Décisions de la Cour fédérale

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Date : 20050503

Dossiers : T-66-86A et T-66-86B

Référence : 2005 CF 607

Ottawa (Ontario), le 3 mai 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JAMES RUSSELL

ENTRE :

                                                     LA BANDE DE SAWRIDGE

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                                                        SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                      défenderesse

                                                                             et

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA,

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA (ALBERTA),

LA NON-STATUS INDIAN ASSOCIATION OF ALBERTA et

L'ASSOCIATION DES FEMMES AUTOCHTONES DU CANADA

                                                                                                                                       intervenants

                                                                             et

                                            LA PREMIÈRE NATION TSUU T'INA

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                                                        SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                      défenderesse

                                                                             et

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA,

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA (ALBERTA),

LA NON-STATUS INDIAN ASSOCIATION OF ALBERTA et

L'ASSOCIATION DES FEMMES AUTOCHTONES DU CANADA

                                                                                                                                       intervenants


TABLE DES MATIÈRES

                                                                                                                                                      Page

LA REQUÊTE................................................................................................................................ 4

LE CONTEXTE.............................................................................................................................. 9

La participation du juge Hugessen.................................................................................. 10

La participation du juge Russell...................................................................................... 20

L'IMPASSE ACTUELLE............................................................................................................ 48

LA DOCUMENTATION DES DEMANDERESSES............................................................... 55

LE DROIT.................................................................................................................................... 63

LA PLAIDOIRIE DES DEMANDERESSES............................................................................ 70

La crainte de partialité à la Cour fédérale - Principes fondamentaux........................... 72

L'influence du juge Muldoon sur le juge Hugessen........................................................ 77

L'influence du juge Hugessen sur le juge Russell.......................................................... 92

Le 29 juin 2004 - modifications aux actes de procédure.............................................. 101

18 octobre 2004 - La question des résumés de témoignage anticipé........................... 112

25 novembre 2004 - Les propositions des demanderesses pour une solution viable.. 124

Les résumés de témoignage anticipé - Changement de position de la Couronne et des intervenants      149

Des idées préconçues..................................................................................................... 163

Les commentaires visant les avocats des demanderesses........................................... 169

Les mots _fallacieux et malhonnêtes _........................................................................ 179

Les mots _opportunisme grossier _............................................................................. 186

La réprimande................................................................................................................. 213

La principale question en litige...................................................................................... 222

LA PLAIDOIRIE ÉCRITE DES DEMANDERESSES.......................................................... 226

Les allégations à l'encontre de la Cour fédérale.......................................................... 233

Les allégations à l'encontre du juge Hugessen............................................................. 253

Les allégations à l'encontre du juge Russell................................................................. 257

Conclusions sur l'exposé des arguments des demanderesses..................................... 285

CONCLUSIONS GÉNÉRALES............................................................................................... 289

LES QUESTIONS RELATIVES AU COMPORTEMENT.................................................... 293

ORDONNANCE........................................................................................................................ 301


                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA REQUÊTE

[1]                Par la présente requête, les demanderesses demandent à la Cour de conclure à l'existence d'une crainte raisonnable de partialité de la part du juge Russell, et d'ordonner que celui-ci se récuse de l'instance, même si le procès n'a pas encore débuté.

[2]                Les demanderesses affirment, en outre, que la tendance générale à la Cour fédérale elle-même fait craindre sa partialité dans la présente instance à leur endroit, ce qui appelle aussi un redressement. Dans leur avis de requête, les demanderesses ont demandé que la Cour consente au transfert de l'instance à la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta ou, subsidiairement, qu'un juge, soit de la Cour fédérale soit de la Cour de l'Alberta, agréé à la fois par les demanderesses et la Couronne, soit désigné pour instruire le procès.

[3]                Cette demande a été modifiée lors de la présentation de la requête, les demanderesses demandant à la Cour de recommander la désignation par le juge en chef de la Cour fédérale d'un juge estimé acceptable tant par elles-mêmes que par la Couronne. Cette dernière s'oppose à cette proposition.

[4]                En ce qui concerne le juge Russell, les motifs de la crainte de partialité énoncés dans l'avis de requête sont les suivants :

a)          le juge Russell aurait fait preuve de partialité, notamment mais pas exclusivement, des manières suivantes :


(i)          en faisant des déclarations dénotant une prédisposition défavorable aux demanderesses quant à leur allégation principale, soit le droit à l'autonomie gouvernementale qu'elles font valoir;

(ii)         en faisant obstacle au droit des demanderesses de présenter une preuve en vue d'établir le bien-fondé, notamment, de leur droit à l'autonomie gouvernementale;

(iii)        en tenant des propos sarcastiques et irrespectueux, à l'endroit uniquement des demanderesses;

(iv)        en laissant entendre de manière non fondée que les avocats des demanderesses avaient agi de manière contraire à l'éthique professionnelle;

(v)         en attribuant à tort aux demanderesses et à leurs avocats, dans ses motifs, des actes et des mobiles inopportuns;

(vi)        en faisant des commentaires permettant raisonnablement de déduire qu'il préjugeait de la crédibilité de la preuve des demanderesses au sujet, notamment, du droit allégué à l'autonomie gouvernementale;

(vii)       en rendant des décisions qu'il est raisonnable d'estimer qu'elles constituent des manquements aux principes de justice naturelle;

(viii)       en donnant lieu de croire qu'il a étudié une preuve dont il n'a pas été saisi, en vue d'étayer une position défendue par la Couronne;

(ix)        en tirant, sans fondement, [traduction] « une conclusion défavorable fatale quant à la crédibilité des demanderesses » ;


(x)         en ne faisant pas part aux avocats des demanderesses de ses réserves avant de prononcer ses motifs, alors qu'il entendait tirer et a tiré une grave conclusion;

(xi)        en inventant une raison d'attribuer un mobile inopportun à un avocat des demanderesses, de manière à porter atteinte au droit de celles-ci d'établir le bien-fondé de leur cause;

(xii)       en traitant les demanderesses inéquitablement à plusieurs reprises, notamment en

1.          se ralliant à une prétention défavorable aux demanderesses énoncée par les avocats de la partie adverse et manifestement inexacte et trompeuse;

2.          permettant à plusieurs reprises aux avocats de la partie adverse de faire valoir des prétentions manifestement fallacieuses et en se fondant sur celles-ci malgré les efforts répétés des avocats des demanderesses de les rectifier;

3.          se servant des pouvoirs et de l'autorité de la Cour pour tenter d'empêcher les avocats des demanderesses de présenter des observations à l'appui de leurs prétentions; il a réprimandé ces avocats lorsqu'ils lui ont laissé entendre que les avocats de la partie adverse faisaient valoir des prétentions manifestement trompeuses;


4.          déformant, dans ses motifs, les arguments présentés par les demanderesses, pour ensuite les rejeter de façon sommaire;

(xiii)       ne commençant à traiter les demanderesses de manière plus équitable qu'après avoir eu connaissance de l'allégation de crainte de partialité;

(xiv)      se montrant inquiet quant à son impartialité, après avoir eu connaissance de l'allégation de crainte de partialité;

(xv)       ayant des apartés avec la Couronne.

[5]                À l'audience, on a retiré le motif xv, soit « en ayant des apartés avec la Couronne » .


[6]                En ce qui concerne la Cour fédérale, les demanderesses font état simplement d'une [traduction] « tendance générale faisant craindre sa partialité dans la présente l'instance » . Dans leurs observations écrites, toutefois, elles exposent plus en détail des motifs, qui visent notamment des actions du juge Muldoon (le juge lors du premier procès), du juge Hugessen (le juge chargé de la gestion de l'instance après le premier procès), de l'ancien juge en chef adjoint de la Cour fédérale ainsi que du juge Russell (le juge désigné pour présider le second procès), lesquelles actions, soutiennent-elles, donnent lieu séparément et cumulativement à une crainte raisonnable de partialité de la Cour fédérale à leur endroit. D'ailleurs, bien que le fondement déclaré de la requête ait été la crainte raisonnable de partialité, les demanderesses ont également déclaré dans leurs observations écrites disposer d'une preuve étayant une conclusion de partialité réelle. Lorsque la Cour a fait remarquer à l'audience ce qui découlait d'une telle allégation, M. Shibley, qui présentait la plaidoirie des demanderesses dans le cadre de la présente requête, a retiré du paragraphe 3 de l'exposé des arguments des demanderesses le passage offensant selon lequel [traduction] « [d]es éléments de preuve permettent toutefois d'étayer une telle conclusion [c.-à-d. de partialité réelle] » .

[7]                Le problème n'en disparaît pas complètement pour autant, toutefois, puisqu'il y a tout au long des documents produits des déclarations qui constituent, dans les faits, des allégations de partialité réelle.

[8]                Les craintes des demanderesses à l'égard d'autres juges de la Cour fédérale qui ne sont pas nommément désignés sont quelque peu ambivalentes. Selon certains de leurs témoins, il y aurait à la Cour fédérale certains juges pouvant leur assurer un procès équitable. D'autres témoins sont pour leur part moins optimistes.

[9]                Dans leur exposé des arguments, les demanderesses affirment que [traduction] « bien que nous croyions qu'il pourrait y avoir à la Cour fédérale des juges équitables en première instance, nous ne croyons pas que le soient ceux qu'on a désignés dans la présente affaire à ce jour, ni que ceux-ci se soucient de ce qu'il adviendrait si était désigné pour instruire l'affaire un autre juge de la Cour fédérale dont les parties n'auraient pas convenu » .

[10]            En d'autres termes, il « pourrait » y avoir des juges équitables à la Cour fédérale, comme il pourrait ne pas y en avoir, de sorte qu'à moins d'avoir leur mot à dire dans la désignation d'un nouveau juge pour le procès, les demanderesses demeureraient préoccupées à ce sujet.

LE CONTEXTE

[11]            L'historique de l'action judiciaire dans laquelle s'inscrit la présente requête est long et tortueux, les débuts de l'affaire remontant à 1986.

[12]            Le premier procès a été instruit en 1993 et 1994 par le juge Muldoon, qui a rendu jugement et exposé ses motifs en 1995.

[13]            Les demanderesses ont fait appel de cette décision et la Cour d'appel fédérale a ordonné la tenue d'un nouveau procès parce que les motifs du juge Muldoon donnaient lieu à une crainte raisonnable de partialité.

[14]            Ce qui importe, aux fins de la présente requête, c'est l'historique de la procédure depuis la décision de la Cour d'appel fédérale en 1997.


[15]            Les documents des demanderesses ne permettent pas de dégager facilement cet historique, puisque la preuve et l'argumentation y sont entremêlées. On fait en soi oeuvre d'interprétation, bien sûr, lorsqu'on choisit les faits à présenter, mais lorsqu'on joint à ces faits des arguments, des opinions et des commentaires, des dangers distincts surgissent dont je traiterai plus loin lorsque j'examinerai les problèmes soulevés de manière générale par la preuve et la documentation des demanderesses.

[16]            Pour présenter un cadre dépassionné permettant de bien comprendre les questions en jeu dans la présente requête, je me suis fondé sur le dossier de la Cour mis à ma disposition. Pour faciliter la compréhension, j'entends ne faire ici qu'un exposé sommaire, et je donnerai par la suite les précisions requises permettant d'apprécier chaque allégation distincte des demanderesses.

[17]            Après que la Cour d'appel fédérale eut ordonné la tenue d'un nouveau procès dans sa décision de 1997, le juge Hugessen a été désigné juge chargé de la gestion de l'instance le 12 juin 1997.

La participation du juge Hugessen

[18]            Le 13 juin 1997, le juge Hugessen a transmis à tous les avocats des parties une note dans laquelle il les conviait à demander de concert la fixation d'une date pour le nouveau procès. Aucun des avocats n'a répondu.

[19]            Cette absence de réponse a finalement donné lieu à l'envoi, le 20 mai 1998, de l'équivalent d'un avis d'examen de l'état de l'instance requérant des parties qu'elles exposent les raisons pour lesquelles l'action ne devrait pas être rejetée pour cause de retard.

[20]            Cela a entraîné les demanderesses à répondre au juge Hugessen qu'elles désiraient demander une modification des actes de procédure de manière à pouvoir tirer profit de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, notamment de l'arrêt Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010.

[21]            On a tenu une audience de justification le 26 juin 1998.

[22]            Le 23 septembre 1998, les demanderesses ont introduit une requête aux fins de la modification de leur déclaration. Leurs observations écrites renfermaient les arguments importants qui suivent quant à la nature de leur demande.

[traduction]

Il s'agit d'une action par laquelle les demanderesses sollicitent une déclaration portant que certaines dispositions ajoutées en 1985 à la Loi sur les Indiens (le projet de loi C-31) et conférant des droits d'appartenance aux bandes demanderesses sont incompatibles avec l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, parce qu'elles contreviennent aux droits ancestraux et issus de traités permettant à ces bandes de décider quels peuvent être ou non leurs membres [...]

La formulation des droits que les demanderesses se proposent de revendiquer et l'application à ces droits des règles du droit existant demeurent en lien suffisamment étroit avec ce que les demanderesses font actuellement valoir pour que ne soit pas nécessaire une seconde et nouvelle action. Il convient d'éviter la multiplicité d'actions.


Le droit de décider de l'appartenance à une bande est un droit fondamental et, même, un élément essentiel de toute revendication de l'autonomie gouvernementale. La Couronne défenderesse, d'ailleurs, reconnaît l'existence d'un droit inhérent à l'autonomie gouvernementale, lequel comprend à tout le moins une certaine forme du droit de décider de l'appartenance.

Factum des demanderesses, signifié le 21 septembre 1998, paragraphes 3, 5 et 7.

Dossier de requête des demanderesses daté du 21 juillet 1998; avis de requête, paragraphe 6 et affidavit de Martin Henderson, paragraphes 1, 5 et 6.

[...]

[23]            Il est également significatif qu'à l'audience relative à la requête pour amender de 1998, l'avocat des demanderesses ait fait la déclaration suivante :

[traduction]

[...] Nous faisons valoir d'ailleurs, dans mes observations, un droit de compétence dans sa formulation la plus étroite possible. Nous disons que, en tant que gouvernement, nous avons le droit de décider quels sont ou ne sont pas nos citoyens.

À moins de consigner par écrit les règles que nous appliquons, on ne peut s'exprimer de manière plus précise. C'est ce que le juge en chef Lamer dit explicitement de faire. Je dois l'établir de manière aussi rationnelle et fondamentale que possible. Je ne peux le faire de manière trop générale.

En faisant valoir la nouvelle demande, ainsi, nous ne disons pas que nous disposons d'un droit à l'autonomie gouvernementale de manière générale. Ce n'est pas de ça qu'il s'agit en l'espèce. Ce que nous disons, c'est que nous avons droit à cet aspect fondamental de notre autonomie gouvernementale.

[...]

L'action originale et la nouvelle action ne sont pas incompatibles. La nouvelle est simplement une explication se fondant sur l'ancienne. [Non souligné dans l'original.]

Transcription - requête du 23 septembre 1998, pages 37:1 - 10; 37:16 - 37:22 et 123:17 - 17

[24]            Ces déclarations sont d'importance parce que les demanderesses et la Couronne ne s'entendent pas maintenant sur ce que les modifications autorisées par le juge Hugessen en 1998 étaient censées englober en regard du concept d'autonomie gouvernementale.

[25]            Par ordonnance datée du 23 septembre 1998, le juge Hugessen a autorisé que des modifications soient apportées à la déclaration, à la condition que les demanderesses, la Couronne et les intervenants fournissent une liste détaillée des parties de la transcription du premier procès dont l'utilisation en preuve lors de tout nouveau procès dans l'affaire soulevait leur objection.

[26]            Le 10 mars 1999, les demanderesses ont déposé de nouvelles déclarations modifiées.

[27]            Les demanderesses n'appréciaient pas, toutefois, la condition concernant l'utilisation de la transcription du premier procès et elles s'y sont opposées. Selon elles, il ne conviendrait pas, lors d'un nouveau procès, d'utiliser la preuve provenant du premier, celle-ci étant entachée par les commentaires du juge Muldoon. La Couronne et les intervenants, pour leur part, ont soutenu qu'on pouvait utiliser à un nouveau procès toute la preuve provenant du premier, sauf pour ce qui est des commentaires et interventions du juge.


