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Date : 20211118

Dossier : T‑115‑21

Référence : 2021 CF 1256

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 18 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

SIMON JAMES ELLIOTT

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

(LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

et

(LE SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA)

et

(LA COMMISSION DES LIBÉRATIONS CONDITIONNELLES DU CANADA)

et

(LA GENDARMERIE ROYALE DU CANADA)

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie de l’appel de l’ordonnance datée du 27 septembre 2021 (la décision) par laquelle le protonotaire Aalto a radié la déclaration du demandeur (aussi désigné comme l’appelant) sans accorder l’autorisation de la modifier. Après examen des documents présentés par le demandeur à l’appui de son appel, je conclus qu’il n’a pas démontré qu’une erreur justifie une intervention de la Cour, et ce, pour les motifs qui suivent.

II. Contexte factuel et juridique

[2] Dans sa déclaration, le demandeur a allégué de nombreux faits étalés sur une dizaine d’années pendant lesquelles il était incarcéré dans divers établissements correctionnels du Canada, et il réclame 9,35 millions de dollars en dommages‑intérêts pour diverses fautes que le personnel du Service correctionnel du Canada (SCC) aurait commises dans ces établissements. La déclaration regorge d’arguments ainsi que d’allégations de mauvaise foi et de malveillance.

[3] Dans sa décision, le protonotaire Aalto a conclu que la déclaration ne respectait pas les Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], du fait qu’elle est [traduction] « prolixe, répétitive, non ciblée et conflictuelle » (décision à la p 2). Il a également souligné qu’il était [traduction] « difficile de distinguer les faits des arguments dans beaucoup de ses paragraphes alambiqués » (décision à la p 5).

[4] Après avoir conclu que la déclaration était [traduction] « une toile alambiquée et conspiratrice dans laquelle le demandeur se plaint de manière générale de ses arrestations, de ses condamnations, de ses périodes d’incarcération, de ses difficultés à obtenir une libération conditionnelle et d’autres questions diverses sur lesquelles d’autres cours ont déjà statué » (décision aux p 2‑3), le protonotaire a reproduit un résumé des principales allégations formulées dans la déclaration, qui comprend entre autres les suivantes :

  • manipulation de la cote de sécurité du demandeur;
  • traitement partial et sexiste, et fausses accusations;
  • confiscation et endommagement d’effets personnels, et manipulation de courriels;
  • exposition à de l’amiante et à des moisissures toxiques;
  • incarcération de détenus désagréables dans les cellules voisines;
  • arrestation abusive par la police de Winnipeg.

[5] Ensuite, à la page 4 de la décision, le protonotaire a résumé la principale question dont il était saisi en ces termes :

[traduction]
La seule partie de la déclaration qui ressemble à la plaidoirie d’une cause d’action figure dans la partie manuscrite, dans laquelle le demandeur se plaint de négligence grave, de malveillance, d’emprisonnement abusif, de violation de la Charte [canadienne des droits et libertés] et d’un préjudice corporel. La Cour est appelée à décider si la déclaration, vu les nombreuses lacunes qu’elle comprend, apporte des allégations suffisantes pour l’emporter sur le critère applicable à la radiation d’un acte de procédure.

[6] Après examen de ce contexte, le protonotaire a souligné que le critère devant être satisfait dans le cadre d’une requête en radiation est celui de savoir si la déclaration n’a aucune chance d’être accueillie ou ne révèle aucune cause d’action raisonnable (R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42; Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959, 74 DLR (4th) 321).

[7] Après avoir exposé deux des articles importants qui définissent un acte de procédure adéquat (les articles 173 et 174 des Règles), selon lesquels chaque prétention contenue dans un acte de procédure fait l’objet d’un paragraphe distinct et tout acte de procédure contient un exposé concis des faits substantiels sur lesquels la partie se fonde, le protonotaire a reproduit deux des nombreux paragraphes non conformes de la déclaration qui contreviennent aux articles 173 et 174 et, surtout, dans lesquels les éléments d’une cause d’action ne sont pas exposés de façon claire et concise (Collins c Canada, 2011 CAF 140 [Collins] au para 33; Mancuso c Canada (Santé nationale et Bien‑être social), 2015 CAF 227 [Mancuso] aux para 21 à 24. Le protonotaire a également souligné que la présentation d’un compte rendu des événements ne satisfait pas aux exigences relatives à un acte de procédure (Collins au para 33).

