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Date : 20220119


Dossier : IMM-1453-21

Référence : 2022 CF 64

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

YUXIA GAO

YONG ZHANG

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Mme Yuxia Gao [la demanderesse principale] et son époux M. Yong Zhang [époux qui accompagne la demanderesse principale], sont des citoyens de la République populaire de Chine. Ils ont une fille adulte qui, après ses études au Canada, est devenue une citoyenne canadienne naturalisée.

[2] En 2014, la fille des demandeurs a présenté une demande de parrainage dans le cadre du programme de parrainage parental afin qu’ils obtiennent la résidence permanente.

[3] Avant de prendre sa retraite, l’époux accompagnant la demanderesse principale avait travaillé pour le bureau chargé des affaires chinoises outre-mer [Overseas Chinese Affairs Office ou OCAO] durant 20 ans.

[4] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision dans laquelle un agent d’immigration [l’agent] du bureau d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] à Hong Kong a conclu qu’ils étaient interdits de territoire au titre des alinéas 34(1)f) et 42(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Plus précisément, l’agent a conclu que l’époux accompagnant la demanderesse principale était interdit de territoire au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR parce qu’il avait été membre d’une organisation, soit l’OCAO. Il a estimé qu’il existait des motifs raisonnables de croire que l’OCAO était l’auteur d’actes d’espionnage « contraire[s] aux intérêts du Canada », tel qu’il est énoncé à l’alinéa 34(1)a) de la LIPR.

[5] Comme l’agent a conclu que l’époux accompagnant la demanderesse principale était interdit de territoire, la demanderesse principale a aussi été déclarée interdite de territoire au titre de l’alinéa 42(1)a) de la LIPR, selon lequel un étranger est interdit de territoire si un membre de sa famille qui l’accompagne est frappé d’une interdiction de territoire.

[6] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Le contexte

[7] En 1983, l’époux accompagnant la demanderesse principale, qui travaillait à l’agence de voyages Overseas Chinese Travel Agency, a été muté à l’OCAO, à Guangzhou, en Chine.

[8] L’OCAO est une organisation gouvernementale nationale de la République populaire de Chine [la RPC] qui est responsable des affaires chinoises outre-mer. Selon le dossier, les Chinois d’outre-mer comprennent des millions de Chinois d’origine qui, au fil des siècles, ont déménagé dans d’autres parties du monde, ont adopté de nouvelles nationalités et en sont maintenant à la deuxième génération, à la troisième ou aux suivantes. Ils comprennent aussi des migrants plus récents et des ressortissants de la RPC qui vivent à l’extérieur de celle-ci.

[9] Selon un article de James To, invoqué par les deux parties, le terme qiaowu, qui renvoie aux affaires chinoises outre-mer, peut être décrit ainsi :

[traduction]
Le qiaowu est, en apparence, un effort global qui vise à maintenir, à protéger et à améliorer les droits et les intérêts des Chinois d’outre‑mer. Les tâches comprennent la diffusion des politiques et la promotion des affaires qui concernent les Chinois d’outre-mer, la recherche de leurs besoins et la résolution de leurs problèmes. En pratique, cependant, le qiaowu vise à légitimer et à protéger l’emprise du PCC [le Parti communiste chinois] sur le pouvoir, à préserver l’image de la Chine sur la scène internationale et à maintenir l’influence du pays sur d’importants canaux d’accès aux ressources sociales, économiques et politiques, tant au pays qu’à l’étranger. Pour y parvenir, le qiaowu s’exerce suivant deux objectifs, soit ramener les Chinois d’outre-mer dans le giron de l’État-nation chinois et leur faire connaître le programme de l’État‑nation. Ces objectifs prévoient implicitement l’élimination des menaces et des discours rivaux qui pourraient critiquer le PCC. (TO, James. Beijing’s Policies for Managing Han and Ethnic-Minority Chinese Communities Abroad, Journal of Current Chinese Affairs, 2012, vol. 41, no 4, aux p 183-221. ISSN : 1868-4874 (en ligne), ISSN : 1868-026 (imprimé) à la p 185 [M. To, 2012], non souligné dans l’original).

