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Date : 20211220


Dossier : T‑982‑20

Référence : 2021 CF 1449

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

ANNE CAMPEAU

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La présente décision se rapporte à une requête qu’a déposée la défenderesse afin de solliciter, en vertu de l’article 50.1 ou du paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 [la Loi], une ordonnance de sursis au présent recours collectif envisagé au motif que la défenderesse a l’intention de mettre en cause un tiers en vue d’obtenir une contribution et une indemnisation. La Cour fédérale n’aurait pas compétence sur cette mise en cause, à laquelle la défenderesse entend procéder en Colombie‑Britannique au titre de la Negligence Act, RSBC 1996, c 333, de la province.

[2] La requête de la défenderesse est rejetée. Comme il est expliqué plus en détail ci‑après, la requête en suspension obligatoire au titre de l’article 50.1 de la Loi est rejetée puisque, comme la demanderesse a borné sa requête en dommages‑intérêts à la responsabilité individuelle de la défenderesse, la mise en cause envisagée de cette dernière n’a aucune chance d’être accueillie. La requête en suspension discrétionnaire au titre du paragraphe 50(1) est elle aussi rejetée, étant donné que l’intérêt de la justice n’appuie pas la suspension de la présente affaire au motif qu’une procédure connexe est susceptible d’être engagée à l’avenir dans une cour supérieure provinciale.

II. Contexte

[3] La demanderesse, Anne Campeau, est une contribuable canadienne. Le 24 août 2020, elle (ainsi que d’autres demandeurs qui ont depuis été retirés de l’intitulé) a présenté le recours collectif envisagé dont il est ici question contre la défenderesse, Sa Majesté la Reine. Ce recours vise l’obtention de dommages‑intérêts et d’autres redressements en lien avec des allégations de brèches de données et de communication non autorisée de données à un tiers qui en aurait résulté [les brèches de données], soit des renseignements personnels et financiers d’une catégorie proposée de contribuables canadiens figurant dans les comptes en ligne de ces derniers pour des sites du gouvernement du Canada, y compris de l’Agence du revenu du Canada [l’ARC].

[4] La présente instance fait l’objet d’une gestion active des cas, au titre de laquelle les parties ont pris des dispositions menant à l’instruction d’une requête visant à autoriser l’action comme recours collectif, l’audience étant actuellement prévue pour la fin de janvier 2022.

[5] Vers le début d’avril 2021, le cabinet d’avocats de la demanderesse, Murphy Battista LLP [Murphy Battista], a subi un incident de cybersécurité lors duquel des parties non autorisées ont été à même d’accéder à ses réseaux, au cours de ce qui est appelé couramment une attaque au rançoncigiel [l’attaque au rançoncigiel]. Les avocats des parties ont subséquemment entrepris des communications au sujet de cet incident et de ses répercussions sur la présente instance.

[6] Le 8 octobre 2021, la défenderesse a avisé la Cour et Murphy Battista qu’elle entendait présenter une requête en suspension de la présente action au motif que la Cour fédérale n’a pas compétence pour procéder à la mise en cause que la défenderesse entendait engager contre Murphy Battista afin d’obtenir une contribution et une indemnisation relativement à toute responsabilité qu’elle porte envers les membres d’une catégorie proposée dont les renseignements sont susceptibles d’avoir été compromis lors des brèches de données ou de l’attaque au rançoncigiel.

[7] La défenderesse a également avisé la Cour et Murphy Battista qu’elle présenterait une requête afin de retirer Murphy Battista comme avocats en raison d’un conflit d’intérêts qui résulterait de ces circonstances. Cependant, le 8 décembre 2021, la demanderesse a déposé un avis de constitution d’un nouvel avocat par lequel elle remplaçait Murphy Battista en tant qu’avocats inscrits au dossier. Ainsi, cette requête est devenue sans objet.

[8] Les parties ont déposé des dossiers de requête au soutien de leur position respective sur la requête en suspension de la défenderesse, y compris des témoignages par affidavit, une transcription du contre‑interrogatoire d’un des déposants de la demanderesse ainsi que des observations écrites, et la défenderesse a présenté des observations écrites en réponse.

[9] Les documents de requête de la défenderesse font état d’arguments qui sont fondés sur l’article 50.1 de la Loi et sollicitent une suspension obligatoire au motif que la Cour n’aurait pas compétence pour procéder à la mise en cause prévue. En outre, ces documents invoquent le paragraphe 50(1) de la Loi et sollicitent subsidiairement une suspension discrétionnaire sur la base que l’intérêt de la justice exige que ce litige soit soumis à une cour supérieure provinciale, laquelle aurait compétence à la fois à l’égard des réclamations déposées contre la défenderesse et de celles déposées contre Murphy Battista.

[10] Les documents de requête de la demanderesse reposent principalement sur des modifications à l’acte de procédure qui s’inscrivaient dans la réponse à la requête et visaient à restreindre la catégorie proposée et la portée de la réclamation de sorte que la défenderesse n’ait plus de motifs à invoquer pour demander une contribution et une indemnisation de Murphy Battista.

[11] Premièrement, la demanderesse a déposé une déclaration nouvellement modifiée datée du 19 octobre 2021, laquelle modifiait des éléments du redressement demandé afin de réclamer des dommages‑intérêts uniquement pour la responsabilité individuelle de la défenderesse.

[12] Secondement, la demanderesse a signé un affidavit le 10 novembre 2021 dans lequel elle mentionne que, si la défenderesse voit sa requête en suspension accueillie, elle propose de modifier la définition de la catégorie proposée de manière à exclure toutes les personnes qui ont contacté Murphy Battista au sujet de ce recours collectif avant le 24 juin 2021 (la date à laquelle la sécurité des réseaux de Murphy Battista aurait été rétablie). L’effet voulu de cette modification serait d’exclure de la catégorie quiconque dépose une réclamation contre la défenderesse qui pourrait donner à cette dernière un motif de procéder à une mise en cause contre Murphy Battista en raison de l’attaque au rançoncigiel.

[13] Concernant cette deuxième catégorie de modifications, le dossier de requête de la demanderesse renferme également des affidavits signés par l’associée‑gérante de Murphy Battista, Irina Kordic, l’un desquels confirme l’instruction de la demanderesse, dans l’éventualité où la défenderesse verrait sa requête en suspension accueillie, de modifier la définition de la catégorie proposée de manière à exclure toutes les personnes qui ont contacté Murphy Battista avant le 24 juin 2021. Me Kordic a joint l’ébauche d’une troisième déclaration modifiée, laquelle fait état de cette modification. On peut lire dans les observations écrites de la demanderesse que, bien que cet acte de procédure modifié n’ait pas encore été déposé, la définition de la catégorie qui y figure est celle que la demanderesse entend proposer à la Cour aux fins de sa requête en autorisation.

