n’a pas voulu émettre d’hypothèses. Bien qu’il soit possible et, à mon avis, raisonnable, que l’agent s’occupant de la caméra se concentre sur le secteur de la cuisine et de la cantine et non sur la passerelle à ce moment‐là, dans la mesure où la cuisine et la cantine étaient en service, je m’en remets au témoignage du sous‐directeur James selon lequel il y aurait eu [traduction] « deux fois plus » de personnes que d’habitude sur la passerelle au moment du changement de poste. Au mieux, j’estime que la passerelle a pu se trouver dans un angle mort de façon ponctuelle, mais pas en tout temps, comme semble le croire le demandeur.

[63] À mon avis, le demandeur est tenu de faire échec au témoignage du sous‐directeur James, qui était, à l’époque des faits, le directeur adjoint des opérations de l’EBC. Il n’a pas réussi à le faire.

[64] Il est également significatif que le demandeur n’ait présenté aucune preuve, une preuve d’expert ou autre, indiquant que d’autres détenus pouvaient savoir à l’avance, et même à n’importe quel moment, l’endroit vers lequel les caméras panoramiques et inclinables sont généralement braquées, ou l’endroit sur lequel la caméra située dans la zone désignée par le demandeur était braquée au moment de l’agression.

[65] Le demandeur n’a pas non plus apporté la preuve que d’autres détenus savaient ou pensaient que la zone désignée par le demandeur était un « angle mort » (ce qui n’était d’ailleurs pas le cas).

[66] Aucune preuve n’a été apportée indiquant que les détenus pouvaient savoir si les caméras étaient de type fixe ou panoramique.

[67] Aucune preuve n’a été apportée indiquant que les détenus pouvaient même savoir si les caméras étaient allumées ou éteintes.

[68] De telles omissions pèsent dans le dossier. Ajoutées les unes aux autres, elles créent un déficit de preuve très important et presque impossible à combler pour le demandeur.

[69] En résumé, selon moi, il est plus probable qu’improbable que, si l’agression s’était produite sur la passerelle désignée par le demandeur, elle aurait été remarquée et signalée aux autorités de la prison. Selon la prépondérance des probabilités, je conclus que l’agression n’a pas eu lieu là où le demandeur le prétend. Je conclus que la zone où il prétend maintenant que l’agression a eu lieu était couverte par la caméra vidéo panoramique et inclinable du SCC. L’argument selon lequel la passerelle se trouvait dans un véritable [traduction] « angle mort » ou était considérée par un ou plusieurs détenus comme se trouvant dans un [traduction] « angle mort » ne me convainc pas. Par conséquent, et en toute déférence, les allégations du demandeur relatives à la négligence dans l’installation, le contrôle et la surveillance des caméras vidéo doivent être rejetées.

[70] Le demandeur a le fardeau d’établir la preuve de la négligence selon la prépondérance des probabilités. Compte tenu de ce qui précède, à mon humble avis, le demandeur n’a pas réussi à établir, selon la prépondérance des probabilités, que la surveillance par caméra vidéo était insuffisante parce que, entre autres choses, il n’a pas réussi à établir l’endroit où l’agression a eu lieu, ni à donner des précisions quant au niveau de surveillance vidéo assuré à cet endroit à ce moment‐là.

(5) Jurisprudence en matière de caméras de sécurité : a) affaires similaires à l’affaire en cause et b) l’emplacement des caméras de surveillance, une décision de politique générale

[71] Les parties ont porté à l’attention de la Cour la jurisprudence de la Colombie‐Britannique et de l’Alberta en matière d’installation par le SCC de caméras vidéo dans les établissements pénitentiaires, dans le contexte de détenus qui alléguaient avoir été agressés en raison d’une négligence dans la mise en place de la surveillance vidéo et de l’insuffisance de la surveillance vidéo. Les affaires en question sont à certains égards similaires à l’affaire en cause. Je souscris aux conclusions juridiques pertinentes formulées par les cours supérieures provinciales et je les applique à la présente affaire, comme je l’explique ci‐dessous.

[72] La Cour suprême du Canada a également établi une jurisprudence selon laquelle les gouvernements ne peuvent généralement pas être tenus responsables, en cas de négligence, des résultats de leurs décisions de politique générale : Just c Colombie‐Britannique, [1989] 2 RCS 1228, et Nelson (Ville) c Marchi, 2021 CSC 41.

[73] Je vais examiner à la fois la jurisprudence pertinente et les conséquences des décisions de politique générale en matière de responsabilité pour négligence après une revue du cadre législatif et réglementaire.

[74] C’est d’abord à l’aune du paragraphe 30(1) de la LSCMLC qu’il convient d’examiner ces deux questions :

Attribution de cote aux détenus

Service to classify each inmate

30 (1) Le Service attribue une cote de sécurité selon les catégories dites maximale, moyenne et minimale à chaque détenu conformément aux règlements d’application de l’alinéa 96z.6).

30 (1) The Service shall assign a security classification of maximum, medium or minimum to each inmate in accordance with the regulations made under paragraph 96(z.6).

[75] À l’article 18 du RSCMLC, adopté en application de l’article 30 de la LSCMLC, trois niveaux de sécurité différents sont prévus en ce qui concerne la surveillance et le contrôle des détenus :

18 Pour l’application de l’article 30 de la Loi, le détenu reçoit, selon le cas :

18 For the purposes of section 30 of the Act, an inmate shall be classified as

a) la cote de sécurité maximale, si l’évaluation du Service montre que le détenu :

(a) maximum security where the inmate is assessed by the Service as

(i) soit présente un risque élevé d’évasion et, en cas d’évasion, constituerait une grande menace pour la sécurité du public,

(i) presenting a high probability of escape and a high risk to the safety of the public in the event of escape, or

(ii) soit exige un degré élevé de surveillance et de contrôle à l’intérieur du pénitencier;

(ii) requiring a high degree of supervision and control within the penitentiary;

b) la cote de sécurité moyenne, si l’évaluation du Service montre que le détenu :

(b) medium security where the inmate is assessed by the Service as

(i) soit présente un risque d’évasion de faible à moyen et, en cas d’évasion, constituerait une menace moyenne pour la sécurité du public,

(i) presenting a low to moderate probability of escape and a moderate risk to the safety of the public in the event of escape, or

(ii) soit exige un degré moyen de surveillance et de contrôle à l’intérieur du pénitencier;

(ii) requiring a moderate degree of supervision and control within the penitentiary; and

c) la cote de sécurité minimale, si l’évaluation du Service montre que le détenu :

(c) minimum security where the inmate is assessed by the Service as

(i) soit présente un faible risque d’évasion et, en cas d’évasion, constituerait une faible menace pour la sécurité du public,

(i) presenting a low probability of escape and a low risk to the safety of the public in the event of escape, and

(ii) soit exige un faible degré de surveillance et de contrôle à l’intérieur du pénitencier

(ii) requiring a low degree of supervision and control within the penitentiary.

[76] Ces distinctions (détenus à sécurité maximale, moyenne et minimale) sont reprises dans diverses règles et directives émises par le commissaire fédéral du Service correctionnel [les directives]. Ces directives sont établies en application de l’article 97 de la LSCMLC. L’article 98 de la LSCMLC permet au commissaire de désigner une ou toutes les règles établies en application de l’article 97 comme étant des « Directives du commissaire ».

[77] L’article 97 autorise le commissaire à établir des règles : a) pour la gestion du Service correctionnel; b) pour les questions énumérées à l’article 4; et c) pour adopter toute autre mesure d’application des objectifs et des dispositions de cette partie et des règlements :

Règles d’application

Rules

97 Sous réserve de la présente partie et de ses règlements, le commissaire peut établir des règles concernant :

97 Subject to this Part and the regulations, the Commissioner may make rules

a) la gestion du Service;

(a) for the management of the Service;

b) les questions énumérées à l’article 4;

(b) for the matters described in section 4; and

c) toute autre mesure d’application de cette partie et des règlements

(c) generally for carrying out the purposes and provisions of this Part and the regulations.

[78] En ce qui concerne l’alinéa 97b), l’article 4 de la LSCMLC énonce divers principes qui doivent guider le SCC, tandis que l’article 3 de la LSCMLC énonce l’objectif du système correctionnel fédéral et les moyens d’atteindre cet objectif. La défenderesse soutient, et je partage son avis, que les alinéas 3a) et 3b) sont tous les deux importants, mais j’ajoute qu’ils impliquent que la direction de la prison prenne des mesures concrètes pour les appliquer dans le cadre de l’administration quotidienne du système correctionnel :

But du système correctionnel

Purpose of correctional system

3 Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois.

3 The purpose of the federal correctional system is to contribute to the maintenance of a just, peaceful and safe society by

BLANC

(a) carrying out sentences imposed by courts through the safe and humane custody and supervision of offenders; and

BLANC

(b) assisting the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community as law‐abiding citizens through the provision of programs in penitentiaries and in the community.

[79] L’article 4 fournit un certain nombre de principes directeurs permettant d’atteindre les objectifs de l’article 3. À mon avis, la mise en œuvre de ces principes et de ces objectifs nécessite que la direction de la prison prenne des mesures concrètes pour les appliquer dans le cadre de l’administration quotidienne du système correctionnel. Je suis également d’accord avec la défenderesse pour dire que l’alinéa 4c) est important dans le contexte de la présente affaire, et je dirais la même chose de l’alinéa 4d) :

Principes de fonctionnement

Principles that guide Service

4 Le Service est guidé, dans l’exécution du mandat visé à l’article 3, par les principes suivants :

4 The principles that guide the Service in achieving the purpose referred to in section 3 are as follows:

...

...

c) il prend les mesures qui, compte tenu de la protection de la société, des agents et des délinquants, sont les moins privatives de liberté;

(c) the Service uses the least restrictive measures consistent with the protection of society, staff members and offenders

...

...

d) le délinquant continue à jouir des droits reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou la restriction légitime est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée;

(d) offenders retain the rights of all members of society except those that are, as a consequence of the sentence, lawfully and necessarily removed or restricted;

...

...

[80] Passons aux directives pertinentes du commissaire prises en application de l’article 97 de la LSCMLC relativement aux caméras de surveillance.

[81] La Directive du commissaire 706, Classification des établissements, établit que dans les établissements à sécurité moyenne, les déplacements et les fréquentations des détenus seront réglementés et normalement surveillés. En revanche, la directive indique que dans les établissements à sécurité maximale, les déplacements et les fréquentations des détenus seront strictement réglementés et le plus souvent surveillés.