[10] S’appuyant sur l’article de M. To, les demandeurs soulignent que, sur le site Web de l’OCAO, il est expliqué que le rôle de l’organisation comporte plusieurs tâches stratégiques et administratives, notamment la préparation de la planification et des politiques du qiaowu, la rédaction de lois et de règlements interreliés, de même que la supervision, l’inspection et la mise en œuvre des affaires (TO, James Jiann Hua. Hand-in-Hand, Heart-to-Heart: Qiaowu and the Overseas Chinese, thèse de doctorat en philosophie, Université de Canterbury, sciences politiques, 2009, à la p 70 [M. To, 2009]).

[11] Dans leurs observations, les parties se sont aussi appuyées sur la déclaration de M. To selon laquelle l’OCAO [traduction] « joue un rôle dans la collecte et la diffusion de renseignements : il effectue des recherches sur les affaires nationales et étrangères [des Chinois d’outre-mer], et il transmet les renseignements au PCC et au Conseil d’État [...] » (M. To, 2009, à la p 70).

[12] Selon les demandeurs, l’époux accompagnant la demanderesse principale avait travaillé principalement comme technicien en informatique de sa mutation à l’OCAO jusqu’en 2002, moment où il avait été muté à un poste administratif. Le défendeur fait remarquer que lorsque l’époux accompagnant la demanderesse principale avait pris sa retraite, en 2004, il faisait partie des cadres.

[13] En 2014, la fille des demandeurs a présenté une demande visant à parrainer ceux-ci.

[14] En 2018, IRCC a demandé des renseignements supplémentaires concernant les antécédents professionnels de l’époux accompagnant la demanderesse principale.

[15] Le 6 juillet 2020, une lettre d’équité procédurale a été envoyée aux demandeurs pour les informer de l’existence de doutes quant au fait que l’époux accompagnant la demanderesse principale était peut-être une personne visée à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Dans la lettre, l’agent a indiqué qu’il avait des motifs raisonnables de croire que l’époux accompagnant la demanderesse principale avait été membre de l’OCAO, une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle était l’auteure d’actes d’espionnage dirigés contre le Canada ou contraires aux intérêts du Canada. Les demandeurs se sont vu offrir l’occasion de dissiper les doutes. Ils ont présenté une lettre de réponse le 29 septembre 2020.

III. La décision de l’agent

[16] Dans une lettre datée du 14 avril 2021, l’agent a rejeté les demandes de visa de résidence permanente des demandeurs au motif que la demanderesse principale et l’époux qui l’accompagnait étaient interdits de territoire au Canada au titre des alinéas 42(1)a) et 34(1)f) de la LIPR, respectivement.

[17] Dans les notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC], qui font partie de la décision de l’agent, celui-ci a conclu que les demandeurs n’avaient pas réussi à dissiper les doutes soulevés dans la lettre d’équité procédurale quant au fait que l’époux accompagnant la demanderesse principale avait été membre de l’OCAO, une organisation qui était l’auteure d’actes d’espionnage dirigés contre le Canada ou contraires aux intérêts du Canada.

[18] L’agent a déclaré que la collecte de renseignements contre les Chinois d’outre-mer et leurs activités faisait partie intégrante de la politique étrangère de la RPC, et que cette dernière comptait sur l’infiltration des communautés chinoises d’outre-mer pour faire pression sur les dissidents. Il a conclu que les activités de collecte de renseignements, menées de façon cachée par l’OCAO, constituaient de l’espionnage.

