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Date : 20060613

Dossier : IMM‑5298‑05

Référence : 2006 CF 748

Ottawa (Ontario), le 13 juin 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

 

ENTRE :

RENE LUIS QUISPE PILLHUAMAN

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

Le contexte

[1]               Pour rejeter la demande d’asile déposée par Rene Luis Quispe Pillhuaman (le demandeur), de nationalité péruvienne, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le tribunal), dans sa décision du 8 août 2005, s’est largement fondée sur plusieurs invraisemblances, mais aussi sur l’existence d’une protection étatique et sur sa lenteur à demander l’asile. Selon le tribunal, il n’était donc pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, expressions définies dans les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi). Le tribunal n’a pas dit que le demandeur n’était pas crédible.

 

[2]               L’avocat du demandeur fait valoir que la décision du tribunal devrait être annulée parce qu’il a tiré des conclusions qui étaient déraisonnables parce que non autorisées par la preuve versée dans le dossier; le tribunal ne pouvait pas se fonder sur l’existence d’une protection étatique étant donné que l’agent de persécution était la police et qu’il était bien établi que l’ombudsman au Pérou n’avait pas de pouvoirs de coercition; enfin c’est arbitrairement que le tribunal a conclu que le demandeur avait tardé à demander l’asile, car il n’a pas tenu compte du témoignage du demandeur sur les circonstances de son admission au Canada le jour où il est arrivé à l’aéroport international Pearson avec d’autres membres d’une troupe de danseurs péruviens.

 

[3]               Le récit du demandeur n’est pas compliqué. En juin 2001, la police se serait rendue chez lui pour exécuter une ordonnance qui l’obligeait à quitter le terrain sur lequel sa maison était construite. Cette ordonnance avait été rendue par un juge de paix à la requête de son ancien propriétaire avec lequel il était en différend sur la question de savoir si le terrain avait été acheté ou donné à bail.

 

[4]               Selon le demandeur, la police lui aurait dit qu’elle avait trouvé chez lui de la propagande du Sentier lumineux. Il fut alors accusé de soutenir le Sentier lumineux. Il fut détenu, interrogé et battu, mais relâché au bout de deux jours grâce à son frère qui avait soudoyé ses gardiens.

 

[5]               Il n’a pas signalé l’incident aux autorités parce qu’il ne savait pas à qui se fier et parce qu’il craignait que des procédures judiciaires n’aggravent encore les choses. Il dit que l’incident le traumatisa à un point tel qu’il se cacha et songea à quitter le Pérou.

 

[6]               Craignant les forces de sécurité péruviennes parce qu’elles le croyaient mêlé au Sentier lumineux, une organisation que le Canada considère comme une organisation terroriste, il a obtenu un visa de visiteur au Canada auprès du personnel consulaire de l’ambassade du Canada à Lima, sur les conseils et avec l’aide de son ami qui organisait la tournée au Canada d’une troupe de danseurs des ciseaux.

 

[7]               Il est arrivé au Canada le 16 septembre 2001 et a demandé l’asile le 28 septembre 2001.

 

La décision du tribunal

[8]               Dans sa décision, le tribunal a admis que le demandeur d’asile craint les forces de sécurité du Pérou (la Police nationale) parce qu’elles croient qu’il était mêlé au Sentier lumineux et qu’il était donc un élément subversif.

 

[9]               Les conclusions principales du tribunal sont les suivantes :

 

[10]           D’abord, selon le tribunal, après que le demandeur d’asile fut prié de dire s’il croyait que ses difficultés étaient rattachées au différend immobilier ou au fait que les autorités croyaient qu’il était mêlé au Sentier lumineux, le demandeur d’asile avait répondu que ses difficultés avaient pour origine le fait que « la police croit que son association avec le Sentier lumineux est imputable à son identité ethnique en tant que membre de la race ayacuchano ».

 

[11]           Deuxièmement, le tribunal a écrit que « [l]e demandeur d’asile n’a rien fait pour établir une telle identité raciale », et il a pris en compte le fait qu’il parle l’espagnol et ne parle pas l’ayacuchano, mais comprend un peu cette langue. Le tribunal a aussi mentionné toutefois qu’il avait donné de nombreux détails culturels sur une danse qu’il a appelée la danse des ciseaux, et sur des particularités culturelles propres aux populations indigènes.