[14] Subséquemment, en prévision d’une conférence de gestion des cas qui aurait lieu le 10 décembre 2021 préalablement à l’audience relative à la présente requête, le nouvel avocat de la demanderesse a écrit à la Cour le 9 décembre 2021, joignant l’ébauche d’une troisième déclaration modifiée, qui remplacerait la demanderesse, Anne Campeau, par un nouveau demandeur, en la personne de Todd Sweet, qui s’inscrirait dans la nouvelle définition de la catégorie proposée. L’avocat de la demanderesse a demandé des ordonnances de gestion d’instance permettant le dépôt de l’acte de procédure modifié, substituant M. Sweet à Mme Campeau à titre de représentant demandeur proposé, ainsi que le dépôt d’éléments de preuve par M. Sweet et le nouvel avocat de la demanderesse à l’appui notamment de la future requête en autorisation. La défenderesse a contesté ce redressement lors de la conférence de gestion des cas, et ces demandes ont été différées en attente d’une discussion entre les avocats, d’une autre conférence de gestion des cas ainsi que d’une audience relative à la requête contestée, au besoin.

[15] La requête en suspension de la défenderesse a ensuite été plaidée oralement le 14 décembre 2021.

III. Questions en litige

[16] La présente requête soulève deux questions que la Cour doit trancher :

  1. La présente action doit‑elle être suspendue en vertu de l’article 50.1 de la Loi?

  2. La présente action doit‑elle être suspendue en vertu du paragraphe 50(1) de la Loi?

IV. Analyse

A. La présente action doit‑elle être suspendue en vertu de l’article 50.1 de la Loi?

(1) Principes généraux

[17] L’article 50.1 de la Loi prévoit ce qui suit :

Suspension des procédures

Stay of proceedings

50.1 (1) Sur requête du procureur général du Canada, la Cour fédérale ordonne la suspension des procédures relatives à toute réclamation contre la Couronne à l’égard de laquelle cette dernière entend présenter une demande reconventionnelle ou procéder à une mise en cause pour lesquelles la Cour n’a pas compétence.

50.1 (1) The Federal Court shall, on application of the Attorney General of Canada, stay proceedings in any cause or matter in respect of a claim against the Crown where the Crown desires to institute a counter‑claim or third‑party proceedings in respect of which the Federal Court lacks jurisdiction.

[18] Ainsi, l’article 50.1 prévoit une suspension obligatoire des procédures à la Cour fédérale lorsque la Couronne entend procéder à une mise en cause que la Cour fédérale n’a pas compétence pour trancher. Comme il est expliqué dans la décision Bande indienne de Stoney c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), 2006 CF 553, l’objet de l’article 50.1 est de veiller à ce que les questions à trancher lors d’un litige contre la Couronne ne soient pas scindées entre la Cour fédérale et les tribunaux provinciaux (au para 25).

[19] Les deux parties invoquent la décision Dobbie c Canada (Procureur général), 2006 CF 552 [Dobbie] concernant le critère auquel la défenderesse doit satisfaire pour faire accueillir une requête en suspension au titre de l’article 50.1. La défenderesse doit démontrer à la fois (a) qu’elle entend véritablement procéder à une mise en cause; et (b) que sa procédure de mise en cause n’est pas de la compétence de la Cour fédérale (au para 8). Pour déterminer si le premier critère est rempli, la Cour examine ce qui suit (au para 11) :

  1. la preuve de l’intention d’engager une procédure de mise en cause;

  2. si les renseignements fournis au sujet de la procédure de mise en cause projetée sont clairs, ou s’ils sont au contraire vagues et imprécis;

  3. s’il est vraisemblable que la procédure de mise en cause soit accueillie.

[20] La demanderesse reconnaît que la mise en cause envisagée de la défenderesse contre Murphy Battista n’est pas de la compétence de la Cour fédérale. Par conséquent, seule la première exigence du critère énoncé dans la décision Dobbie est en jeu dans la présente requête. En effet, selon cette première exigence, seule la considération finale, soit la question de savoir s’il est vraisemblable que la procédure de mise en cause soit accueillie, est en jeu entre les parties. La demanderesse soutient qu’il n’est pas vraisemblable que la mise en cause envisagée soit accueillie en raison des éléments suivants : (a) la modification à l’acte de procédure visant à limiter la réclamation contre la défenderesse aux dommages découlant de la responsabilité individuelle de celle‑ci; et (b) la modification proposée à l’acte de procédure visant à restreindre la catégorie proposée de manière à exclure les personnes ayant contacté Murphy Battista avant le 24 juin 2021.

(2) Effet de la limitation de la réclamation contre la défenderesse à la responsabilité individuelle de celle‑ci

[21] La demanderesse fait valoir que, pour qu’une procédure de mise en cause tendant vers l’obtention d’une contribution et d’une indemnisation soit accueillie, il faut que le défendeur puisse être tenu responsable du paiement d’une partie des pertes du demandeur qui sont attribuables à la faute commise par le mis en cause.

[22] La demanderesse invoque la décision Gottfriedson c Canada, 2013 CF 1213 [Gottfriedson], dans laquelle le juge Harrington a radié une mise en cause visant l’obtention d’une contribution et d’une indemnisation puisqu’aucune cause d’action valable n’avait été démontrée, parce que les demandeurs avaient limité leur réclamation contre la défenderesse à la responsabilité individuelle de celle‑ci (aux para 3‑4). Le juge Harrington s’est fondé (aux para 17‑22) sur l’arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans British Columbia Ferry Corp v T&N plc, [1995] BCJ No 2216, 16 BCLR (3d) 115 [BC Ferries] et (aux para 23‑26) sur le raisonnement de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Taylor v Canada (Health), 2009 ONCA 487 [Taylor].

[23] Dans l’arrêt Taylor, le juge Laskin a expliqué qu’il n’y avait ouverture à un recours récursoire que lorsque le défendeur était tenu de payer plus que sa part proportionnelle des dommages subis par le demandeur (au para 20). Si le demandeur a limité sa réclamation contre le défendeur aux dommages attribuables à la faute commise par le défendeur, ce dernier n’a aucun recours contre un tiers pour les dommages‑intérêts réclamés par le demandeur (au para 22).

