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Date : 20220118


Dossier : IMM-3861-20

Référence : 2022 CF 54

Ottawa (Ontario), le 18 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

SAINTANIA, PAUL

MARC JUNIO, LOZIN PAUL

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. L’aperçu

[1] Les demandeurs, Mme Saintania Paul et son fils mineur, Marc Junio Lozin Paul, demandent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] rendue le 4 août 2020 [Décision]. La SAR a alors confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] rejetant la demande d’asile déposée par Mme Paul et son fils et leur refusant le statut de réfugié ou de personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. La SAR a rejeté l’appel au motif que la clause d’exclusion prévue à l’article 1E de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137 [Convention] s’applique à Mme Paul et qu’il n’y a pas de risque pour Mme Paul ou son fils mineur advenant un retour au Brésil.

[2] Mme Paul et son fils soutiennent que la Décision de la SAR est déraisonnable pour trois principales raisons. D’abord, la SAR aurait erré en concluant que Mme Paul pouvait obtenir la résidence permanente au Brésil et y retourner par le biais d’un visa de regroupement familial fondé sur le fait que son fils mineur est brésilien. Ensuite, la SAR aurait également erré dans son évaluation de la crainte de Mme Paul au Brésil, ainsi que dans l’évaluation du bien-fondé de ses allégations. Enfin, la Décision de la SAR de ne pas analyser la crainte de Mme Paul par rapport à son pays d’origine, Haïti, serait déraisonnable. Mme Paul et son fils demandent à la Cour de casser la Décision et de renvoyer l’affaire devant la SAR, afin que leur demande puisse être examinée à nouveau par un tribunal différemment constitué.

[3] Pour les motifs qui suivent, je vais rejeter la demande de contrôle judiciaire. Après avoir examiné les conclusions de la SAR, les éléments de preuve dont disposait le tribunal, ainsi que les règles de droit applicables, je ne vois aucune raison d’infirmer la Décision de la SAR. Tant en ce qui concerne l’application de l’article 1E de la Convention qu’en ce qui a trait à l’évaluation de la crainte de Mme Paul, la preuve appuie raisonnablement les conclusions tirées par la SAR et les motifs de sa Décision possèdent les qualités qui rendent son raisonnement logique et cohérent au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Il n’y a donc aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.

II. Le contexte

A. Les faits

[4] Mme Paul est citoyenne haïtienne. En mai 2013, elle quitte son pays d’origine, Haïti, afin de fuir son beau-frère, un certain M. André Lozin, qui menaçait de la tuer. M. Lozin reprochait à Mme Paul d’avoir vendu la maison qu’elle avait achetée avec l’argent de son mari, le frère de M. Lozin. Mme Paul décide alors de s’établir au Brésil.

[5] Le 19 avril 2014, au Brésil, Mme Paul donne naissance à son fils, M. Lozin Paul. Son fils acquiert donc la citoyenneté brésilienne à sa naissance. Mme Paul allègue avoir eu une vie difficile au Brésil en raison de la discrimination raciale qu’y subissent les Haïtiens. Mme Paul mentionne notamment avoir eu de la difficulté dans son milieu de travail.

[6] En août 2016, Mme Paul et son fils fuient le Brésil. Ils traversent l’Amérique du Sud et l’Amérique Centrale avant d’atteindre la frontière américaine le 20 janvier 2017. Ils arrivent ensuite au Canada le 28 septembre 2017 et y demandent l’asile. Il semble que le mari de Mme Paul, qui était avec elle au Brésil, ne l’ait pas suivi au Canada.

[7] La SPR entend la demande d’asile de Mme Paul et son fils en février 2019, mais la SPR rejette leur demande en mars 2019 au motif que Mme Paul n’est pas crédible. Mme Paul et son fils font appel de la décision de la SPR en avril 2019.

B. La Décision de la SAR

[8] Dans la Décision, la SAR identifie les questions suivantes comme étant déterminantes : (i) l’applicabilité de la clause d’exclusion de l’article 1E de la Convention à Mme Paul; et (ii) l’existence d’un risque prospectif pour son fils mineur advenant un retour au Brésil.