 

[12]           Après avoir exposé ces soi‑disant faits, le tribunal écrivait ce qui suit :

Selon la prépondérance des probabilités, je suis disposé à admettre que le demandeur d’asile est probablement membre de la race ayacuchano. Cependant, comme il est né à Lima et qu’il ne parle pas la langue indigène, il est peu probable que d’autres personnes au Pérou l’identifieraient comme un membre de la race ayacuchano. Les « Ayacuchans », c’est‑à‑dire les indigènes, proviennent principalement des régions rurales éloignées de l’Amazonie.

 

 

[13]           Troisièmement, le tribunal a dit qu’il n’avait pas devant lui « des preuves suffisantes à l’appui de la position du demandeur d’asile selon laquelle on présumerait que les membres de la race ayacuchano soutiennent le Sentier lumineux. » Il écrivait ce qui suit :

Si c’était le cas, on présumerait aussi que l’actuel président du Pérou soutient le terrorisme. Il ressort de la preuve que [traduction] « le président Toledo est le premier président élu d’origine mixte, c’est‑à‑dire blanche et indigène, du pays. Il est rare que des indigènes, qui composent plus du tiers de la population, exercent des fonctions officielles d’un rang élevé. »

 

 

[14]           Quatrièmement, le tribunal expliquait ainsi la base de son raisonnement :

Le gouvernement du Canada a désigné le Sentier lumineux comme une organisation terroriste. Si l’allégation de culpabilité par association attribuable au profil racial ténu du demandeur d’asile avait du sens, il serait extrêmement difficile d’expliquer pourquoi le personnel de l’ambassade du Canada (travaillant à Lima) lui délivrerait un visa de visiteur canadien (VVC). L’exposé circonstancié révisé contenu dans le FRP du demandeur d’asile indique à la Commission que l’ami de ce dernier, Hector Bautista, organisait une tournée de danseurs folkloriques au Canada et qu’il lui a dit qu’il pourrait obtenir un VVC s’il se joignait à ce groupe. Il serait improbable que l’on remette à Lima des VVC à des groupes d’artistes de la scène connus pour avoir des liens terroristes ou soupçonnés d’en avoir. On peut présumer que les membres du personnel de l’ambassade, étant des agents du gouvernement canadien, seraient au courant de la désignation terroriste du Sentier lumineux et, comme ils se trouvent au Pérou, qu’ils seraient également au courant d’une telle association entre les Ayacuchans et le Sentier lumineux.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[15]           Cinquièmement, le tribunal a écrit ce qui suit :

Je ne souscris pas à l’allégation du demandeur d’asile selon laquelle il est présumé que les Ayacuchans soutiennent le Sentier lumineux. Si cette présomption avait un fondement quelconque, il est peu probable qu’un groupe de danseurs folkloriques ayacuchans obtiendrait des VVC.

[Non souligné dans l’original.]

 

[...]

 

En arrivant à cette conclusion, je suis bien conscient qu’en dépit des efforts inlassables des autorités péruviennes, le Sentier lumineux est toujours actif dans les régions éloignées de la jungle péruvienne, près des Andes et dans la région amazonienne centrale du pays. Ces régions englobent des endroits tels que Junín, Ayacucho, Apurímac et une partie du Cusco.

 

 

[16]           En outre, le même document nous dit que le Sentier lumineux a pris des indigènes en otage et a tenté de les forcer à joindre ses rangs. Il semble fort peu probable que le personnel de l’ambassade du Canada chargé d’approuver les VVC n’aurait pas aussi à sa disposition des informations sur l’enrôlement volontaire massif d’Ayacuchans au sein du Sentier lumineux. Il est infiniment probable que les membres du personnel de l’ambassade du Canada auraient une connaissance directe et fiable de la situation au Pérou, étant donné qu’ils vivent au Pérou et sont exposés tous les jours aux nouvelles et aux affaires courantes du pays. [Non souligné dans l’original.]

 

[17]           Le tribunal, se fondant sur le témoignage du demandeur d’asile, a conclu ainsi : il est probable que ce dernier a été mêlé à un différend en matière de biens immobiliers. Les différends de cette nature peuvent, dans certains cas, se transformer en violations des droits de la personne. Cependant, ce ne sont que dans les cas où le propre pays d’une personne montre qu’il ne peut pas ou ne veut pas soutenir, sauvegarder et protéger ces droits qu’une protection internationale ou auxiliaire entre en jeu. [Non souligné dans l’original.]

 

[18]           Le tribunal a ensuite examiné la question de la protection étatique, pour conclure qu’une telle protection existait au Pérou.