[28]            Le juge Hugessen a rejeté les prétentions des demanderesses. Il se souciait de ce que l'assignation de témoins ayant déjà présenté leur témoignage demande beaucoup de temps et d'argent, de source privée et publique, les coûts engagés n'étant pas justifiés sur le plan de l'efficacité. Le 7 décembre 2000, en conséquence, le juge Hugessen a ordonné, par suite d'une requête pour directives découlant de son ordonnance du 23 septembre 1998, que la transcription de tout témoignage lors du premier procès puisse être utilisée lors d'un nouveau procès, et que les témoins ayant déposé au premier procès ne puissent pas présenter le même témoignage au second, bien qu'ils puissent alors faire un autre témoignage.

[29]            Lorsqu'il a pris son ordonnance du 7 décembre 2000, le juge Hugessen a déclaré dans ses motifs du 13 décembre 2000 que « [l]es questions à trancher au second procès sont sur le fond les mêmes que celles qui devaient être tranchées au premier procès » , et il a également fait remarquer que la « matrice des faits » n'était en rien changée. Ces mots sont importants parce que, selon ce qu'affirment maintenant les demanderesses, ils démontrent que le juge Hugessen a tenté de restreindre la question à trancher et d'influer sur la portée du nouveau procès, même après avoir autorisé en 1998 des modifications permettant aux demanderesses de tirer avantage d'une nouvelle jurisprudence et de réunir de nouveaux éléments de preuve au soutien des aspects liés à l'autonomie gouvernementale de leur revendication.


[30]            Les demanderesses ont interjeté appel de l'ordonnance du 7 décembre 2000 du juge Hugessen, sans toutefois contester sa qualification des questions en litige ou son appréciation quant à la matrice des faits. Les demanderesses n'ont pas allégué non plus que le juge Hugessen avait fait preuve de partialité à leur endroit. Cela importe également parce que, dans le cadre de la requête à l'examen, les demanderesses affirment maintenant que les déclarations du juge Hugessen sur les questions en jeu et la matrice factuelle étaient inopportunes et donnaient lieu à une crainte raisonnable de partialité de sa part, du fait qu'il tentait d'influer sur la portée du nouveau procès de telle manière qu'elles ne pourraient établir le bien-fondé de leurs prétentions relativement à l'autonomie gouvernementale. Les demanderesses ajoutent que ces déclarations ont influé sur le traitement subséquent de l'affaire par le juge Russell, de telle sorte que cela donnait également lieu à une crainte raisonnable de partialité de la part de ce dernier.

[31]            L'appel des demanderesses à l'encontre de l'ordonnance du 7 décembre du juge Hugessen a été rejeté. Les appelantes ont également fait appel de l'ordonnance du 23 septembre 1998 de ce juge. Cet appel a également été rejeté.

[32]            Le juge Hugessen a continué d'éprouver des difficultés à faire progresser l'instance jusqu'à procès. Il semble que ses ordonnances n'étaient tout simplement pas respectées. Il a donc dû exercer un contrôle plus étroit sur le processus de gestion de l'instance.

[33]            Le 28 septembre 2001, par exemple, le juge Hugessen a décidé de circonscrire les droits des parties en matière d'interrogatoire préalable :

[...]

Je vais néanmoins prendre un certain nombre de dispositions [plutôt que de fixer une date de procès comme le demande une intervenante] qui vont obliger les parties à faire avancer les choses. Il est évident que les ordonnances que j'ai rendues jusqu'ici n'ont dans l'ensemble pas été respectées et n'ont pas réussi à faire avancer les choses. C'est pourquoi je me propose de prendre un certain nombre de mesures.


Tout d'abord, je vais circonscrire la durée des interrogatoires préalables. Tous les interrogatoires devront être terminés le 1er mai 2002 [...]

Bande indienne de Sawridge c. Canada, [2001] A.C.F. no 1488, paragraphes 8 et 9

[...]

[34]            Le dossier de la Cour fait voir qu'il y a eu à l'endroit du juge Hugessen « une tendance ou manque de collaboration et à l'obstruction de la part de l'avocat du demandeur » , ce qui méritait selon lui « une réprimande sévère » . Il a conclu qu'il lui fallait donc réduire le temps alloué au demandeur aux fins d'interrogatoire.

[35]            Le 30 novembre 2001, le juge Hugessen a retiré aux demanderesses cinq journées dont elles disposaient pour interroger le représentant de la Couronne dans l'affaire Sawridge et dix journées dans l'affaire Tsuu T'ina. Les motifs qu'il a exposés pour ce faire donnent à penser qu'il a eu des difficultés extrêmes à faire progresser les actions, et qu'il a été confronté à un manque de collaboration et à de l'obstruction de la part de l'avocate des demanderesses :

a)              dans l'affaire Sawridge :

La plus importante question soulevée par la présente requête est le défaut de la demanderesse de fournir valablement des documents. L'action n'est pas nouvelle. Un procès a déjà eu lieu. Cela fait littéralement des années que la tenue d'un nouveau procès a été ordonnée. [...]

J'estime que la transcription de l'interrogatoire de la demanderesse révèle que l'avocate de celle-ci n'a respecté ni l'ordonnance [antérieure] de la Cour [de répondre à toutes les questions visées par une objection, sa réponse étant fournie sous réserve de l'objection] ni la règle 241.


En plus d'une ordonnance visant à obliger l'avocate de la demanderesse à remédier à cette situation sans délai, j'impose également une sanction procédurale à la demanderesse en raison de ce comportement inacceptable. Dans une ordonnance antérieure fixant un échéancier, j'ai alloué à chaque partie un certain nombre de jours pour terminer ses interrogatoires. Plusqu'elle a abusé du temps d'interrogatoire que je lui avais attribué, je retire à la demanderesse cinq des journées dont elle disposait pour interroger le représentant de la Couronne. [Non souligné dans l'original.]

Bande de Sawridge c. Canada, [2001] A.C.F. no 1841, paragraphes 12, 16 et 17

b)              dans l'affaire Tsuu T'ina :

Premièrement, il doit ressortir de ce que j'ai déjà dit que je considère inexcusable le défaut de produire le demandeur Starlight les 13 et 14 septembre [...]

Depuis le dépôt de la présente requête, la conduite du demandeur et de son avocat a même empiré [...]

Enfin, la transcription de l'interrogatoire de Crowchild qui m'a été fournie révèle que l'avocat du demandeur ne s'est conformé ni à l'ordonnance de la Cour ni à la règle 241.

L'avocate de la Couronne a donné de nombreux exemples de cas où l'avocat du demandeur avait fait défaut de se conformer à cette ordonnance et où il avait agi de façon inappropriée. J'estime que la transcription démontre l'existence d'une tendance au manque de collaboration et à l'obstruction de la part de l'avocat du demandeur, ce qui mérite une réprimande sévère à mon avis. La répétition de cette conduite ne sera pas tolérée et j'ordonne au demandeur de remédier immédiatement à cette situation.

Comme dans l'affaire connexe, je punis la conduite du demandeur, qui est particulièrement mauvaise, en réduisant le nombre de jours qui lui avait été attribué pour qu'il interroge au préalable le représentant de la Couronne. La conduite étant bien pire que dans l'autre affaire, le nombre de jours éliminés sera de dix. [Non souligné dans l'original.]

Starlight c. Canada, [2001] A.C.F. no 1840, paragraphes 12 à 16

[...]


[36]            Les difficultés n'ont cependant pas alors cessé. Les demanderesses ont demandé l'autorisation de faire subir un interrogatoire écrit à chacun des intervenants en l'espèce. Le juge Hugessen a conclu, dans ses motifs du 19 juin 2002, que certaines des questions prévues étaient « extraordinairement fastidieuses et nécessiteraient une énorme quantité de travail » et que cela ne présenterait d'intérêt pour personne. Le juge Hugessen a alors ajouté sur ce point, dans la même ordonnance :

Finalement, et cela occupe aussi une grande place dans l'exercice de mon pouvoir discrétionnaire, la présente affaire n'a pas eu à ce jour un déroulement aisé, et je ne crois pas qu'elle aura un déroulement aisé au cours des mois et des années à venir à mesure que nous nous efforçons, chacun d'entre nous, de l'amener au stade du procès. Je n'impute de motivations à personne parce que je reconnais que toutes les parties et tous les intervenants ont un intérêt véritable dans la solution de cette affaire. Je reconnais cela sans réserve, mais, si l'on devait autoriser ces interrogatoires écrits, alors inévitablement et sans l'ombre d'un doute ils ajouteraient énormément aux délais, déjà beaucoup trop longs, qui seraient nécessaires avant que finalement les demandeurs ne se présentent et n'exposent leurs prétentions devant le juge de première instance.

Bande de Sawridge c. Canada, [2002] A.C.F. no 933, paragraphes 5, 6, 8 et 9.

[37]            En 2003, toutefois, les demanderesses ont signifié 14 000 interrogatoires écrits à la Couronne, ce que le juge Hugessen a annulé à titre d'abus de procédure, le juge condamnant les demanderesses à des dépens de 20 000 $.

[38]            Le déroulement de l'interrogatoire préalable a continué d'être ardu. La Couronne a présenté six requêtes dans chaque action quant aux problèmes éprouvés - parmi lesquels des refus injustifiés et des défauts de donner suite en temps opportun à des engagements - lors de l'interrogatoire préalable.

[39]            Une conférence préparatoire a eu lieu en fin de compte le 27 février 2004, et une ordonnance a été rendue le 26 mars 2004 donnant des directives détaillées en vue d'en arriver à procès le 10 janvier 2005.

[40]            L'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004 du juge Hugessen est au coeur de tout ce qui va suivre et je la reproduirai donc en son entier :

[traduction]

1.              Ces affaires seront instruites à Edmonton, en Alberta, à compter du 10 janvier 2005.

2.              Échéancier des interrogatoires préalables :

a)              réponses des demanderesses aux interrogatoires écrits de la Couronne signifiées et déposées d'ici le 30 avril 2004;

b)              nouvel affidavit des documents de la Couronne signifié d'ici le 30 avril 2004;

c)              documents à l'égard desquels le privilège devient prescrit à communiquer à compter de la date de prescription;

d)              autres documents « omis » (c.-à-d. par suite d'une erreur lors d'une communication antérieure) à produire d'ici le 30 juin 2004.

3.              Toutes les questions dans le cadre de l'interrogatoire préalable se soulevant par suite de la production de nouveaux documents doivent prendre la forme d'interrogatoires écrits, après autorisation obtenue par requête présentée en vertu de l'article 369 des Règles.

4.              Sous réserve de nouvelles directives du juge de l'instance, les procès seront instruits simultanément.

5.              Tous les rapports d'experts doivent être signifiés d'ici le 15 juillet 2004.

6.              Les rapports d'experts en contre-preuve (dont la portée se limite à répliquer aux rapports d'experts produits par d'autres parties ou à les réfuter) doivent être signifiés d'ici le 29 octobre 2004.

7.              Tout autre rapport d'expert ne peut être produit que sur autorisation de la Cour obtenue au préalable par requête.

8.              Toute partie désirant présenter une preuve par histoire orale doit en signifier un résumé détaillé d'ici le 30 juin 2004.

9.              Les parties désirant présenter des témoignages au procès (liés notamment à l'histoire orale) doivent signifier des listes de témoins et des résumés de témoignage anticipé (faisant notamment état de la langue utilisée s'il ne s'agit pas de l'anglais ainsi que du nom de l'interprète, s'il est connu) d'ici le 15 septembre 2004.


10.            L'ordonnance du 8 décembre 2000 régit le recours à la transcription du premier procès; la partie qui entend recourir à cette transcription doit informer les autres parties des éléments qu'elle compte en utiliser, d'ici le 30 juin 2004.

11.            La transcription d'un interrogatoire préalable qu'une partie entend lire au procès doit être signifiée d'ici le 15 novembre 2004.

12.            Les actes de procédure ne peuvent être modifiés que sur autorisation obtenue par requête présentée d'ici le 18 mai 2004 en vertu de l'article 369 des Règles.

13.            Il serait souhaitable que se tienne tôt une conférence de gestion de l'instruction devant être présidée par le juge du procès et où on traiterait notamment :

a)              de la constitution d'une base de données sur la documentation pour le procès;

b)              de tout problème d'interprétation lié à un témoignage dans une langue autre que l'anglais.

14.            Les ordonnances rendues antérieurement par le juge McNair le 14 septembre 1989 et par le juge Hugessen le 26 mai 2000 régissent la participation des intervenants.

15.            Les intervenants doivent respecter les délais fixés dans la présente ordonnance.

[41]            Le juge Russell a été désigné juge du procès à la fin de mars 2004 et, à partir de ce moment-là, le juge Hugessen n'a plus pris part à l'action.

La participation du juge Russell

[42]            Après avoir été désigné juge du procès, le juge Russell s'est occupé, en premier lieu, des demandes de modification des actes de procédure présentées tant par la Couronne que par les demanderesses. La Couronne a demandé l'autorisation de modifier sa défense et les demanderesses celle de modifier de nouveau leurs nouvelles déclarations modifiées.


[43]            Le juge Russell a autorisé certaines modifications mais en a refusé d'autres, pour ce qui est tant de la Couronne que des demanderesses. Ce qu'il importe toutefois de noter, c'est qu'au moyen des modifications qu'elles sollicitaient, les actes de procédure des demanderesses aurait comporté une revendication globale d'autonomie gouvernementale générale.

[44]            La Couronne s'est opposée aux modifications liées à l'autonomie gouvernementale générale, au motif qu'elles étaient inopportunes et allaient bien au-delà des droits allégués dans les actes de procédure par les demanderesses quant au contrôle de l'appartenance à leur groupe.

[45]            Les demanderesses ne partageaient pas l'avis de la Couronne et ont affirmé que les modifications proposées [traduction] « ne changent rien à leur demande de redressement et ne créent pas un nouveau motif de procès » .

[46]            Pour les motifs énoncés dans son ordonnance du 29 juin 2004, le juge Russell n'a pas autorisé les modifications proposées par les demanderesses et liées à une nouvelle revendication relative à l'autonomie gouvernementale ou soulevant des allégations au sujet d'autres premières nations.

[47]            Le juge Russell, dans son ordonnance du 29 juin 2004 sur cette question, a déclaré :

[...]

26. Il y a plusieurs objections à apporter aux aspects litigieux des modifications proposées par la bande :


a)              certaines des modifications proposées au paragraphe 8 sont contraires à des décisions de notre Cour qui portent que la demanderesse en l'instance est la bande elle-même; et

b)              certaines des modifications auraient pour conséquence d'élargir la portée de l'action et introduiraient une nouvelle réclamation d'autodétermination; et

c)              certaines des modifications viendraient élargir encore plus les réclamations en soulevant des allégations au sujet d'autres premières nations.

27. Selon moi, les modifications contestables dont je ferai état plus tard ne viennent pas clarifier les questions litigieuses présentées à la Cour. Elles soulèvent de nouvelles questions litigieuses qui exigeraient d'autres interrogatoires, retardant à nouveau le procès. Le fait que ces modifications soient proposées si tard, leur nombre et importance, la mesure dans laquelle des positions antérieures sont modifiées et le préjudice inévitable qui serait causé à la Couronne (voir Maurice c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [2004] A.C.F. no 670, 2004 CF 528, au paragr. 10), me convainquent que ces modifications ne doivent pas être autorisées. De plus, certaines d'entre elles ne sont pas pertinentes aux questions en litige. Comme la NSIAA le fait remarquer, la conséquence de certaines des modifications proposées par la bande serait de [traduction] « mettre la Couronne en cause pour sa conduite globale dans ses relations avec les premières nations au Canada. Un procès qui est prévu durer des mois pourrait maintenant prendre des années à régler » . De plus, certaines autres modifications auraient pour effet de [traduction] « étendre considérablement la portée de cette action et soulever des questions qui n'ont pas fait l'objet d'interrogatoires [dans un contexte où] les modifications n'ajoutent aucun élément de fond à la prétention de la demanderesse qu'elle a un droit autochtone de décider à qui elle reconnaît le statut de membre [...] » . En fait, il me semble que les termes « première nation » s'appliquent exclusivement à la bande demanderesse. Le fait d'utiliser deux expressions différentes ( « demanderesse » et « première nation » ) lorsqu'on parle de la bande n'ajoute rien, bien que je n'aie aucune objection de fond à ce que la bande utilise ces deux expressions.

[...]

[48]            Les demanderesses n'ont pas interjeté appel de l'ordonnance du 29 juin 2004 du juge Russell portant sur les modifications et elles n'ont assurément pas fait valoir de quelque autre manière que ce soit que l'ordonnance ou ses motifs leur inspirait une crainte raisonnable de partialité.