[82] La Directive 566‐15 du commissaire, Systèmes de télévision en circuit ferme, prévoit qu’il n’est pas « requi[s] » des établissements à sécurité moyenne (comme l’est l’EBC) qu’ils fournissent une surveillance vidéo de tous les secteurs de l’établissement. L’annexe B de cette directive présente plutôt un tableau énumérant les diverses zones d’un établissement et la surveillance vidéo applicable, au moyen des mentions « Requise », « Permise », « Non » ou « S.O. ». L’annexe B explique également que le terme « Permise » s’applique à une zone où l’on peut raisonnablement s’attendre à l’installation de caméras, mais sans pour autant que cela soit obligatoire.

[83] À cet égard, il n’est pas contesté que la zone où le demandeur prétend avoir été agressé est classée comme une « aire de loisir et [récréative] », c’est‐à‐dire une zone ouverte à la population générale des détenus de l’EBC. Ainsi, la surveillance vidéo de ce type de zone dans un établissement à sécurité moyenne est « permise » et non « requise ». Je joins la partie pertinente de l’annexe B :

a) Jurisprudence : les affaires similaires à l’affaire en cause

[84] La jurisprudence récente des cours supérieures de la Colombie‐Britannique et de l’Alberta porte sur des questions en litige semblables à celles de la présente affaire en ce qui concerne l’emplacement des caméras vidéo, l’agression d’un détenu et les allégations de négligence d’un détenu à l’encontre du SCC.

[85] Dans la décision Russell v Canada, 2000 BCSC 650 [Russell], le juge Wilson de la Cour suprême de la Colombie‐Britannique a instruit une demande de dommages‐intérêts présentée par un détenu qui avait été agressé par un autre détenu dans un véritable angle mort de l’Établissement de Matsqui en Colombie‐Britannique, un établissement fédéral à sécurité moyenne géré par le SCC sous le régime de la LSCMLC. Le juge Wilson a fait observer, dans des motifs qui trouvent un écho dans la présente affaire, que :

[TRADUCTION]

[12] [...] La preuve est que, dans un établissement à sécurité moyenne, les détenus peuvent circuler assez librement dans le périmètre de l’établissement. Cette liberté est justifiée par la volonté d’offrir un environnement propice à la réadaptation des détenus. Cela signifie, néanmoins, que l’on ne peut pas s’attendre à ce que l’établissement surveille tous les détenus, à temps complet, en permanence. Comme M. Brock [le directeur] l’a dit à plusieurs reprises dans son témoignage, un délicat équilibre est toujours maintenu, afin de donner autant de liberté que possible aux détenus, tout en assurant la sécurité des détenus et du personnel [...] J’accepte ce témoignage. Il est conforme à l’un des principes directeurs du Service correctionnel du Canada, énoncé à l’alinéa 4d) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, d’utiliser les mesures les moins restrictives possibles tout en assurant la protection du public, des agents et des détenus. Les moyens utilisés pour mettre en application ce principe relèvent d’une décision de politique générale qui n’est pas soumise à l’examen des tribunaux : Just c Colombie‐Britannique, [1992] (sic, devrait être 1989) 2 RCS 1228.

[Non souligné dans l’original.]

[86] Le juge Wilson a conclu que le SCC avait respecté l’obligation de diligence en matière de surveillance des détenus et a rejeté l’action.

[87] Dans la décision Adams v Canada (A.G.), 2015 ABQB 527 [Adams], le juge Dario de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a instruit une demande de dommages‐intérêts impliquant un demandeur détenu qui a été agressé par d’autres détenus de l’Établissement de Drumheller en Alberta, un établissement fédéral à sécurité moyenne géré par le SCC sous le régime du LSCMLC. L’agression s’est produite dans un véritable angle mort derrière un buisson dense dans une zone ouverte à la population générale. Le juge Dario a conclu, au paragraphe 70, en citant le paragraphe 12 de la décision Russell, que l’on ne peut s’attendre à ce qu’un établissement à sécurité moyenne [traduction] « surveille tous les détenus, à temps complet, en permanence. » Le juge Dario a fait observer, au paragraphe 55, que [traduction] « [l]es exigences relatives aux établissements à sécurité moyenne n’imposent pas une surveillance permanente et directe. »

[88] Selon moi, cette jurisprudence établit une bonne règle de droit, que j’applique en l’espèce.

[89] Dans l’affaire Adams, une caméra vidéo avec surveillance continue était braquée sur la zone en cause. Cependant, la caméra vidéo [et un poste de garde] ne pouvait pas couvrir l’endroit où l’agression s’est produite parce qu’il leur était masqué par un buisson : voir Adams, au paragraphe 13. Le juge Dario a conclu, aux paragraphes 71 et 72, que le SCC a respecté l’obligation de diligence en matière de surveillance des détenus, même si l’établissement a arraché le buisson deux semaines seulement après l’agression.

[90] Il est important de faire remarquer que le juge Dario, au paragraphe 30 de la décision Adams, a exposé le raisonnement qui justifie une surveillance vidéo relativement plus souple dans les établissements à sécurité moyenne que dans les établissements à sécurité maximale, et il en est arrivé essentiellement aux mêmes conclusions que le juge Wilson dans la décision Russell, conclusions auxquelles je souscris :

[TRADUCTION]

[30] L’un des objectifs des établissements à sécurité moyenne est de contribuer à la réadaptation des délinquants et à leur réintégration dans la société [LSCMLC], à l’alinéa 3b). Pour atteindre cet objectif, ces établissements doivent trouver un équilibre entre la surveillance et la liberté des détenus, tout en assurant la sécurité des détenus et du personnel [...] Les établissements à sécurité moyenne visent à créer un environnement qui favorise et vérifie le comportement responsable et socialement acceptable grâce à une liberté de mouvement, une liberté d’association et des privilèges modérément restreints, en vue d’une libération éventuelle directement dans la collectivité. En revanche, les détenus placés en établissement à sécurité maximale ne peuvent pas être remis en liberté directement dans la société; ils sont plutôt introduits dans des environnements moins réglementés (comme les établissements à sécurité moyenne).

[91] Je souscris à l’opinion du juge Wilson selon laquelle on ne peut s’attendre à ce que, en l’espèce, l’EBC, en tant qu’établissement à sécurité moyenne, [traduction] « surveille tous les détenus, à temps complet, en permanence » [Russell, au paragraphe 12, opinion confirmée par le juge Dario dans la décision Adams, au paragraphe 70]. Je suis également d’accord avec le juge Dario lorsqu’il affirme, dans la décision Adams, au paragraphe 65, que [traduction] « les exigences relatives aux établissements à sécurité moyenne n’imposent pas une surveillance permanente et directe. » Je souscris également à la conclusion suivante tirée par le juge Dario quant à l’alinéa 3b) de la LSCMLC, qu’il expose au paragraphe 30 de la décision Adams : [traduction] « L’un des objectifs des établissements à sécurité moyenne est de contribuer à la réadaptation des délinquants et à leur réintégration dans la société [LSCMLC], à l’alinéa 3b). Pour atteindre cet objectif, ces établissements doivent trouver un équilibre entre la surveillance et la liberté des détenus, tout en assurant la sécurité des détenus et du personnel... Les établissements à sécurité moyenne visent à créer un environnement qui favorise et vérifie le comportement responsable et socialement acceptable grâce à une liberté de mouvement, une liberté d’association et des privilèges modérément restreints, en vue d’une libération éventuelle directement dans la collectivité. »

[92] À la lumière de cette jurisprudence, je conclus que le SCC a satisfait à l’obligation de diligence en installant la caméra panoramique et inclinable de manière à ce qu’elle puisse couvrir l’endroit où le demandeur allègue que l’agression a eu lieu, même si, à un moment donné, la caméra aurait pu raisonnablement être braquée ailleurs, là où davantage de personnes auraient pu être présentes. Je tiens à souligner qu’il s’agit d’une conclusion subsidiaire, car, à mon avis, l’agression n’a pas eu lieu dans la zone désignée par le demandeur, mais à un autre endroit non identifié de l’enceinte de la prison.

b) L’emplacement des caméras de surveillance relève d’une décision de politique générale : le SCC ne peut être tenu responsable de négligence

[93] La défenderesse soutient que la décision prise par le commissaire du Service correctionnel dans la Directive du commissaire 566‐15, Systèmes de télévision en circuit fermé, selon laquelle la surveillance vidéo des aires de loisirs et des aires récréatives dans les établissements à sécurité moyenne comme l’est l’EBC n’est pas « requise », mais « permise », est une décision de politique générale fondamentale que les tribunaux n’examineront pas. Pour les motifs exposés ci‐après, je partage cet avis.

[94] Tout d’abord, je tiens à souligner que le juge Wilson, dans la décision Russell, a formulé la conclusion suivante au paragraphe 12 : [traduction] « Il est conforme à l’un des principes directeurs du Service correctionnel du Canada, énoncé à l’alinéa 4d) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, d’utiliser les mesures les moins restrictives possibles tout en assurant la protection du public, des agents et des détenus. Les moyens utilisés pour mettre en application ce principe relèvent d’une décision de politique générale qui n’est pas soumise à l’examen des tribunaux : Just c Colombie‐Britannique, [1992] 2 RCS 1228. » [Non souligné dans l’original.]

[95] Le juge Wilson s’est fondé sur l’arrêt Just, mais je suis d’accord pour dire que ses conclusions ont été confirmées par le récent arrêt Nelson rendu par la Cour suprême. La Cour suprême du Canada, dans cette décision unanime, explique la démarche pour distinguer les décisions de politique générale des activités des gouvernements qui entraînent leur responsabilité pour négligence. Quatre facteurs permettent de faire cette distinction :

[96] Dans leurs motifs de jugement conjoints, les juges Karakatsanis et Martin traitent de ces quatre facteurs :

[62] Premièrement : le niveau hiérarchique et les responsabilités de la personne qui décide. Dans ce facteur, ce qui importe c’est la mesure selon laquelle cette personne a des liens étroits avec un représentant ou une représentante du gouvernement qui est démocratiquement redevable devant la population et responsable à l’égard des décisions de politique générale. Plus la personne qui décide se situe à un niveau élevé dans la hiérarchie du pouvoir exécutif, ou plus cette personne occupe un niveau hiérarchique élevé au sein de la direction, ou plus elle est près d’un représentant élu ou d’une représentante élue, plus grande sera la possibilité que le contrôle judiciaire de sa décision pour cause de négligence soulève des préoccupations relatives à la séparation des pouvoirs ou ait un effet paralysant sur la bonne gouvernance. Similairement, plus les responsabilités professionnelles de la personne qui décide incluent l’évaluation et la mise en balance de considérations d’intérêt public, plus il est probable que ce facteur militera en faveur de la reconnaissance de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale. À l’inverse, des décisions prises par des membres du personnel qui ont des fonctions très éloignées de celles de représentantes gouvernementales ou de représentants gouvernementaux démocratiquement redevables devant la population, ou qui sont chargés d’activités de mise en œuvre, ne sont probablement pas des décisions de politique générale fondamentale, et sont davantage susceptibles d’engager la responsabilité de leur auteur suivant les principes habituels de droit privé en matière de négligence (Just, p. 1242 et 1245; Imperial Tobacco, par. 87).