 

[19]           Pour conclure à l’existence d’une protection étatique, le tribunal s’est considérablement appuyé sur la pièce R‑2, qui est le rapport du Département d’État des États‑Unis sur la situation des droits de l’homme au Pérou, un rapport publié le 25 février 2004 faisant suite à l’examen de la situation au Pérou en 2003 (le rapport du Département d’État).

 

[20]           Se fondant sur le rapport du Département d’État, le tribunal a affirmé : « Il est reconnu que le gouvernement péruvien respecte en général les droits de la personne. Cependant, des problèmes sérieux ont été signalés. De tels incidents mettaient en cause des assassinats injustifiés de la part de la police, de même que des sévices exercés sur des personnes détenues. » Citant un autre rapport, le tribunal a affirmé que « Il est reconnu que, depuis la chute du gouvernement Fujimori en novembre 2000, la situation des droits de la personne au Pérou s’est nettement améliorée [et] [...] que le Pérou a entrepris d’importantes réformes et apporté des changements bénéfiques à son système judiciaire et carcéral. » Le tribunal relevait que le gouvernement péruvien avait, dans sa Constitution, proscrit toute discrimination contre sa population indigène.

 

[21]           Le tribunal ajoutait ce qui suit :

Et même si l’on accepte qu’il est fait mention d’une discrimination étendue, des structures adéquates sont en place pour offrir au demandeur d’asile un recours si la police l’a mal traité au sujet d’un différend immobilier.

 

[...]

 

L’une des solutions de rechange, et non la moindre, au fait de fuir le Pérou est le Bureau de l’ombudsman. Il ressort de la preuve documentaire que ce dernier est un mécanisme indépendant et bien financé auquel peuvent être adressées les plaintes de ce genre.

 

[...]

 

Même s’il n’a aucun pouvoir pour faire appliquer ses conclusions et qu’il ne peut recourir qu’à la persuasion morale, le Bureau de l’ombudsman est signalé un trop grand nombre de fois en rapport avec des enquêtes menées sur des cas d’inconduite de la police pour que la Commission fasse abstraction de l’importance de cet organisme pour les questions relatives aux droits de la personne au Pérou.

 

 

[22]           Sur ce point, le tribunal concluait ainsi :

Je conclus donc que le Pérou fait de sérieux efforts pour protéger les droits humains de sa population indigène. Grâce à des instruments tels que le Plan pour la paix et le développement, ce soutien à l’égard des indigènes va au‑delà de la simple protection des droits humains fondamentaux. Si les allégations du demandeur d’asile concernant le fait d’avoir été emmené et battu par la police sont véridiques (et, en raison de l’improbabilité analysée plus tôt, je ne considère pas qu’elles le sont), le demandeur d’asile dispose certainement d’autres solutions de rechange avant de recourir à une protection auxiliaire au Canada.

 

[...]

 

La perte de son domicile principal à la suite d’un différend juridique est regrettable. La Commission n’est pas censée accorder réparation aux personnes ayant subi une telle perte, à moins que celle‑ci soit attribuable à la violation d’un droit prévu par la Convention. Se fondant sur la conclusion antérieure selon laquelle il y a peu de chance que d’autres Péruviens considèrent le demandeur d’asile comme un Ayacuchan, la Commission conclut que cette perte, aussi injuste et regrettable qu’elle peut avoir été pour lui, ne constitue pas le fondement d’une demande d’asile au Canada. Je conclus qu’il existe au Pérou une protection adéquate de l’État pour les personnes qui se trouvent dans sa situation particulière.

 

En outre, le demandeur d’asile n’a pas établi qu’il avait fait des efforts raisonnables pour obtenir une protection, mais que celle‑ci n’était pas disponible ou adéquate.

 

 

[23]           S’agissant du troisième motif invoqué par le tribunal pour rejeter la demande d’asile, le tribunal a exprimé l’avis que « le fait de ne pas avoir demandé l’asile dès son arrivée à l’aéroport de Toronto ne fait que rendre plus suspects les véritables motifs pour lesquels il est entré au Canada ».

 

[24]           Le tribunal s’est demandé pourquoi « Vu toute la préméditation qu’il y a eu au Pérou, où il s’est joint à un groupe de danse folklorique et a précisément attendu d’obtenir un VVC », il n’a pas demandé l’asile dès son arrivée à l’aéroport Pearson.