[19] L’agent a conclu que les activités de l’OCAO étaient contraires aux intérêts du Canada. Il a souligné que le guide opérationnel d’IRCC OP 18 – Évaluation de l’interdiction de territoire donnait des directives concernant les actes qui peuvent constituer de l’espionnage et qui sont « contraire[s] aux intérêts du Canada ». Ces actes comprennent, comme l’a précisé l’agent : les « actes d’espionnage contre des alliés du Canada » et les « [a]ctes d’espionnage commis à l’intérieur ou à l’extérieur du Canada qui auraient une incidence négative sur la sûreté, la sécurité ou la prospérité du Canada. La prospérité du Canada comprend, entre autres, les facteurs suivants : financiers, [...], sociaux et culturels. »

[20] L’agent a examiné l’argument des demandeurs selon lequel les critères « contre le Canada » ou « contraire aux intérêts du Canada » n’étaient pas respectés, mais il a conclu que [traduction] « d’après des renseignements tirés de sources ouvertes crédibles, il [était] reconnu que l’OCAO [menait] des activités cachées contre les communautés chinoises d’outre-mer partout dans le monde et qu’il [était] donc raisonnable de croire que cela [comprenait] les communautés chinoises d’outre-mer au Canada et dans les pays alliés, ce qui [pouvait] être considéré comme étant contraire aux intérêts du Canada ». De plus, il a souligné que [traduction] « l’OCAO [avait] été désigné comme une menace pour les intérêts des États-Unis ».

[21] Enfin, l’agent a conclu que le fait que l’époux accompagnant la demanderesse principale avait travaillé pour l’OCAO durant près de vingt ans suffisait pour qu’il soit considéré comme un « membre » de l’OCAO.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[22] La question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable. Plus précisément, les demandeurs soulèvent les sous-questions suivantes : i) L’agent a-t-il raisonnablement conclu que l’OCAO était l’auteur d’actes d’« espionnage »?; ii) L’agent a-t-il raisonnablement conclu que de tels actes étaient « contraire[s] aux intérêts du Canada »? À l’audience, les demandeurs ont retiré la question de savoir s’il était raisonnable de conclure que l’époux accompagnant la demanderesse principale répondait à la définition de « membre ».

[23] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[24] Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100). La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13). Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit être convaincue par la partie qui conteste la décision que celle-ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et que les lacunes ou insuffisances reprochées ne sont pas « simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov, au para 100).

[25] De plus, la cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait (Vavilov, au para 125). Néanmoins, selon l’arrêt Vavilov, un décideur « doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments » (au para 126).

V. Analyse

[26] La question déterminante est celle de savoir s’il était raisonnable pour l’agent de conclure qu’il existait des motifs raisonnables de croire que l’OCAO était l’auteur d’« acte[s] d’espionnage [...] contraire[s] aux intérêts du Canada ». Les alinéas 34(1)a) et 34(1)f) de la LIPR sont ainsi libellés :

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

a) être l’auteur de tout acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada;

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

(a) engaging in an act of espionage that is against Canada or that is contrary to Canada’s interests;

[….]

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

[27] Pour que l’agent puisse conclure que l’époux accompagnant la demanderesse principale était interdit de territoire au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, trois conditions devaient être respectées : i) l’époux accompagnant la demanderesse principale avait été membre de l’OCAO; ii) l’OCAO était, avait été ou serait l’auteur d’actes d’espionnage; et iii) ces actes d’espionnage étaient dirigés contre le Canada ou contraires aux intérêts du Canada.

[28] Comme il a été mentionné précédemment, les demandeurs soutiennent que les conditions ii) et iii) n’étaient pas respectées.

[29] En ce qui concerne la norme de preuve exigée, l’article 33 de la LIPR prévoit ce qui suit :

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir. [soulignement ajouté]

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur. [Emphasis added]

[30] Dans l’arrêt Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 [Mugesera], la Cour suprême du Canada s’est penchée sur la norme de preuve correspondant à l’existence de « motifs raisonnables [de penser] » et elle a conclu que « cette norme exigeait davantage qu’un simple soupçon, mais restait moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile » (au para 114). « La croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » (au para 114). La norme des motifs raisonnables de croire ne s’applique qu’aux questions de fait (au para 116).