[49]            Cela importe parce que, dans la présente requête, les demanderesses font valoir une crainte de partialité remontant, par-delà l'ordonnance du 29 juin 2004, à des décisions et commentaires émanant du juge Hugessen. Elles affirment essentiellement que, depuis le jugement de 1997 de la Cour d'appel fédérale, les juges Hugessen et Russell ont donné leur appui à la Couronne (ou on peut craindre de manière raisonnable à tout le moins qu'ils lui ont donné leur appui) pour s'assurer que le concept d'autonomie gouvernementale (tel qu'elles souhaitent maintenant le définir) soit tenu écarté de l'instance et qu'elles ne puissent pas présenter une preuve sur cette question.

[50]            Les demanderesses affirment que, malgré le fait que l'ordonnance du 29 juin 2004 du juge Russell rejetait expressément les modifications demandées portant sur l'autonomie gouvernementale, elles ne se sont rendu compte que bien plus tard (soit en décembre 2004) qu'il y avait lieu d'avoir une crainte de partialité, ce qui explique pourquoi elles n'ont pas fait appel de cette ordonnance du 29 juin 2004.

[51]            La première rencontre du juge Russell avec les avocats de toutes les parties a eu lieu à Edmonton, le 17 septembre 2004. L'objet général en était de vérifier si, après l'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004 du juge Hugessen, des questions demeuraient toujours à régler, et de traiter de questions pratiques liées à l'administration du procès devant débuter le 10 janvier 2005.

[52]            Le juge Russell s'est aperçu que cela n'allait pas vraiment bien entre les parties. Il y avait encore d'importantes divergences à résoudre avant que le procès puisse débuter. De fait, il était beaucoup plus urgent de s'occuper des éléments de désaccord que des questions d'ordre pratique ou administratif soulevées.

[53]            Aux fins de la requête dont la Cour est actuellement saisie, il importe de relever que, le 17 septembre 2004, la Couronne a immédiatement fait part au juge du procès de préoccupations fondamentales quant à des [traduction] « divergences radicales » opposant la Couronne et les demanderesses au sujet de ce qu'englobaient les actes de procédure, et de la nature de la liste des témoins et des résumés de témoignage anticipé que les demanderesses avaient signifiés le 15 septembre 2004, la date limite prévue par l'ordonnance du juge Hugessen pour le dépôt de ces documents.

[54]            La transcription de la conférence de gestion de l'instance du 17 septembre 2004 fait voir que, selon la Couronne, il y avait

[traduction]

[...] des divergences radicales à l'égard de certaines des questions soulevées. La Couronne est d'avis qu'il y a lieu de s'en tenir dans l'instance aux actes de procédure tels qu'ils ont été modifiés, et elle a donc sa conception de ce qui est pertinent. Ce qu'il est susceptible d'advenir, selon nous, c'est l'élargissement de la portée du présent procès hors de ce que prévoient les actes de procédure [...]

Transcription de la conférence du 17 septembre 2004, M. Kindrake, 25:20 à 26:1

[55]            Pour ce qui est des résumés de témoignage anticipé des demanderesses, la Couronne était d'avis que ceux-ci ne convenaient pas et ne respectaient pas les prescriptions de l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen.

[56]            La Couronne estimait ces problèmes être d'une telle importance qu'ils devaient être réglés rapidement, avant que ne débute le procès.

[57]            Le 17 septembre 2004, les demanderesses étaient représentées par M. Henderson, M. Healey et Mme Twinn. Comme le montre la transcription, M. Henderson a convenu avec la Couronne que des questions pertinentes d'importance devaient être réglées avant que ne débute le procès. Cela est digne de mention, puisque M. Henderson a cessé de prendre part à l'instance peu après la rencontre du 17 septembre 2004 et que M. Healey a ensuite commencé à s'opposer aux tentatives faites par la Couronne de soulever devant la Cour des questions en relation avec la portée et avec la pertinence.


[58]            Il importe aussi de noter que, le 17 septembre 2004, la Couronne a établi un lien clair entre les actes de procédure et ses préoccupations au sujet des résumés de témoignage anticipé. La Couronne a adopté comme position, dès l'abord, que la question de l'autonomie gouvernementale rendait nécessaire d'interpréter les actes de procédure, en leur version modifiée, pour pouvoir se prononcer sur la pertinence de témoignages à présenter au procès. La Couronne a fait voir très clairement, dans le cadre de la présente requête et en d'autres occasions antérieures, qu'elle n'adoptait pas comme position que les actes de procédure ne comportaient aucun élément lié à l'autonomie gouvernementale. Ce que la Couronne conteste, toutefois, c'est la prétention que ces actes englobent une revendication globale et à large portée d'autonomie gouvernementale générale. La Couronne s'oppose, de ce fait, à la présentation par les demanderesses de témoignages nouveaux sur cette question.

[59]            La Cour a statué que ces questions étaient d'une telle importance qu'une argumentation complète était requise et qu'elles ne pouvaient être tranchées dans le cadre d'une conférence de gestion de l'instruction. La Cour a notamment ordonné, d'ailleurs, que toute partie la saisisse par voie de requête de ses préoccupations quant aux résumés de témoignage anticipé, et que les diverses requêtes soient instruites conjointement.

[60]            Après la conférence de gestion de l'instruction du 17 septembre 2004, la Couronne a introduit deux requêtes en relation avec l'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004 du juge Hugessen.


[61]            Par sa première requête, la Couronne a demandé la prorogation du délai prévu pour la signification, en conformité avec le paragraphe 6 de l'ordonnance du juge Hugessen, de ses rapports d'experts en contre-preuve. Tel qu'il l'a signalé dans son ordonnance du 18 octobre 2004, toutefois, le juge Russell était d'avis que la Couronne entremêlait deux questions distinctes. La première question était de savoir s'il fallait accorder un délai additionnel pour le dépôt de la contre-preuve d'expert du Dr von Gernet, l'expert de la Couronne. La seconde était de savoir si, dans son témoignage en contre-preuve, le Dr von Gernet devait être autorisé à traiter de la preuve par l'histoire orale présentée par les demanderesses, et s'il devait être autorisé à le faire au procès après une telle présentation.

[62]            Le juge Russell a autorisé la prorogation du délai pour le dépôt des rapports d'experts en contre-preuve, mais il a partagé l'avis des demanderesses selon lequel il ne fallait pas autoriser le Dr von Gernet à faire des commentaires sur la fiabilité, après sa présentation, de tout témoignage particulier sur l'histoire orale. Le juge était d'avis qu'il revenait à la Cour de décider de la crédibilité d'un témoin particulier ou de la véracité de son témoignage.

[63]            Par sa seconde requête, la Couronne a demandé à la Cour de radier la liste des témoins et les résumés de témoignage anticipé que les demanderesses avaient signifiés le 15 septembre 2004, parce que celles-ci n'avaient pas respecté les prescriptions de l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen. La Couronne a également demandé à la Cour d'enjoindre aux demanderesses de n'assigner au procès aucun témoin figurant sur la liste. Les demanderesses n'ont présenté aucune requête à ce moment-là au sujet de lacunes qu'elles auraient décelées dans les résumés de témoignage anticipé de la Couronne ou des intervenants.

[64]            La requête de la Couronne nécessitait d'interpréter l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen sur les questions des témoignages anticipés, et le juge Russell précise dans sa décision comment il a procédé à une telle interprétation et quelles ont été ses conclusions.

[65]            Il a conclu que la liste des témoins et les résumés de témoignage anticipé présentés par les demanderesses comportaient des lacunes et ne pouvaient pas être utilisés valablement aux fins du procès ni pour sa préparation pour des motifs divers :

a)          ils n'avaient pas été particularisés - il s'agissait simplement d'un vaste groupe de témoins potentiels et d'une liste de sujets;

b)          on n'avait pas précisé la langue que chaque témoin utiliserait, alors que l'exigeait le paragraphe 9 de l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen;

c)          les demanderesses n'avaient fourni qu'une liste de sujets plutôt qu'un sommaire de ce que chaque témoin individuel allait dire;

d)          les énoncés en lien avec l'histoire orale ne faisaient pas état à proprement parler des pratiques, coutumes et traditions de la collectivité en cause.

[66]            La Cour, malgré ces lacunes, n'a pas agi dans le sens souhaité par la Couronne, c'est-à-dire qu'elle n'a pas interdit aux témoins particuliers mentionnés de présenter leur témoignage.


[67]            La Cour avait connaissance du différend opposant la Couronne et les demanderesses au sujet de la portée et de la pertinence. La Cour a radié la liste de témoins et les résumés de témoignage anticipé signifiés le 18 octobre 2004 par les demanderesses, et elle a autorisé ces dernières à lui présenter des propositions visant à apporter une « solution viable » aux problèmes occasionnés par leur inobservation de l'ordonnance :

Compte tenu du peu de temps qui reste avant l'instruction, qui doit débuter le 10 janvier 2005, les demanderesses sont autorisées à présenter à la Cour des propositions visant à apporter une solution viable aux problèmes qu'elles ont occasionnés en ne respectant pas l'ordonnance préparatoire et en produisant des listes de témoins et des résumés de témoignage anticipé incomplets.

[68]            Il faut comprendre cette approche dans le contexte de ce que les demanderesses avaient fait valoir à la Cour en réponse à la requête de la Couronne relative à la liste des témoins et aux résumés de témoignage anticipé. Ces questions sont précisées dans l'ordonnance du juge Russell du 18 octobre 2004.

[69]            En premier lieu, les demanderesses se sont montrées fort intransigeantes et elles ont refusé de reconnaître la moindre lacune dont seraient entachés la liste et les résumés produits par elles le 15 septembre 2004, même s'ils n'étaient manifestement pas particularisés et qu'on y disait simplement que des personnes [traduction] « témoigneraient dans leur langue autochtone » . Les demanderesses n'ont donc pas demandé de délai supplémentaire pour rédiger leurs résumés ni n'ont suggéré de façons d'améliorer les documents lacunaires qu'elles avaient produits.

[70]            Il était également très révélateur que de 140 à 150 personnes figurent dans la liste des témoins potentiels. On n'avait pas porté à l'attention du juge Hugessen l'ampleur de la liste avant qu'il rende son ordonnance préparatoire du 26 mars 2004.


[71]            La Cour avait donc à prendre en compte de nouveaux facteurs qu'on n'avait pas porté à la connaissance du juge Hugessen lorsqu'il a rendu son ordonnance préparatoire du 26 mars 2004.

[72]            Quant à la question de la pertinence des actes de procédure, les demanderesses ont tout simplement soutenu disposer du droit absolu d'assigner qui elles voulaient, et que la Cour ne pouvait intervenir à cet égard. La reconnaissance de la question de la pertinence - que la Couronne a mis de l'avant à la conférence de gestion de l'instance du 17 septembre 2004 et que, tel que le savaient les demanderesses et la Cour, la Couronne entendait soulever dans une future requête - n'a modifié en rien l'insistance des demanderesses.

[73]            Il était clair pour la Cour que la position des demanderesses à l'audience relative à la requête était que leurs documents respectaient les prescriptions de l'ordonnance préparatoire et qu'elles disposaient du droit absolu d'assigner tout témoin de leur choix. La Cour a résumé le problème comme suit :

[...]


47.            Les demanderesses ont eu toute la latitude voulue pour présenter leur cause comme elles l'estiment à propos. Cependant, elles ont choisi de ne pas produire de liste de témoins ou résumé de témoignage significatif conformément à une ordonnance de la Cour qui les sommait de le faire d'ici le 15 septembre 2004. Elles proposent plutôt d'entraîner la Cour et les autres parties dans une voie apparemment sans issue qui mènera au chaos à l'instruction. Les demanderesses auraient pu proposer des façons de remédier à la situation, mais elles ont choisi de ne pas le faire et soulèvent maintenant des difficultés d'ordre pratique qui auraient dû être mentionnées et corrigées depuis longtemps. En fait, elles ont décidé de mettre en péril le déroulement de l'instance. Dans ces circonstances, la Cour doit, afin de protéger les droits des autres parties et l'intégrité du processus judiciaire, agir de manière décisive avant que toute l'affaire tourne au chaos.

[...]

[74]            Il est également digne de mention et ressort clairement de la transcription de l'audience relative à la requête que, lorsque le juge Russell a tenté de savoir si, peut-être, des problèmes non divulgués avaient empêché les demanderesses de se conformer, celles-ci ont commencé à laisser entendre qu'elles avaient éprouvé des « difficultés d'ordre pratique » . La Cour a précisé dans ses motifs pourquoi elle ne jugeait pas ces explications acceptables.

[75]            La Cour faisait donc face à une situation où, tout en soutenant énergiquement que leurs résumés de témoignage anticipé étaient pour l'essentiel conformes aux prescriptions de l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen, les demanderesses ont ensuite laissé entendre qu'elles avaient eu des difficultés d'ordre pratique.

[76]            Il y a également lieu de noter que les demanderesses n'ont pas interjeté appel de l'ordonnance par laquelle la Cour a écarté les documents produits par celles-ci le 15 septembre 2004 et a demandé qu'elles lui proposent une « solution viable » . Elles n'ont pas allégué non plus la crainte de partialité. Cela est important puisque les demanderesses affirment maintenant que l'ordonnance et ses motifs donnent lieu à une crainte de partialité de la part du juge Russell et maintiennent la tendance initiée par le juge Hugessen de nier leur droit de produire une preuve sur la question de l'autonomie gouvernementale.

[77]            En novembre 2004, les demanderesses ont donné suite à la demande de la Cour en présentant une requête traitant de la « solution viable » demandée par celle-ci.

[78]            Les demanderesses proposaient la solution suivante :

a)          elles signifieraient, au plus tard le 14 décembre 2004, leurs résumés de témoignage anticipé en conformité avec les normes énoncées par le juge Russell dans son ordonnance du 18 octobre 2004;

b)          advenant que les résumés produits soulèvent des préoccupations chez la Couronne, celle-ci en aviserait les demanderesses sans délai;

c)          les demanderesses continueraient de signifier les résumés de témoignage anticipé aux intervenants - toute préoccupation des intervenants serait prise en compte par les demanderesses, mais la réponse de celles-ci serait fonction de la portée de l'intervention (un élément que les demanderesses souhaitent contester);

d)          advenant que, selon la Couronne, les demanderesses n'apportent pas réponse à ses préoccupations, la Couronne pourrait demander par écrit à la Cour de donner des directives.

[79]            Pour bien comprendre la réponse donnée par la Cour à cette proposition, il importe de connaître le contexte qui suit :

a)          La proposition des demanderesses ne traitait pas de la question de la liste des témoins. Lorsque cela a été signalé à l'audience, les demanderesses ont convenu de l'utilité d'une telle liste et elles ont assuré qu'elles en fourniraient une si leur proposition était acceptée. La Cour avait toutefois toujours l'impression, en l'absence d'une liste de témoins et de précisions des demanderesses quant au nombre de ceux-ci, que ces dernières souhaitaient appeler environ 150 témoins.

b)          Au moment de la tenue de l'audience, les demanderesses n'avaient produit que 18 résumés de témoignage anticipé sur un total possible de 140 à 150, et la Couronne avait mentionné son intention de contester certains de ces 18 résumés.

c)          Les demanderesses ont fait savoir que, bien qu'elles les estiment rigoureuses, elles acceptaient les normes relatives aux résumés énoncées par le juge Russell dans son ordonnance du 18 octobre 2004 et qu'elles étaient prêtes à respecter ces normes, voire à aller au-delà.


d)          Les demanderesses ont elles-mêmes avancé le 14 décembre 2004 comme date à laquelle elles pourraient produire leurs résumés conformes aux normes. Cela est important parce que les demanderesses affirment maintenant que cette date leur a été imposée par la Cour, ou du fait de pressions exercées par la Couronne et les intervenants pour les surcharger à une période où elles étaient très occupées. Elles ajoutent que, par suite, elles n'ont pas été en mesure de produire de résumés pour un nombre important de témoignages qu'elles désiraient présenter au sujet de l'autonomie gouvernementale.

e)          Les demanderesses ont clairement indiqué à la Cour qu'elles désiraient que le procès débute le 10 janvier 2005, et elles n'ont proposé aucune modification à la date du procès pour que la Couronne ait davantage de temps pour examiner la documentation volumineuse qu'elles entendaient produire et puisse saisir la Cour de sa requête relative à la portée et à la pertinence. Cela également est important, parce que les demanderesses affirment maintenant que la Cour a succombé aux machinations de la Couronne et des intervenants, et a fixé le 10 janvier 2005 comme date du début du procès pour s'assurer qu'elles demeurent soumises à la pression en une période critique et ne disposent pas de suffisamment de temps pour préparer la preuve qu'elles requéraient pour le procès.

f)           Les demanderesses étaient au courant, au moins depuis la conférence de gestion de l'instance du 17 septembre 2004, que la Couronne soulèverait des questions quant à la portée et à la pertinence de ce qu'elles avaient proposé de présenter en preuve au procès, tel que l'indiquent les résumés non conformes du 15 septembre 2004.


g)          Il est devenu manifeste par la suite que les entretiens des demanderesses avec des témoins avaient débuté après le 15 septembre 2004, date à laquelle leur liste de témoins et leurs résumés auraient dû être signifiés; les demanderesses n'ont toutefois pas soulevé cette question devant la Cour ni ne lui en ont fait part.