[9] La SAR débute en notant que la SPR a erré dans son analyse de l’applicabilité de l’exclusion de l’article 1E de la Convention à la situation de Mme Paul. La SPR avait en effet déterminé que la preuve dont elle disposait était insuffisante pour déterminer si Mme Paul pouvait obtenir la résidence permanente au Brésil, et qu’elle n’était ainsi pas exclue de l’application de la Convention. Après analyse de la preuve documentaire disponible au moment de l’audience devant la SPR, la SAR conclut plutôt que Mme Paul doit être exclue de l’application de la Convention. En effet, au moment de l’audience devant la SPR, la preuve objective indiquait que Mme Paul aurait pu obtenir la résidence permanente au Brésil en demandant un visa aux fins de regroupement familial, un tel visa étant disponible pour les immigrants ayant un enfant de citoyenneté brésilienne. Or, son fils, M. Lozin Paul, est citoyen brésilien et Mme Paul n’a pas été en mesure de démontrer qu’elle ne pouvait pas obtenir ce visa.

[10] Après avoir conclu à l’application de la clause d’exclusion de l’article 1E de la Convention, la SAR analyse si le statut de résident permanent au Brésil était essentiellement similaire à celui de citoyen. La SAR procède à l’analyse de la preuve documentaire pour chacun des droits identifiés dans la décision Shamlou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 1537, 103 FTR 241), et détermine qu’au Brésil, le statut de résident permanent est essentiellement semblable à celui de citoyen. De plus, la SAR procède à une longue analyse de la place occupée par les Haïtiens et les Afro-Brésiliens dans le pays. La SAR reconnaît qu’il y a bel et bien d’importantes inégalités raciales au Brésil, mais elle conclut que les actes de discrimination soulevés dans la preuve soumise ne permettent pas de conclure qu’il y ait persécution.

[11] La SAR poursuit en notant qu’il n’est pas nécessaire d’analyser le risque encouru par Mme Paul dans son pays d’origine, soit Haïti. En se fondant sur la décision Osazuwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 155 [Osazuwa], la SAR détermine que Mme Paul ne s’est pas déchargée de son fardeau de démontrer qu’elle ne peut rentrer au Brésil, son pays de résidence, et qu’il n’y a donc aucune raison d’analyser les risques auxquels elle pourrait être exposée en Haïti (Osazuwa au para 51).

[12] La SAR ajoute que la SPR a erré en omettant d’analyser le risque auquel M. Lozin Paul serait lui-même exposé advenant son retour au Brésil. Toutefois, après avoir elle-même procédé à une analyse de la preuve, la SAR conclut que M. Lozin Paul n’a pas établi une possibilité sérieuse de persécution ni l’existence d’un risque pour lui au Brésil. La SAR s’appuie ici sur l’analyse à laquelle elle a procédé plus tôt dans la Décision quant à l’application de la clause d’exclusion de l’article 1E de la Convention à Mme Paul.

[13] La SAR confirme donc la décision de la SPR et détermine que ni Mme Paul ni son fils mineur n’ont la qualité de réfugié ou de personne à protéger.

C. La norme de contrôle

[14] Le cadre d’analyse relatif au contrôle judiciaire du mérite d’une décision administrative est maintenant celui établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Ce cadre d’analyse repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit désormais la norme applicable dans tous les cas. Les parties ne le contestent pas, et la Décision de la SAR est donc assujettie au contrôle de cette Cour suivant cette norme déférentielle. D’ailleurs, la jurisprudence antérieure à Vavilov abonde en ce sens et avait déjà reconnu que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique à la question de savoir si les faits permettent d’exclure une personne en application de l’article 1E de la Convention (Majebi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 274 aux para 5–6; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Zeng, 2010 CAF 118 [Zeng] aux para 11, 34; Saint Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 493 [Saint Paul] aux para 43–45; Celestin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 97 aux para 31–32; Su c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1052 [Su] au para 17).

[15] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 2, 31). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99, citant notamment Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47, 74).