(1) Les actes d’espionnage

[31] Le défendeur soutient que l’agent avait des motifs raisonnables de croire que la preuve dont il disposait établissait que l’OCAO avait été l’auteur d’actes d’espionnage.

[32] Le défendeur souligne que l’« espionnage » n’est pas défini dans la LIPR, mais qu’il est défini dans la jurisprudence comme une pratique consistant à recueillir des renseignements d’une manière cachée ou subreptice. Dans la décision Peer c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 752 (conf par 2011 CAF 91), il a été établi que, contrairement à la subversion, l’espionnage ne vise pas nécessairement l’atteinte d’un but illicite (au para 34).

[33] En plus de l’analyse contenue dans la décision, qui est exposée en détail à la section III ci-dessus intitulée « La décision de l’agent », le défendeur souligne que l’agent a indiqué, dans les notes consignées dans le SMGC, que l’OCAO avait des représentants dans les ambassades, les consulats et les bureaux de représentation de la Chine partout dans le monde pour assurer la liaison avec les communautés chinoises d’outre-mer. Se fondant sur le livre de James Jiann Hua To, intitulé Qiaowu : Extra‑Territorial Policies for the Overseas Chinese (Brill, 2014), l’agent a aussi indiqué dans les notes que l’OCAO i) prenait part à des activités cachées visant les communautés chinoises d’outre-mer, notamment la surveillance de leurs activités et l’exercice d’influence politique; et ii) tenait à jour des politiques sur divers sujets, y compris sur [traduction] « la façon de gagner la confiance des cibles et de la consolider, la façon de gérer activement les cibles et la façon de superviser leur comportement ».

[34] La position des demandeurs est que, bien que la collecte de renseignements et le [traduction] « guidage » par l’OCAO, qui prend la forme de propagande, peuvent être désagréables pour les Canadiens, ces activités ne sont aucunement cachées. Ils soulignent que l’OCAO, sur son propre site Web, mentionne qu’il prend part à la collecte de renseignements sur les affaires nationales et étrangères des Chinois d’outre-mer et qu’il transmet ces renseignements au PCC. Ils soutiennent que les sources sur lesquelles IRCC s’est appuyé mettent en lumière le rôle joué par l’OCAO dans la diffusion de propagande visant à influencer les communautés chinoises d’outre-mer partout dans le monde. Ils citent, entre autres, la déclaration de M. To (2012) selon laquelle [traduction] « les cadres et les diplomates du qiaowu cherchent à gagner la confiance de leurs cibles et à la consolider, à les gérer activement et à surveiller leur comportement [...] afin de comprendre et d’infiltrer leurs rouages internes sans intervenir ouvertement; ils cherchent aussi à influencer leurs cibles en les guidant plutôt qu’en les dirigeant ouvertement [...]. De tels principes [une relation “guidée”] font du qiaowu un outil efficace permettant de contrôler et de manipuler les comportements de façon soutenue, mais en apparence, il est bénin, bienveillant et utile » (à la p 189).

[35] Lors de l’audience, les demandeurs ont fait valoir qu’une distinction pouvait être établie entre une agence d’espionnage, comme la CIA, qui recueille des renseignements auprès de cibles qui ignorent qu’elles sont visées par la CIA, et l’OCAO, qui cible ouvertement les communautés chinoises d’outre-mer et ne cache pas le fait qu’il recueille des renseignements. Par conséquent, les cibles devraient savoir à qui elles ont affaire.

[36] Le défendeur n’est pas d’accord. Il soutient que, bien que l’OCAO admette qu’il recueille des renseignements auprès des communautés chinoises d’outre-mer et qu’il ait révélé certaines des fins pour lesquelles ces renseignements sont recueillis, il était raisonnable de conclure, selon le dossier, que la manière dont l’OCAO mène ses activités de collecte de renseignements est cachée. Il affirme que la nature des interactions de l’OCAO avec les communautés chinoises d’outre-mer, les renseignements recueillis et l’utilisation prévue de ces renseignements sont dissimulés. Il souligne les renseignements contenus dans le dossier concernant la collecte de renseignements, la surveillance et les actes de subversion auprès des communautés chinoises d’outre-mer. Reprenant l’analogie avec la CIA faite par les demandeurs, le défendeur soutient qu’il est bien connu que les services de renseignement de partout dans le monde utilisent des techniques de collecte de renseignements, mais cela n’enlève rien au fait qu’ils exercent leurs activités et utilisent leurs techniques de collecte de renseignements de façon cachée.