[63] Deuxièmement : le processus suivi pour arriver à la décision. Plus le processus décisionnel du gouvernement avait un caractère délibératif, a nécessité des débats (parfois publics), a impliqué la contribution de différents niveaux hiérarchiques, était censé être vaste et avoir une nature prospective, plus le principe de la séparation des pouvoirs entrera en jeu et tendra à indiquer qu’il s’agit d’une décision de politique générale fondamentale. En revanche, plus une décision peut être caractérisée comme étant la réaction d’un membre du personnel ou d’un groupe au sein du personnel à un événement particulier qui reflète le pouvoir discrétionnaire dont il dispose à cet égard et n’a pas été précédée d’une longue période de délibération, plus il est probable qu’elle donnera ouverture à révision pour négligence.

[64] Troisièmement : la nature et de la portée des considérations budgétaires. Une décision budgétaire peut être une décision de politique générale fondamentale, selon le type de mesure budgétaire dont il s’agit. Les décisions gouvernementales « concernant l’allocation de ressources budgétaires à des ministères ou organismes gouvernementaux seront rangées dans la catégorie des décisions de politique », parce qu’elles sont plus susceptibles de relever des compétences fondamentales des branches législative et exécutive (voir, p. ex., Criminal Lawyers’ Association, par. 28). Par contre, les décisions budgétaires quotidiennes prises individuellement par des membres du personnel ne soulèveront probablement pas de préoccupation liée à la séparation des pouvoirs.

[65] Quatrièmement : la mesure selon laquelle la décision était fondée sur des critères objectifs. Plus la décision gouvernementale implique la mise en balance d’intérêts concurrents et requiert des jugements de valeur, plus il est vraisemblable que le facteur de la séparation des pouvoirs entrera en jeu, car dans un tel cas le tribunal substituerait ses propres jugements de valeur (Makuch, p. 234‐236 et 238). Inversement, plus une décision est prise en fonction « de normes techniques ou de la norme générale de ce qui est raisonnable », plus il est probable qu’elle donne ouverture à une révision pour négligence. Il est également possible que ces décisions correspondent à des décisions analogues dans la sphère privée, décisions que les tribunaux ont déjà l’habitude d’examiner, parce qu’elles sont fondées sur des critères objectifs.

[97] La Cour suprême a apporté deux précisions. Premièrement, la seule existence de conséquences budgétaires, financières, ou liées aux ressources ne permet pas de décider si on est en présence d’une décision de politique; c’est un élément parmi d’autres. Deuxièmement, le terme « politique » couvre un large éventail d’acceptions, qui vont des orientations générales à un ensemble d’idées ou un plan précis. Une décision de politique générale sera qualifiée de « véritable » ou de « fondamentale » selon la nature de la décision, et non selon sa forme ou le titre que lui donne le gouvernement. C’est le principe de la séparation des pouvoirs qui est le fondement sur lequel repose la protection des décisions de politique générale fondamentale contre toute responsabilité. Les choix politiques relèvent clairement du rôle et de la compétence des pouvoirs législatif et exécutif du gouvernement. La Cour suprême a statué que les décisions de politique générale fondamentale sont à l’abri de la responsabilité pour négligence parce que les pouvoirs législatif et exécutif ont des rôles et des compétences institutionnels fondamentaux qui doivent être protégés de l’ingérence susceptible de découler de l’exercice par les tribunaux de leur pouvoir de surveillance en application du droit privé.

[98] La Directive du commissaire 566‐15, Systèmes de télévision en circuit fermé, est le document pertinent à prendre en compte en ce qui concerne la surveillance vidéo et, en particulier, les instructions consacrées à la surveillance vidéo des « aires de loisirs et [d]es aires récréatives » des établissements à sécurité moyenne comme l’EBC. Je vais examiner la Directive du Commissaire sur la base des quatre facteurs énoncés dans l’arrêt Nelson :

1. Le niveau hiérarchique et les responsabilités de la personne qui décide : Aucune contestation n’est formulée à cet égard et je considère que le commissaire du Service correctionnel occupe la position hiérarchique la plus élevée au sein du SCC, et qu’il est placé sous l’autorité du ministre de la Sécurité publique, sous réserve de l’évolution de la situation, le cas échéant. Cette directive est émise par le commissaire. Le commissaire travaille en étroite collaboration avec le ministre démocratiquement élu et responsable devant le Parlement en ce qui concerne le Service correctionnel du Canada. Ceci milite en faveur du fait que la décision soit qualifiée de politique. C’est le commissaire qui a décidé que la surveillance vidéo directe et permanente des « aires de loisirs et des aires récréatives » des établissements à sécurité moyenne n’est pas « requise », mais « permise ». À mon humble avis, dans le cadre de l’élaboration d’un règlement à cet égard, l’évaluation et la mise en équilibre des considérations d’intérêt public énoncées dans la LSCMLC, notamment la nécessité d’assurer la sécurité des prisons, de favoriser la réinsertion des détenus dans la collectivité et de minimiser les risques, comme le prévoient les alinéas 3a), 3b), 4 c) et 4d) de la LSCMLC, relèvent des responsabilités du commissaire. La mission consistant à combiner les objectifs de la LSCMLC énoncés à l’article 3 avec les directives énoncées aux articles 4 et 30 dans le but d’établir des règles régissant l’administration quotidienne des nombreux établissements de services correctionnels au Canada indique également qu’il s’agit d’une décision fondamentale, et comme nous l’avons mentionné, une décision prise aux plus hauts niveaux. Tout cela, à mon avis, invite fortement à accorder une immunité à l’égard de ces décisions de politique générale fondamentale.

2. Le processus suivi pour arriver à la décision : Je partage l’avis de la défenderesse selon lequel cette décision implique également une délibération au plus haut niveau au sein du SCC — par le commissaire lui‐même — et, comme nous l’avons déjà mentionné, elle implique nécessairement la mise en équilibre anticipée des différents objectifs énoncés aux articles 3 et 4 de la LSCMLC, à savoir la sécurité d’une part, et la réinsertion et la réhabilitation d’autre part, dans le contexte spécifique en l’espèce des établissements canadiens à sécurité moyenne. Il est également évident que la décision du commissaire sur la question de la surveillance par caméra des « aires de loisirs et des aires récréatives » s’applique de façon large – elle s’applique à toutes les prisons fédérales du Canada, y compris toutes les prisons à sécurité moyenne comme l’EBC. En outre, pour toutes les prisons à sécurité moyenne, la surveillance vidéo n’est pas obligatoire, mais seulement « permise ». Elle est également anticipée par nature. Aucune preuve n’a été apportée, dans un sens ou dans l’autre, concernant la procédure suivie pour l’élaboration de la directive.

3. La nature et l’importance des considérations budgétaires : La Directive 566‐15, Systèmes de télévision en circuit fermé, ne fournit aucune indication quant aux considérations budgétaires formulées par le commissaire.

4. La mesure dans laquelle la décision était fondée sur des critères objectifs : Le commissaire était tenu de soupeser des intérêts concurrents, à savoir la prévention du préjudice découlant de l’absence de surveillance dans les angles morts, d’une part, et la nécessité d’encourager la liberté de mouvement et le comportement responsable et socialement acceptable, ainsi que les exigences de la réintégration et de la réadaptation dans les établissements à sécurité moyenne des détenus, d’autre part, conformément aux articles 3 et 4 de la LSCMLC. À mon humble avis, la pondération de ces intérêts concurrents relève bien de la responsabilité et de la fonction fondamentales du pouvoir exécutif.

[99] Après avoir examiné les circonstances de l’affaire à la lumière des quatre facteurs énoncés dans l’arrêt Nelson, je conclus que la décision du commissaire de ne pas rendre obligatoire la surveillance vidéo dans les « aires de loisirs et des aires récréatives », mais d’indiquer simplement qu’elle est « permise », est une décision de politique générale fondamentale. Pour les motifs susmentionnés, cette décision de politique fondamentale est conforme aux objectifs prévus par la loi pour les établissements à sécurité moyenne au Canada, tels qu’ils sont énoncés dans la LSCMLC et le RSCMLC.

[100] L’EBC a agi dans les limites de la Directive 566‐15, Systèmes de télévision en circuit fermé, en choisissant de ne pas fournir une surveillance directe et permanente par des gardes ou une surveillance vidéo partout dans les « aires de loisirs et les aires récréatives ». Le SCC n’avait pas l’obligation et n’était contraint par aucune instruction de fournir une surveillance vidéo permanente de la zone désignée par le demandeur aux termes de la Directive du commissaire.

[101] Je ne peux conclure que le demandeur a établi, selon la prépondérance des probabilités, que le SCC avait l’obligation de fournir une surveillance permanente par caméra vidéo de la zone où le demandeur prétend avoir été agressé.

[102] Je conclus à l’absence de responsabilité de la défenderesse envers le demandeur pour négligence en matière de surveillance dans la zone désignée par le demandeur, même si tel était le cas, ce qui ne l’est pas, en raison de l’immunité dont jouit la défenderesse à l’égard de la décision de politique fondamentale voulant que la surveillance vidéo ne soit pas obligatoire dans les « aires de loisirs et les aires récréatives ».

[103] Les allégations du demandeur relatives au caractère négligent de la surveillance assurée sont par conséquent rejetées pour ce motif également.