[24] En réponse à cet argument, la défenderesse affirme que la modification apportée par la demanderesse concernant la responsabilité individuelle n’a pas l’effet que son avocat prétend. La défenderesse soutient que, bien que des passages mentionnant la [traduction] « responsabilité individuelle » aient été insérés dans la demande de redressement de la demanderesse, la nature des dommages‑intérêts réclamés est telle que les dommages ne peuvent pas être attribués uniquement aux brèches de données qui forment la base de la réclamation contre la défenderesse.

[25] À titre d’exemple, la défenderesse soutient que les réclamations en dommages‑intérêts liées au temps passé au téléphone avec l’ARC à la suite de la brèche de données (qui s’inscrit dans la demande de redressement de la demanderesse) seraient dissociables de toute réclamation contre Murphy Battista résultant de l’attaque au rançoncigiel. La défenderesse souligne toutefois que la demanderesse n’a pas borné la réclamation aux dommages de cette nature. Plutôt, la réclamation comprend des catégories de dommages (p. ex. détresse mentale, vol d’identité et risque accru de vol d’identité à l’avenir) qui sont susceptibles d’avoir été causés en tout ou en partie par l’attaque au rançoncigiel qu’a subie Murphy Battista. En conséquence, la défenderesse affirme qu’on ne peut pas dire qu’il est impossible qu’elle soit tenue responsable, à tort, du paiement de pertes qui sont davantage attribuables à Murphy Battista.

[26] À mon avis, l’argument de la défenderesse ne cadre pas avec le principe décrit dans la jurisprudence précitée, lequel principe n’est pas fondé sur la nécessité qu’un demandeur limite une réclamation en dommages‑intérêts contre un défendeur aux catégories de dommages qui ont été causés en tout ou en partie uniquement par le défendeur. Plutôt, dans le cas d’une catégorie de dommages causés en tout ou en partie à la fois par le défendeur et un tiers potentiel, si le demandeur réclame au défendeur seulement la partie des dommages qui est attribuable à ce dernier, le défendeur ne peut exercer un recours récursoire contre le tiers.

[27] Pour illustrer ce point, il est utile de se reporter à l’exemple hypothétique, tiré d’un type courant de litige délictuel multipartite dont il a été question lors de l’audience relative à la présente requête. Envisageons un automobiliste qui a eu deux accidents de véhicule distincts qui impliquaient deux défendeurs différents. Le demandeur peut déposer une réclamation pour des catégories de dommages causés par seulement un des accidents, ainsi qu’une réclamation pour des catégories de dommages causés en tout ou en partie par les deux accidents. Par exemple, il se peut que le demandeur ait subi une fracture au bras lors du premier accident, une fracture à la jambe lors du second de même que des lésions aux tissus mous dues au coup de fouet cervical subi lors des deux accidents.

[28] Il va de soi que ce demandeur peut réclamer des dommages‑intérêts pour sa fracture au bras uniquement au défendeur qui a causé le premier accident et qu’il peut réclamer des dommages‑intérêts pour sa fracture à la jambe uniquement au défendeur qui a causé le second accident. Cette situation est analogue à la réclamation en dommages‑intérêts de la demanderesse en lien avec le temps passé au téléphone avec l’ARC à la suite de la brèche de données, ces dommages‑intérêts étant, selon ce que soutient la défenderesse, du type auquel la demanderesse doit borner sa réclamation si elle souhaite faire en sorte que la défenderesse ne puisse demander une contribution et une indemnisation à Murphy Battista.

[29] Cela dit, dans l’exemple du véhicule automobile, il se peut que le demandeur puisse également réclamer aux deux défendeurs des dommages‑intérêts pour le coup de fouet cervical qu’il a subi, auquel cas le tribunal saisi de l’affaire devra probablement répartir la responsabilité entre les défendeurs. Ainsi, le tribunal pourrait conclure que les défendeurs sont les auteurs communs du délit, responsables conjointement et individuellement des lésions aux tissus mous du demandeur, et répartir la responsabilité de manière égale entre les deux défendeurs. Par la suite, le demandeur peut réclamer à l’un ou l’autre des défendeurs les dommages‑intérêts pour l’intégralité de cette responsabilité. Si, par exemple, le demandeur obtient la totalité des dommages‑intérêts du premier défendeur, ce dernier aura le droit de demander une contribution et une indemnisation au deuxième défendeur pour la moitié des dommages‑intérêts.

[30] En revanche, si le demandeur décide de déposer une réclamation uniquement contre le premier automobiliste et qu’il borne cette réclamation à la responsabilité individuelle du défendeur pour la lésion aux tissus mous (et que la moitié de la responsabilité pour cette lésion a été imputée au défendeur), le défendeur sera tenu de ne payer que cette moitié des dommages‑intérêts au demandeur et n’aura aucun motif pour mettre en cause le deuxième automobiliste en vue d’en obtenir une contribution et une indemnisation. Comme il est expliqué dans l’arrêt Taylor, il n’y a ouverture à un recours récursoire que lorsque le défendeur est tenu de payer plus que sa part proportionnelle des dommages subis par le demandeur.

[31] Lorsque ces principes ont été examinés au cours de l’audience relative à la présente requête, l’avocat de la défenderesse a exprimé une réserve, à savoir qu’en l’absence de Murphy Battista à titre de tierce partie à la présente action, la défenderesse et la Cour ne disposeraient pas des éléments de preuve nécessaires pour répartir la responsabilité pour les catégories de dommages applicables entre la défenderesse et Murphy Battista. De surcroît, la défenderesse invoque la preuve soumise à l’appui de la présente requête, laquelle, soutient‑elle, témoigne d’efforts déployés par Murphy Battista pour entraver les initiatives entreprises par la défenderesse afin d’obtenir des éléments de preuve relatifs à l’attaque au rançoncigiel.

[32] L’avocat de la demanderesse a répondu à cette réserve en soulignant que les articles 233 et 238 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles] prévoient que la Cour peut, sur requête, ordonner que soit produit un document en la possession d’une personne qui n’est pas une partie et qu’une telle personne fasse l’objet d’un interrogatoire préalable. Ainsi, d’une part, la demanderesse ne souscrit pas à la manière dont la défenderesse dépeint les éléments de preuve liés aux réponses de Murphy Battista aux demandes de renseignements de la défenderesse concernant l’attaque au rançoncigiel et, d’autre part, l’avocat de la demanderesse fait valoir que Murphy Battista n’était pas alors légalement tenu de répondre à ces demandes. Il soutient que la Cour ne devrait pas déduire d’événements antérieurs dans ce contexte que les membres de Murphy Battista, qui sont des officiers de justice, manqueraient de se conformer aux processus de production et d’interrogatoire préalable prévus dans les Règles qui s’appliquent aux personnes qui ne sont pas une partie.