[37] Malgré les observations habiles de l’avocate des demandeurs, je suis d’accord avec le défendeur. Selon le dossier dont l’agent disposait, il était raisonnable pour celui-ci de conclure que l’OCAO menait des activités cachées et recueillait des renseignements auprès des communautés chinoises d’outre-mer et d’autres minorités dans le monde.

[38] Les demandeurs s’appuient sur la décision Crenna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 491 [Crenna] pour alléguer que la collecte de renseignements par l’OCAO n’est pas « secrète, clandestine, subreptice ou cachée » (au para 78). Dans la décision Crenna, la demanderesse avait divulgué des renseignements à un agent du renseignement russe avec le consentement de son supérieur canadien. Le juge Brown a conclu que la demanderesse avait agi sur les instructions de son supérieur immédiat canadien et que, par conséquent, ses actes « ne suscit[aient] pas des motifs raisonnables de croire que ce [qu’elle avait] fait constituait de l’espionnage. [Il est parvenu] à cette conclusion parce que la Cour [avait] conclu que ce que la demanderesse [avait] fait n’était ni secret, ni clandestin, ni subreptice, ni caché » (au para 59).

[39] J’estime que les faits de l’affaire Crenna se distinguent des faits de l’espèce. Se fondant sur les articles de M. To (2009 et 2012) contenus dans le dossier, les parties conviennent que l’OCAO infiltre les rouages des communautés chinoises d’outre-mer, qu’il ne leur communique, de façon sélective, que ce qu’elles ont besoin de savoir et qu’il leur refuse l’accès à des renseignements qui pourraient nuire à la réussite des efforts de qiaowu que lui-même et le PCC déploient. Selon le dossier, il était raisonnable pour l’agent de conclure qu’il existait, en fait, des motifs raisonnables de croire que l’OCAO se livrait, de manière subreptice et cachée, à la collecte de renseignements.

[40] Les demandeurs attirent l’attention sur la déclaration de l’agent selon laquelle [traduction] « il [était] aussi indiqué, dans les sources ouvertes, que la Chine compt[ait] sur l’infiltration des communautés chinoises d’outre-mer au Canada et dans d’autres pays pour faire pression sur les dissidents et les groupes comme le Falun Gong ». Ils font remarquer qu’à la suite de cette déclaration, l’agent a cité un article du Toronto Star. Ils affirment que l’article attribue ces activités à la Chine, mais pas précisément à l’OCAO. Ils soutiennent donc qu’il n’y avait [traduction] « aucune preuve ni indication que l’OCAO prenait part à ces activités ».

[41] Il est vrai que l’article en question n’attribuait pas à l’OCAO les tactiques d’infiltration et les moyens de pression sur les communautés dissidentes comme le Falun Gong, mais si l’on examine le dossier dans son ensemble, la décision de l’agent était raisonnable. Les notes consignées dans le SMGC citent une déclaration faite en 2001 par Guo Dongpo, alors directeur de l’OCAO, dans laquelle il exhortait les cadres à [traduction] « lutter contre les forces de la secte du “Falun Gong” outre-mer, à les empêcher de se propager et à éliminer leur mauvaise influence ». Après la citation, les notes font mention du rapport annuel de 2008 de la Commission exécutive du Congrès des États-Unis sur la Chine, lequel figure dans le dossier. La même section du rapport annuel (aux pages 179 et 180) contient aussi ce qui suit :