[80]            La proposition des demanderesses, essentiellement, c'était qu'elles produiraient jusqu'à 150 résumés de témoignage anticipé au plus tard le 14 décembre 2004, que le procès débuterait le 10 janvier 2005 et que la Couronne disposerait de quelque 26 jours (dont une bonne part pendant la difficile période des Fêtes) pour examiner les documents produits et faire part à la Cour de toute préoccupation.

[81]            La Cour estimait que ce n'était pas là une solution viable prenant en compte les intérêts raisonnables des autres parties à l'action. Les demanderesses proposaient simplement de faire pour le 14 décembre 2004 ce qu'elles auraient dû faire pour le 15 septembre 2004, tout en laissant entendre d'une manière plutôt vague que la Cour pourrait traiter (mais seulement après consultation des demanderesses) des questions de portée et de pertinence soulevées par la Couronne. Il n'y avait aucune mention de la requête que la Couronne comptait introduire avant le 10 janvier 2005, ni de la manière dont elle pourrait être traitée selon l'échéancier proposé par les demanderesses.

[82]            Il semblait s'agir pour la Cour - qui l'a déclaré bien explicitement - d'une tentative des demanderesses de tirer profit de leur propre violation de l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen.

[83]            La Couronne a fait valoir à la Cour que, comme les demanderesses n'avaient manifestement pas avancé une « solution viable » , la Cour devrait rejeter la requête et aller de l'avant avec l'instruction sur le fondement des parties pertinentes du premier procès et des autres documents produits jusqu'alors.

[84]            Une fois encore, cependant, la Cour a rejeté un procédé aussi draconien et a imposé un plan qui permettrait aux demanderesses de produire leurs résumés de témoignage anticipé au plus tard le 14 décembre 2004 (la date demandée par celles-ci), puis elle a établi un calendrier précis qui lui permettrait d'entendre la Couronne exprimer ses préoccupations au sujet de la portée et de la pertinence.

[85]            La décision du 25 novembre 2004 de la Cour est un élément tellement important de l'argumentation des demanderesses qu'il sera utile de reproduire en son entier les motifs ainsi que l'ordonnance :


Je ne crois pas que la présente requête soit le lieu indiqué pour examiner les critiques formulées à l'égard du contenu des résumés de témoignage anticipé produits jusqu'ici par les demanderesses. Mais la Cour doit prendre acte qu'elles indiquent clairement qu'il y aura vraisemblablement des contestations et qu'elles pourraient bien être présentées avant l'instruction. Les parties ont des vues complètement divergentes sur l'objet de la présente instance et, considérant les nombreux témoins que les demanderesses ont indiqué qu'elles allaient faire comparaître, la Couronne et les intervenants nourrissent des préoccupations justifiées sur l'avalanche des nouveaux éléments de preuve et leurs répercussions sur la conduite et la durée du procès. Normalement, je laisserais naturellement le traitement de ces questions à l'étape de l'instruction, mais l'historique de la présente action a montré à maintes reprises qu'il serait naïf de présumer que la procédure normale suffira. J'ai pris bonne note des mots du juge Hugessen dans son ordonnance du 6 mars 2002, qui dit : « J'en arrive donc à la conclusion regrettable que les parties sont tout simplement incapables de se charger du déroulement de l'instance ou qu'il est impossible de se fier à elles à cet égard, même dans le cadre de la gestion de l'instance. » La requête et les motifs qui l'appuient établissent clairement que rien n'a changé à cet égard. Étant donné que les demanderesses n'ont pas encore produit de nouvelle liste de témoins et qu'au moment de l'instruction de la requête elles n'ont présenté que 18 résumés de témoignage anticipé sur un total potentiel de 140 à 150 (dont certains sont manifestement fortement controversés), la Cour n'est pas en mesure d'évaluer quelle sera la situation lorsque les demanderesses auront signifié la totalité des éléments. Je ne suis pas du tout disposé à aller de l'avant dans l'espoir que tout ira bien alors qu'on sait si peu de choses sur les témoins des demanderesses, leur nombre, voire même leur nécessité, et l'historique de l'action indique que l'intervention répétée de la Cour a été nécessaire pour éviter les bourbiers procéduraux et les impasses tactiques.

À ce stade-ci, ma préoccupation demeure l'équité envers toutes les parties dans la mesure de leurs intérêts respectifs. Au terme de mon examen, la proposition des demanderesses suggère pour l'essentiel que les listes de témoins et les résumés de témoignage anticipé qui auraient dû être signifiés au plus tard le 15 septembre 2004 soient maintenant signifiés au plus tard le 14 décembre 2004. Le procès devrait toujours commencer le 10 janvier 2005, de sorte que la Couronne et les intervenants disposeront d'un délai relativement court (qui comprend la période des Fêtes) pour faire l'examen des documents, se préparer pour le procès et parachever les contestations qu'elles voudraient présenter. Les demanderesses disposeront ainsi d'une prolongation de trois mois, sans avoir fait aucune concession à l'autre partie pour compenser les conséquences de leur manquement. Si le juge Hugessen a ordonné que les listes de témoins et les résumés de témoignage anticipé soient signifiés quatre mois avant le procès, je suis certain qu'il avait de bonnes raisons de le faire, étant donné sa connaissance de l'action et ses préoccupations manifestes à l'égard du comportement des parties. Il faut aussi se rappeler qu'au moment où il a rendu son ordonnance du 26 mars 2004, il ne savait pas que les demanderesses avaient l'intention de faire comparaître de 140 à 150 témoins pour ajouter au volumineux dossier déjà constitué sur les questions soulevées par ce litige. Il serait absurde que la Cour renonce maintenant à la sagesse du juge Hugessen, matérialisée dans son ordonnance, et aille de l'avant sur la base de la proposition des demanderesses.

Considérée dans le cadre de l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen, la proposition des demanderesses me semble une manoeuvre d'opportunisme grossier qui fait fi des droits des autres parties et des procédures que le juge Hugessen a élaborées pour répondre aux exigences de la présente action.


Accueillir la proposition des demanderesses serait accepter et pardonner le délai supplémentaire de trois mois qu'elles ont pris pour produire une liste de témoins et de résumés de témoignage anticipé, sans autre forme d'explications que de se plaindre à répétition qu'elles sont très occupées. La Cour aurait peut-être été davantage persuadée par ces excuses inadéquates si les demanderesses s'étaient présentées pour discuter du problème avant leur manquement, si elles avaient soulevé et exploré avec le juge Hugessen la raison pour laquelle il était nécessaire de faire comparaître plus de 140 témoins pour instruire de nouveau des questions sur lesquelles il existait déjà un dossier exhaustif. Les demanderesses disent avoir besoin d'[traduction] « un grand nombre de voix » pour établir le bien-fondé de leur position, mais jusqu'à ce que les témoins soient enfin identifiés et les résumés de témoignage anticipé produits, il n'y a pas moyen de juger si leur intention est sincère ou est une manoeuvre d'obstruction, ou encore quelles en seront les conséquences au plan de la préparation et de la conduite de l'instruction.

En fin de compte, la présente requête place la Cour devant un choix difficile. Permettre aux demanderesses de procéder comme elles le suggèrent serait les laisser profiter de leur inobservation de l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen, au détriment potentiel des droits des autres parties et avec des conséquences désastreuses pour la conduite de l'instruction. La proposition des demanderesses n'est pas une « solution viable » aux problèmes causés par leur manquement. Tout en estimant que les normes établies pour les résumés de témoignage anticipé dans mon ordonnance du 18 octobre 2004 sont exigeantes, les demanderesses ont indiqué qu'elles les acceptent et sont disposées à s'y conformer. Mais le dossier préparatoire est loin d'être complet et le calendrier ainsi que le déroulement de l'instruction demeurent impossibles à baliser et à prévoir de manière explicite.

Par ailleurs, la Cour est en même temps très soucieuse de veiller à ce que les demanderesses aient la possibilité d'établir le bien-fondé de leurs prétentions de la manière la plus efficace possible. La Cour ne veut pas s'immiscer dans la procédure normale de l'instruction ou empêcher les demanderesses de faire comparaître les témoins qu'elles jugent nécessaires pour établir leur position. Dans des circonstances normales, il ne serait pas nécessaire que la Cour intervienne à cette étape-ci.

Mais comme l'historique de l'action l'a prouvé à maintes reprises, laisser les parties suivre la procédure normale entraînerait une inertie totale ou un chaos administratif. On ne peut absolument pas faire confiance aux parties, en l'occurrence aux demanderesses dans la requête, pour conduire elles-mêmes l'instance.

C'est donc à regret que j'en viens à la conclusion que la Cour ferait preuve de négligence en permettant aux parties d'engager l'instruction avant que les listes de témoins des demanderesses aient été pleinement communiquées, que les résumés de témoignage anticipé aient été produits, que la Couronne et les intervenants aient eu une possibilité raisonnable d'étudier les listes des témoins et les résumés de témoignage anticipé, et que la Cour elle-même soit persuadée que l'avalanche de témoins (communiquée pour la première fois le 15 septembre 2004 et non mentionnée, semble-t-il devant le juge Hugessen) est un exercice légitime par les demanderesses de leurs droits d'ester en justice.


L'option radicale consisterait à rejeter simplement la requête et à engager le procès sur la base des parties pertinentes du dossier du premier procès et des documents déposés jusqu'ici. La raison pour laquelle je rejette cette approche draconienne à cette étape-ci (bien que je n'écarte pas l'idée qu'elle puisse être néanmoins nécessaire) est que l'avancement de la présente action a nécessité de manière répétée l'intervention de la Cour. Cet état de fait a malheureusement suscité une culture de dépendance et de non-collaboration. La Cour a été obligée à répétition de revenir aux pouvoirs et obligations généraux que lui confère l'article 3 des Règles de la Cour fédérale (1998) pour apporter la solution la plus juste, la plus expéditive et la plus économique possible à chaque procédure sur le fond de l'affaire. J'estime qu'il serait irréaliste et absurde que la Cour batte maintenant en retraite et s'attende que les parties changeront par miracle et géreront de manière normale l'étape préparatoire à l'instruction.

Considérant la communication tardive de l'intention des demanderesses de faire comparaître plus de 140 témoins au procès, leur inobservation de l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen et leur défaut de proposer une solution viable aux problèmes issus de ce manquement, la Cour n'est plus disposée à accepter sur parole la prétention des demanderesses qu'elles ont besoin d'un nombre aussi faramineux de témoins à l'appui de prétentions qui font déjà l'objet d'un volumineux dossier sur les mêmes questions.

ORDONNANCE

1.              La requête des demanderesses est rejetée. Cependant, au plus tard le 14 décembre 2004, les demanderesses signifieront à la Couronne et aux intervenants leurs listes de témoins et les résumés de témoignage anticipé sous une forme qui répond à l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen du 26 mars 2004, selon l'interprétation ultérieure de cette ordonnance par la Cour, accompagnés d'un calendrier indiquant l'ordre et la durée de comparution de leurs témoins au procès.

2.              Au plus tard le 21 décembre 2004, les demanderesses déposeront à la Cour et signifieront à la Couronne et aux intervenants une explication courte mais adéquate de la raison pour laquelle chaque témoin mentionné sur la liste des témoins est un témoin nécessaire et important, compte tenu de ce qui suit :

a)              les questions soulevées par la présente demande formulées dans les actes de procédure récemment modifiés;

b)              le fait qu'il s'agit d'un nouveau procès et qu'il existe un dossier exhaustif d'éléments de preuve du premier procès qui sont disponibles sur un grand nombre des mêmes questions - y compris des témoignages historiques oraux - et que les éléments de preuve du second procès ne devraient pas faire double emploi avec ceux qui ont déjà été fournis et qui sont disponibles;

c)              le fait que les parties sont en mesure de présenter comme ayant été lus les éléments de preuve du premier procès de même que tout élément de preuve supplémentaire obtenu au terme de la nouvelle enquête préalable qui a suivi l'ordonnance relative au nouveau procès;

d)              le paragraphe 2 de l'ordonnance du juge Hugessen du 8 décembre 2000 ordonne : « Les personnes qui ont témoigné au premier procès ne seront pas convoquées à témoigner au nouveau procès, sauf si la partie qui veut les convoquer arrive à convaincre le juge du procès que les personnes en cause sont susceptibles de présenter une preuve qu'elles n'avaient pas présentée lors du premier procès. »


3.              Si la Couronne s'oppose aux listes de témoins et aux résumés de témoignage anticipé produits par les demanderesses conformément aux paragraphes 1 et 2 ci-dessus, elle portera ses objections et les solutions qu'elle suggère à l'attention de la Cour par la voie d'une requête présentée au plus tard le 8 janvier 2005 ou informera la Cour à cette date au plus tard (ou plus tôt dans la mesure du possible) qu'elle ne s'y oppose pas.

4.              Les demanderesses auront jusqu'au 14 janvier 2005 pour signifier et déposer les documents en réponse relatifs à toute requête de cette nature qui serait présentée par la Couronne.

5.              La date de l'audience relative à la requête sera fixée par la Cour, après consultation des parties, et l'audience se tiendra le plus tôt possible en janvier 2005.

6.              À l'audience relative à la requête, la Cour entendra les observations de la Couronne, des demanderesses et des intervenants; elle décidera si l'un ou l'autre des témoins proposés par les demanderesses doit être appelé à comparaître au nouveau procès et tranchera toute autre questions afférente.

7.              La portée de la participation des intervenants à la requête sera conforme à la pratique suivie jusqu'ici à moins que la Cour ne rende une ordonnance distincte limitant la participation des intervenants à la requête visée.

8.              Le début du procès sera reporté du 10 janvier 2005, date fixée par le juge Hugessen, à une nouvelle date fixée par la Cour au terme du règlement des questions visées dans la présente ordonnance, de toute autre observation des parties concernant le délai de préparation à la suite de la requête et de toute décision rendue au sujet de la requête. Les parties doivent s'attendre à ce que le délai de report soit relativement court et doivent par conséquent continuer à se préparer activement en vue du procès.

9.              L'échéance du 15 décembre 2004 fixée pour les observations écrites sera reportée pour donner aux parties le temps de répondre à la décision rendue à l'égard de la requête et la Cour fixera une nouvelle date d'échéance après avoir entendu les observations des parties sur cette question.

10.            Toute partie peut être entendue par la Cour sur les dépens de la présente requête.

[86]            Il y a lieu de relever maintenant différents éléments du contexte entourant cette décision.

a)          La Cour est clairement d'avis qu'il lui faut se prononcer d'une certaine manière à la fois sur la question des résumés de témoignage anticipé et la question de la pertinence.


b)          La Cour déclare explicitement que la critique des résumés de témoignage anticipé des demanderesses ne pourra se faire que dans le cadre d'un recours éventuellement introduit par la Couronne à une date ultérieure, et la Cour refuse d'examiner cette question avant l'heure.

c)          La Cour rejette la demande faite par la Couronne d'aller simplement de l'avant avec l'instruction sur le fondement de l'ancien dossier.

d)          La Cour rejette l'échéancier proposé par la Couronne, mais elle accorde aux demanderesses une semaine additionnelle, après la production de leurs résumés, pour expliquer pourquoi leurs témoins sont requis.

e)          La date de l'audience relative à la requête de la Couronne sera fixée après consultation entre la Cour et les parties, de manière à ce qu'il puisse être discuté de toute préoccupation liée au calendrier.

f)           La Cour prononce le report de la date du procès et déclare qu'une nouvelle date sera fixée « au terme du règlement des questions visées dans la présente ordonnance, de toute autre observation des parties concernant le délai de préparation à la suite de la requête et de toute décision rendue au sujet de la requête » .

[87]            Les demanderesses ont interjeté appel de l'ordonnance du 25 novembre 2004 de la Cour, pour les motifs énoncés ci-après.

1.          Le juge du procès a interprété erronément l'exigence relative aux résumés de témoignage anticipé et à la liste de témoins énoncée dans l'ordonnance préparatoire.

2.          Le juge du procès a commis une erreur en exigeant que les demanderesses précisent avant l'instruction pourquoi importait la totalité des témoignages qu'elles entendaient présenter au procès, à titre de condition de leur présentation.