[33] Il n’est pas nécessaire que la Cour étudie en profondeur la preuve concernant les réponses de Murphy Battista aux efforts qu’a déployés la défenderesse pour explorer l’attaque au rançoncigiel. La défenderesse n’a avancé aucun argument expliquant pourquoi les processus prévus dans les Règles qui servent à obliger une personne qui n’est pas une partie à produire des éléments de preuve ne permettraient pas à la défenderesse ou à la Cour d’obtenir le fondement de preuve nécessaire pour répartir la responsabilité entre la défenderesse et Murphy Battista (en vue de limiter à sa responsabilité individuelle toute responsabilité imposée à la défenderesse dans la présente instance). Dans la décision Gottfriedson, au paragraphe 27, le juge Harrington a souligné que le tribunal peut imputer une partie de la faute à une personne qui n’est pas partie à l’instance et a dit souscrire à une déclaration figurant dans l’arrêt Taylor selon laquelle permettre un partage de la responsabilité sans exiger que les personnes visées soient constituées parties à l’instance permettra de diminuer le nombre de parties au procès, d’abréger le procès et de réduire les coûts. Le juge Harrington a également mentionné la possibilité d’invoquer les articles 233 et 238 des Règles pour ordonner la production d’un document en la possession d’un tiers et l’interrogatoire préalable d’une personne qui n’est pas une partie (au para 30).

[34] Je souligne également que, pour répondre aux arguments de la demanderesse au sujet de la limitation de la réclamation à la responsabilité individuelle de la défenderesse, cette dernière tente de distinguer la jurisprudence qu’invoque la demanderesse (et sur laquelle s’est fondé le juge Harrington dans la décision Gottfriedson). Dans l’arrêt BC Ferries, les demandeurs et les mis en cause avaient conclu des ententes aux termes desquelles les demandeurs renonçaient à tout droit de recouvrer des défendeurs quelque partie que ce soit des dommages causés, selon le tribunal, par l’un ou l’autre des mis en cause (voir les para 1 et 8). La défenderesse soutient que le rejet de la demande de contribution et d’indemnisation, qui a été confirmé en appel dans l’arrêt Taylor, reposait sur ces ententes puisque, comme les défendeurs seraient indemnes de tout dommage causé en tout ou en partie par un coauteur du délit, le fondement de tout droit à une contribution ou à une indemnisation était éliminé.

[35] En réponse, la demanderesse fait valoir que l’existence d’ententes entre les demandeurs et les mis en cause dans l’arrêt BC Ferries, en comparaison avec la modification à l’acte de procédure apportée par la demanderesse en l’espèce, ne peut servir de fondement pour distinguer la présente affaire du raisonnement appliqué dans l’arrêt BC Ferries et les autres éléments de jurisprudence. La demanderesse affirme que, indépendamment du mécanisme employé, si un demandeur ne réclame pas au défendeur plus que la part de responsabilité qui lui est imputée, le défendeur ne peut pas demander une contribution ou une indemnisation.

[36] Sous réserve d’une nuance que j’expliquerai dans un instant, je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que la distinction soulevée par la défenderesse entre l’arrêt BC Ferries et le cas en l’espèce n’est pas importante au regard de l’analyse requise pour la présente requête. Dans l’arrêt BC Ferries, au paragraphe 14, lorsque la Cour d’appel mentionne que les défendeurs sont indemnes de tout dommage causé par un autre auteur du délit, elle indique expressément que ce point avait été établi par le juge d’instance inférieure. Au paragraphe 13, la Cour d’appel cite des passages de la décision de ce juge, y compris le suivant :

[…]

[traduction]

Ce n’est pas le contrat en soi qui empêche le défendeur de déposer une réclamation contre le tiers, le défendeur n’étant évidemment pas une partie à ce contrat, mais le fait que le demandeur cherche uniquement à obtenir du défendeur la partie de sa perte que ce dernier a causée.

[37] À l’instar de la demanderesse, je considère l’issue de l’arrêt BC Ferries comme résultant de la portée limitée de la réclamation déposée par les demandeurs contre les défendeurs dans cette affaire, plutôt que du fait que les demandeurs et les mis en cause s’étaient entendus pour limiter ainsi la portée de leur réclamation. J’ajoute également que, dans l’arrêt Taylor (l’autre élément de jurisprudence invoqué dans la décision Gottfriedson), la limitation opérée par la demanderesse sur sa réclamation contre la défenderesse, visant à réclamer uniquement les dommages‑intérêts imputés à la défenderesse conformément au degré respectif de faute de cette dernière, a été consignée dans une modification à l’acte de procédure et non dans une entente avec les mis en cause concernés.

[38] Cela dit, je souhaiterais nuancer cette analyse en soulignant ce que je considère comme une distinction potentielle pertinente entre la dynamique du litige en l’espèce et celle prévalant dans l’arrêt BC Ferries ou d’autres affaires (comme Ontario New Home Warranty Program v Chevron Chemical Co, [1999] OJ No 2245, 46 OR (3d) 130, citée par la défenderesse) où des ententes à l’amiable de type Pierringer ont été employées. Dans ces affaires, les demandeurs ont employé un instrument quelconque pour prendre l’engagement, allant au‑delà de la procédure en cours, de ne pas réclamer aux défendeurs plus que la part de responsabilité imputée à ces derniers. En l’espèce, bien que la réclamation de la demanderesse devant la Cour soit ainsi limitée, je constate que la demanderesse ne s’est pas engagée à ne pas poursuivre une cause d’action devant une cour supérieure provinciale contre la défenderesse ou Murphy Battista en lien avec toute part de responsabilité que la Cour pourrait attribuer à Murphy Battista.

[39] À mon avis, cette distinction n’a pas d’incidence sur l’analyse au titre de l’article 50.1 de la Loi. De fait, en lisant l’arrêt Taylor, j’observe que la même dynamique prévaut pour le litige dans cette affaire qu’en l’espèce, étant donné que la demanderesse dans l’arrêt Taylor avait limité sa réclamation contre la défenderesse au moyen de l’acte de procédure applicable, sans que la décision indique manifestement que la demanderesse s’était engagée à ne pas poursuivre d’autres causes d’actions hors de la portée de l’instance. Par surcroît, en l’espèce, la mise en cause envisagée de la défenderesse, se reflétant à la fois dans l’acte de procédure provisoire accompagnant ses documents de requête et dans la nature d’une demande de contribution et d’indemnisation, ne transcende pas la portée de la réclamation déposée par la demanderesse contre la défenderesse dans la présente instance. Sous réserve de mon examen ci‑après des autres arguments de la défenderesse au titre de l’article 50.1, la mise en cause envisagée semble n’avoir aucune chance d’être accueillie.