[traduction]
Guo Dongpo a exhorté les cadres à « se réveiller et à réaliser que la lutte contre la secte du “Falun Gong” est une lutte politique sérieuse ». Guo a réclamé la mobilisation des ressources de l’OCAO pour « unir tous les pouvoirs qui peuvent l’être [...] les amener à comprendre et à soutenir la position et la politique du gouvernement chinois visant à traiter le problème du “Falun Gong” conformément à la loi ». [...] Un rapport officiel sur la réunion de janvier 2027 des directeurs de l’OCAO, lors de laquelle les dirigeants provinciaux et municipaux de l’OCAO ont rencontré les dirigeants nationaux à Beijing, indiquait que « l’OCAO coordonn[ait] également la mise en œuvre, par les ministères concernés, de la lutte contre le “Falun Gong” outre-mer ».

[42] Compte tenu des éléments de preuve au dossier qui reliaient l’OCAO aux activités décrites par l’agent, il était raisonnable pour celui-ci de conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’OCAO avait infiltré des communautés chinoises d’outre-mer au Canada et dans d’autres pays et qu’il menait des activités cachées et se livrait à la collecte de renseignements. Par conséquent, je juge que l’agent a raisonnablement conclu que de tels actes commis par l’OCAO répondaient à la définition d’espionnage.

(2) Les actes contraires aux intérêts du Canada

[43] S’appuyant sur les décisions Weldemariam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 631 [Weldemariam] et Yihdego c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 833 [Yihadego], les demandeurs soutiennent que les actes d’espionnage qui sont contraires aux valeurs du Canada ne sont pas nécessairement contraires aux intérêts du Canada. Ils font valoir qu’un lien tangible avec les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale doit être établi.

[44] À cet égard, les demandeurs allèguent que l’agent a mal interprété les éléments de preuve, en particulier celui concernant l’audience du Congrès sur les services du renseignement et les opérations d’espionnage de la Chine, tenue le 9 juin 2016 devant la Commission d’examen de l’économie et de la sécurité entre les États-Unis et la Chine (Washington, 114e congrès, 2e session). Lors de cette audience, M. Peter Mattis, alors boursier de la Jamestown Foundation, a notamment déclaré ce qui suit :

[traduction]
D’autres bureaucraties chinoises prennent part à des activités cachées, comme l’influence politique, et à des activités de renseignement, comme la surveillance des Chinois d’origine et des minorités; cependant, leur rôle dans les activités qui visent directement le gouvernement américain est limité. Il s’agit notamment du ministère chargé de la sécurité publique, du bureau de liaison du département du travail politique de l’Armée populaire de libération, du département du front uni du parti et du bureau chargé des affaires chinoises outre-mer. Bien que ces organisations et d’autres représentent une menace pour les intérêts américains, leurs activités dépassent la portée du présent témoignage et nécessitent un type différent de discussion. [Non souligné dans l’original.]

[45] Les demandeurs soutiennent que, compte tenu de ce qui précède, et contrairement à la conclusion de l’agent, le gouvernement des États-Unis n’est pas directement touché par l’OCAO. De plus, ils affirment que l’agent n’a pas établi de lien entre les intérêts du Canada et les activités de surveillance et de collecte de renseignements menées par l’OCAO aux États-Unis. Par conséquent, ils font valoir que la conclusion de l’agent selon laquelle les activités menées par l’OCAO pouvaient être considérées comme contraires aux intérêts du Canada ne repose sur aucune analyse rationnelle.

[46] Le défendeur s’appuie aussi, entre autres, sur l’extrait cité ci-dessus et il soutient que la preuve démontre que, bien que la connaissance du rôle joué par l’OCAO dans les activités visant directement le gouvernement des États-Unis soit limitée, les activités cachées de l’OCAO, son influence politique et ses activités de collecte de renseignements représentent une menace pour les intérêts des États-Unis. Il renvoie au guide opérationnel d’IRCC OP 18 – Évaluation de l’interdiction de territoire (cité précédemment au paragraphe 19), qui indique que les actes d’espionnage contre des alliés du Canada peuvent être contraires aux intérêts du Canada. Il renvoie aussi à la décision Weldemariam dans laquelle le juge Norris a déclaré que le « ciblage d’un allié peut facilement être perçu comme mettant en jeu la sécurité nationale du Canada » (au para 74). Même si le ciblage des États-Unis est indirect, cela suffisait néanmoins à établir un lien entre les activités de l’OCAO et la sécurité nationale du Canada.