B. Deuxième question en litige : Les fonctionnaires de la défenderesse, le personnel de soins de santé et les autres agents de L’EBC ont‐ils manqué à leurs obligations de protéger raisonnablement la sécurité et la santé du demandeur en le soumettant à des conditions déraisonnables lors de son transport vers les hôpitaux et lors de son retour à l’EBC depuis les hôpitaux et en le plaçant en isolement plutôt que dans des véhicules et des logements adaptés à la prestation de soins de santé, lui causant ainsi un préjudice prévisible?

[104] Le demandeur formule deux allégations principales en ce qui concerne son traitement par le personnel de santé et les agents de l’EBC. Premièrement, il formule une allégation de négligence et de manquement à une obligation parce que le personnel de santé a utilisé un fourgon de transport pour le transporter à l’hôpital et le ramener à la prison à plusieurs reprises, plutôt que d’appeler une ambulance. Deuxièmement, il formule une allégation de négligence et de manquement à une obligation pour les seize jours qu’il a passés en isolement préventif alors qu’il devait subir une intervention chirurgicale à l’hôpital Mount Sinai de Toronto.

[105] Je vais examiner chacune de ces allégations.

(1) Recours à un fourgon de transport plutôt qu’à une ambulance

[106] Le dossier montre que le demandeur a été transporté à plusieurs reprises dans un fourgon de transport, notamment 1) au South Muskoka Memorial Hospital (SMMH) après un examen initial par le personnel de santé de l’EBC le 30 août 2017; 2) à son retour du SMMH après avoir passé une radiographie vers 0 h 30 le 31 août 2017; 3) de l’EBC à l’hôpital Mount Sinai à Toronto pour un examen plus approfondi le 31 août 2017; et 4) lorsqu’il a quitté l’hôpital Mount Sinai le 31 août 2017 pour retourner à l’EBC le 1er septembre à 0 h 30.

[107] Je vais situer ces déplacements dans le contexte d’événements connexes.

[108] Après l’agression survenue le 30 août 2017 dans l’après‐midi, le demandeur est retourné dans sa cellule. Sur l’examen vidéo ultérieur effectué par les agents de la prison, on le voit se tenir la mâchoire. Après son retour dans sa cellule, un autre détenu (pas le demandeur) a dit au personnel des soins de santé de la prison à 16 h 25 que le demandeur était [traduction] « tombé sous la douche ». Cette déclaration était fausse. Je reconnais que le demandeur a plus que probablement été agressé. Le demandeur a manifestement incité un autre détenu à dire au personnel des soins de santé que le demandeur était tombé sous la douche, ce qui était faux.

[109] Lorsqu’ils ont été informés de la blessure du demandeur, quatre agents de la prison sont intervenus. Ils ont trouvé le demandeur dans sa cellule, tout habillé. La douche semblait avoir été nettoyée. Cinq minutes plus tard, une infirmière du personnel de santé de l’EBC s’est présentée pour évaluer la gravité de la situation du demandeur et lui donner les premiers soins. Quinze minutes plus tard, le demandeur a été emmené à l’unité des soins de santé de la prison pour une possible fracture de la mâchoire. Le demandeur a alors répété qu’il s’était [traduction« évanoui » sous la douche. Il a affirmé qu’il s’était fait mal aux dents et à la mâchoire.

[110] À ce moment‐là, mise à part sa blessure à la bouche, il ne présentait aucune autre blessure visible. Le personnel de santé de l’EBC a établi que le demandeur avait subi une blessure à la mâchoire gauche, mais que pour obtenir un diagnostic précis, il fallait procéder à un examen plus approfondi dans un hôpital extérieur, à savoir le South Muskoka Memorial Hospital (SMMH).

[111] Le demandeur déclare avoir souffert pendant son transport de l’EBC au SMMH. Il soutient que rien ne prouve que les fonctionnaires de la défenderesse ont cherché à utiliser un autre moyen de transport plus adapté à sa situation. Le demandeur soutient également que le personnel de santé et les autres agents de l’EBC avaient le devoir de diminuer au maximum son désagrément et son anxiété. Ils pouvaient prévoir que le transport dans un fourgon contribuerait à accroître la douleur et la détresse du demandeur, mais ils n’ont pas pris de mesures pour y remédier, ce qui a eu pour effet de les augmenter.

[112] En toute déférence, et bien que je convienne que le demandeur souffrait d’une douleur et d’un désagrément considérables avant de se rendre au SMMH, l’argument selon lequel l’utilisation d’un fourgon de transport peut être assimilée à de la négligence ou à un acte inconvenant ne me convainc pas, et je considère que les allégations du demandeur à cet égard sont sans fondement.

[113] Pour obtenir une réponse aux allégations du demandeur quant au transport qu’il a effectué dans un fourgon plutôt que dans une ambulance, la Cour a entendu le témoignage de la chef du personnel de santé de l’EBC, Johanna Kudoba, une infirmière autorisée [l’infirmière Kudoba], qui a déposé un témoignage au moyen d’un affidavit, d’un contre‐interrogatoire et d’un réinterrogatoire.

[114] L’infirmière Kudoba est une infirmière autorisée qui comptait 28 ans d’expérience au sein du SCC au moment du procès. L’infirmière Kudoba ne travaillait pas à l’EBC lorsque l’agression a eu lieu, mais elle y est entrée le mois suivant. Son témoignage était direct, pertinent et franc. Je l’accepte.

[115] L’infirmière Kudoba confirme que le personnel de santé de l’EBC a jugé qu’un fourgon de transport convenait pour emmener le demandeur au SMMH parce que sa blessure à la mâchoire ne représentait pas une urgence médicale, dans la mesure où celle‐ci ne mettait pas sa vie en danger, qu’il était à la fois conscient et en état de se déplacer.

[116] À cet égard, l’infirmière Kudoba a fourni un témoignage non contesté quant aux circonstances dans lesquelles une ambulance est requise, conformément aux Lignes directrices 800‐4, Intervention en cas d’urgence médicale. Ces lignes directrices, émises par le commissaire du Service correctionnel, fournissent des directives aux membres du personnel du SCC, y compris le personnel de santé de l’EBC, pour décider des interventions à entreprendre en cas d’urgence médicale.

[117] J’accepte le témoignage non contesté de l’infirmière Kudoba selon lequel les Lignes directrices 800‐4, Intervention en cas d’urgence médicale, établissent les critères médicaux du SCC quant au recourt à une ambulance. Son témoignage, que j’accepte compte tenu de ses qualifications professionnelles et de son expérience au sein du SCC, confirme que la blessure du demandeur ne constituait pas une urgence médicale en ce sens que (1) le demandeur pouvait se déplacer, (2) qu’il n’était pas dans un état de conscience altéré et (3) qu’il n’existait aucun danger imminent pour la santé du demandeur nécessitant une intervention médicale. Ces trois critères régissent le choix du personnel de santé d’utiliser ou non une ambulance, comme le prévoient les Lignes directrices 800‐4, Intervention en cas d’urgence médicale. Je conclus également que l’utilisation d’un fourgon de transport par le personnel de santé de l’EBC satisfait à ces critères. Étant donné que la situation du demandeur ne représentait pas une urgence médicale telle qu’elle a été définie, les Lignes directrices n’autorisaient pas l’utilisation d’une ambulance. L’infirmière Kudoba a également déclaré que même si le personnel de santé avait su que le demandeur souffrait d’une fracture de la mâchoire, ce qu’alors il ne savait pas, cela n’aurait pas constitué une [traduction] « urgence vitale ». Je partage l’avis de l’infirmière Kudoba.

[118] Je suis conscient que le demandeur estime que ses déplacements vers l’hôpital et à partir de celui‐ci auraient été plus confortables à bord d’une ambulance que dans un fourgon de transport. Néanmoins, aucune preuve n’appuie son opinion à cet égard.

[119] En effet, l’infirmière Kudoba a déclaré, contrairement à ce que croit le demandeur, qu’un détenu souffrant d’une blessure au visage aurait été menotté et aurait dû se tenir assis pendant son transfert vers un hôpital extérieur, peu importe si le transfert s’est fait par fourgon de transport ou par ambulance. En outre, un détenu n’aurait pas le droit de s’allonger dans une ambulance ou un fourgon de transport. L’infirmière Kuboda a tenu ces propos lorsque l’avocat du demandeur l’a interrogée en contre‐interrogatoire. J’accepte le témoignage de l’infirmière Kuboda :

[traduction]

22 M. SLOAN : Eh bien, je veux savoir si,

23 vous avez une idée de la position, du positionnement physique

24 d’un détenu qui est transféré dans un fourgon de l’établissement

25 par opposition à sa condition physique et à d’autres aspects

26 pertinents si son transfert était effectué au moyen d’une

27 ambulance?

28 Mme KUDOBA : Je ne suis pas sûre de comprendre

1 mais je sais que s’il est emmené dans un véhicule d’escorte,

2 il est menotté et assis, et il serait menotté et

3 assis sur une civière à l’arrière d’une l’ambulance.

4 M. SLOAN : Ne pourrait‐il pas être menotté et

5 allongé sur une civière à l’arrière d’une ambulance?

6 Mme KUDOBA : On ne l’allongerait pas. Nous le ferions

7 asseoir en cas de blessure au visage.

[120] Il a été demandé au sous‐directeur James, en contre‐interrogatoire, si le fourgon de transport a pu être considérablement chahuté ou si de grosses embardées ont pu survenir, ce qui aurait été dommageable pour le détenu qui se trouvait à l’intérieur. Il a répondu [traduction] « Non », et a expliqué que le trajet ressemblait plus ou moins à celui qu’il effectuait pour se rendre au travail le matin, et que la route séparant l’EBC du SMMH était entretenue, y compris la promenade Gravenhurst.

[121] L’infirmière Kudoba a également déclaré en contre‐interrogatoire qu’un fourgon de transport aurait probablement constitué un mode de transport plus rapide qu’une ambulance pour effectuer un trajet entre l’EBC et le SMMH. L’infirmière Kudoba a déclaré qu’il faut compter entre 11 et 60 minutes pour faire venir à l’EBC une ambulance provenant de l’extérieur de l’établissement. À titre de comparaison, le demandeur a été transporté [traduction] « sur‐le‐champ » par le fourgon de transport de la prison.

[122] En ce qui concerne l’allégation du demandeur selon laquelle il a été malmené dans le fourgon, le demandeur n’a pas fourni de preuve qu’il a subi une blessure grave ou permanente ni, surtout, que cette blessure aurait pu être évitée s’il avait été transporté en ambulance.