[40] Toutefois, la possibilité que la défenderesse fasse l’objet d’une réclamation devant une cour supérieure provinciale, que cette réclamation soit déposée par la demanderesse directement ou déposée par Murphy Battista contre la défenderesse en tant que tiers, est potentiellement pertinente au regard de la requête en suspension discrétionnaire présentée par la défenderesse en vertu du paragraphe 50(1) de la Loi. J’examinerai ce point un peu plus loin dans les présents motifs.

[41] Enfin, avant d’achever l’analyse relative à l’article 50.1, je souligne l’argument de la défenderesse selon lequel les modifications apportées par la demanderesse à l’acte de procédure sont ambiguës et, partant, n’appuient pas la conclusion selon laquelle il n’y a aucune possibilité que la défenderesse soit tenue responsable de verser des paiements pour les pertes attribuables à Murphy Battista. Au soutien de cet argument, la défenderesse invoque la référence dans l’arrêt Taylor (aux para 9‑10) à un stade antérieur de cette procédure où le juge d’instance inférieure (le juge Cullity) avait rejeté une requête en radiation de la mise en cause en raison de l’ambiguïté d’une modification apportée à l’acte de procédure de la demanderesse. L’arrêt Taylor décrit cette modification comme une tentative de la part de la demanderesse d’empêcher la défenderesse de procéder à une mise en cause en limitant la réclamation de la demanderesse à la [traduction] « responsabilité individuelle » de la défenderesse.

[42] Comme le souligne la demanderesse, la décision du juge Cullity à l’égard de la requête antérieure n’est pas disponible. Par conséquent, notre compréhension du raisonnement appliqué à cette requête se borne à la description formulée par la Cour d’appel dans l’arrêt Taylor, selon laquelle, de l’avis du juge Cullity, la demanderesse affirmait encore que la défenderesse était responsable de tous les dommages qu’elle avait subis, la défenderesse ayant donc le droit de demander une contribution. Sur les conseils du juge Cullity, la demanderesse a modifié l’acte de procédure de sorte qu’il mentionne expressément que sa réclamation se limitait aux dommages qui seraient imputés à la défenderesse conformément au degré respectif de faute attribuable à la négligence de la défenderesse. Compte tenu de l’acte de procédure modifié, le juge Cullity a conclu que la mise en cause de la défenderesse était insoutenable, et la Cour d’appel a abondé dans le même sens (aux para 11‑12).

[43] Je n’interprète pas l’arrêt Taylor comme soutenant nécessairement la conclusion du juge Cullity à l’égard de la requête antérieure selon laquelle la modification apportée à l’acte de procédure par la demanderesse afin de limiter sa réclamation à la [traduction] « responsabilité individuelle » de la défenderesse était ambiguë et sans effet. La décision ne renferme aucune analyse à l’appui de cette conclusion. De plus, la défenderesse en l’espèce n’a présenté aucune analyse en ce sens. Par ailleurs, dans la décision Gottfriedson, le juge Harrington évoque la responsabilité individuelle en mentionnant que « les demanderesses ne cherchent à obtenir réparation que de la part du Canada à titre individuel […] ».

[44] Je n’ai pas de doute que la demanderesse en l’espèce aurait pu expliquer son intention plus en détail de manière à indiquer expressément, à l’instar de la demanderesse dans l’arrêt Taylor, que sa réclamation contre la défenderesse vise uniquement les dommages qui sont attribuables à cette dernière, à proportion de son degré de faute. Cependant, rien ne me permet de conclure que les propos plus concis de la demanderesse, lesquels restreignent le redressement recherché aux alinéas 1c) et d) de son acte de procédure aux dommages [traduction] « découlant de la responsabilité individuelle de la défenderesse », sont ambigus ou par ailleurs insuffisants pour communiquer son intention. Qui plus est, le dossier de la présente requête indique clairement que la demanderesse a fait état de son intention de réclamer uniquement les dommages imputables à la défenderesse.

[45] Cela dit, bien que le point suivant n’ait pas été soulevé par la défenderesse, j’ai formulé une réserve lors de l’audience relative à cette requête, à savoir que l’alinéa 1e) de l’acte de procédure, qui prévoit une réclamation pour des catégories de dommages‑intérêts particuliers, n’est pas limité par une référence similaire à la responsabilité individuelle de la défenderesse. L’avocat de la demanderesse a répondu que les catégories de dommages‑intérêts particuliers réclamés sont, de par leur nature, uniquement attribuables à la défenderesse et que, partant, il n’était pas nécessaire d’inclure une limitation expresse à la responsabilité individuelle de la défenderesse. Subsidiairement, la demanderesse a soutenu que, si la Cour continuait d’avoir des doutes sur ce point, il lui était loisible de rejeter la requête aux termes de l’article 50.1, sous réserve d’une modification clarifiant l’acte de procédure.

[46] Je continue d’avoir des réserves sur ce point. Je ne suis pas convaincu que la réclamation dont il est fait état à l’alinéa 1e) de l’acte de procédure de la demanderesse, tout particulièrement la mention des coûts supportés aux fins de la prévention du vol d’identité – y compris les coûts afférents à la surveillance du crédit et les autres coûts déboursés – ne constitue pas une réclamation susceptible de mettre en jeu des dommages causés en partie et par les brèches de données et par l’attaque au rançoncigiel. J’ai cru comprendre que la demanderesse est disposée à apporter une modification afin de préciser que la réclamation en dommages‑intérêts particuliers vise uniquement les dommages découlant de la responsabilité individuelle de la défenderesse, cette mention étant, selon ce qu’a dit l’avocat de la demanderesse lors de l’audience, ajoutée par souci de certitude puisqu’elle cadre avec l’intention de la demanderesse.

[47] Je fais également remarquer que, dans l’arrêt BC Ferries, la Cour d’appel a rejeté l’appel de l’ordonnance radiant les mises en cause, sous réserve de la modification, par les demandeurs, de leurs actes de procédure en vue de l’élimination de tout doute quant à la limite de la réclamation ainsi que de toute incertitude quant à l’obligation du juge de première instance de déterminer le degré de faute, s’il en est, pour la perte des demandeurs qui était attribuable à des parties autres que les défendeurs. En l’espèce, une modification à la réclamation en dommages‑intérêts particuliers de la demanderesse, comparable aux modifications déjà apportées pour limiter la portée à la responsabilité individuelle, servira similairement à ces fins. Mon ordonnance ci‑dessous reflétera ce point.

[48] Sur la base de l’analyse ci‑dessus, je conclus que la mise en cause envisagée de la défenderesse n’a aucune chance d’être accueillie et que la présente requête en suspension au titre de l’article 50.1 de la Loi doit être rejetée.