[16] Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [En italique dans l’original.] (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87). L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). La norme de la décision raisonnable, je le souligne, tire toujours son origine du principe de la retenue judiciaire et de la déférence, et elle exige des cours de révision qu’elles témoignent d’un respect envers le rôle distinct que le législateur a choisi de conférer aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice (Vavilov aux para 13, 46, 75).

III. Analyse

A. Exclusion en application de l’article 1E de la Convention

[17] Mme Paul allègue d’abord que la SAR aurait erré en concluant qu’elle pouvait obtenir la résidence permanente au Brésil et y retourner par le biais d’un visa de regroupement familial, puisque son fils est lui-même brésilien. Mme Paul soutient qu’une demande de résidence permanente via un processus de regroupement familial est loin d’être qu’une simple formalité. De fait, Mme Paul allègue qu’un demandeur de visa dans le cadre d’un processus de résidence permanente à des fins de regroupement familial doit être physiquement au Brésil pour soumettre sa demande. Mme Paul ajoute aussi que la loi brésilienne sur le regroupement familial ne spécifie pas si l’enfant brésilien doit être physiquement au Brésil pour que le parent puisse soumettre sa demande. En somme, Mme Paul soutient ne pas pouvoir retourner au Brésil, car l’obtention du statut de résident permanent est plus ardue qu’il ne semble.

[18] Je ne partage pas la position de Mme Paul. Dans la Décision, la SAR a déterminé que Mme Paul, contrairement aux prétentions de cette dernière, bénéficiait de la possibilité de retourner au Brésil. Le problème, c’est qu’elle ne s’en est pas prévalue. Mme Paul n’avait en effet qu’à faire une demande de visa pour obtenir la résidence permanente sur la base que son enfant, M. Lozin Paul, est de citoyenneté brésilienne.

[19] Il revient à la SAR de procéder à l’évaluation de la preuve soumise par Mme Paul et de lui accorder le poids qu’elle mérite dans son analyse (Vavilov au para 125). Dans le cas présent, la SAR a déterminé que la preuve soumise établissait de manière prima facie que Mme Paul avait la possibilité de demander la résidence permanente par le biais d’un regroupement familial. Une fois cette détermination faite, il incombait à Mme Paul de prouver qu’en réalité et dans les faits, elle ne bénéficiait pas de cette possibilité (Riboul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 263 au para 53; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tajdini, 2007 CF 227 au para 36). Or, comme l’a noté la SAR, Mme Paul n’a entrepris aucune démarche auprès du consulat brésilien afin de demander un visa à des fins de regroupement familial, ou même simplement pour clarifier les exigences à remplir pour son obtention. En conséquence, je dois constater que Mme Paul n’a pas rempli le fardeau qui lui incombait de démontrer que, malgré l’existence d’une preuve prima facie à l’effet qu’elle pouvait demander la résidence permanente au Brésil, ce statut lui a été ou lui serait refusé.

[20] Mme Paul prétend également que l’information contenue dans le Cartable national de documentation pour Haïti [Cartable] appuie sa prétention voulant que, puisqu’elle n’est pas présentement au Brésil, elle n’est pas en mesure de faire sa demande de résidence permanente. Selon Mme Paul, le Cartable contient une liste exhaustive des différentes conditions permettant de formuler une demande de visa aux fins de regroupement familial au Brésil.