[8] Le protonotaire est arrivé à la conclusion selon laquelle [traduction] « la déclaration comprend tellement de lacunes qu’il faut la radier. Il est pratiquement impossible pour les défendeurs de comprendre précisément les arguments qu’ils doivent réfuter et de se préparer à plaider contre un acte de procédure conjectural et soulignant tous les aspects des interactions entre le demandeur et le personnel des établissements correctionnels dans lesquels le demandeur a séjourné » (décision à la p 7).

[9] Le protonotaire a également traité d’une deuxième question, celle de savoir si le demandeur devrait obtenir l’autorisation de modifier la déclaration et, dans l’affirmative, s’il devrait être contraint de déposer un cautionnement pour dépens. À la page 7 de la décision, il a écrit ce qui suit :

[traduction]
Les causes d’action mentionnées précédemment manquent de faits substantiels et d’éléments constitutifs. Par exemple, il n’existe aucune cause d’action sous la forme d’une négligence grave et de malveillance. Les détails de la négligence grave et de la malveillance qui figurent aux pages 35 et suivantes de la déclaration font, à première vue, penser à une allégation de négligence, mais un examen plus approfondi permet de conclure qu’il s’agit simplement d’allégations vagues de comportement malveillant de la part du personnel des établissements correctionnels. Aucun fait substantiel ne vient expliquer en quoi les défendeurs auraient agi de manière malveillante.

[10] De même, le protonotaire, jugeant que les [traduction] « allégations vagues » de l’appelant n’étayaient pas la thèse d’une détention arbitraire ou d’une violation de la Charte en lien avec cette détention, a conclu que, même en l’interprétant de la manière la plus généreuse possible, la déclaration ne satisfaisait pas au critère selon lequel une cause d’action raisonnable doit être révélée. Le protonotaire a donc refusé l’autorisation de modifier la déclaration, et il n’a adjugé aucuns dépens.

[11] L’appelant conteste les conclusions du protonotaire. Essentiellement, il soutient qu’il a satisfait aux dispositions pertinentes des Règles (173, 175(1) et 181), et qu’il a [traduction] « soulevé de nombreuses questions de droit dans plusieurs des paragraphes », que sa déclaration était [traduction] « conforme à la loi », et, sans renvoyer à quelque élément de preuve que ce soit, il a fait état d’[traduction] « actes malveillants continuels des défendeurs et de ses agents » (dossier de requête de l’appelant à la p 7). L’appelant soutient également qu’il a bien respecté les exigences relatives au formatage de la déclaration. Il demande l’annulation de l’ordonnance de la protonotaire, de telle sorte qu’il puisse présenter sa déclaration originale, ou, à titre subsidiaire, l’autorisation de la modifier.

III. Analyse

[12] Un protonotaire qui accueille une requête en radiation rend une décision discrétionnaire (Moore c Canada, 2020 CF 27 aux para 39‑40 et 43‑44, citant Amos c Canada, 2017 CAF 213 au para 27 et Ducap c Canada (Procureur général), 2017 CF 320 aux para 25‑26) assujettie à la norme de contrôle exposée dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 aux para 28, 65 et 79 [Hospira].

[13] Dans l’arrêt Hospira, la Cour d’appel fédérale a conclu que les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit sont susceptibles de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et dominante, tandis que les questions de droit et les questions mixtes de fait et de droit dont une question de droit peut être isolée seront contrôlées selon la norme de la décision correcte (Pfizer Canada Inc c Amgen Inc, 2019 CAF 249 au para 36).

[14] Après examen des observations des deux parties à la présente requête, je ne peux convenir qu’une erreur susceptible de contrôle a été commise.

[15] En l’espèce, je conclus que le protonotaire n’a commis aucune erreur de fait ou de droit. Dans son argument selon lequel il a soulevé de nombreuses questions de droit et formulé adéquatement ses allégations de malveillance, l’appelant ne traite pas des motifs du protonotaire et n’explique pas en quoi les motifs pourraient être erronés; il se dit tout simplement en désaccord avec eux. Il n’invoque aucun fondement juridique ou précédent à l’appui d’une conclusion selon laquelle le protonotaire a commis une erreur justifiant une intervention en appel. Au lieu de cela, il réaffirme tout simplement que sa déclaration était conforme sur le plan procédural, qu’elle révélait des causes d’action légitimes, et que le protonotaire a commis une erreur, sans toutefois indiquer où et en quoi il l’a commise. Le désaccord de l’appelant avec la conclusion du protonotaire ne suffit pas à révéler une erreur susceptible de contrôle.