(3) Effet de la restriction proposée de la catégorie

[49] Comme l’indiquent les arguments avancés par la demanderesse à l’audience relative à la présente requête, l’analyse ci‑dessus ayant trait à l’article 50.1 et à l’effet de la limitation des réclamations de la demanderesse à la responsabilité individuelle de la défenderesse est indépendante de la modification proposée par la demanderesse en vue de restreindre la définition de la catégorie de manière à en exclure les personnes qui ont contacté Murphy Battista avant le 24 juin 2021. Ayant conclu, sur la base de l’analyse ci‑dessus, que la requête au titre de l’article 50.1 doit être rejetée, je n’ai nullement besoin d’examiner en détail les arguments des parties sur l’effet qu’aurait la restriction de la définition de la catégorie sur la mise en cause envisagée.

[50] Cela dit, je souhaite préciser la réserve que j’ai soulevée lors de l’audience à propos de la possibilité de fonder ma décision pour la présente requête sur les arguments de la demanderesse au sujet de la définition restreinte de la catégorie, tandis que la définition de la catégorie (s’il en est) ne sera pas déterminée avant la requête en autorisation. Je souligne la réponse de l’avocat de la demanderesse, à savoir que malgré la réticence à imposer à la demanderesse une catégorie qu’elle n’a pas convenu de représenter dans la présente instance, il incombe en définitive à la Cour de déterminer la définition de la catégorie au cours de la procédure relative à la requête en autorisation. J’admets également l’explication de l’avocat de la défenderesse selon laquelle il n’a pas les instructions nécessaires pour aviser la Cour, à l’heure actuelle, de la position que la défenderesse est susceptible d’adopter à l’audience sur l’autorisation en ce qui concerne la définition de la catégorie, telle qu’elle est actuellement proposée par la demanderesse.

[51] Pour dire les choses simplement, l’issue de l’audience sur l’autorisation, y compris de la définition de la catégorie, relève en ce moment de la conjecture. L’avocat de la demanderesse soutient que la Cour peut uniquement se fonder sur la situation actuelle, faute d’une autre définition de catégorie proposée sur laquelle il serait possible de baser l’issue de la requête en suspension. Il souligne toutefois que l’argument de la demanderesse qui découle de la limitation de la réclamation de cette dernière à la responsabilité individuelle de la défenderesse n’est pas tributaire de la définition restreinte de la catégorie. Si la définition restreinte proposée avait été le seul élément sur lequel la demanderesse pouvait se fonder pour contester la requête en suspension de la défenderesse, la nature actuellement conjecturale de la future définition de la catégorie aurait probablement constitué pour la demanderesse un important obstacle à surmonter pour faire opposition à la présente requête. Rappelons toutefois que, comme il a été mentionné ci‑dessus, la requête liée à l’article 50.1 doit être rejetée sur la seule base de l’argument relatif à la responsabilité individuelle. Cette issue n’est pas tributaire de la définition de catégorie spécifique qui est susceptible, au final, d’être proposée par la demanderesse ou déterminée par la Cour pendant l’instance relative à la requête en autorisation.

B. La présente action doit‑elle être suspendue en vertu du paragraphe 50(1) de la Loi?

(1) Principes généraux

[52] Le paragraphe 50(1) de la Loi prévoit ce qui suit :

Suspension d’instance

Stay of proceedings authorized

50 (1) La Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :

50 (1) The Federal Court of Appeal or the Federal Court may, in its discretion, stay proceedings in any cause or matter

a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;

(a) on the ground that the claim is being proceeded with in another court or jurisdiction; or

b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.

(b) where for any other reason it is in the interest of justice that the proceedings be stayed.

[53] Bien que les parties citent divers éléments de jurisprudence où a été interprété le paragraphe 50(1) de la Loi, elles se fondent toutes les deux sur la décision rendue récemment dans Richards c Canada, 2021 CF 231. Dans cette affaire, le juge Norris a expliqué succinctement que la décision de suspendre une instance en vertu du paragraphe 50(1) est une décision discrétionnaire et qu’une suspension ne doit être accordée que dans les cas les plus clairs, l’élément déterminant étant de savoir si, eu égard à l’ensemble des circonstances, l’intérêt de la justice justifie une telle issue (au para 9).

[54] Le juge Norris a également expliqué la différence entre l’alinéa 50(1)a) et l’alinéa 50(1)b). L’alinéa 50(1)a) traite d’un exemple précis de cas où il n’est pas dans l’intérêt de la justice d’autoriser la poursuite d’une instance, c’est‑à‑dire lorsque la demande est en instance devant un autre tribunal. Une telle situation peut être contraire à l’intérêt de la justice s’il serait indûment contraignant pour un défendeur de devoir se défendre contre plus d’une action visant à obtenir le même redressement, s’il existe un risque de conclusions de fait ou de droit contradictoires, ou s’il existe un risque de double indemnisation pour le demandeur (au para 10).

[55] En comparaison, l’alinéa 50(1)b) reflète le fait que l’existence de procédures parallèles devant différents tribunaux n’est pas la seule circonstance qui peut permettre d’établir qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice d’autoriser la poursuite d’une instance donnée. Par exemple, la suspension temporaire d’une instance en attendant quelque autre mesure peut être dans l’intérêt de la justice, car, à long terme, elle favorisera une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible (au para 11).

(2) Application de ces principes

[56] Invoquant d’abord l’alinéa 50(1)a), la défenderesse soutient que cette disposition s’applique puisque la demanderesse a indiqué clairement que, si la défenderesse a gain de cause dans la présente requête en suspension, une action sera déposée devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique et portera sur des réclamations qui sont identiques ou semblables à celles dont il est question dans la présente action devant la Cour fédérale.

[57] La défenderesse invoque deux paragraphes figurant dans l’affidavit que la demanderesse a déposé dans son dossier de requête. Premièrement, elle explique que son avocat avait rédigé un avis de poursuite civile à déposer devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique [l’acte de procédure pour la CSCB], selon lequel le dépôt, de la part de la défenderesse, de la requête en suspension et de la requête concernant un conflit d’intérêts devant la Cour fédérale constituerait un abus de procédure. Elle mentionne également que l’acte de procédure pour la CSCB n’a pas été déposé. Secondement, la demanderesse affirme que, si elle était contrainte à présenter à nouveau sa réclamation à un tribunal provincial, les éléments de preuve qui ont été obtenus lors de l’instance devant la Cour fédérale (dans les affidavits de la défenderesse et au cours du contre‑interrogatoire des déposants de la défenderesse) seraient perdus.