[21] Je ne suis pas convaincu par ces arguments. L’onglet 14.14 du Cartable, auquel réfère Mme Paul, a été remplacé par l’onglet 14.18 en juillet 2021. Je note que les passages pertinents mentionnés par Mme Paul sont aussi contenus dans l’onglet 14.18. Or, l’onglet 14.18 regroupe des extraits législatifs pertinents sur les conditions à remplir afin d’obtenir un visa aux fins de regroupement familial au Brésil. Il regroupe aussi les commentaires et explications de représentants du Brésil au Canada. Ainsi, l’article 45(iii) du Décret no 9 199 sur le regroupement familial y indique clairement qu’un visa temporaire aux fins de regroupement familial est accordé à un immigrant qui a un enfant de nationalité brésilienne. De plus, l’onglet 14.18 dispose que le visa permanent n’existe plus au Brésil, et que les détenteurs d’un visa temporaire peuvent demander un permis de résidence de durée indéterminée. À première vue, il appert de cette preuve documentaire que, si Mme Paul se qualifie pour l’obtention du visa pour regroupement familial, elle devrait effectivement être physiquement au Brésil pour formuler sa demande. Cependant, le Cartable fait souvent référence à ses « sources », qui contiennent parfois de l’information incomplète, et parfois de l’information contradictoire. Comme l’a souligné le Ministre lors de l’audience devant cette Cour, les informations contenues dans le Cartable ne suffisent donc pas pour établir que la SAR a erré dans sa conclusion. L’information semble n’y être colligée qu’à titre informatif, et la preuve au dossier établit que Mme Paul n’a elle-même fait aucune démarche pour s’enquérir, auprès du Consulat brésilien à Montréal, quant à la possibilité de faire une demande de visa aux fins de regroupement familial de l’extérieur du Brésil.

[22] Aussi, je ne suis pas persuadé que, dans les circonstances, la Décision de la SAR concluant à la possibilité pour Mme Paul d’obtenir la résidence permanente afin de retourner vivre au Brésil soit déraisonnable. Selon les transcriptions de l’audience, il n’y a aucune preuve convaincante établissant que Mme Paul ne peut bénéficier de la résidence permanente. De plus, il était loisible à la SAR de conclure qu’à la lumière de la preuve documentaire, les différents statuts énumérés dans le Cartable n’étaient que des exemples.

[23] Je rappelle qu’il est de jurisprudence constante que le demandeur d’asile qui arrive au Canada avec un statut assimilable à celui que confère la nationalité d’un pays tiers sécuritaire doit se voir refuser l’asile en vertu de l’article 1E de la Convention. L’article 1E de la Convention et l’article 98 de la LIPR visent à empêcher « la recherche du meilleur pays d’asile » lorsqu’on bénéficie déjà de la protection d’un pays tiers (Zeng au para 1). Ceci est cohérent avec le principe selon lequel le droit d’asile n’entre en jeu que lorsqu’il n’existe aucune solution de rechange (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 à la p 726). En effet, le régime de protection des réfugiés vise à venir en aide aux personnes qui ont besoin de protection et non pas à celles qui préfèrent demander l’asile dans un pays plutôt que dans un autre. Dans l’arrêt Zeng, la Cour d’appel fédérale a énoncé le test à trois volets qui s’applique pour déterminer s’il y a lieu de refuser l’asile à une personne en application de l’article 1E de la Convention. Ce test se décline comme suit :

[28] [1] Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l'audience, le demandeur a-t-il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, [2] il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s'il l'a perdu, ou s'il pouvait obtenir ce statut et qu'il ne l'a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n'est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, [3] la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d'origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.

(Su au para 23, citant Zeng au para 28 [Numérotation ajoutée.])

[24] Je suis donc d’avis que la SAR a raisonnablement conclu que Mme Paul pouvait obtenir le statut de résident permanent au Brésil, vu la citoyenneté brésilienne de son fils mineur, et que ce titre lui offrait des droits essentiellement semblables à ceux des autres ressortissants brésiliens. Elle était donc visée par l’exclusion prévue à l’article 1E de la Convention.

B. Évaluation de la crainte de Mme Paul au Brésil et du bien-fondé de ses allégations

[25] Mme Paul allègue également que la SAR aurait procédé à un examen microscopique et trop pointilleux quant à sa crainte de retourner au Brésil, ce qui serait contraire à la jurisprudence de la Cour (Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 619 aux para 29–30; Wu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 578 au para 18). Aux yeux de Mme Paul, l’abondante preuve documentaire soumise sur la situation des Haïtiens et des Afro-Brésiliens au Brésil a été interprétée de façon restreinte par la SAR, alors que cette preuve soutient plutôt de manière concluante que la discrimination subie par ces deux groupes est répandue et systématique au Brésil, et qu’elle peut donc constituer de la persécution. Mme Paul allègue aussi que la SAR a ignoré et contourné son témoignage portant sur les difficultés qu’elle a elle-même subies au Brésil.