3.          L'ordonnance dont appel constitue une ingérence judiciaire inutile et inopportune qui porte atteinte au droit des demanderesses de présenter leur cause à la Cour comme elles l'entendent, un droit confirmé par la jurisprudence.

4.          Les motifs de la Cour du 18 octobre 2004 et du 25 novembre 2004, particulièrement la réponse de la Cour face aux prétentions des demanderesses, donnent lieu à une crainte raisonnable de partialité.

5.          Le juge du procès a établi une procédure inutilement rigoureuse, non viable et inéquitable.

6.          La solution proposée comme viable par le juge Russell ne l'est pas. L'échéancier fixé par ce dernier cause préjudice aux demanderesses.


[88]            Ce que les demanderesses soutiennent maintenant, c'est que la Cour a retardé la date du procès, par son ordonnance du 25 novembre 2004, simplement pour aider la Couronne à présenter sa requête, tout en les obligeant à produire leur liste de témoins et leurs résumés de témoignage anticipé au plus tard le 14 décembre 2004, alors qu'elle savait que cela n'était pas réalisable.

[89]            Les événements relatés ci-dessus servent de cadre général à la présente requête, mais des questions plus accessoires soulevées par les demanderesses entrent en jeu et se doivent d'être mentionnées.

[90]            Les avocats et la Cour se sont réunis assez fréquemment depuis la désignation du juge Russell comme juge du procès, et d'autres requêtes ont été présentées à la Cour ou sont en suspens dans l'attente de l'issue de la présente requête.

[91]            Il y a lieu de mentionner particulièrement une requête instruite les 18 et 19 novembre 2004 et portant sur le rôle des intervenants dans l'instance.

[92]            Bien qu'un intervenant ait introduit la présente requête, ce sont surtout les demanderesses qui se sont exprimées à l'audience et qui ont présenté de longues observations et tenté de persuader la Cour qu'en fait, les intervenants tentaient de l'induire en erreur et qu'ils causaient du tort.


[93]            La preuve a permis à la Cour de constater que les demanderesses s'étaient opposées à toute participation véritable des intervenants - tentant même de l'éliminer complètement - à plusieurs reprises et que, dans une large mesure, des ordonnances antérieures avaient traité du rôle des intervenants dans l'instance et qu'il s'agissait là d'une res judicata.

[94]            La Cour a rejeté l'argumentation des demanderesses et elle a réprimandé leur avocat, M. Healey, au sujet de remarques ad hominem qu'il avait faites au sujet du comportement des avocats des intervenants.

[95]            La Cour n'a toutefois pas écarté du revers de la main toutes les préoccupations exprimées par les demanderesses et elle a déclaré ce qui suit, dans ses motifs du 6 décembre 2004 :

La Cour veut à tout prix éviter que les parties ne se répètent, qu'elles élargissent le débat, qu'elles s'approprient les questions des autres parties et qu'elles versent dans la surabondance de documents et de paroles, que ce soit pendant le procès ou à tout autre moment. Je me réjouis que les demanderesses s'intéressent également à ces questions. Mais la requête présentée par les intervenants a pour seul objet d'établir le cadre général de leur participation au procès. En accordant un tel droit général de participation, la Cour n'a pas l'intention d'oublier que les intervenants ne sont pas des parties et que leur but consiste à aider la Cour en décrivant des points de vue qui ne sont pas subsumés ni suffisamment abordés par les demanderesses et la Couronne.

À tout moment pendant le procès, les intervenants devront démontrer comment ils aident la Cour et ce en quoi leur intervention est utile, que ce soit par contre-interrogatoire ou autrement. Selon moi, pour l'essentiel, la participation des intervenants ne repose pas tant sur la portée générale des droits qui leur ont été conférés (qui devraient être assez larges pour que les intervenants puissent aider la Cour en temps utile) que sur l'exercice de ces droits pendant le procès conformément au statut limité qui leur a été accordé sans que la procédure ne s'en trouve prolongée ni élargie et sans déborder les questions qui ont été définies dans les plaidoiries.


[96]            Les demanderesses ont également interjeté appel de cette ordonnance. Elles n'ont toutefois pas allégué que l'instruction de la requête ou la décision du juge Russell donnaient lieu à une crainte raisonnable de partialité. Cela est important parce que, dans le cadre de la présente requête, les demanderesses allèguent que l'ordonnance du 6 décembre 2004 donne lieu à une crainte raisonnable de partialité, cela allant dans le sens de la tendance globale à la partialité se manifestant tout au long des ordonnances rendues par les juges Russell et Hugessen.

[97]            La crainte de partialité a été mentionnée pour la première fois par les demanderesses dans l'appel qu'elles ont interjeté de l'ordonnance du 25 novembre 2004 du juge Russell. Elles ont déposé leur avis d'appel le 6 décembre 2004, mais ne l'ont signifié à la Couronne que le 16 décembre 2004.

[98]            Ce n'est toutefois que le 7 janvier 2005, lors d'une conférence téléphonique réunissant tous les avocats, que les demanderesses ont révélé leur intention d'introduire une requête en récusation contre le juge Russell.

[99]            Plusieurs autres questions importantes sont dignes de mention aux fins de la présente requête. Il en est ainsi d'une audience de bene esse tenue à Calgary, le 13 décembre 2004, pour recueillir le témoignage pour le compte de la NSIAA - une intervenante - de Mme Florence Peshee.


[100]        De même, lorsqu'elle a appris que les demanderesses comptaient présenter une requête en récusation, la Cour a demandé à tous les avocats s'ils estimaient qu'on devait ou non poursuivre l'instance avant l'instruction de cette requête. Plusieurs autres importantes requêtes étaient tant pendantes que prévues à ce moment-là, y compris la requête de la Couronne sur les questions de portée et de pertinence en regard des résumés de témoignage anticipé des demanderesses.

[101]        Les avocats de la Couronne et des intervenants étaient fermement d'avis que la Cour ne devait pas aller de l'avant avec l'instance avant que n'ait été examinée la requête en récusation. Cet avis était partagé par M. Shibley, l'avocat des demanderesses pour l'instruction de la présente requête, lequel a déclaré estimer appropriée la façon dont la Cour traitait la requête en récusation.

[102]        Fait notable, le 7 janvier 2005, lorsque M. Healey et Mme Twinn ont fait savoir pour la première fois à la Cour et aux avocats de la partie adverse qu'ils comptaient introduire une requête en récusation, ils ont prié la Cour de ne pas reporter l'instruction des autres requêtes, ni même du procès. M. Healey était toujours de cet avis, même à une rencontre ultérieure ayant eu lieu le 14 janvier 2005. Lors des deux rencontres, des représentants de leurs clients se trouvaient présents.


[103]        Cela est important puisque, sachant qu'ils allaient bientôt introduire une requête renfermant des allégations de partialité réelle, de même que de partialité apparente, M. Healey et Mme Twinn, devant leurs clients, se sont montrés non seulement disposés à aller de l'avant, mais étaient aussi manifestement d'avis que l'instance devait se poursuivre et que des décisions devaient être rendues par un juge du procès dont ils allaient dire qu'ils ne pouvaient s'y fier et devant une Cour dont ils craignaient, allaient-ils prétendre, ne pas pouvoir obtenir un procès équitable.

[104]        Plusieurs prorogations de délai ont été accordées aux demanderesses pour qu'elles puissent établir et déposer leurs documents aux fins de la présente requête. Toutes les autres échéances, en outre, ont été suspendues pour qu'elles puissent se concentrer sur cette tâche. La Couronne et les intervenants devaient également disposer de temps pour contre-interroger les témoins et déposer leurs propres documents. Par suite, la requête n'a été entendue que du 29 mars au 1er avril 2005.

[105]        Ce sommaire de ce qui a conduit à la présente requête révèle que ce qu'il est demandé à la Cour de trancher se confine à un ensemble assez restreint de questions procédurales liées à la phase précédant l'instruction. Le seul témoignage appartenant à l'instruction entendu par la Cour l'a été dans le cadre de l'interrogatoire de bene esse tenu à Calgary le 13 décembre 2004, et les demanderesses se disent satisfaites du résultat alors obtenu. La présente requête ne découle donc pas d'un processus en salle d'audience où le juge du procès a entendu une preuve d'envergure et a tiré des conclusions quant à la crédibilité. Ce sont plutôt la Cour et des avocats d'expérience qui se sont affrontés.


L'IMPASSE ACTUELLE

[106]        Comme l'aperçu précédent le révèle, on a introduit la présente requête à un moment où existe une importante divergence d'opinion entre les demanderesses et la Couronne quant à la portée des actes de procédure et à la pertinence d'une preuve d'envergure que les demanderesses se proposent de présenter au procès. Cette mésentente est inextricablement liée à la question des résumés de témoignage anticipé et au déroulement général du procès.

[107]        La présente requête a été soumise avant que la Cour ait eu l'occasion d'être saisie des questions - et de les trancher - soulevées dans la requête pendante de la Couronne au sujet de cette portée et de cette pertinence, et au sujet des résumés de témoignage anticipé produits par les demanderesses.

[108]        Il ne fait aucun doute que les demanderesses sont bien conscientes de ce fait, le dossier faisant voir qu'à la conférence du 7 janvier 2005, M. Healey, avocat des demanderesses, a confirmé à la Cour qu'il comprenait bien qu'il serait traité des préoccupations de la Couronne quant à la portée et à la pertinence dans la requête de celle-ci.

[109]        Bien que la Cour n'ait pas eu encore l'occasion d'examiner ces questions et d'en traiter, les demanderesses ont allégué une crainte de partialité - et intégré des allégations de partialité réelle - dans la documentation produite aux fins de la présente requête.

[110]        Le dossier révèle que les demanderesses ont sans cesse tenté de décourager la Cour d'instruire la requête de la Couronne. Comme le fait voir leur proposition de « solution viable » pour pallier la violation par elles de l'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004, les demanderesses ne se sont pas opposées aux normes imposées par le juge Russell pour les résumés de témoignage anticipé. Elles ont dit qu'elles les respecteraient et iraient même au-delà. Ce à quoi elles se sont opposées, et qu'elles ont tenté d'empêcher, c'est l'examen approfondi des préoccupations de la Couronne quant à la portée et à la pertinence et une décision de la Cour quant à ce que les actes de procédure pourraient englober en lien avec l'autonomie gouvernementale. Il sera donc utile d'examiner si, à ce stade-ci, il y a véritablement un fondement quelconque aux arguments de la Couronne sur la portée des actes de procédure et la question de l'autonomie gouvernementale, ou si la requête pendante de la Couronne, tout simplement, vise à faire obstruction ou est futile.

[111]        La Couronne a présenté en preuve à la Cour non seulement les actes de procédure eux-mêmes, mais aussi des observations présentées par les demanderesses lorsqu'en septembre 1998, elles ont demandé l'autorisation de modifier les actes de procédure dont elles avaient saisi le juge Hugessen.

[112]        Les avocats des demanderesses ont soumis à la Cour à ce moment-là les observations écrites qui suivent. Ces observations ont déjà été citées, mais je les reproduis ici encore par souci de commodité :


[traduction]

Il s'agit d'une action par laquelle les demanderesses sollicitent une déclaration portant que certaines dispositions ajoutées en 1985 à la Loi sur les Indiens (le projet de loi C-31) et conférant des droits d'appartenance aux bandes demanderesses sont incompatibles avec l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, parce qu'elles contreviennent aux droits ancestraux et issus de traités permettant à ces bandes de décider quels peuvent être ou non leurs membres [...]

La formulation des droits que les demanderesses se proposent de revendiquer et l'application à ces droits des règles du droit existant demeurent en lien suffisamment étroit avec ce que les demanderesses font actuellement valoir pour que ne soit pas nécessaire une seconde et nouvelle action.[...]

Le droit de décider de l'appartenance à une bande est un droit fondamental et, même, un élément essentiel de toute revendication de l'autonomie gouvernementale.

[113]        À l'audience relative à la requête de 1998, les avocats des demanderesses ont en outre déclaré ce qui suit :

[traduction]

[...] Nous faisons valoir d'ailleurs, dans mes observations, un droit de compétence dans sa formulation la plus étroite possible. Nous disons que, en tant que gouvernement, nous avons le droit de décider quels sont ou ne sont pas nos citoyens.

À moins de consigner par écrit les règles que nous appliquons, on ne peut s'exprimer de manière plus précise. C'est ce que le juge en chef Lamer dit explicitement de faire. Je dois l'établir de manière aussi rationnelle et fondamentale que possible. Je ne peux le faire de manière trop générale.

En faisant valoir la nouvelle demande, ainsi, nous ne disons pas que nous disposons d'un droit à l'autonomie gouvernementale de manière générale. Ce n'est pas de ça qu'il s'agit en l'espèce. Ce que nous disons, c'est que nous avons droit à cet aspect fondamental de notre autonomie gouvernementale.

[...]

L'action originale et la nouvelle action ne sont pas incompatibles. La nouvelle est simplement une explication se fondant sur l'ancienne. [Non souligné dans l'original.]

[114]        La Couronne a également souligné qu'après les modifications apportées en 1998, les demanderesses ont continué de faire des déclarations s'accordant avec une approche étroite quant à la question de l'autonomie gouvernementale :

Affidavit de Clara Midbo signé le 18 octobre 1999, par. 3

Dossier de requête des demanderesses en réplique à la demande d'injonction de la Couronne, 14 mars 2003, par. 21

Transcription de l'audience du 19 novembre 2004, 24:10-25:10; 26:6-27:16

Bande de Sawridge c. Canada, [2004] A.C.F. no 77 (C.A.F.), par. 5.

[115]        Il y a lieu de comparer ces déclarations avec la large portée de l'approche que fait voir le paragraphe 17 ci-dessous de l'exposé des arguments des demanderesses pour la présente requête :

[traduction]

[...]

17. Les demanderesses considèrent que la présente cause est peut-être la plus importante au sujet des droits autochtones dont la Cour ait été saisie. Les demanderesses recherchent entre autres choses la reconnaissance, sur le fondement du paragraphe 35(1), de leur droit à l'autonomie gouvernementale, tel qu'il a été envisagé par la Cour suprême dans Mitchell. L'on soutient que ce droit, s'il est reconnu, modifiera le cadre général de la fédération canadienne en créant une relation triangulaire entre le gouvernement fédéral, les gouvernements provinciaux et les gouvernements autochtones.


[116]        Comme le précisent les motifs du 25 novembre 2004 du juge Russell, la Cour n'a pas l'intention de trancher les questions soulevées dans la requête de la Couronne avant d'avoir entendu l'ensemble de l'argumentation des avocats. Comme les passages précités le font voir, toutefois, le différend au sujet de la portée et de la pertinence ne peut pas être simplement passé sous silence à ce stade par la Cour au motif que la Couronne n'aurait pas de raison valable de la saisir de telles questions. Les objections à ce titre de la Couronne ne semblent être ni futiles ni sources d'obstruction.

[117]        D'ailleurs, faire abstraction du différend et aller en procès de la manière souhaitée par les demanderesses aurait d'énormes conséquences sur le plan des ressources et du temps requis pour toutes les parties concernées, de même que pour la Cour.

[118]        Les demanderesses ont déjà informé la Cour que nombre des témoins qu'elles souhaitent assigner sont des personnes âgées qui ne parlent pas l'anglais, et qu'elles demanderont à la Cour d'entendre des témoignages hors d'une salle d'audience habituelle. Étant donné les problèmes de traduction et d'ordre technique que cela entraînerait, il est incertain à l'heure actuelle si la Cour peut répondre à une telle demande et cette question ne peut être tranchée avant que les demanderesses fournissent des détails sur leurs intentions.


[119]        Les demanderesses ont beaucoup insisté sur le droit dont elles disposeraient d'appeler tous les témoins qu'elles ont mentionnés et sur le fait que la Cour ne peut intervenir dans la présente étape précédant l'instruction. Si l'on devait retenir l'approche proposée par les demanderesses, toutefois, un grand nombre de personnes pourraient subir d'importants inconvénients et engager de grands frais avant que les demanderesses n'aient obtenu la moindre indication de la Cour quant à ce que, selon elle, les actes de procédure peuvent englober en lien avec la question de l'autonomie gouvernementale. Ce que les demanderesses semblent désirer, c'est que la Cour entende tous les témoignages qu'elles souhaitent présenter, puis tranche la question de la pertinence à la fin du procès. Cela ne peut toutefois pas être la façon la plus équitable, rapide et économique de décider de l'instance sur le fond, particulièrement comme il est manifeste que les demanderesses désirent produire une preuve considérable sur une question (l'autonomie gouvernementale au sens large) que les actes de procédure pourraient ne pas englober. Le droit des demanderesses, tout comme celui de la Couronne, de présenter une preuve est circonscrit par les actes de procédure et les règles de preuve. Ce droit est en outre restreint, en l'espèce, par des ordonnances particulières de la Cour régissant l'utilisation à faire de la preuve émanant du premier procès.