 

[25]           Le tribunal est arrivé à la conclusion suivante :

L’explication du demandeur n’a servi qu’à aggraver les soupçons : à son arrivée, lui et les autres membres de sa troupe ont été accueillis à l’aéroport par leur hôte canadien qui les a aidés à franchir les guichets de Douanes Canada et d’Immigration Canada. Je suis donc d’avis qu’à ce moment‑là, ayant reconnu que son plan avait réussi et qu’il bénéficiait de l’aide d’un hôte canadien, il n’avait pas de raison de ne pas présenter sa demande. En fait, le demandeur a traversé sans rien dire l’aéroport, a commencé ses spectacles de danse et ce n’est qu’alors qu’il a finalement présenté sa demande d’asile.

 

La Commission est convaincue qu’il ne serait pas déraisonnable, dans les circonstances particulières de l’espèce, de conclure que le retard ne cadre pas avec les gestes d’une personne qui craint avec raison d’être persécutée.

 

 

Analyse

 

[26]           La norme de contrôle d’après laquelle la Cour peut annuler une décision administrative portant sur des invraisemblances est la même que la norme qui permet d’annuler une décision portant sur la crédibilité. C’est ce qui ressort clairement d’un arrêt de la Cour d’appel fédérale, Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1993] 160 N.R. 315, au paragraphe 4 :

¶ 4 Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu’est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d’un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d’un récit et de tirer les inférences qui s’imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d’attirer notre intervention, ses conclusions sont à l’abri du contrôle judiciaire. Dans Giron, la Cour n’a fait que constater que dans le domaine de la plausibilité, le caractère déraisonnable d’une décision peut être davantage palpable, donc plus facilement identifiable, puisque le récit apparaît à la face même du dossier. Giron, à mon avis, ne diminue en rien le fardeau d’un appelant de démontrer que les inférences tirées par le tribunal ne pouvaient pas raisonnablement l’être. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[27]           Les invraisemblances qui sont constatées procèdent de déductions factuelles. La norme de contrôle est donc celle de l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, qui permet à la Cour d’intervenir si elle est convaincue que l’office fédéral « a rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose ». Il s’agit d’une norme de contrôle qui s’apparente à la décision manifestement déraisonnable, laquelle norme autorise la Cour à intervenir uniquement si l’invraisemblance constatée est « clairement irrationnelle » ou si la décision est « à ce point viciée qu’aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier de la maintenir » : Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 52.

 

[28]           Sur ce point, il est utile de citer un arrêt de la Cour suprême du Canada, Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793, au paragraphe 85 :

¶ 85 Nous devons nous souvenir que la norme quant à la révision des conclusions de fait d’un tribunal administratif exige une extrême retenue : Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, 1996 IIJCan 237 (C.S.C.), [1996] 1 R.C.S. 825, le juge La Forest aux pp. 849 et 852. Les cours de justice ne doivent pas revoir les faits ou apprécier la preuve. Ce n’est que lorsque la preuve, examinée raisonnablement, ne peut servir de fondement aux conclusions du tribunal qu’une conclusion de fait sera manifestement déraisonnable, par exemple, en l’espèce, l’allégation suivant laquelle un élément important de la décision du tribunal ne se fondait sur aucune preuve; voir également : Conseil de l’éducation de Toronto, précité, au par. 48, le juge Cory; Lester, précité, le juge McLachlin à la p. 669. La décision peut très bien être rendue sans examen approfondi du dossier : National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), 1990 IIJCan 49 (C.S.C.), [1990] 2 R.C.S. 1324, le juge Gonthier à la p. 1370. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[29]           La conclusion factuelle principale du tribunal est qu’« il est probable [qu’il] a été mêlé à un différend en matière de biens immobiliers », au lieu d’avoir été suspecté par la police d’être un sympathisant du Sentier lumineux.

 

[30]           Le tribunal est arrivé à cette conclusion parce qu’il n’a pas trouvé suffisant le témoignage du demandeur selon lequel les Ayacuchans sont présumés soutenir le Sentier lumineux.