[58] Le dossier de requête de la défenderesse comporte un affidavit signé par Patricia Bradley, une parajuriste au sein du ministère de la Justice, qui joint une copie de l’acte de procédure provisoire pour la CSCB. Mme Bradley déclare que, le 11 octobre 2021, son bureau a été avisé de l’intention de Murphy Battista de déposer un nouveau recours collectif devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique et a reçu l’acte de procédure provisoire pour la CSCB. Elle ne fournit aucun autre renseignement contextuel concernant la réception de ce document. Cependant, dans l’un des affidavits signés par l’associée‑gérante de Murphy Battista, Me Kordic, lequel affidavit a été versé dans le dossier de requête de la demanderesse, Me Kordic soutient que la Cour, dans la présente requête, n’est pas saisie à juste titre de l’acte de procédure provisoire pour la CSCB, étant donné que cet acte de procédure a été envoyé à la défenderesse en lien avec une proposition de règlement « sans préjudice ».

[59] Lors de l’audience, ni l’une ni l’autre des parties n’a consacré une attention particulière à la question de savoir si la Cour était saisie à juste titre de l’acte de procédure provisoire pour la CSCB. En particulier, l’avocat de la demanderesse n’a avancé aucun argument pour soutenir que la Cour ne devrait pas se fonder sur ce document. Cela dit, l’examen de l’acte de procédure pour la CSCB a révélé que celui‑ci n’appuie pas l’argument de la défenderesse. Cet acte de procédure ne semble pas constituer un acte de procédure parallèle à celui présenté à la Cour fédérale, visant à entamer un recours collectif découlant des brèches de données. Comme l’indique l’explication qu’a formulée la demanderesse dans son affidavit, l’acte de procédure pour la CSCB s’interprète comme un recours collectif envisagé qui fait fond sur des allégations d’abus de procédure relativement à la manière dont la défenderesse a traité l’action intentée devant la Cour fédérale. La défenderesse soutient qu’il n’est pas nécessaire que deux procédures soient exactement parallèles pour que l’alinéa 50(1)a) s’applique (voir Oujé‑Bougoumou Cree Nation v Canada, [1999] FCJ No 1827, 176 FTR 307 au para 12). Toutefois, les réclamations figurant dans l’acte de procédure provisoire pour la CSCB sont suffisamment différentes de celles définies dans l’action devant la Cour fédérale pour que ce principe ne soit pas favorable à la défenderesse.

[60] J’admets l’affirmation de la défenderesse selon laquelle la demanderesse, dans son affidavit, évoque également la possibilité de présenter à nouveau sa réclamation à un tribunal provincial. Toutefois, comme le fait valoir la demanderesse, il s’agit là simplement d’une intention de présenter une demande à une cour supérieure provinciale si la requête en suspension de la défenderesse est accueillie et que, partant, la demanderesse est contrainte à se tourner vers une autre instance faute de pouvoir s’adresser à la Cour fédérale. Je retiens l’argument de la demanderesse voulant qu’il ne s’agisse pas là d’une situation visée par l’alinéa 50(1)a).

[61] À l’audience, les parties divergeaient sur la question de savoir si l’alinéa 50(1)a) s’applique uniquement à une situation où la demande est actuellement en instance devant un autre tribunal. La demanderesse soutient que la jurisprudence n’appuie nullement le fait d’invoquer l’alinéa 50(1)a) lorsqu’il n’existe pas de procédure concurrente. Au soutien de leur position respective sur ce désaccord, les deux parties se sont concentrées sur les principes applicables au paragraphe 50(1) qui ont été énoncés dans la décision Canada (Procureur général) c Premières nations de Cold Lake, 2015 CF 1197 [Cold Lake] au paragraphe 14, y compris la question de savoir s’il existait un risque que deux tribunaux différents « rendent prochainement une décision sur la même question ». Je suis enclin à penser que le libellé de la décision Cold Lake appuie la position de la demanderesse, puisqu’il serait rare qu’il existe un risque qu’un tribunal rende prochainement une décision sur un litige qui n’est pas encore en instance. Toutefois, il n’est pas nécessaire que je tire une conclusion définitive sur ce point, car il importe peu en l’absence de tout élément montrant que la demanderesse entend engager des procédures parallèles devant deux tribunaux différents.

[62] Cela dit, comme je l’ai mentionné ci‑dessus dans les présents motifs, la demanderesse ne s’est nullement engagée à ne pas déposer à l’avenir une réclamation contre la défenderesse devant un autre tribunal, en vue d’en obtenir plus que sa part proportionnelle des dommages‑intérêts dont la défenderesse est susceptible d’être responsable conjointement avec Murphy Battista. Il demeure possible, du moins en théorie, que la demanderesse (pour son propre compte et à titre de représentante de catégorie) engage une action de ce type contre la défenderesse dans une cour supérieure provinciale. Il est également possible qu’une action soit engagée contre Murphy Battista dans une cour supérieure provinciale et que Murphy Battista tente de mettre en cause la défenderesse afin d’en obtenir une contribution et une indemnisation.

[63] Eu égard à ces possibilités, je me pencherai sur les arguments présentés par la défenderesse voulant que l’intérêt de la justice justifie l’application d’une suspension discrétionnaire en vertu de l’alinéa 50(1)b) de la Loi. La défenderesse avance les quatre principaux arguments suivants :

  1. Il y a chevauchement dans les faits qui sous‑tendent les demandes relatives aux brèches de données et les demandes relatives à l’attaque au rançoncigiel, l’exploration desquelles nécessitera la communication de documents de la part de Murphy Battista ainsi que l’interrogatoire préalable de Murphy Battista;

  2. Pour assurer l’économie des ressources judiciaires, ces demandes devraient être entendues une seule fois et en même temps;

  3. Le regroupement de ces demandes devant un seul tribunal écarterait la possibilité que des conclusions de fait et des verdicts de responsabilité contradictoires soient rendus, de même que la possibilité que la défenderesse paie plus que sa juste part des dommages‑intérêts;

  4. La défenderesse subirait un préjudice si elle devait intenter une action devant deux tribunaux. La défenderesse affirme que les conclusions auxquelles parviendra la Cour concernant la requête en autorisation sont susceptibles d’influer négativement sur sa capacité de demander une contribution et une indemnisation à Murphy Battista. Inversement, elle soutient que la demanderesse et la catégorie ne subiraient aucun préjudice si cette affaire était transférée à une cour supérieure provinciale puisqu’une catégorie de plus grande portée, comprenant les personnes touchées par l’attaque au rançoncigiel, pourrait alors poursuivre sa demande dans son intégralité, y compris contre Murphy Battista.