[120]        En outre, l'approche proposée par M. Healey et Mme Twinn ne cadre guère avec le conseil donné par M. Henderson (également avocat des demanderesses) à la Cour, lors de la conférence préparatoire du 17 septembre 2004, quant à la façon de traiter les questions litigieuses liées à la pertinence avant l'instruction :

[traduction]

LA COUR :                             Si un grand débat sur la pertinence doit avoir lieu, je suis d'avis de le trancher à l'avance plutôt qu'au procès.

M. HENDERSON: Tout à fait.

(Transcription de la conférence préparatoire du 17 septembre 2004, 14: 11-15)

[121]        Pour mettre les choses en contexte et pour avoir une juste perspective au sujet de la présente requête, il y a lieu d'examiner quelles conséquences pourrait avoir l'octroi par la Cour de la mesure de redressement sollicitée par les demanderesses.

[122]        La conséquence minimale, si le juge Russell devait se récuser, serait de ramener l'instance, tout au moins, à l'étape de l'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004 du juge Hugessen. Cela voudrait dire que les parties seraient toujours confrontées aux questions de portée et de pertinence soulevées par la Couronne, et qu'il serait loisible aux demanderesses de débattre de nouveau de questions comme les modifications aux actes de procédure, les résumés de témoignage anticipé et le rôle des intervenants au procès.

[123]        Comme conséquence maximale (les demanderesses allèguent la crainte raisonnable de partialité de la part du juge Hugessen et de la Cour fédérale), accorder la mesure de redressement ramènerait l'instance au stade où elle en était après la décision de 1997 de la Cour d'appel fédérale. En d'autres termes, toutes les avenues seraient possibles et les parties devraient emprunter de nouveau la voie tortueuse faite de la confrontation au sujet des actes de procédure, de la preuve, des interrogatoires préalables et, en fait, de tout ce qui a pu se produire depuis 1997.

[124]        Ces conséquences ne devraient pas nous arrêter s'il existait bel et bien une crainte raisonnable de partialité, mais elles incitent la Cour à faire preuve d'une extrême prudence avant de faire se produire un résultat aussi dévastateur pour toutes les parties au présent litige.


LA DOCUMENTATION DES DEMANDERESSES

[125]        La Cour est fortement préoccupée par les documents de base réunis par Mme Twinn et M. Healey, avocats des demanderesses, aux fins de la présente requête. La Cour a fait part de ces préoccupations à M. Shibley, qui plaidait en faveur des demanderesses à l'audience relative à la requête, à Edmonton. Le problème fondamental, c'est que la documentation des demanderesses ne renferme aucune preuve objective ou fiable pouvant aider la Cour à apprécier les très graves accusations portées dans le cadre de la présente requête. La preuve des demanderesses, pour l'essentiel, ne consiste guère davantage qu'en des opinions subjectives, souvent fondées sur de fausses hypothèses et des renseignements inexacts au sujet du déroulement de l'instance à ce jour. La documentation est autoréférente. En bout de ligne, on n'a rien de plus que des avocats soumettant à la Cour des prétentions, à l'appui desquelles ils présentent des affidavits fondés eux-mêmes sur des opinions.

[126]        La Cour ne peut s'appuyer sur aucune véritable preuve indépendante, sauf ce qu'elle peut elle-même trouver au dossier.


[127]        Le malaise de la Cour à cet égard s'est accentué lorsque Mme Eberts, avocate de l'Association des femmes autochtones du Canada, lui a fait remarquer avec force détails les circonvolutions de structure dans la documentation des demanderesses et lui a signalé l'entremêlement de la preuve et de l'argumentation et la confusion qui en résultait. Il y a tant de renvois croisés, entre les affidavits ainsi qu'entre les affidavits et l'exposé des arguments et d'autres documents, qu'il est difficile d'établir qui donne son opinion sur quoi, et où se termine la preuve et commence l'argumentation.

[128]        Ces préoccupations ne sont pas simplement d'ordre technique. L'essentiel des prétentions des demanderesses se trouve dans les affidavits qu'elles ont déposés et dans leurs observations écrites. Ces documents ont été réunis par Mme Twinn et M. Healey et les personnes sous leur supervision.

[129]        Mme Twinn est membre d'une des bandes demanderesses. Elle est l'avocate commise au dossier dans la présente instance. Elle est témoin dans le cadre de la présente requête, en plus de compter parmi les avocats qui ont établi la plaidoirie écrite.

[130]        M. Healey est l'avocat principal dans la présente instance. C'est le témoin et l'ordonnateur principal de la présente requête. De concert avec Mme Twinn, il a réuni la plaidoirie écrite dont la Cour est saisie. Le comportement de M. Healey, en outre, ainsi que la réaction de la Cour face à ce comportement constituent un élément important de l'objet même de la présente requête.


[131]        Lorsqu'on s'interroge sur les conséquences de l'octroi de la mesure de redressement demandée, la Cour ne peut faire abstraction de ces questions au motif qu'elles seraient purement techniques. Ce n'est pas sans raison que les avocats ne devraient pas à la fois témoigner et présenter une argumentation fondée sur leur témoignage. Les problèmes qui en découlent inévitablement sont plus que manifestes dans les documents déposés par les demanderesses dans le cadre de la présente requête : la preuve et l'argumentation se confondent, le contexte nécessaire est laissé dans l'ombre et les interprétations données sont biaisées et fortement subjectives. La preuve présentée à l'appui de la présente requête n'est souvent que le reflet de l'état d'esprit subjectif de M. Healey et de Mme Twinn. Ce n'est pas là un fondement satisfaisant pour l'examen par la Cour d'une requête pour crainte de partialité.

[132]        Le fait que M. Shibley présente l'exposé oral à l'audience ne vient pas écarter non plus ces préoccupations. M. Shibley a admis de bonne grâce que Mme Twinn et M. Healey avaient réuni la plaidoirie écrite, qu'il n'a pas connaissance de l'ensemble du dossier et que ce qu'il présentait à la Cour reposait pour grande part sur les efforts de M. Healey et Mme Twinn. M. Shibley a fait sienne leur argumentation écrite (sous réserve de nombreuses exceptions, toutefois, dont je traiterai par la suite), qu'il a adaptée, bien qu'il ait tenté magistralement dans son exposé oral d'en éviter les excès et déformations. De fait, ce sont Mme Twinn et M. Healey qui ont établi l'argumentation, et M. Shibley a tenté de la mettre en meilleur ordre et d'aider la Cour à en comprendre les éléments complexes. M. Shibley n'a pas passé le dossier en revue à nouveau ni n'a fait part à la Cour de sa propre appréciation objective. Il a simplement tenté de présenter de meilleure manière l'argumentation de M. Healey et de Mme Twinn, qui s'appuie sur leurs propres affidavits.

[133]        Lorsque la Cour a fait part de ces préoccupations à M. Shibley, il a dit que ce qui importait c'était le dossier de la Cour, et que je devrais y concentrer mon attention. Quoique j'estime comme lui que la Cour doit examiner avec soin ses propres décisions ainsi que les transcriptions, je ne crois pas que cela mette fin au problème.

[134]        C'est aux demanderesses qu'il incombe de faire la preuve à la Cour de l'existence d'une crainte raisonnable de partialité. Une part importante de l'argumentation et de la preuve des demanderesses consiste en une interprétation hautement subjective et sélective de la part de Mme Twinn et de M. Healey, qui agissent en de bien trop nombreuses qualités, au goût de la Cour, dans le cadre de la présente requête. Qui plus est, même les témoins profanes proposés par les demanderesses sont totalement dépendants de Mme Twinn et M. Healey quant à leur interprétation des conséquences des ordonnances et actions de la Cour, et ils ont signé des affidavits qu'avaient établis pour eux M. Healey ou Mme Twinn, ou encore une personne supervisée par eux deux ou l'un d'eux.

[135]        M. Shibley a mis la Cour en garde de ne pas s'appuyer sur des questions « techniques » , lui conseillant de s'attaquer plutôt aux véritables questions en litige aux présentes. J'estime, toutefois, qu'une preuve fiable et une argumentation objective ne constituent pas de simples questions techniques. C'est là plutôt le principe vital qui anime la Cour, et le seul fondement possible de ses décisions.

[136]        De fait, l'article 82 des Règles de la Cour fédérale (1998) prévoit qu'un avocat ne peut pas, sauf avec l'autorisation de la Cour, à la fois être l'auteur d'un affidavit et présenter à la Cour des arguments fondés sur cet affidavit. Il est vrai que M. Shibley a semblé plaider la cause à l'audience, mais il a alors dit simplement présenter les arguments de Mme Twinn et M. Healey qu'il avait adaptés à son mode de présentation. Il a également fait sien l'exposé des arguments établi par Mme Twinn et M. Healey. Essentiellement, par conséquent, Mme Twinn et M. Healey ont fourni l'argumentation aux fins de la présente requête, argumentation se fondant sur leurs propres affidavits ou ceux de tiers qu'ils ont établis et dont la teneur découle presque totalement de ce qu'ils ont dit à ces tiers. En l'espèce, on n'a jamais demandé d'autorisation à la Cour pour ce qui a été déposé, et une telle autorisation n'a certes pas été donnée. J'ai fait savoir très clairement dans le passé aux avocats des demanderesses - d'ailleurs à toutes les parties - que toute pratique et procédure non conforme aux Règles de la Cour fédérale (1998) était inacceptable. Dans le cadre de la requête des demanderesses en vue de la modification des actes de procédure, que j'ai instruite en juin 2004, les avocats des demanderesses ont produit un affidavit signé par l'un d'eux, bien que le juge Hugessen ait dans le passé critiqué le recours à une telle pratique. Dans mes motifs du 29 juin 2004 traitant des modifications proposées, j'ai donné la directive suivante (paragraphes 22 et 23) :

La bande demande l'autorisation de la Cour de déposer l'affidavit de son avocat. Toutefois, comme il ressort clairement des réponses de la Couronne et de la NSIAA, certaines des modifications proposées par la bande sont hautement litigieuses et, en toute objectivité, je crois que l'avocat de la bande aurait dû tenir compte de ce fait.


Au vu de l'historique de ce dossier et du long chemin qui reste à parcourir, je crois qu'il est préférable d'indiquer clairement à toutes les parties que les pratiques et procédures qui ne sont pas conformes aux Règles de la Cour fédérale (1998) ne sont pas acceptables. En conséquence. L'affidavit de l'avocat de la bande n'est pas acceptable et ne peut servir de fondement à la requête de la bande, dans la mesure où il traite de questions qui ne sont pas simplement de nature technique et non litigieuses.

[137]        Je ne crois donc pas que les demanderesses seront trop surprises d'apprendre que la Cour demeurera fidèle à cet avertissement et refusera de recevoir les affidavits de Mme Twinn et de M. Healey et les parties de la plaidoirie adoptées comme preuve et intégrées à ces affidavits. Les questions dont la Cour est saisie dans la présente requête sont hautement litigieuses et les affidavits de Mme Twinn et de M. Healey ne sont le reflet pour grande part que de leurs propres sentiments et opinions à l'égard de questions de comportement et de procédure qui les concernent de très près. Cela ne constitue pas, à mon avis, un fondement acceptable sur le plan de la preuve dans le cadre d'une requête tendant à démontrer la partialité (appréhendée ou non) de juges particuliers, voire de la Cour fédérale même. La Cour doit dire à tout le moins qu'il faut considérer cette preuve comme très peu fiable et donc peu probante, même si c'est M. Shibley qui a présenté l'exposé oral.


[138]        Il y a une certaine ironie dans le présent problème qui place la Cour en position très difficile. Il s'agit en effet d'une requête où l'on allègue notamment que le juge du procès, le juge Russell, a utilisé deux poids deux mesures à l'égard de documents produits par les demanderesses, d'une part, et de documents produits par la Couronne et les intervenants, d'autre part. On a allégué que le juge Russell avait favorisé à ce titre la Couronne et les intervenants. Malgré cela, dans une requête où octroyer intégralement la mesure de redressement demandée aurait tout simplement des conséquences dévastatrices à l'égard des droits des autres parties et du difficile travail accompli à ce jour par l'ensemble des parties, on semble s'attendre d'une certaine manière à ce que la Cour ferme les yeux sur les problèmes occasionnés, sur les plans de la preuve et de la procédure, par la documentation de la demanderesse et tranche d'une autre manière quelconque la question en litige.

[139]        La Cour ne peut pas, bien sûr, faire cela. Elle est impartiale, et ne peut donc tout simplement intervenir pour corriger les lacunes des demanderesses dans la présentation de la présente requête et le déroulement de la procédure. C'est aux demanderesses qu'il incombe de prouver l'existence d'une crainte raisonnable de partialité, ainsi que de fournir à la Cour les documents dont elle a besoin pour examiner l'allégation extrêmement sérieuse qu'elles font dans la présente requête.

[140]        Si la Cour avait suspendu l'application des règles de preuve et de procédure en faveur de la Couronne et des intervenants pour une question aussi importante que celle visée par la présente requête, je n'ai aucun doute que les demanderesses auraient cité cela comme un clair exemple de crainte raisonnable de partialité de la part de la Cour.

[141]        Je suis par conséquent d'avis que la Cour doit considérer comme non admissibles les affidavits de Mme Twinn et de M. Healey ainsi que la preuve tirée de l'exposé des arguments qu'ils y intègrent. En outre, dans la mesure où les témoins profanes ne font que relater les opinions et les faits que leur ont communiqués Mme Twinn et M. Healey, ces témoignages constituent des ouï-dire et des opinions et sont par conséquent non admissibles.

[142]        Cela étant dit, bien qu'il faille à la Cour signaler ces problèmes et en arriver à cette conclusion, personne (et je suis persuadé que cela comprend la Couronne et les intervenants) ne souhaite le rejet de la présente requête pour de seules questions de preuve et de procédure. Si la Cour agissait de la sorte, l'instance continuerait d'être stagnante et il deviendrait beaucoup moins probable d'en arriver à l'étape du procès dans un proche avenir. Je crois au contraire que toutes les parties estiment nécessaire, à ce stade, une mise au point nécessaire d'une manière ou d'une autre.

[143]        J'ai donc l'intention d'aborder l'exposé oral de M. Shibley et l'argumentation écrite de Mme Twinn et M. Healey figurant dans l'exposé des arguments des demanderesses en me référant directement au dossier de la Cour, tout en ayant présent à l'esprit le fait, toutefois, que ces obsersations sont fortement entachées par les problèmes que j'ai tout juste mentionnés. Ce que la Cour fera véritablement ici, en fait, c'est procéder à son propre examen du dossier en tenant compte des préoccupations exprimées par les demanderesses. La Cour ne peut pas dire que les demanderesses se sont acquittées du fardeau que la loi leur impose pour une requête de cette nature, et le fait que la Cour aille plus avant dans ses motifs ne doit pas être interprété comme voulant dire qu'elle admet les documents déposés ni qu'elle a choisi de faire abstraction des problèmes de preuve tout juste mentionnés.


LE DROIT

[144]        Les parties sont d'accord quant aux principes généraux du droit applicables à la question de la crainte raisonnable de partialité. Comme on doit s'y attendre, là où il y a désaccord c'est sur l'application de ces principes, les demanderesses laissant entendre que le seuil à atteindre pour respecter le critère fondamental est beaucoup moins élevé que ne l'estiment la Couronne et les intervenants, selon lesquels, pour leur part, une approche plus rigoureuse est requise pour assurer l'intégrité de notre système juridique face à la déception d'avocats contrariés et de leurs clients.

[145]        Il me semble que, dans Re J.R.L. (1986), 161 C.L.R. 342 (H.C.), le juge Mason a décrit très clairement et précisément (au paragraphe 5) quels sont les besoins concurrents de notre système juridique face à une requête du type dont la Cour est actuellement saisie :

[traduction]

Bien qu'il importe qu'il soit évident que justice a été rendue, il importe tout autant que les officiers de justice s'acquittent de leur devoir d'instruction et n'encouragent pas les parties à croire, en faisant droit trop facilement aux demandes fondées sur la crainte de partialité, qu'en sollicitant le dessaisissement d'un juge, elles pourront faire instruire leur affaire par un juge qu'elles croient plus susceptible de trancher en leur faveur.