[123] Le témoignage de l’infirmière Kudoba porte également sur plusieurs autres points importants. Le demandeur ne présentait pas d’enflure apparente. Il était parfaitement capable de se déplacer. Il ne présentait aucune écorchure. Il ne présentait aucune déformation au niveau de la mandibule. Il respirait et parlait normalement. Il pouvait faire bouger sa mâchoire librement, ne présentait pas d’enflure ni de dyschromie, et présentait une petite lacération au rebord gingival inférieur, avec un saignement contrôlé.

[124] Il ressort des documents cliniques disponibles dans le dossier du demandeur que la gravité de ses blessures n’était pas apparente au moment où la décision a été prise de l’envoyer au SMMH. De surcroît, ce constat a été attesté par une infirmière le 31 août 2017, alors que le demandeur se trouvait à l’hôpital Mount Sinai, laquelle a rédigé un rapport indiquant, au sujet des blessures : [traduction] « impossible à qualifier pour le moment ». En l’absence de services de radiologie, il n’aurait pas été possible pour le personnel de santé de la prison de déterminer la gravité des blessures avant que le demandeur ne soit emmené au SMMH. J’accepte cette preuve.

[125] Le personnel de santé a donc pris des dispositions pour que le demandeur soit transporté par fourgon de transport au SMMH le soir de l’agression.

[126] Les examens radiologiques effectués au SMMH ont confirmé une fracture de la mandibule, et le personnel soignant du SMMH a orienté le demandeur vers l’hôpital Mount Sinai de Toronto pour une éventuelle intervention chirurgicale qui devait avoir lieu le 31 août 2017 à 11 h le lendemain. Le demandeur est ensuite retourné du SMMH à l’EBC par fourgon de transport vers 0 h 30 le 31 août 2017 après les heures d’ouverture du service de santé pour y attendre d’être transporté et escorté à l’hôpital Mount Sinai.

[127] Le demandeur a été transporté par fourgon de transport à l’hôpital Mount Sinai de Toronto plus tard ce matin‐là (le 31). Il a ressenti une douleur qu’il a décrite comme étant [traduction] « insoutenable ».

[128] Cependant, le dossier de santé du demandeur indique que ce dernier a reçu des médicaments pour soulager sa douleur et qu’on lui a offert un repas léger, qu’il a accepté.

[129] Le demandeur a été examiné à l’hôpital Mount Sinai de Toronto et est revenu par fourgon de transport le soir même, arrivant peu après minuit (le 1er septembre 2017) à l’EBC, en attendant de subir une intervention chirurgicale à l’hôpital Mount Sinai 16 jours plus tard.

[130] Au vu des éléments de preuve dont je dispose, je ne peux conclure que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur se serait senti plus à l’aise dans une ambulance que dans un fourgon de transport. Je suis également d’accord pour dire que le recours à un fourgon de transport permet d’assurer une prise en charge plus rapide, dans l’intérêt de toutes les personnes concernées, y compris le demandeur.

[131] Le demandeur n’a présenté aucune preuve personnelle ou d’expert pour soutenir l’affirmation selon laquelle il aurait été plus à l’aise dans une ambulance que dans un fourgon. Étant donné qu’il aurait été menotté et tenu assis dans une ambulance comme dans un fourgon de transport, et qu’il ne pouvait pas s’allonger, et étant donné que le recours au fourgon de transport décidé par le personnel de santé de l’EBC était entièrement conforme aux Lignes directrices 800‐4, Intervention en cas d’urgence médicale, et fondé sur celles‐ci, je ne peux conclure que le recours à un fourgon de transport constitue un acte de négligence.

[132] Selon moi, le demandeur n’a pas réussi à démontrer qu’il y a eu négligence, et encore moins préjudice, selon la prépondérance des probabilités, en rapport avec le recours à un fourgon de transport.

[133] En toute déférence, je ne peux pas non plus conclure à une négligence de la part du personnel de santé de la prison. Les membres du personnel de santé sont intervenus rapidement et semblent avoir pris en charge le demandeur de manière responsable, avec soin et presque sur‐le‐champ. Ils ont établi un diagnostic correct de fracture de la mâchoire. Ils ont fait en sorte que le demandeur soit transporté le plus rapidement possible au SMMH où il a pu recevoir un diagnostic précis. Le recours par le personnel de santé au fourgon de transport de la prison était conforme aux Lignes directrices 800‐4, Intervention en cas d’urgence médicale du commissaire, et, comme j’en ai déjà jugé, ne constituait pas un acte de négligence. Des dispositions ont été prises pour que le demandeur se rende à l’hôpital Mount Sinai de Toronto afin d’y subir un examen plus approfondi le lendemain de l’agression, et pour que le demandeur se rende à l’Établissement de Millhaven pour une période de rétablissement de deux semaines après son intervention chirurgicale. Les allégations de négligence et de préjudice à cet égard sont sans fondement et sont rejetées.

(2) Le placement en isolement préventif et la durée de celui‐ci

[134] Le demandeur a été placé en isolement préventif dès son retour de l’examen initial qu’il a subi à l’hôpital Mount Sinai, et jusqu’à son transfert à l’hôpital Mount Sinai pour une intervention chirurgicale qui devait être tenue 16 jours plus tard. Il allègue que les agents de la prison ont manqué à leur obligation envers lui en agissant ainsi, ce qui lui a causé un préjudice.

[135] D’après ce que je comprends, cette allégation comporte deux volets. Premièrement, le demandeur a été placé en isolement préventif pendant une trop longue durée. Deuxièmement, il n’aurait pas dû être placé en isolement préventif du tout, mais plutôt ailleurs, par exemple à l’hôpital régional du SCC, à Millhaven, ou dans un autre hôpital extérieur.

a) La question de la durée du placement en isolement préventif

[136] En toute déférence, l’argument selon lequel la défenderesse doit être tenue responsable de la durée écoulée entre le moment où le demandeur a subi un examen à l’hôpital Mount Sinai le lendemain de l’agression et le moment où l’hôpital Mount Sinai a programmé son intervention chirurgicale, seize jours plus tard. Ce sont les médecins de l’hôpital Mount Sinai, et non la défenderesse, qui ont décidé de la date de tenue de l’intervention. Ce sont eux qui ont fixé le temps d’attente avant la tenue de l’intervention. Les agents de l’EBC n’étaient aucunement responsables de ce temps d’attente.

[137] Rien ne prouve que le SCC, l’EBC ou l’un de ses agents ait eu une quelconque influence sur la décision de l’hôpital Mount Sinai quant à la date de l’intervention chirurgicale que devait subir le demandeur. Pour rappel, l’EBC s’est arrangé pour que le demandeur subisse immédiatement (le jour de l’agression) un examen à l’hôpital local, le SMMH. Le SMMH a alors recommandé que le demandeur soit examiné par des médecins de l’hôpital Mount Sinai et a pris des dispositions pour qu’il y soit envoyé. Ledit examen a eu lieu le jour suivant, et l’EBC a pris toutes les mesures nécessaires pour que le demandeur se rende à l’hôpital Mount Sinai et en revienne le jour suivant. Les médecins de l’hôpital Mount Sinai ont alors recommandé de procéder à une intervention chirurgicale, qui a été fixée à 16 jours plus tard. Je ne peux conclure que la défenderesse ou ses fonctionnaires sont responsables de l’examen subi par le demandeur à l’hôpital Mount Sinai, de la durée qui s’est écoulée entre l’examen et l’intervention chirurgicale ni de l’intervention elle‐même.

[138] Le demandeur n’a pas réussi à établir, selon la prépondérance des probabilités, l’implication de la défenderesse dans les actions effectuées ou les décisions prises, et encore moins sa responsabilité pour négligence. L’hôpital Mount Sinai ne constitue pas une partie à la présente action. À mon avis, il n’existe aucun fondement aux allégations selon lesquelles la durée écoulée avant l’intervention chirurgicale était déraisonnable ou entachée de négligence, voire délictuelle.

b) Le placement en isolement préventif

[139] Dès le retour du demandeur à l’EBC le 31 août 2017, les agents de la prison ont décidé de placer le demandeur en isolement préventif en attendant l’intervention chirurgicale, et ce, pour sa propre sécurité. Le sous‐directeur James a confirmé en contre‐interrogatoire que la blessure du demandeur n’était pas grave au point de justifier une admission permanente dans un hôpital extérieur.

[140] À cet égard, le sous‐directeur James a déclaré que le demandeur [traduction] « a été placé en isolement du 31 septembre 2017 [la date a été rectifiée au 31 août 2017 pendant le contre‐interrogatoire] au 15 septembre 2017 parce que sa présence permanente parmi les détenus mettait en danger sa sécurité personnelle aux termes de l’alinéa 31(3)c) de la LSCMLC. Le fait que [le demandeur] ait déclaré être tombé sous la douche ne concordait pas avec les constatations des agents ni avec les blessures [du demandeur]. Les bandes vidéo ont été examinées et il a été déterminé qu’à un moment donné, entre 15 h 15 et 16 h, M. Beauchamp a subi des blessures à l’extérieur de son unité résidentielle. Il a été présumé que M. Beauchamp avait subi ces blessures à la suite d’une altercation physique. Toutes les solutions de rechange à l’isolement préventif ont été envisagées et écartées, car n’étant pas viables, dans la mesure où l’agresseur ou les agresseurs n’ont pu être identifiés à ce moment‐là. Étant donné que l’EBC fonctionne de manière plus ouverte que d’autres établissements à sécurité moyenne, les agents n’ont pas été en mesure de mesurer le niveau de risque posé par le maintien de M. Beauchamp parmi les détenus. Le transfert dans une autre unité n’a pas été jugé adapté, car il semblerait que l’agression ait eu lieu à l’extérieur de son unité résidentielle. Aucune unité fédérale à sécurité maximale susceptible d’accueillir M. Beauchamp n’est disponible à proximité de l’EBC. Étant donné que le ou les agresseurs n’étaient pas connus à ce moment‐là, la médiation n’était pas viable. M. Beauchamp s’est présenté comme étant conscient des circonstances et il a refusé de révéler ce qui s’est passé, et s’est contenté de dire qu’il était tombé ».