 

[31]           Pour rejeter le témoignage du demandeur d’asile, le tribunal s’est largement fondé sur ce qu’il a vu comme des invraisemblances. Par exemple, s’il est vrai que ceux de sa race sont présumés soutenir le Sentier lumineux, alors (1) l’ancien président du Pérou serait présumé soutenir le terrorisme; (2) le personnel de l’ambassade du Canada à Lima ne lui aurait pas délivré un visa de visiteur, ni à lui ni aux danseurs des ciseaux, parce que ce personnel serait présumément informé d’« une telle association entre les Ayacuchans et le Sentier lumineux », et « il semble fort peu probable que le personnel de l’ambassade du Canada chargé d’approuver les VVC n’aurait pas aussi à sa disposition des informations sur l’enrôlement volontaire massif d’Ayacuchans au sein du Sentier lumineux »; (3) il est improbable que d’autres au Pérou le considéreraient comme un Ayacuchan puisqu’il est né à Lima et qu’il ne parle pas l’ayacuchano.

 

[32]           À mon avis, les conclusions tirées par le tribunal doivent être annulées parce qu’elles ne sont pas raisonnablement rattachées à la preuve qu’il avait devant lui, mais résultent plutôt de suppositions ou d’hypothèses. Par ailleurs, les conclusions du tribunal ne s’accordent pas avec la preuve documentaire qu’il avait devant lui. Le rapport du Département d’État, invoqué par le tribunal, sous le titre « population indigène », à la page 158 du dossier certifié du tribunal (DCT), mentionne que [traduction] « la forte population d’indigènes se heurte à une discrimination omniprésente et à des préjugés sociaux ». À la page 138 du DCT, le même rapport évoque le problème des violences encore commises contre les indigènes. En outre, le tribunal n’a nulle part réagi au témoignage du demandeur selon lequel la police avait trouvé chez lui des documents du Sentier lumineux. Le tribunal pouvait ne pas croire le demandeur sur ce point ainsi que sur d’autres, mais il n’a pas dit qu’il ne le croyait pas. La présente affaire peut à mon avis être assimilée à la décision rendue par le juge MacKay dans l’affaire Yada c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 37.

 

[33]           Il semble que, dans sa décision, le tribunal s’est fondé sur ses connaissances spécialisées. À la page 199 du DCT, le tribunal écrivait ce qui suit : « Je voudrais d’abord vous dire que j’ai entendu de nombreuses demandes d’asile de Péruviens et que je crois avoir certaines connaissances spécialisées sur la situation qui a cours dans votre pays, des connaissances que j’ai acquises grâce à des heures de recherche, et donc vous saurez que […] » Je ne crois pas que le tribunal ait observé l’article 18 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, qui concerne l’utilisation des connaissances spécialisées, la définition de telles connaissances et la possibilité pour le demandeur d’asile de faire des observations sur la fiabilité et l’utilisation du renseignement ou de l’opinion. (Voir la décision N’Sungani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] CF 1759.)

 

[34]           Il y a une autre raison justifiant l’annulation de la décision du tribunal. À mon avis, l’analyse qu’il fait de la protection étatique est viciée.

 

[35]           Il saute aux yeux que le tribunal s’est largement fondé sur la possibilité pour le demandeur d’asile de déposer une plainte auprès de l’ombudsman. Le tribunal n’a pas tenu compte du témoignage du demandeur à ce sujet, quand il avait dit que l’ombudsman n’offrait aucune protection. Le demandeur exprimait ce point de vue parce que certains de ses amis avaient déposé au bureau de l’ombudsman des dénonciations contre des « policiers véreux ». Voir les pages 213 et 214 du DCT. La juge Layden‑Stevenson a annulé la décision du tribunal précisément pour le même motif, dans l’affaire Badilla c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 535.

 

[36]           De plus, s’agissant de la protection étatique, le tribunal fait une analyse qui passe sous silence le fait que ce sont les agents de l’État qui censément étaient la source de la persécution (voir la décision Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 193).

 

[37]           Dans ces conditions, je ne me propose pas d’examiner le troisième moyen soulevé dans la demande de contrôle judiciaire, c’est‑à‑dire le fait que le demandeur n’a pas présenté une demande d’asile dès son arrivée à l’aéroport international de Toronto.

 

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE : la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du tribunal en date du 8 août 2005 est annulée, et la demande d’asile est renvoyée à une nouvelle formation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, pour nouvelle décision. Aucune question à certifier n’a été présentée.

 

 

« Francois Lemieux »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑5298‑05

 

INTITULÉ :                                       RENE LUIS QUISPE PILLHUAMAN

                                                            c.

                                                            Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 17 MAI 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE:                        LE JUGE LEMIEUX

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 13 JUIN 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Yehuda Levinson

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Laden Shahrooz

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Yehuda Levinson

Avocat

POUR LE DEMANDEUR

 

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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