[16] À mon avis, le protonotaire a eu raison de souligner que l’appelant n’avait pas respecté les formalités énoncées dans les Règles selon lesquelles les éléments constitutifs d’une cause d’action doivent être présentés de façon claire et concise. Au contraire, les allégations étaient impénétrables et verbeuses : le protonotaire avait toutes les raisons de les qualifier de [traduction] « prolixe, répétitive, non ciblée et conflictuelle ».

[17] En outre, le protonotaire a aussi judicieusement relevé que, pour procéder à la radiation de la déclaration, celle‑ci doit n’avoir aucune chance d’être accueillie ou ne révéler aucune cause d’action raisonnable. Il a appliqué cette norme à la déclaration de l’appelant, puis il a conclu qu’elle ne révélait aucune cause d’action raisonnable et qu’elle n’avait aucune chance d’être accueillie.

[18] Je souscris à l’appréciation de la déclaration faite par le protonotaire Aalto. L’appelant a tout simplement déposé une litanie de plaintes à propos de faits étalés sur plus d’une décennie, sans fournir suffisamment de précisions pouvant sous‑tendre une cause d’action valable. L’acte de procédure repose sur des allégations de malveillance, de mauvaise foi, de divers actes délictuels et de violations de la Charte non étayées par les faits substantiels nécessaires. Comme l’ont souligné les cours fédérales, des précisions doivent être fournies pour chacune des allégations de fausse déclaration, de fraude, de malveillance ou d’intention frauduleuse; les allégations vagues de mauvaise foi ne suffisent pas (Merchant Law Group c Canada (Agence du revenu), 2010 CAF 184 aux para 34‑35; Tomchin c Canada, 2015 CF 402 aux para 22 et 39).

[19] En l’espèce, faute d’allégations précises, les défendeurs ne peuvent savoir ce qu’ils ont exactement à réfuter. Comme la Cour d’appel l’a souligné au paragraphe 16 de l’arrêt Mancuso, « [l]’instruction d’un procès requiert du demandeur qu’il allègue des faits matériels suffisamment précis à l’appui de la déclaration et de la mesure sollicitée » et « la Cour et les parties adverses n’ont pas à émettre des hypothèses sur la façon dont les faits pourraient être organisés différemment pour appuyer diverses causes d’action ».

[20] En outre, je suis d’accord avec le protonotaire Aalto pour dire que l’appelant, dans son exposé alambiqué, a également renvoyé à d’autres actions et à d’autres instances. La Cour ne peut pas collatéralement annuler ou infirmer des décisions rendues dans d’autres instances (voir Hardy (Succession) c Canada (Procureur général), 2015 CF 1151 au para 75). La déclaration de l’appelant constituait une invitation à le faire, et permettre que l’action suive son cours aurait constitué un abus de procédure, en contravention avec la règle interdisant les contestations indirectes.

[21] En somme, je ne relève aucune erreur dans la décision par laquelle le protonotaire a, de bon droit, radié la déclaration sans accorder l’autorisation de la modifier. Les problèmes étaient tels qu’ils ne pouvaient être corrigés.

[22] Enfin, les défendeurs demandent la somme de 750 $ au titre des dépens, somme qu’ils estiment raisonnable, suivant la colonne III du tarif B des Règles. Elles s’appuient sur Martinez c Canada, 2020 CAF 150, pour soutenir qu’un plaideur non représenté ou impécunieux n’est pas pour autant à l’abri de l’adjudication de dépens à son encontre. Elles soutiennent également que [traduction] « l’appel inutile de l’ordonnance de septembre » justifie de tels dépens, étant donné que [traduction] « le demandeur a tout simplement fait part de son désaccord avec l’ordonnance de septembre plutôt que démontrer qu’elle comportait une erreur ».

[23] Compte tenu de l’ensemble de la situation, j’adjugerai la somme de 250 $ au titre des dépens.


JUGEMENT dans le dossier T‑115‑21

LA COUR STATUE que :

  1. L’appel est rejeté;

  2. Le demandeur devra payer aux défendeurs la somme de 250 $ au titre des dépens.

(vide)

« Alan S. Diner »

(vide)

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑115‑21

INTITULÉ :

ELLIOTT c SA MAJESTÉ LA REINE ET AUTRES

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES, DORS/98‑106

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

LE 18 NOVEMBRE 2021

COMPARUTIONS :

Simon James Elliott

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Keelan Sinnott

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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