[141] Le sous‐directeur James a également déclaré avoir été informé par le personnel de santé de Beaver Creek [traduction] « que M. Beauchamp [avait] été envoyé dans un hôpital extérieur et [était] revenu le 31 août 2017 vers 0 h 30. M. Beauchamp a ensuite été admis en isolement. Aucun document disponible dans le dossier ne suggère que M. Beauchamp ait fait état d’effets négatifs mentaux ou physiques liés à l’isolement, à l’exception du fait qu’il avait froid le premier matin à son retour de l’hôpital SMMH à 3 h et avant d’être transporté à l’hôpital Mount Sinai pour son rendez‐vous de 11 h le même matin. »

[142] Le sous‐directeur James déclare en outre que les dossiers indiquent au sujet du demandeur que ce dernier a été [traduction] « vu dans la salle d’entrevue de l’unité d’isolement... La démarche [du demandeur] est régulière et sans inhibition... Nie toute blessure à l’intérieur de la bouche, déclare qu’un plombage est tombé d’une dent après le choc contre le sol. Nie toute autre blessure résultant de cet incident... Refuse de consulter un psychologue, dément toute idée de suicide ou d’automutilation. Le délinquant maintient qu’il a glissé dans la douche et que son menton a heurté directement le sol mouillé. Il signale une légère gêne au niveau du cou. Capable d’effectuer des mouvements de rotation, avec une gêne associée de la mâchoire évidente pendant le mouvement. Examen des médicaments et HT terminés. Nous continuerons à le surveiller ».

[143] Le sous‐directeur James déclare également que [traduction] « les seuls éléments documentés concernant la douleur de M. Beauchamp en isolement concernent deux événements. D’abord, le 3 septembre 2017, M. Beauchamp s’est reposé en ressentant une douleur modérée, « il dit que le Tylenol no 3 est faible ». Ensuite, le 5 septembre 2017, l’infirmière a contacté le médecin au sujet du traitement de la douleur, car M. Beauchamp déclarait que la douleur l’empêchait de dormir la nuit. Le médecin a prescrit 10 mg de Kadian ».

[144] J’accepte les éléments de preuve susmentionnés présentés par le sous‐directeur James.

[145] De même que pour le recours à la vidéosurveillance et à une ambulance, il existe une Directive du commissaire concernant le placement d’un détenu en isolement préventif. J’accepte le fait que la version de la Directive du commissaire 709, Isolement préventif dont des extraits se trouvent ci‐dessous était en vigueur à l’époque (promulguée le 1er août 2017). Cette directive prévoyait les éléments suivants concernant le placement des détenus en isolement :

[TRADUCTION]

19. Les détenus suivants ne seront pas admis en isolement préventif :

a. les détenus ayant une maladie mentale grave avec une déficience importante, y compris ceux déclarés inaptes en vertu de la loi de la province/du territoire pertinent;

b. les détenus qui présentent des comportements d’automutilation susceptibles de leur causer des blessures graves ou les détenus qui présentent un risque élevé ou imminent de suicide.

20. Les détenus admis en isolement préventif qui sont par la suite identifiés comme relevant des alinéas 19a et/ou 19b seront retirés de l’isolement préventif et gérés conformément à la DC 843 – Interventions pour préserver la vie et prévenir les blessures corporelles graves.

21. Un détenu peut être admis ou réadmis à l’isolement préventif conformément à l’article 31 de la LSCMLC seulement après l’annulation du niveau d’observation conformément à la DC 843 – Interventions pour préserver la vie et prévenir les blessures corporelles graves. Tous les aspects de la santé du détenu à prendre en considération seront consignés à l’écran d’admission en isolement du Système de gestion des délinquants (SGD).

22. À moins de circonstances exceptionnelles, les détenues suivantes ne seront pas admises en isolement préventif :

a. les détenues enceintes;

b. les détenues à mobilité réduite;

c. les détenues en soins palliatifs.

[146] Le sous‐directeur James arrive à la conclusion, et je partage son avis, que les documents se rapportant au placement du demandeur en isolement indiquent que les blessures subies par le demandeur ne semblaient pas empêcher son placement en isolement préventif selon les critères énoncés à l’article 22 de la Directive du commissaire 709 – Isolement préventif, et que le demandeur continuerait de recevoir des soins de santé en temps opportun au sein de l’unité d’isolement. Par ailleurs, la consultation et l’évaluation en santé mentale effectuées conformément à la directive n’ont pas établi que le demandeur satisfaisait aux critères énoncés à l’article 19 de la Directive du commissaire.

[147] Le demandeur prétend qu’il aurait été plus à l’aise et aurait reçu de meilleurs soins de santé s’il avait été admis à l’Hôpital régional du Service correctionnel, à Millhaven, ou dans un autre hôpital situé à l’extérieur de l’EBC.

[148] Je ne peux souscrire à l’avis du demandeur parce que, encore une fois, il ne fournit aucune preuve à l’appui de ses allégations; il explique simplement qu’il aurait préféré être ailleurs. Cela, en toute déférence, ne démontre pas qu’il y a eu négligence.

[149] Par ailleurs, une preuve contradictoire, que j’accepte et qui n’a pas été contredite, a été présentée par l’infirmière Kudoba.

[150] L’infirmière Kudoba a confirmé en contre‐interrogatoire que la décision de placer le demandeur en isolement préventif était fondée sur des aspects de sécurité plutôt que sur des aspects de santé :

[TRADUCTION]

8 Mme KUDOBA : D’après mon expérience, son placement

9 en isolement n’était ‐‐ n’était pas lié à un motif

10 de santé. Le personnel de santé n’a pas ordonné

11 qu’il soit placé en isolement.

12 M. SLOAN : D’accord, donc je pose maintenant une autre question parce que

13 le personnel de santé aurait l’autorité, vous l’avez dit,

14 de recommander qu’il soit retiré de l’isolement. Alors

15 qu’aurait décidé le personnel de santé

16 dans son cas, de là ou il a été placé?

17 Mme KUDOBA : Nous n’avons pas eu d’information sur

18 son placement. Il a été placé en isolement pour des raisons de sécurité

19 d’apres les documents dont je me souviens.

[151] L’infirmière Kudoba a fourni un témoignage clair et crédible dans lequel elle a déclaré que le demandeur a reçu des soins de santé pendant son isolement préventif à l’EBC de même niveau que ceux qu’il aurait reçus à l’Hôpital régional du SCC, à Millhaven, ou dans un autre hôpital. Dans son témoignage, elle a expliqué en quoi diffèrent une salle d’observation du service de santé et l’isolement : [traduction] « La seule différence entre les deux est que – dans la salle d’observation du service de santé, il y a une douche personnelle, alors qu’en isolement, il faut quitter son secteur pour se rendre à une douche commune. » En ce qui concerne la différence entre l’isolement et l’observation dans un hôpital extérieur, elle a déclaré que : [traduction] « les lits d’hôpitaux sont différents des lits qu’on trouve ici. »

[152] Selon moi, cette preuve, que j’accepte, réfute l’allégation du demandeur quant à un traitement de moindre qualité pendant qu’il était en isolement préventif. Le témoignage de l’infirmière Kudoba portait précisément sur ce point : l’infirmière Kudoba a clairement indiqué, et j’accepte son témoignage, que le fait de sortir le demandeur de l’isolement n’aurait pas amélioré sa situation ni réduit sa douleur qui, de toute façon, était traitée par des médicaments.

[153] Le demandeur n’a présenté aucune preuve, experte ou autre, pour démontrer qu’il aurait reçu de meilleurs soins de santé s’il avait été admis à l’hôpital de la prison ou dans un hôpital extérieur. En fait, comme je l’ai indiqué, les seuls éléments de preuve à ce sujet démontrent exactement le contraire, notamment le témoignage de l’infirmière Kudoba qui a affirmé que le fait de retirer le demandeur de l’isolement n’aurait pas eu pour effet de guérir sa blessure.

[154] Le sous‐directeur James a confirmé que la sécurité était le motif justifiant le placement en isolement préventif. Encore une fois, cela n’a pas été contredit et, en toute déférence, les circonstances justifiaient l’isolement préventif pour la protection du demandeur. J’aboutis bien à cette conclusion. Bien que le demandeur ait délibérément induit en erreur les agents de la prison sur l’origine de sa blessure, les agents ont estimé qu’il avait probablement été agressé par un ou plusieurs agresseurs inconnus au sein de la population carcérale. En contre‐interrogatoire, le sous‐directeur a déclaré, comme il l’avait fait dans son affidavit, qu’au vu des circonstances et après avoir envisagé d’autres solutions de rechange, le placement du demandeur en isolement préventif était justifié pour des raisons de sécurité :

[TRADUCTION]

1 M. SLOAN : Merci. Maintenant, il est mentionné

2 qu’il a été considéré que sa présence permanente dans la

3 population mettait en danger sa sécurité personnelle. N’est‐pas un

4 fait, cependant, que d’autres aspects, d’autres solutions que

5 l’isolement doivent être envisagés‐‐‐

6 M. JAMES : Oui, cela a été le cas ‐‐‐

7 M. SLOAN : ‐‐‐ avant le placement d’une personne?

8 M. JAMES : Oui, ils ont été pris en compte, et

9 je pense qu’ils l’ont été ‐‐ Je n’ai pas le document sur l’isolement

10 devant moi, mais je sais qu’ils ont été exposés, des options

11 dans le secteur, un changement de secteur, des unités différentes. Mais encore une fois,

12 dans un milieu ouvert d’un établissement de sécurité moyenne

13 avec moins d’infrastructures physiques dans l’unité

14 axée sur la responsabilité, c’est très difficile de séparer,

15 surtout parce que l’agresseur ou les agresseurs sont inconnus,

16 C’est pourquoi nous devions agir en partant du postulat,

17 qu’il y avait un ou des agresseurs inconnus dans la population.

[155] Le témoignage du sous‐directeur James était direct et crédible. À mon avis, les déclarations contenues dans son affidavit déjà mentionné et l’extrait de la transcription du témoignage du sous‐directeur James permettent de confirmer que la décision de placer le demandeur en isolement préventif était raisonnable dans les circonstances, c’est‐à‐dire que cette décision n’était pas entachée de négligence. J’accepte également le témoignage de l’infirmière Kudoba selon lequel la blessure du demandeur ne se serait pas résorbée même s’il avait été retiré de l’isolement préventif.