[47] De plus, le défendeur plaide que le lien avec la sécurité nationale n’est pas nécessaire. Dans un arrêt récent, Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 [Mason], la Cour d’appel fédérale a statué que la conclusion de la Section d’appel de l’immigration, selon laquelle l’alinéa 34(1)e) de la LIPR est applicable indépendamment de l’existence d’un lien avec la sécurité nationale, était raisonnable. Pour arriver à cette conclusion, la Cour d’appel fédérale a infirmé la décision de la Cour fédérale qui avait conclu qu’un lien avec la sécurité nationale était nécessaire pour qu’une affaire tombe sous le coup de l’alinéa 34(1)e) de la LIPR (il est à noter que ce sont les alinéas 34(1)a) et 34(1)f) qui s’appliquent en l’espèce). Dans la décision Weldemariam, le juge Norris, qui n’avait pas pu bénéficier de la décision de la Cour d’appel fédérale, a adopté le raisonnement de la Cour fédérale dans Mason lorsqu’il a conclu qu’un lien avec la sécurité nationale était nécessaire pour qu’une affaire tombe sous le coup du paragraphe 34(1) de la LIPR de façon générale. Par conséquent, le défendeur soutient que la décision Weldemariam est juridiquement erronée sur ce point et qu’aucun lien avec la sécurité nationale n’est requis au titre du paragraphe 34(1) de la LIPR.

[48] En réplique à cet argument, les demandeurs soutiennent que, même si un lien avec la sécurité nationale n’est pas requis, un lien avec les intérêts du Canada l’est tout de même, bien qu’il s’agisse d’un critère moins strict. Ils affirment que la preuve au dossier n’est pas suffisante pour permettre au ministre de s’acquitter de l’obligation de démontrer qu’il existe des motifs raisonnables de croire que l’OCAO est l’auteur d’actes d’espionnage contraires aux intérêts du Canada.

[49] Essentiellement, les demandeurs tentent d’amener la Cour à apprécier à nouveau la preuve, ce que je refuse de faire (Vavilov, au para 125). Compte tenu du dossier de la preuve dont disposait l’agent, je ne suis pas convaincue que sa décision était déraisonnable. Les deux motifs principaux qui sous-tendent cette conclusion sont exposés ci-après.

(a) Les communautés chinoises d’outre-mer au Canada

[50] Premièrement, j’estime que la conclusion de l’agent selon laquelle il existait des motifs raisonnables de croire que l’OCAO était l’auteur d’actes d’espionnage contre les communautés chinoises d’outre-mer au Canada est déterminante.

[51] Comme le soutient le défendeur, l’agent a considéré, en se fondant sur le guide opérationnel d’IRCC OP 18 – Évaluation de l’interdiction de territoire, que l’espionnage comprenait les activités, menées au Canada ou à l’étranger, qui pourraient avoir une incidence négative sur la sûreté, la sécurité ou la prospérité du Canada. Cette prospérité comprend, entre autres, les facteurs financiers, sociaux et culturels. Compte tenu de la preuve au dossier, il n’était pas déraisonnable pour l’agent de conclure que l’infiltration des communautés chinoises d’outre-mer au Canada et la conduite d’activités cachées et d’activités de collecte de renseignements auprès de ces communautés était contraire aux intérêts du Canada.