[26] Je ne souscris pas aux conclusions et arguments de Mme Paul.

[27] Il faut d’abord rappeler qu’il revient à la SAR de procéder à l’évaluation de la preuve soumise par Mme Paul et de lui accorder le poids qu’elle mérite (Vavilov au para 125). De plus, il y a présomption que la SAR a considéré et soupesé l’entièreté de la preuve soumise devant elle (Burai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 966 au para 38; El Assadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 58 au para 37). J’ajoute que, dans sa Décision, la SAR a rédigé des motifs particulièrement longs et détaillés, et qu’elle a pris le temps de répondre aux différentes objections soulevées par Mme Paul. La preuve ne permettait tout simplement pas d’étayer un risque personnel de persécution pour Mme Paul (Garces Canga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 749 au para 54).

[28] Par ailleurs, je ne suis pas convaincu que l’analyse de la SAR puisse être qualifiée de « microscopique ». Il est vrai qu’une conclusion défavorable quant à la crédibilité ne devrait pas se fonder sur un examen dit « microscopique » de questions secondaires ou périphériques à une demande d’asile (Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 99 NR 168 (CAF) [Attakora] au para 9; Cooper c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 118 au para 4; Lubana c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2003 CFPI 116 [Lubana] au para 11). Cependant, comme l’a clairement exprimé la Cour dans les décisions Attakora ou Lubana, l’approche d’un décideur administratif ne peut se voir taxée d’être « microscopique » (et appeler l’intervention d’une cour de révision) que lorsqu’elle s’accroche à des éléments qui sont sans pertinence, périphériques ou accessoires à la revendication des demandeurs d’asile. Or, je ne suis pas d’avis que la SAR se soit adonnée à une évaluation microscopique des soumissions de Mme Paul. Si la SAR a relevé certaines contradictions dans le témoignage de Mme Paul, il est faux de prétendre que la SAR ne s’est fondée que sur des incohérences mineures pour en venir à sa conclusion. L’analyse de la SAR porte en grande partie sur la preuve documentaire soumise, et on ne peut dire qu’elle ait procédé à la recherche systématique d’incohérences dans la preuve de Mme Paul afin d’en miner la crédibilité (Owusu-Ansah c Canada (Ministre de l’Emploi et de l'Immigration), [1989] ACF no 442 au para 2; Acikgoz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 149 au para 37).

[29] Je me permets d’ajouter qu’une analyse ne devient pas « microscopique » ou trop zélée parce qu’elle est exhaustive. Ce n’est pas le caractère fouillé, détaillé ou minutieux de l’analyse ou de l’examen opéré par un décideur administratif qui lui confère un caractère « microscopique ». Bien au contraire, une telle approche traduit plutôt la rigueur à laquelle on est en droit de s’attendre des analyses d’un décideur administratif. En fait, je dirais même que cette rigueur est maintenant de mise pour satisfaire l’exigence d’une décision « justifiée » établie par l’arrêt Vavilov. L’analyse d’un décideur administratif ne bascule dans le « microscopique » que lorsqu’elle dérive vers des éléments secondaires et périphériques et qu’elle sombre alors dans un examen de contradictions anodines, peu pertinentes on non pertinentes à l’objet de la demande d’asile. C’est là que l’intervention de la Cour peut être requise. En l’espèce, l’examen conduit par la SAR ne visait aucunement des contradictions ou des incohérences sans pertinence, anodines ou périphériques aux allégations de Mme Paul. Tout au contraire, les facteurs et éléments qui émaillent les motifs de la SAR portaient sur des incidents précis qui se situaient au cœur même du récit avancé par Mme Paul pour justifier sa demande de protection.