[156] J’estime que le demandeur n’a pas réussi, selon la prépondérance des probabilités, à établir qu’il y a eu négligence ou qu’il a subi un préjudice en raison du fait qu’il a été placé en isolement préventif en attendant de subir une intervention chirurgicale à l’hôpital Mount Sinai. Par conséquent, ce volet des allégations du demandeur doit être rejeté.

c) Infliction intentionnelle de préjudice et dommages‐intérêts punitifs

[157] Le demandeur a plaidé à la fois l’infliction intentionnelle de préjudice et les dommages‐intérêts punitifs dans ce qui pourrait être décrit comme une déclaration passe‐partout à ce chapitre. Cependant, cette affaire a été traitée comme une action en négligence à l’exclusion de ces deux autres chefs de préjudice. À mon avis, et quoi qu’il en soit, aucun des deux n’a été établi selon la prépondérance des probabilités, et aucun n’a été abordé par le demandeur dans ses observations finales.

[158] Par conséquent, je rejette les allégations du demandeur en ce qui concerne l’infliction intentionnelle de préjudice et les dommages‐intérêts punitifs.

C. Troisième question en litige : la défenderesse peut‐elle être tenue responsable du fait d’autrui quant au préjudice causé par le comportement fautif de ses fonctionnaires en l’espèce?

[159] Bien que cette question en litige soit soulevée par le demandeur, la défenderesse ne s’y oppose pas et, en tout état de cause, j’estime que les employés de l’EBC sont des employés de la défenderesse, de sorte que celle‐ci est responsable de leurs actes, voir l’arrêt Bastarache, précité, et la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC, 1985, c C‐50, sous‐alinéa 3b)(i) :

Responsabilité

Liability

3 En matière de responsabilité, l’État est assimilé à une personne pour :

3 The Crown is liable for the damages for which, if it were a person, it would be liable

a) dans la province de Québec :

(a) in the Province of Quebec, in respect of

(i) le dommage causé par la faute de ses préposés,

(i) the damage caused by the fault of a servant of the Crown, or

(ii) le dommage causé par le fait des biens qu’il a sous sa garde ou dont il est propriétaire ou par sa faute à l’un ou l’autre de ces titres;

(ii) the damage resulting from the act of a thing in the custody of or owned by the Crown or by the fault of the Crown as custodian or owner; and

b) dans les autres provinces :

(b) in any other province, in respect of

(i) les délits civils commis par ses préposés,

(i) a tort committed by a servant of the Crown, or

(ii) les manquements aux obligations liées à la propriété, à l’occupation, à la possession ou à la garde de biens

(ii) a breach of duty attaching to the ownership, occupation, possession or control of property.

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added]

[160] Ayant conclu à l’absence de négligence ou de comportement délictueux de la part du SCC ou de ses employés, la défenderesse n’est pas responsable dans la présente action.

[161] Bien que le délit d’acte de violence intentionnel ait été mentionné dans la déclaration du demandeur, il n’a pas été invoqué et n’a pas été mentionné dans ses observations finales. En tout état de cause, je ne considère pas que la conduite des préposés de la défenderesse dans cette affaire puisse être ainsi qualifiée.

[162] Par conséquent, la présente action doit être et sera rejetée dans son intégralité.

D. Quatrième question en litige : quel montant de dommages et intérêts convient‐il d’accorder?

[163] Dans ses observations finales, le demandeur déclare ceci : [traduction] « Le demandeur demande 30 000 $ en dommages‐intérêts compensatoires pour les blessures qu’il a subies à la mâchoire et pour la douleur, la souffrance et la détresse émotionnelle qui y sont associées. »

[164] La défenderesse n’ayant pas été jugée responsable de négligence, d’infliction intentionnelle de préjudice ou de dommages‐intérêts punitifs, je n’accorde aucune somme à ces égards. En effet, puisque cette action sera rejetée parce qu’aucune des allégations du demandeur n’est prouvée selon la prépondérance des probabilités, il n’y a pas de dommages‐intérêts à accorder en l’espèce.

[165] Toutefois, la Cour va néanmoins évaluer le montant des dommages‐intérêts qui « auraient pu » être accordés au demandeur à cause de la douleur persistante ressentie à la mâchoire et de son TSPT allégué.

[166] Dans son affidavit, le demandeur décrit en détail les blessures qu’il a subies, à savoir 1) des lésions nerveuses permanentes et des douleurs continues à la mâchoire, 2) un trouble de stress post‐traumatique (TSPT) résultant de l’agression et 3) une défaillance organique au niveau du cœur et du foie causée par le fait que sa mâchoire a été immobilisée au moyen de fils pendant 33 jours.

[167] Au procès, le demandeur a déclaré qu’il voyait son médecin de famille pour son TSPT une fois par mois, parce qu’il faisait des cauchemars et ne voulait pas être entouré de beaucoup de gens. Dans son affidavit, il a déclaré : [traduction] « Je fais des cauchemars. Je ne peux pas être entouré de beaucoup de gens. J’ai passé deux mois à ne pas parler à mes enfants parce que ma bouche était immobilisée. »

[168] Cependant, au procès, il a confirmé qu’il n’avait pas produit les notes ou les dossiers médicaux de ce médecin, et il n’en a pas produit non plus après le procès.

[169] Il a déclaré que la défaillance organique mentionnée dans sa déclaration concernait en fait son cœur et ses reins, et non son foie. Il a depuis confirmé en contre‐interrogatoire que son cœur et ses reins sont maintenant en bon état.

[170] À cet égard, l’infirmière Kudoba a également déclaré : [traduction] « Je constate que M. Beauchamp formule l’allégation dans son dossier selon laquelle il a souffert d’une défaillance hépatique, cardiaque et d’autres organes en raison des soins qu’il a reçus à l’Hôpital régional de Millhaven et à Beaver Creek pendant la période qui a suivi son intervention chirurgicale. Un examen du dossier médical électronique de M. Beauchamp indique qu’il avait été diagnostiqué et traité avec succès pour l’hépatite C avant son intervention chirurgicale. Il n’y a aucune mention dans le dossier médical de problèmes de défaillance du foie, du cœur ou d’autres organes à la suite de sa chirurgie. »

[171] Je considère que les allégations relatives à la défaillance du foie, du cœur ou d’autres organes sont dénuées de fondement. Aucune preuve ne vient les étayer, ou bien elles ont été retirées. Ces allégations doivent être rejetées et je n’évaluerai pas les dommages‐intérêts s’y rapportant.

[172] Par conséquent, les allégations se rapportant aux autres blessures personnelles continues qui sont examinées concernent les douleurs chroniques prétendues à la mâchoire et le TSPT.

(1) Douleurs chroniques à la mâchoire et douleurs connexes

[173] Le demandeur a fourni lui‐même un témoignage subjectif au procès au sujet de la douleur chronique à la mâchoire. Il a témoigné que, sur une échelle allant de 1 à 10, sa douleur à la mâchoire est de 7 sur 10 lors d’une journée difficile, mais qu’elle s’améliore à 5 sur 10 après la prise de ses médicaments contre la douleur. Je souligne que l’infirmière Kudoba a été interrogée en contre‐interrogatoire pour savoir si elle a été surprise que le demandeur prétende souffrir de douleurs chroniques à la mâchoire. Elle a répondu : [traduction] « un certain niveau de douleur est prévisible dans certains cas. »

[174] Aucune preuve d’expert n’a été fournie par le demandeur à cet égard.

[175] Le demandeur a confirmé qu’il voyait un médecin spécialiste de la méthadone dans une clinique de Vanier, en Ontario, et qu’elle lui prescrivait du Lyrica pour soulager sa douleur. Il a également confirmé qu’il pense que ce médecin a conservé des dossiers de ses séances de traitement avec lui. Cependant, le demandeur n’a produit aucun rapport médical ni aucune preuve émanant de ce médecin. Lorsqu’on lui a demandé, il a répondu qu’il ne savait pas pourquoi il n’avait produit aucun document émanant de ce médecin.

[176] Le demandeur a déclaré avoir consulté un neurologue il y a un an parce qu’il [traduction] « voulait prouver qu’[il] avai[t] des lésions nerveuses permanentes qui progressaient avec l’âge » et a pris rendez‐vous il y a un mois à un mois et demi pour un suivi. Il a déclaré avoir été examiné par le neurologue il y a deux semaines, qui produira un rapport [traduction] « bientôt ». Or, le demandeur n’a pas produit ce rapport.

[177] À cet égard, je souligne que les Règles des Cours fédérales, DORS/98‐106 en matière d’actions simplifiées, exigent la remise des rapports d’experts au moins 60 jours avant le procès :

Admissibilité du témoignage d’expert

Admissibility of expert’s evidence

299(1,1) Sauf ordonnance contraire de la Cour, le témoignage d’un témoin expert recueilli à l’interrogatoire principal n’est admissible en preuve, à l’instruction d’une action, à l’égard d’une question en litige que si les conditions suivantes sont réunies :

299(1,1) Unless the Court orders otherwise, no evidence in chief of an expert witness is admissible at the trial of an action in respect of any issue unless

a) cette question a été définie dans les actes de procédure ou dans une ordonnance rendue en vertu de la règle 265;

(a) the issue has been defined by the pleadings or in an order made under rule 265;

b) un affidavit ou une déclaration du témoin expert, établit conformément à la règle 52.2, a été signifié aux autres parties au moins soixante jours avant le début de l’instruction;

(b) an affidavit or statement of the expert witness prepared in accordance with rule 52.2 has been served on all other parties at least 60 days before the commencement of the trial; and

c) le témoin expert est disponible à l’instruction pour être contre‐interrogé.

(c) the expert witness is available at the trial for cross‐examination.

[178] Le demandeur n’a pas seulement omis de déposer les preuves émanant de son médecin de famille, du médecin spécialiste de la méthadone ou du neurologue. En effet, il a omis de déposer toute preuve d’expert se rapportant à toute question médicale dans cette affaire.

[179] Je constate que le demandeur a toujours été représenté par un avocat dans la présente procédure : l’avocat du demandeur a signé la déclaration du demandeur, l’avocat a approuvé le recueil conjoint de documents, l’avocat a assisté au procès pour présenter des preuves au nom du demandeur, a procédé aux contre‐interrogatoires des témoins de la défenderesse et au réinterrogatoire du demandeur, et a signé les observations finales du demandeur.

[180] Dans ces circonstances, je considère comme acquis que le demandeur savait que pour obtenir gain de cause dans son action, il lui incombait de faire valoir ses arguments selon la prépondérance des probabilités. Le demandeur a échoué dans cette tâche.