[146]        Comme les demanderesses le signalent, on a présenté à la Cour fédérale plusieurs requêtes relatives à la crainte raisonnable de partialité ces dernières années, et je crois qu'il sera utile de faire état de certaines de ces affaires aux fins générales de notre discussion. Comme il n'y a pas de véritable divergence d'opinion entre les parties sur les principes généraux applicables, je vais ici m'en tenir au résumé fourni par la Couronne quant aux arrêts et principes fondamentaux en lien avec la requête qui nous occupe.

[147]        La Cour suprême a énoncé comme suit le critère d'appréciation d'une crainte raisonnable de partialité dans Nation et Bande des Indiens Samson c. Canada :

Ce critère, tel qu'il est formulé aujourd'hui, tire son origine de la dissidence du juge de Grandpré dans l'affaire Committee for Justice and Liberty et autres [...] :

[...] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d'une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d'appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique » .

La question de savoir quel degré de connaissance cette personne raisonnable devrait posséder n'est pas tout à fait fixée. Dans l'arrêt Committee for Justice, le juge de Grandpré a parlé d'une personne « bien renseignée » , à la page 394, comme d'une personne « raisonnable » .

Nation et Bande des Indiens Samson c. Canada, [1998] 3 C.F. 3; [1997] A.C.F. no 1652 (C.F. 1re inst.) (l' « affaire Samson » ), aux paragraphes 19 et 20 (où est cité Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l'énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394)

[148]        Bien que le juge de Grandpré ait ainsi formulé le critère dans une dissidence dans l'affaire Committee for Justice, cette formulation a été constamment reprise par la Cour suprême du Canada, particulièrement dans R. c. S. (R.D.) :

Le test applicable à la crainte raisonnable de partialité a été énoncé par le juge de Grandpré dans [Committee for Justice]. Bien qu'il ait été dissident, le test qu'il a formulé a été adopté par la majorité et a été constamment repris par notre Cour au cours des deux décennies subséquentes.

R. c. R.D.S. (1997), 118 C.C.C. (3d) 353, le juge Iacobucci, paragraphes 31 et 111


[149]        L'observateur objectif, raisonnable, bien renseigné et étudiant la question de façon pratique doit en arriver à sa conclusion quant à l'existence d'une crainte raisonnable de partialité en fonction du fait que cela est ou non « selon toute vraisemblance » , et non en agissant comme « une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne » . Le juge Iacobucci confirme qu'il faut faire preuve d'une grande rigueur pour conclure à la partialité, réelle ou apparente :

L'appelant a fait valoir que le critère exige que soit démontrée une « réelle probabilité » de partialité, par opposition au « simple soupçon » . Cet argument paraît inutile à la lumière des justes observations du juge de Grandpré dans l'arrêt Committee for Justice, précité, aux pp. 394 et 395 :

Je ne vois pas de différence véritable entre les expressions que l'on retrouve dans la jurisprudence, qu'il s'agisse de « crainte raisonnable de partialité » , « de soupçon raisonnable de partialité » , ou « de réelle probabilité de partialité » . Toutefois, les motifs de crainte doivent être sérieux et je suis complètement d'accord avec la Cour d'appel fédérale qui refuse d'admettre que le critère doit être celui d' « une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne » . [...]

Peu importe les mots précis utilisés pour définir le critère, ses diverses formulations visent à souligner la rigueur dont il faut faire preuve pour conclure à la partialité, réelle ou apparente. C'est une conclusion qu'il faut examiner soigneusement car elle met en cause un aspect de l'intégrité judiciaire. De fait, l'allégation de crainte raisonnable de partialité met en cause non seulement l'intégrité personnelle du juge, mais celle de l'administration de la justice toute entière. Lorsqu'existent des motifs raisonnables de formuler une telle allégation, les avocats ne doivent pas redouter d'agir. C'est toutefois une décision sérieuse qu'on ne doit pas prendre à la légère. [Non souligné dans l'original.]

R. c. R.D.S., précité, aux paragraphes 112 et 113

[150]        Les motifs de la Cour d'appel fédérale dans la présente affaire ne traitaient que d'un motif d'appel, soit la crainte raisonnable de partialité de la part du juge Muldoon. En concluant en l'existence d'une crainte raisonnable, la Cour d'appel a formulé les commentaires suivants :

Il importe d'abord de souligner qu'aucune partialité effective n'a été imputée au juge de première instance, et la Cour ne dit pas, elle non plus, qu'il y a eu effectivement partialité de sa part.


Il convient aussi d'observer que, lorsqu'une juridiction d'appel est saisie d'un appel fondé en partie sur une crainte raisonnable que le juge du procès ait pu juger avec partialité, elle doit considérer ce moyen avec beaucoup de circonspection. Il n'est pas rare que des plaideurs déboutés, réfléchissant à leur échec, l'attribuent à la partialité ou à la supposée partialité du juge. Sauf si elle a de très bonnes raisons de le faire, la juridiction d'appel doit s'abstenir d'emprunter la voie de la crainte de partialité pour annuler les décisions d'un juge de première instance qu'elle ne pourrait pas autrement réformer. Une grande marge de manoeuvre doit être laissée au juge de première instance dans la conduite d'un procès, et ses décisions en matière de procédure ne doivent pas être modifiées sauf si une erreur de principe a été manifestement commise. [...] [Non souligné dans l'original.]

Bande de Sawridge c. Canada, [1997] 3 C.F. 580, paragraphes 11 et 12.

[151]        Il importe également de se rappeler que c'est aux demanderesses qu'il incombe d'établir la partialité, et que la décision à ce sujet sera entièrement fonction des faits de l'espèce.

La charge d'établir la partialité incombe à la personne qui en allègue l'existence [...] De plus, la crainte raisonnable de partialité sera entièrement fonction des faits de l'espèce.

R. c. R.D.S., précité, le juge Iacobucci, au paragraphe 114.

[traduction]

Ainsi, établir s'il y a ou non crainte raisonnable de partialité est entièrement fonction des faits. Les faits de chaque affaire lui sont propres et des commentaires généraux sur ce qui constitue la partialité tirés d'une autre cause particulière ne peuvent être automatiquement appliqués aux faits de l'affaire à l'examen.

Woods c. Canada (Attorney General), [2005] M.J. 31 (C.A.M.)

[152]        Dans Middelkamp c. Fraser Valley Real Estate Board, le juge Southin a fait certains commentaires dignes d'intérêt sur l'hypersensibilité d'avocats devant les commentaires de juges sur leurs exposés, et il recense diverses catégories de comportements de juges qui ne donnent pas lieu à une crainte raisonnable de partialité :

[traduction]

Sur la question du parti pris, Me Rankin a relevé dans son exposé introductif et répété dans sa réponse de nombreux propos que le juge du fond a tenus au cours des 60 jours d'audience en question et que certains pourraient considérer trop cinglants. Tout est une question de tempérament. Certains juges sont, par nature, silencieux. D'autres parlent peut-être plus qu'ils ne le devraient. Je n'ai pas l'intention de discuter de la question de savoir s'il aurait été préférable que certaines de ces paroles ne soient pas dites. Quel n'est pas l'avocat qui n'ait eu à l'occasion le sentiment d'avoir été traité injustement parce qu'il avait fait l'objet de vertes réprimandes de la part d'un juge? Je me rappelle très bien d'en avoir fait l'expérience moi-même.


Ainsi que, sauf erreur, le juge en chef de notre Cour l'a rappelé à plusieurs reprises, un procès, ce n'est pas une partie de plaisir. Le juge qui est partial n'est pas celui qui manque de politesse ou d'égards. C'est celui qui a un parti pris pour l'un ou l'autre des plaideurs. On ne peut non plus soupçonner de partialité le juge qui exprime une opinion sur l'affaire en se fondant sur la preuve ou qui fait preuve d'un respect particulier pour un avocat ou qui fait preuve d'un manque de respect flagrant envers un avocat, si celui-ci a, dans l'esprit du juge, une conduite qui est contraire à l'usage professionnel.

Les rapports entre le barreau et la magistrature ne sont pas toujours faciles. Pour que le système fonctionne, il faut pouvoir fixer des balises de part et d'autre et il faut que les avocats comprennent bien le processus judiciaire. Un juge ne peut pas faire grand chose s'il fait preuve d'étroitesse d'esprit.

Middelkamp c. Fraser Real Estate Board, [1993] B.C.J. no 1846, paragraphes 10 à 12

Ces commentaires sont utiles aux fins de la présente requête, comme les demanderesses allèguent que des remarques des juges Hugessen et Russell à l'endroit de leurs avocats donnent lieu à une crainte raisonnable de partialité.

[153]        Pour les motifs énoncés par le juge Veit dans Broda c. Broda, par ailleurs, il est d'importance vitale que le juge confronté à une allégation de partialité ne cède pas à la tentation et, comme « solution de facilité » , décide de se récuser :

[traduction]

Il serait naturel que les profanes pensent qu'à chaque fois qu'une allégation de partialité est portée à l'encontre d'un juge, ce dernier devrait se retirer. La Cour du Banc de la Reine de l'Alberta a de nombreux juges à sa disposition et il pourrait sembler facile de remplacer l'un d'entre eux par un autre. Lorsqu'une requête en récusation est présentée, on pourrait alors penser en ces termes : « Pourquoi un juge se pose-t-il même la question et ne se récuse-t-il tout simplement pas? » Le juge McEachern, juge en chef de la Colombie-Britannique, a exprimé comme suit les préoccupations de tout juge contre lequel une allégation de partialité est portée :


Une crainte raisonnable de partialité ne surgira habituellement pas à moins qu'il existe des motifs juridiques justifiant la récusation du juge. L'affaire n'est pas aussi simple, car il faut toujours veiller à ce qu'il n'y ait pas apparence d'injustice. Le tribunal n'est pas pour autant autorisé à plier devant chaque violente objection concernant le déroulement de l'instance. Nous entendons tant de violentes objections, de nos jours, que nous devons nous assurer de ne pas sacrifier de droits importants simplement pour calmer l'anxiété des personnes qui veulent tout régler à leur manière, peu importe le coût ou le prix à payer.

Broda c. Broda, [2000] A.J. no 1542, au paragraphe 23, (où est cité G.W.L. Properties c. W.R. Grace & Company of Canada Ltd., [1992] B.C.J. 2828 (C.A. C.-B.)

[154]        Lorsqu'il a rejeté un appel porté à l'encontre de la décision du juge Teitelbaum de ne pas se récuser, dans l'affaire Samson, le juge Isaac a déclaré ce qui suit :

Malgré les observations beaucoup trop prolixes, répétitives et ingénieuses que l'avocat des appelants a présentées, nous sommes tous d'avis que les appels ne sont nullement fondés et nous les rejetterons sommairement.

En second lieu, nous concluons qu'il n'existe aucun élément de preuve clair ou concret d'une crainte raisonnable de partialité de la part du juge Teitelbaum. Nous sommes d'avis que les prétentions des appelants sur ce point constituent tout au plus de simples conjectures fondées sur des insinuations, sur des conjectures, sur des suppositions et sur des descriptions injustes de déclarations et d'événements.

À notre avis, les appelants sollicitent ici le retrait du juge Teitelbaum à titre de juge du procès et ils cherchent à ce qu'il soit remplacé par un juge qui leur convient, qui présiderait deux procès reconnus comme importants. Cette façon de choisir le juge du procès ne correspond pas à la pratique de cette cour. Nous ne tenons aucunement à l'encourager.

Bande indienne de Samson c. Canada, [1998] A.C.F. no 688, paragraphes 8, 10 et 11

[155]        J'estime que ce qui précède constitue un énoncé général exact du droit qui pourra nous guider compte tenu des faits d'espèce et des arguments qui m'ont été présentés dans le cadre de la présente requête.


[156]        Je voudrais toutefois souligner deux points soulevés par Mme Eberts dans son mémoire et donner des précisions à leur sujet. Premièrement, un postulat sur lequel repose notre système juridique c'est qu'il y a lieu de présumer l'impartialité des juges. Il n'en découle pas que les avocats doivent hésiter à contester des décisions ou le comportement de juges lorsque les circonstances le justifient, ou être intimidés face à une telle possibilité. Notre système présume l'impartialité des juges, mais son bon fonctionnement requiert également que des avocats francs et intrépides sonnent l'alarme lorsqu'ils croient que le processus est entaché par une crainte raisonnable de partialité. Tout cela dépend pour une grande part du discernement et de la bonne foi des avocats. Un système de freins et contrepoids devrait garantir que des demandes ne sont présentées à cet égard que lorsque les circonstances le justifient. Si, toutefois, la Cour estime que les allégations faites sont inopportunes, elle doit tout aussi franchement signaler ce qu'elle considère être des abus, de la mauvaise foi ou un manque de responsabilité de la part des avocats. Le rôle tant du juge que des avocats requiert d'eux une grande franchise à l'égard de questions qui peuvent s'avérer quelque peu délicates. À mon avis, toutefois, le caractère équitable et l'intégrité de notre système judiciaire exigent qu'on ne joue pas les timides lorsqu'on traite les demandes relatives à la crainte raisonnable de partialité. Ces demandes touchent au coeur même de l'administration de la justice et minent la confiance du public en l'impartialité et l'intégrité du système judiciaire. Les allégations sont faciles à faire, mais plus difficiles à retirer. On doit en traiter de manière ferme et ouverte.


[157]        Deuxièmement, je crois qu'on n'insistera jamais assez pour dire que l'examen nécessité par une allégation de crainte raisonnable de partialité doit porter précisément sur les faits de l'espèce. Le contexte général de chaque situation et les circonstances particulières en cause sont de la plus haute importance. C'est la raison pour laquelle, selon moi, la Cour doit faire attention de ne pas relever le résultat dans une affaire et présumer, parce qu'on semble y aborder un certain point particulier, que cela peut servir pour le traitement de la demande en son entier. En effet, les faits varient à l'infini, l'assemblage particulier des faits visés doit être examiné avec soin et l'ensemble du dossier doit être pris en compte afin de pouvoir établir quel est l'effet cumulatif de toute transgression ou irrégularité alléguée.

[158]        Mme Eberts a mis l'accent sur ces facteurs dans ses observations et j'estime que ceux-ci sont absolument décisifs quant à l'issue de la présente requête.

[159]        En gardant présents à l'esprit ces principes directeurs, je vais maintenant me pencher sur l'argumentation des demanderesses.

LA PLAIDOIRIE DES DEMANDERESSES

[160]        Le ton de la plaidoirie des demanderesses différait beaucoup du ton de leurs observations écrites et l'accent n'y était nettement pas mis sur les mêmes choses. M. Shibley a beaucoup aidé la Cour en procédant à une nouvelle évaluation de la présente impasse. Il a en outre déployé des efforts soutenus pour dégager l'essentiel des préoccupations soulevées par les demanderesses et pour extrapoler ces préoccupations des exagérations contenues dans leur documentation et formulées de manière alambiquée.


[161]        Cependant, malgré ces tentatives de clarification, la plaidoirie ressemblait en plusieurs points à l'approche adoptée par les demanderesses dans leurs observations écrites : on n'a pas examiné l'ensemble du contexte ni tout le dossier et l'on a utilisé de façon très sélective et partielle certaines pièces au dossier en négligeant complètement de mentionner d'autres faits importants. Cette approche s'explique par le fait qu'au bout du compte, la plaidoirie reposait entièrement sur les observations écrites quant à son fondement et à ses références.

[162]        Dans une demande où le contexte est fondamental, une telle approche n'est guère utile à la Cour. Comme je l'ai indiqué plus tôt, M. Shibley s'est montré exemplaire en reconnaissant sans ambages ne pas connaître l'ensemble du dossier et dépendre de Mme Twinn et de M. Healey pour le guider.

[163]        C'est aux demanderesses qu'il incombe de prouver une crainte raisonnable de partialité. Si celles-ci choisissent de ne pas tenir compte du contexte dans son intégralité, elles auront beaucoup de mal à convaincre la Cour qu'elles ont suivi la jurisprudence et satisfait au critère de la personne raisonnable.


[164]        La plaidoirie de M. Shibley comporte deux grands volets. Premièrement, il cherche à convaincre la Cour que la façon dont la présente action s'est déroulée depuis 1997, moment où la Cour d'appel fédérale a conclu à une crainte raisonnable de partialité de la part du juge Muldoon, démontre une prédisposition, de la part des juges de la Cour fédérale ayant pris part jusqu'ici aux procédures entourant la nouvelle instruction, à favoriser une interprétation partiale des actes de procédure, à orienter l'instance de manière à empêcher les demanderesses de faire valoir leur argumentation sur l'autonomie gouvernementale et à nier aux demanderesses le droit d'assigner les témoins qu'elles désirent à l'appui de leurs prétentions relativement aux actes de procédure.