[30] De plus, la SAR, au contraire de la SPR, ne fonde pas ses conclusions quant à l’évaluation de la crainte de Mme Paul uniquement sur le manque de crédibilité de cette dernière. La SAR concentre plutôt son analyse sur la distinction existant en droit entre « discrimination » et « persécution ». En effet, la SAR indique que, même si la preuve au dossier appuie, dans son ensemble, l’existence de discrimination raciale au Brésil, elle ne permet cependant pas de conclure que cette discrimination constitue de la persécution. Comme l’a rappelé le Ministre, la persécution est caractérisée par une « succession de mesures prises systématiquement » contre un groupe particulier et une « période pendant laquelle ces mesures sont appliquées » (Rajudeen c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1984] ACF no 601, 55 NR 129; Valentin c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 CF 390 au para 8). Malgré les difficultés qu’elle a rencontrées au Brésil, Mme Paul a tout de même été en mesure d’y travailler, de s’y loger, d’y trouver une garderie pour son fils mineur et d’y avoir accès aux services publics du pays.

[31] Je reconnais que la ligne de démarcation entre la discrimination et la persécution est parfois difficile à cerner. Toutefois, compte tenu du récit de Mme Paul et de la preuve documentaire traitant des expériences des Haïtiens au Brésil, je suis d’avis que la SAR pouvait raisonnablement conclure que la discrimination alléguée par Mme Paul n’équivalait pas à de la persécution. Rien dans la preuve n’autorisait en effet à conclure que la discrimination subie par Mme Paul revêtait le caractère grave et répété qui permette de l’assimiler à de la persécution. Pour toutes ces raisons, il s’ensuit que l’analyse par la SAR de la crainte de Mme Paul par rapport au Brésil ne comporte pas d’erreur révisable et est en tous points raisonnable.

C. Décision de ne pas analyser la crainte de Mme Paul par rapport à son pays d’origine

[32] Mme Paul soutient enfin que la SAR aurait dû analyser le risque auquel elle faisait face dans son pays d’origine, soit Haïti. Mme Paul soutient entre autres que la décision sur laquelle la SAR fonde sa conclusion, Osazuwa, n’est pas applicable en l’instance étant donné que les faits sont distincts de la présente affaire.

[33] Encore une fois, je ne suis pas d’accord avec Mme Paul.

[34] D’abord, la SAR reconnaît que certains faits de la décision Osazuwa diffèrent de la présente affaire. Toutefois, les deux dossiers présentent des similarités dans la mesure où les demandeurs ont tous les deux échoué à se décharger de leur fardeau de démontrer qu’ils ne peuvent pas retourner dans leur pays de résidence. Par ailleurs, la jurisprudence récente de cette Cour est claire quant au fait que la SAR n’a pas à procéder à l’analyse de la crainte de retour d’un demandeur dans son pays d’origine une fois que la SAR a déterminé que l’exclusion de la section 1E de la Convention s’appliquait à son cas (Saint Paul au para 58; Saint-Fleur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 407 au para 21; Milfort-Laguere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1361 au para 46).

[35] La décision de la SAR de ne pas considérer la crainte de retour de Mme Paul en Haïti parce qu’elle est exclue de l’application de la Convention sous la section 1E était donc tout à fait raisonnable.

IV. Conclusion

[36] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Paul et de son fils mineur est rejetée. Je ne décèle rien d’irrationnel dans le processus décisionnel suivi par la SAR et dans ses conclusions. La Décision n’est entachée d’aucune erreur susceptible de contrôle en ce qui concerne l’exclusion fondée sur l’article 1E de la Convention ou l’analyse du risque de persécution. Selon la norme du caractère raisonnable, il suffit que la Décision soit fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et soit justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. C’est le cas en l’espèce.

[37] Aucune des parties n’a proposé de question d’importance générale à certifier, et je conviens qu’il n’y en a aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-3861-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3861-20

 

INTITULÉ :

SAINTANIA, PAUL, MARC JUNIO, LOZIN PAUL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 septembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 janvier 2022

 

COMPARUTIONS :

Walid Ayadi

 

Pour les DEMANDEURS

 

Sherry Rafai Far

 

POUR LE DÉFENDEur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Walid Ayadi, Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour les DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR le DÉFENDeur

 

 

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