[181] En ce qui concerne la décision du demandeur de ne pas déposer de preuve médicale ou d’expert, la défenderesse invoque la décision Dolha v Heft, 2011 BCSC 738 [Dolha], aux paragraphes 16 à 20, dans laquelle le juge Bruce a instruit une action en dommages‐intérêts dans laquelle le demandeur n’a présenté aucune preuve médicale de blessures continues aux tissus mous, à l’exception de la preuve subjective du demandeur lui‐même. Le juge Bruce a soutenu, au paragraphe 18, que lorsqu’un demandeur ne présente pas de preuve médicale objective et n’offre que sa preuve subjective, [traduction] « on peut raisonnablement en déduire que la douleur était très faible voire inexistante. »

[182] La défenderesse soutient que la Cour devrait tirer la même conclusion en l’espèce que dans la décision Dolha en ce qui concerne le demandeur, et conclure que la [traduction] « conclusion raisonnable est que la douleur était très faible voire inexistante. »

[183] Je refuse de suivre la recommandation formulée dans la décision Dolha. Je vais plutôt évaluer et quantifier les dommages‐intérêts sur la base de l’hypothèse de la douleur et de la souffrance résultant de la blessure à la mâchoire, et des douleurs connexes. La raison en est que le demandeur, même sans preuve d’expert, a établi qu’il a souffert et souffre encore de douleurs à la mâchoire. Comme l’a déclaré l’infirmière Kuboda, [traduction] « un certain niveau de douleur est prévisible dans certains cas ».

[184] Cela dit, il me semble que sa douleur à la mâchoire a été traitée au moyen de divers médicaments.

[185] La douleur a persisté pendant quatre ans depuis l’agression, et pourrait se poursuivre dans l’avenir. Cependant, aucun pronostic ne décrit l’évolution future de cette douleur.

[186] J’évalue la douleur à la mâchoire et les douleurs connexes du demandeur, sur la base de l’évaluation initiale du préjudice et des fractures et des considérations que je viens de mentionner, comme étant d’une gravité modérée. Je suis obligé de me fier à mon jugement à cet égard. Je concède que ce volet de ses blessures peut être supérieur ou inférieur à une gravité modérée en termes de douleur et de souffrance. Cependant, je ne suis pas en mesure d’apporter des éléments concrets à ce sujet, étant donné que le demandeur n’a presque pas fourni de preuves à la Cour. Je rappelle que le demandeur avait le fardeau de présenter des preuves à l’appui de son action en dommages et intérêts. La défenderesse peut également produire des preuves à cet égard. Par conséquent, l’évaluation que j’ai effectuée, au terme de laquelle je considère que la douleur à la mâchoire et les douleurs connexes du demandeur sont de gravité modérée, est la seule que je peux fournir compte tenu de la preuve dont je dispose.

[187] En ce qui concerne le quantum, le demandeur s’appuie sur une série de décisions, notamment Beger v MacAstocker Estate, 192 AR 241; Chisholm v Lindsay, 2012 ABQB 81; Olson v Ironside, 2012 BCSC 546; McLean v Parmar, 2015 ABQB 62; Kitching v Devlin, 2016 ABQB 212, et Prosser v 20 Vic Management Inc., 2009 ABQB 177. J’ai analysé ces décisions et je n’en trouve aucune qui soit utile en ce sens qu’aucune d’entre elles ne porte sur une fracture de la mâchoire entraînant une douleur et une souffrance d’une gravité modérée. Toutes les affaires impliquaient un préjudice et une blessure beaucoup plus importants.

[188] La défenderesse s’appuie sur la décision Paskalidis v Caprice Hospitality Inc., 2011 BCSC 1699, aux paragraphes 70 et 71 [Paskalidis], dans laquelle la Cour suprême de la Colombie‐Britannique a évalué les dommages‐intérêts à verser à la suite d’une fracture de la mâchoire causée par l’agression d’un videur contre un client de boîte de nuit. La Cour a examiné 11 affaires impliquant une mâchoire cassée et a constaté que la fourchette se situait entre 10 000 $ et 65 000 $, la plupart se situant entre 25 000 $ et 40 000 $. Paskalidis a présenté une preuve d’expert; le demandeur, en l’espèce, n’en a présenté aucune. Paskalidis s’est vu accorder 45 000 $ à titre de dommages‐intérêts non pécuniaires.

[189] Je tiens également à mentionner la récente décision Jewkes v Scrosati, 2020 NSSC 228, dans laquelle la Cour suprême de la Nouvelle‐Écosse s’est penchée sur la question des dommages‐intérêts pour souffrances et douleurs dans une affaire de mâchoire cassée à la suite d’un coup de poing donné par le défendeur. La Cour a accordé 20 000 $ à titre de dommages‐intérêts généraux.

[190] Si j’avais conclu à la responsabilité de la défenderesse dans la présente affaire, ce que je n’ai pas fait, mon évaluation des dommages‐intérêts dans les circonstances, compte tenu de l’absence de preuve d’expert quant au diagnostic et au pronostic, se chiffrerait à 15 000 $ en dommages‐intérêts non pécuniaires pour des douleurs et des souffrances de gravité modérée.

(2) Allégation de TSPT

[191] Le demandeur allègue qu’il souffre d’un TSPT provoqué par l’agression. Encore une fois, il a choisi de ne pas déposer de preuve d’expert quant à la cause, la nature ou les effets du TSPT.

[192] Je ne dispose d’aucun diagnostic ni d’aucun pronostic quant à l’évolution de cette prétendue pathologie, le cas échéant, et quant aux options de traitement disponibles, le cas échéant.

[193] La défenderesse s’appuie de nouveau sur la décision Dolha, précitée, aux paragraphes 16 à 20, dans laquelle le juge Bruce a affirmé, au paragraphe 18, que lorsqu’un demandeur ne présente pas de preuve médicale objective et n’offre que la preuve subjective du demandeur, [traduction] « il est raisonnable de conclure que la douleur était très faible voire inexistante ».

[194] Ainsi, si le demandeur présente des troubles ou des symptômes caractéristiques du TSPT, j’estimerais qu’ils sont très faibles ou inexistants, à l’aune de la décision Dolha.

[195] Cela dit, dans la présente affaire, je ne suis pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur souffre de TSPT. Je ne suis pas non plus convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que ce dont il souffre a été causé par l’agression, et non par d’autres incidents de sa vie parfois violente. Le TSPT nécessite un diagnostic médical très pointu que je ne suis pas en mesure de poser; seul un médecin peut le faire. En toute déférence, je pense qu’une preuve médicale est nécessaire et qu’elle aurait pu et dû être présentée pour établir un diagnostic de TSPT, mais elle ne l’a pas été : R. c Mohan, [1994] 2 RCS 9 [le juge Sopinka]; Masterpiece Inc. c Alavida Lifestyles Inc. 2011 CSC 27 [le juge Rothstein], au paragraphe 75.

[196] Toutefois, bien que le demandeur ait choisi de ne pas présenter de preuve professionnelle relative à un éventuel TSPT, dans l’arrêt Saadati c Moorhead, 2017 CSC 28, au paragraphe 38, le juge Brown soutient qu’une preuve médicale d’expert n’est pas nécessaire en droit pour établir un préjudice mental : « Même si, pour les raisons exposées précédemment, l’absence de diagnostic ne peut à elle seule clore le dossier, il s’agit d’un élément que le juge des faits peut décider de mettre en balance avec les éléments avancés à l’appui de l’existence d’un préjudice mental. »

[197] La seule preuve de symptômes qui pourrait être pertinente à cet égard est celle qui établit que le demandeur souffre de cauchemars et qu’il ne peut pas être entouré d’un grand nombre de personnes. En toute déférence, et puisque le demandeur ne m’a pas fourni plus de preuves, j’évaluerais le préjudice mental dans ce cas au seuil minimal en termes de préjudice mental. Dans la décision Dolha une évaluation allant du seuil minimal à l’inexistence est proposée. J’évaluerais les dommages‐intérêts pour ce préjudice mental à 5 000 $.

(3) Montant des dommages‐intérêts

[198] En supposant que l’on conclue à la responsabilité de la défenderesse, comme je l’ai indiqué, je fixerais un montant de 15 000 $ pour les souffrances et douleurs à la mâchoire et un montant supplémentaire de 5 000 $ pour le préjudice mental, soit un total de 20 000 $.

E. Cinquième question en litige : quel est le montant des dépens, le cas échéant, à accorder à la partie qui obtient gain de cause?

[199] Malgré les incitations de la Cour, les parties ne se sont pas entendues sur le quantum des dépens à attribuer à la partie gagnante. La défenderesse a demandé une somme forfaitaire globale de 5 000 $. Le demandeur a demandé que les dépens soient imposés sur la base d’une indemnité substantielle sans raison de fournir une somme forfaitaire. Aucune observation n’a été formulée pour justifier la demande du demandeur de se voir accorder des dépens sur la base d’une indemnité substantielle, que je ne suis pas en mesure de satisfaire de toute façon. Aucun élément de son dossier ne m’aurait conduit à accorder autre chose que des dépens partie‐partie si le demandeur avait eu gain de cause : voir Shoan c Canada (Procureur général), 2016 CAF 261 [le juge Dawson] au paragraphe 11.

[200] Rien ne justifie que les dépens ne soient pas attribués sur la base de la décision rendue. Par conséquent, les dépens seront attribués à la partie gagnante, la défenderesse, et devront être versés par le demandeur. Je considère que le montant forfaitaire raisonnable de dépens à accorder dans le cadre de la présente action, compte tenu du fait qu’elle s’est déroulée selon les règles de l’action simplifiée, est de 3 000 $, honoraires, débours et taxes applicables compris, et je rends donc une ordonnance en ce sens.


JUGEMENT dans le dossier T‐1365‐18

LA COUR ORDONNE :

  1. L’action du demandeur est rejetée.

  2. Le demandeur doit verser à la défenderesse des dépens forfaitaires d’un montant de 3 000 $, incluant les honoraires, les débours et les taxes applicables.

« Henry S. Brown »

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐1365‐18

 

INTITULÉ :

MICHAEL BEAUCHAMP c Sa Majesté la Reine du chef du Canada

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 OCTOBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 17 JANVIER 2022

COMPARUTIONS :

J. Todd Sloan

POUR LE DEMANDEUR

Eric Peterson

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

J. Todd Sloan

Avocats

Kanata (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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