[52] Dans la décision Weldemariam, le juge Norris a établi une distinction entre l’affaire dont il était saisi et une affaire soulevée par l’agent dans le cadre de son examen, Karaboneye c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CanLII 99224 (CISR) [Karaboneye], au motif que, dans Karaboneye, « [l]’acte d’espionnage précis sur lequel reposait la conclusion d’interdiction de territoire était la collecte de renseignements au Canada, pour le compte du Front patriotique rwandais, au sujet d’une autre Rwandaise qui étudiait à l’Université Laval, à Québec. De toute évidence, il est impossible d’établir un tel lien avec le Canada en l’espèce. Dans la décision Karaboneye, la Section de l’immigration s’est notamment appuyée expressément sur le paragraphe 65 de l’arrêt Agraira pour décider que l’acte d’espionnage en cause était contraire aux intérêts du Canada. C’est logique, puisque la femme que Mme Karaboneye espionnait avait droit à la protection offerte par les lois canadiennes lorsqu’elle se trouvait au Canada » (au para 65, non souligné dans l’original).

[53] Compte tenu du dossier en l’espèce, je juge que l’agent a raisonnablement conclu qu’il existait un lien suffisant avec les intérêts du Canada étant donné la conclusion selon laquelle il existait des motifs raisonnables de croire que la collecte de renseignements était menée au Canada auprès des communautés chinoises d’outre-mer, telles qu’elles sont définies au paragraphe 8 du présent jugement. Par conséquent, je n’ai pas à décider si un lien avec la « sécurité nationale » est nécessaire au titre de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR ni s’il a été établi en l’espèce.

(b) Une menace pour les intérêts des États-Unis

[54] Deuxièmement, je conclus que l’agent a tenu compte du dossier de la preuve lorsqu’il a souligné que [traduction] « l’OCAO [avait] été désigné comme une menace pour les intérêts des États-Unis ».

[55] Comme l’ont fait remarquer les demandeurs à l’audience, l’extrait cité au paragraphe 44 ci-dessus mentionnait que l’OCAO ne faisait pas l’objet de ce témoignage en particulier. Cela ne signifie toutefois pas que l’agent ne pouvait pas, pour parvenir à sa conclusion, tenir compte des renvois faits à l’OCAO, tant dans ce témoignage particulier que dans d’autres témoignages faits devant la Commission. Je souligne que d’autres témoignages faits lors de cette audience faisaient mention de l’OCAO, notamment en lien avec la recherche de dissidents chinois outre-mer qui entretenaient des relations avec les communautés chinoises dans les grandes villes des États-Unis. Comme il a été mentionné précédemment, parmi les sources citées dans le dossier figurent une commission antérieure (2008) et deux articles de M. To (2009 et 2012), qui traitent tous de la collecte de renseignements et d’activités cachées menées contre des groupes dissidents, notamment le Falun Gong et des groupes taïwanais. L’agent a aussi renvoyé à l’un des articles de M. To (2009) pour appuyer l’affirmation selon laquelle l’OCAO avait été désigné comme une menace pour les intérêts des États-Unis. L’article de 2009 de M. To traite, entre autres, des mesures prises contre les mouvements anti-PCC et il renvoie au témoignage d’Anne-Marie Brady, intitulé China’s Propaganda and Perception Management Efforts, Its Intelligence Activities that Target the United States, and the Resulting Impact on US National Security, fait le 30 avril 2009 devant la Commission d’examen de l’économie et de la sécurité entre les États-Unis et la Chine.

[56] Par conséquent, je suis convaincue que la décision est justifiée compte tenu du dossier de la preuve (Vavilov, au para 126). Il existe, dans le dossier, un fondement objectif à la croyance de l’agent selon laquelle les actes de l’OCAO sont contraires aux intérêts de l’allié du Canada, les États-Unis. Je conclus que le défendeur a démontré que les renseignements versés au dossier satisfont au critère établi dans l’arrêt Mugesera (au para 114).

VI. Conclusion

[57] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1453‑21

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1453-21

INTITULÉ :

YUXIA GAO, YONG ZHANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC), AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 janvier 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

Le 19 janvier 2022

COMPARUTIONS :

Jacqueline Bonisteel

Pour les demandeurs

Clare Gover

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jacqueline Bonisteel

Kanata (Ontario)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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