[64] La demanderesse affirme que l’alinéa 50(1)b) ne peut pas s’appliquer étant donné que les arguments de la défenderesse reposent tous sur la possibilité d’instances faisant double emploi. Elle soutient que l’alinéa 50(1)a) traite des instances faisant double emploi et que, partant, l’alinéa 50(1)b) s’applique uniquement aux circonstances autres que les instances faisant double emploi. J’ai des réserves quant à la logique de l’observation de la demanderesse. Même si j’acceptais, pour les besoins de la discussion, la position de la demanderesse voulant que l’alinéa 50(1)a) s’applique uniquement en cas d’instances faisant actuellement double emploi, la Cour ne saurait se voir priver de la compétence d’accorder une suspension dans une circonstance où il se peut que des instances présentant un certain degré de double emploi ou de chevauchement soient engagées ultérieurement, si l’intérêt de la justice justifie ce résultat.

[65] Cela dit, je retiens l’observation de la demanderesse selon laquelle, aux fins de l’analyse de l’intérêt de la justice au regard de l’alinéa 50(1)a) ou de l’alinéa 50(1)b), les principes énoncés dans la décision Cold Lake fournissent une orientation utile. Au paragraphe 14 de la décision Cold Lake, le juge Barnes présente les principes comme suit, tout en soulignant que la Cour devrait tenir compte de la prépondérance des inconvénients entre les parties :

  1. La poursuite de l’action causerait‑elle un préjudice ou une injustice (non seulement des inconvénients et des frais additionnels) au défendeur?

  2. La suspension créerait‑elle une injustice envers le demandeur?

  3. Il incombe à la partie qui demande la suspension d’établir que ces deux conditions sont réunies;

  4. L’octroi ou le refus de la suspension relèvent de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge;

  5. Le pouvoir d’accorder une suspension peut seulement être exercé avec modération et dans les cas les plus évidents;

  6. Les faits allégués, les questions de droit soulevées et la réparation demandée sont‑ils les mêmes dans les deux actions?

  7. Quelles sont les possibilités que les deux tribunaux tirent des conclusions contradictoires?

  8. À moins qu’il y ait un risque que deux tribunaux différents rendent prochainement une décision sur la même question, la Cour devrait répugner fortement à limiter le droit d’accès d’une partie au litige à un autre tribunal;

  9. La priorité ne doit pas nécessairement être accordée à la première instance par rapport à la deuxième ou vice versa.

[66] Ayant dûment appliqué ces principes, je conclus que l’intérêt de la justice n’est pas favorable à l’octroi d’une suspension discrétionnaire.

[67] Les arguments de la défenderesse me donnent peu de raisons de conclure que la continuation de l’action devant la Cour fédérale causerait un préjudice ou une injustice (non seulement des inconvénients et des frais additionnels) à la défenderesse. J’ai déjà conclu que les Règles fournissent à cette dernière les outils procéduraux nécessaires pour obtenir des éléments de preuve de Murphy Battista. Théoriquement, l’existence d’instances à la fois devant la Cour et devant une cour supérieure provinciale, soulevant des questions connexes, pourrait donner lieu à des conclusions contradictoires, découlant de la requête en autorisation ou d’une autre circonstance. Toutefois, cette possibilité me semble extrêmement hypothétique et lointaine, particulièrement vu que la possibilité qu’une instance soit intentée dans un autre tribunal relève elle‑même de la conjecture.

[68] Compte tenu de ces facteurs, une suspension créerait une injustice envers la demanderesse, étant donné que les parties ont déployé des efforts considérables pour se préparer à la requête en autorisation liée à la présente action, l’instruction de laquelle est actuellement prévue pour le mois prochain. Il se peut que le produit de ces efforts soit perdu, ou, du moins, que sa réalisation nécessite des efforts supplémentaires, si cette instance était transférée dans un autre tribunal. Par conséquent, il n’est pas du tout évident que les facteurs relatifs à l’économie des ressources judiciaires seraient favorables à un tel résultat. Étant donné que pour la présente requête, c’est à la défenderesse qu’incombe la charge, et vu le principe voulant que le pouvoir d’accorder une suspension puisse seulement être exercé avec modération et dans les cas les plus évidents, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire de refuser d’accorder une suspension en vertu du paragraphe 50(1) de la Loi.

V. Conclusion et dépens

[69] Suivant l’analyse ci‑dessus, la requête de la défenderesse est rejetée.

[70] Lors de l’audience relative à la présente requête, les parties ont conjointement proposé que la question des dépens résultant de la requête (et, potentiellement, de la requête retirée qui visait à écarter Murphy Battista comme avocats en raison d’un présumé conflit d’intérêts) soit différée de sorte qu’elle soit tranchée selon les observations écrites à la suite de la décision sur le fond de la requête. Je souscris à cette approche, et mon ordonnance fera état d’échéances, suivant les discussions tenues lors de l’audience, pour les étapes menant au calcul des dépens.


ORDONNANCE dans le dossier T‑982‑20

LA COUR ORDONNE :

  1. Sous réserve de la modification, par la demanderesse, de son acte de procédure de sorte à limiter sa réclamation en dommages‑intérêts aux dommages relevant de la responsabilité individuelle de la défenderesse, la requête de la défenderesse est rejetée.

  2. Le calcul, par la Cour, des dépens résultant de la présente requête (et, potentiellement, de la requête retirée qui visait à écarter Murphy Battista comme avocats en raison d’un présumé conflit d’intérêts) sera effectué par écrit à la suite des étapes suivantes :

    1. Les parties tenteront de s’entendre sur le calcul des dépens et présenteront des recommandations conjointes à la Cour d’ici le 14 janvier 2022, lesquelles feront état de l’entente conclue ou de l’absence d’une entente;

    2. Si une entente n’a pas été conclue :

      1. La demanderesse devra signifier et déposer, d’ici le 21 janvier 2022, des observations écrites présentant sa position sur les dépens, d’au plus trois pages, sans compter les documents à l’appui;

      2. La défenderesse devra signifier et déposer, d’ici le 28 janvier 2022, des observations écrites présentant sa position sur les dépens, d’au plus trois pages, sans compter les documents à l’appui.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑982‑20

INTITULÉ :

ANNE CAMPEAU c SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 DÉCEMBRE 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS :

le juge SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 20 DÉCEMBRE 2021

COMPARUTIONS :

Me Craig Dennis

Me Ray Power

Me Anthony Leoni

POUR LA DEMANDERESSE

Me Stephen Kurelek

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McEwan Cooper Dennis LLP

Rice Harbut Elliot LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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