[165]        Deuxièmement, M. Shibley réfère à une série d'ordonnances rendues et de motifs donnés par le juge Russell depuis qu'il a été chargé de l'instruction ainsi qu'à une série de commentaires formulés par celui-ci à l'occasion de conférences tenues au cours de cette même période pour tenter de prouver à la Cour que le juge Russell a été contaminé par l'attitude de ses prédécesseurs ou que tel serait du moins l'avis d'une personne raisonnable.

La crainte de partialité à la Cour fédérale - Principes fondamentaux

[166]        M. Shibley définit clairement un droit fondamental des demanderesses dont la Cour, selon lui, n'aurait pas tenu compte et que celle-ci leur aurait nié :

[traduction]

[L]es demanderesses ont le droit de faire valoir les faits substantiels à l'appui de la mesure de redressement qu'elles sollicitent. Cela est fondamental. Elles ont ce droit, et elles ont le droit de présenter et d'avoir à leur disposition toute la preuve pertinente à l'appui de leurs actes de procédure.

(Transcription de l'audience, page 23 : 8 - 14)


[167]        Pour autant que la Cour sache, aucune des parties au présent litige n'a jamais contesté cette affirmation ni le point de vue énoncé par celle-ci. J'indiquerai plus loin en quelle circonstance les demanderesses soutiennent avoir été privées de ce droit. Je souscris cependant à l'énoncé général. M. Shibley néglige toutefois de mentionner des questions de fait et de contexte cruciales.

[168]        La partie importante de l'énoncé est la suivante : « toute la preuve pertinente à l'appui de leurs actes de procédure » .

[169]        Depuis la désignation du juge Russell comme juge du procès, il est évident qu'il y a désaccord entre la Couronne et les demanderesses quant à ce sur quoi les « actes de procédure » portent et, par conséquent, quant à ce qui est pertinent comme preuve à cet égard ou quant à la mesure de redressement que sollicitent les demanderesses.

[170]        Cette question a été soulevée par la Couronne à l'occasion de la conférence de gestion de l'instance, tenue le 17 septembre 2004, où le juge Russell a rencontré les avocats pour la première fois. Ce dernier voulait savoir s'il y avait des problèmes quant à l'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004 du juge Hugessen, et s'il y avait des questions importantes devant être résolues avant que les parties aillent en procès, le 10 janvier 2005. Plusieurs problèmes importants ont été mentionnés. La Couronne a signalé à la Cour :

[traduction]

[...] des divergences radicales à l'égard de certaines des questions soulevées. La Couronne est d'avis qu'il y a lieu de s'en tenir dans l'instance aux actes de procédure tels qu'ils ont été modifiés, et elle a donc sa conception de ce qui est pertinent. Ce qu'il est susceptible d'advenir, selon nous, c'est l'élargissement de la portée du présent procès hors de ce que prévoient les actes de procédure [...]

(Transcription de la conférence du 17 septembre 2004. M. Kindrake pour la Couronne, pages 25:20 à 26:1)


[171]        Il s'agit d'un élément crucial du dossier parce que les demanderesses accusent le juge Russell de soulever lui-même ou de sembler soulever lui-même les questions sur la portée et la pertinence et d'encourager la Couronne à contester la présentation de témoins souhaitée par les demanderesses. Comme le montre le dossier, tel n'est pas le cas. À la première réunion avec le juge Russell, la Couronne a informé toutes les parties qu'elle constatait des « divergences radicales » à l'égard des « actes de procédure » , de ce qui est « pertinent » et de « l'élargissement de la portée du présent procès hors de ce que prévoient les actes de procédure [...] » .

[172]        Il vaut également la peine de répéter, pour situer le contexte, qu'au cours de la même conférence, tenue le 17 septembre 2004, les demanderesses se sont dites d'accord, par l'intermédiaire de M. Henderson, de résoudre d'importantes questions sur la pertinence avant le début du procès :

[traduction]

LA COUR :                             Si un grand débat sur la pertinence doit avoir lieu, je suis d'avis de le trancher à l'avance plutôt qu'au procès.

M. HENDERSON :                 Tout à fait.


[173]        Cet échange est né à la suite d'une question soulevée par la Couronne sur le rapport du Dr Martinez (qui avait fourni l'un des six rapports d'expert présentés par les demanderesses et qu'elles voulaient faire témoigner), mais la Cour cherchait visiblement à recueillir un avis sur la façon de traiter les vastes et litigieuses questions sur la pertinence en général. La Cour s'inquiétait d'aller en procès alors que ces problèmes fondamentaux n'étaient pas résolus et elle a suggéré de les régler avant le procès. Les demanderesses se sont montrées absolument d'accord.

[174]        Les demanderesses disent maintenant que le présent litige qui les oppose à la Couronne au sujet de la portée et de la pertinence a été encouragé par la Cour. En formulant une telle allégation, cependant, elles négligent de référer aux transcriptions et aux dossiers qui fourmillent de clairs exemples au contraire. Par conséquent, leurs prétentions à cet égard ne sont guère utiles à une personne raisonnable prenant en compte l'ensemble du contexte.

[175]        La Couronne a par la suite saisi la Cour d'une requête traitant des questions sur la portée et la pertinence pour faire suite aux préoccupations qu'elle avait soulevées à la première réunion. Cependant, comme je l'ai déjà mentionné, la Cour n'a pas encore eu l'occasion d'étudier cette requête ni d'examiner la preuve et les arguments présentés par les parties. Cette requête est en suspens du fait de la présente requête et est encore pendante.

[176]        Il convient de remarquer toutefois que même après que les demanderesses eurent décidé d'introduire la présente requête relative à une crainte appréhendée de partialité, elles ont démontré être bien conscientes que la Cour traiterait de toute la question de la portée, de la pertinence et de leurs résumés de témoignage anticipé dans le cadre de la requête pendante de la Couronne. La Cour a sollicité l'avis de M. Healey sur cette question au cours d'une conférence téléphonique datée du 7 janvier 2005.


[traduction]

JUGE RUSSELL : Entendu, revenons en arrière. Je ne crois pas qu'on puisse dire quoi que ce soit d'utile. J'ai l'impression qu'on ne peut actuellement rien dire d'utile à propos de la remarque de M. Fauld sur les 369 requêtes relatives aux dépens. Nous devons attendre qu'elles soient tranchées. Quant à sa seconde remarque, où il souligne la présence d'opinions divergentes sur l'objet du présent procès, sur la façon de traiter cette question et sur le moment propice pour le faire, il me semble, à la réflexion, que du moins cela (inaudible) au sujet des requêtes de la Couronne sur la pertinence et le caractère conforme des résumés de témoignage anticipé fournis par les demanderesses, mais peut-être cette approche n'est-elle pas suffisante et la question doit-elle être traitée d'une autre manière. Je désire donc en discuter... M. Healey, comment cette question doit-elle être traitée selon vous?

M. HEALEY :                         Comme vous, M. le juge, je croyais que mon collègue traiterait cette question dans ses observations, lesquelles doivent bientôt être soumises selon moi, vu le caractère conforme de nos résumés de témoignage anticipé. Je croyais vraiment qu' ils nous feraient connaître leur point de vue sur cette question à cette étape.

(Transcription de la conférence téléphonique du 7 janvier 2005, page 54: 6 - page 55: 6)

[177]        Toutes les parties semblent donc être d'avis que les questions sur la portée, la pertinence et les résumés de témoignage anticipé seront traitées dans la requête pendante de la Couronne, laquelle n'a pas encore été examinée par la Cour du fait de la présente requête relative à la crainte appréhendée de partialité.


[178]        Affirmer simplement, à l'instar de M. Shibley, que les demanderesses ont le droit fondamental « de présenter et d'avoir à leur disposition toute la preuve pertinente à l'appui de leurs actes de procédure » n'aide en rien la Cour - ni une personne raisonnable - dans une instance où les actes de procédure et la pertinence sont contestées, et où toutes les parties savent pertinemment que la Cour n'a pas encore entendu les arguments complets relativement à ces questions.

L'influence du juge Muldoon sur le juge Hugessen

[179]        En ce qui a trait au lien présumé entre les juges Muldoon et Hugessen, M. Shibley fait un rapprochement entre ce qu'il tient pour des remarques et un comportement « inhabituels » et « agressifs » de la part du juge Hugessen et ce qui est arrivé au juge Muldoon au terme du premier procès.

[180]        Il souligne qu'après avoir été chargé de la gestion de l'instance en 1997, le juge Hugessen a donné comme directive à toute les parties de présenter leurs observations sur le nouveau procès. Or, aucune n'y a donné suite. M. Shibley a fourni l'explication suivante quant à l'inaction des demanderesses :

[traduction]

Ce qui a nuit à l'application de la directive, c'est une demande d'autorisation pendante à la Cour suprême du Canada, qui a occasionné un retard de six ou sept mois pour tout le monde.

(Transcription, vol. 1, page 25:4 - 5)

[181]        C'est cependant ce qui s'est passé par la suite qui importe :

[traduction]


Et que s'est-il passé par la suite? Cinq mois de plus se sont écoulés sans qu'aucune des parties, ni même les intervenants, ne prenne de mesures. Que fait-il? Il avise tout le monde qu'en ce qui a trait à sa propre requête, il envisage - il veut que les parties donnent les raisons pour lesquelles il n'y a pas lieu de rejeter l'action.

(Transcription, vol. 1 page 25: 7 - 13)

[182]        M. Shibley soutient qu'il s'agit d'une réaction très agressive de la part du juge Hugessen :

[traduction]

Notre personne raisonnable dit, vous savez, c'est assez agressif, et y a-t-il un problème sous-jacent?

(Transcription, vol. 1, page 26:12 - 14)


[183]        À mon avis, ce sont plutôt les demanderesses qui, suivant une approche totalement révisionniste et ramenant la Cour plusieurs années à l'arrière, disent qu'il s'agit d'un comportement agressif. Notre personne raisonnable n'a tout simplement pas reçu de la part des demanderesses suffisamment d'information sur le contexte ou d'éléments de preuve matériels pour déterminer ce dont il s'agit. Si le contexte global était connu, le comportement en cause ne saurait être qualifié d'agressif. Au cours du contre-interrogatoire de M. Healey en tant qu'auteur d'un affidavit, on lui a d'ailleurs signalé des raisons susceptibles d'expliquer la réaction du juge Hugessen. C'est aux demanderesses qu'il incombe de prouver la partialité. Il leur appartient de fournir tout le contexte à partir duquel un mot ou une mesure en particulier peuvent être appréciés. En l'espèce, les demanderesses demandent à la Cour et à notre personne raisonnable de se ranger à leur opinion sur le caractère de l'avis envoyé par le juge Hugessen, qualifié par celles-ci d' « inhabituel » , d' « agressif » ou à tout le moins d'inopportun. En tant que juge responsable de la gestion de l'instance, le juge Hugessen avait le devoir d'aller de l'avant avec celle-ci. Or, on l'avait ignoré. Les demanderesses ont également fait fi des dispositions légales qu'elles comptent contester. Notre personne raisonnable ne peut juger du bien-fondé de la qualification faite par les demanderesses en l'absence de tout contexte, non plus qu'en se fiant à des avocats-témoins tout occupés à établir et à faire valoir une argumentation à fondement rétrospectif visant à démontrer l'existence d'une crainte de partialité.

[184]        Voilà pourquoi les allégations de crainte de partialité doivent être soulevées le plus tôt possible devant le juge concerné. Si elles sont soulevées tardivement, on en perd le contexte et la partie qui formule l'allégation peut imposer une qualification sans craindre d'être contredite ou de voir le juge contesté fournir les éléments contextuels qui font défaut. Rien de ce que les demanderesses ont soumis à la Cour et à notre personne raisonnable ne donne à penser que ce qu'a fait le juge Hugessen n'était pas entièrement opportun compte tenu des circonstances qui existaient à l'époque.

[185]        M. Shibley fait toutefois valoir que la réaction « agressive » et « inhabituelle » du juge Hugessen n'est qu'un facteur parmi d'autres ayant donné lieu à une crainte appréhendée de partialité et qu'il convient d'adopter à cet égard une perspective cumulative. Nonobstant cette opinion, il faut garder à l'esprit que le cumul d'allégations et d'interprétations minutieusement choisies et très subjectives ne permet pas d'arriver à quelque résultat que ce soit. On n'a pas tenté ici de relier des points en vue d'obtenir un dessin, mais on a plutôt d'abord choisi un dessin et on y a repéré ensuite les points devant servir de support notionnel.


[186]        M. Shibley juxtapose ensuite l'allégation (non prouvée) suivant laquelle le juge Hugessen a eu un comportement « inhabituel » et « agressif » avec l'extrait suivant, de nature hypothétique :

[traduction]

Non. Il s'agit d'une réaction très agressive. Notre personne raisonnable dit, vous savez, c'est assez agressif, et y a-t-il un problème sous-jacent? En raison de l'annulation de la décision du juge Muldoon pour crainte de partialité et de l'examen de son comportement par un comité de pairs, on commence à - cette personne commence à faire des hypothèses. Mais ce sont des hypothèses, et on ne doit pas y accorder d'importance, sauf que c'est là. C'est là tout simplement.

(Transcription, vol. 1, page 26: 11 - 22)

[187]        Je suis d'accord : il s'agit d'hypothèses. Et de rien d'autre. Ce qu'on tente d'échafauder en l'espèce, c'est une théorie fondée sur la vengeance (consciente ou non de la part du juge Hugessen) qui, bien qu'elle découle des exagérations contenues dans les observations écrites des demanderesses, n'est jamais qu'un tissu d'hypothèses subjectives et d'insinuations.

[188]        Les gens raisonnables ne portent pas de jugements à partir d'hypothèses; ils agissent en se fondant sur des éléments de preuve dignes de foi placés dans le contexte global qui leur est propre.


[189]        Une bonne part de l'argumentation de M. Shibley suit ce mode. Des mots sont choisis et extirpés de leur contexte des années après les faits en cause (p. ex. : [traduction] « Je vous demande de relever le mot "excuse" par opposition au mot "raison" _) pour tenter de convaincre notre personne raisonnable que le juge Hugessen a agi, au cours des nombreuses années où il a été chargé de la gestion de l'instance, avec « un excès d'agressivité » envers les demanderesses, et que la raison de ce comportement repose sur la façon dont le juge Muldoon avait été traité :

[traduction]

La personne raisonnable pourrait examiner la situation et commencer à se demander s'il y a ici un problème à cause de la façon dont le juge Muldoon a été traité par la Cour d'appel et ses pairs lors de leur examen?

(Transcription, vol. 1, page 33: 6 - 11)

[190]        Je ne suis pas de cet avis. Ce qu'on a soumis à la Cour, ce n'est rien de plus qu'une théorie fondée sur des mots et des phrases minutieusement choisis et pris hors contexte, prononcés il y a de nombreuses années et dont l'incidence, peu importe en quoi celle-ci a consisté au début, a depuis lors été absorbée dans des jugements et des appels, ainsi que dans une kyrielle de mesures, réunions et discussions à l'égard desquelles les demanderesses n'ont jamais allégué le moindre parti pris de la part du juge Hugessen. Cette théorie n'a même pas l'épaisseur d'un papier-mouchoir; fragile, elle s'effondre dès qu'on se reporte au contexte.

[191]        Cette théorie ( « [Y a-t-il] ici un problème à cause de la façon dont le juge Muldoon a été traité par la Cour d'appel et ses pairs lors de leur examen? » ) sert de fondement à l'idée voulant que les demanderesses aient souffert d'un climat d'agressivité et de refoulement instauré par le juge Hugessen, dont aurait hérité le juge Russell, et que celui-ci n'aurait eu cesse d'alimenter par la suite.

[192]        Dans le cadre de la présente requête et de la controverse sous-jacente quant à la portée et à la pertinence, il est important de noter que, malgré l' « agressivité » et la prédisposition au refoulement présumées du juge Hugessen, celui-ci a autorisé les demanderesses à modifier leurs actes de procédure en 1998. Sa prétendue hostilité ne l'a donc pas empêché de se montrer d'accord avec les demanderesses en déclarant ce qui suit :

Ces modifications sont, dit-on, nécessaires compte tenu d'une série de récents arrêts de la Cour suprême du Canada qui ont, dans une très large mesure, modifié le droit relatif aux revendications des droits autochtones. Je conviens que ces modifications seront très utiles aux demandeurs lorsqu'ils invoqueront la jurisprudence récente de la Cour suprême [...]

[...]

Bien entendu, chacune des parties aura le droit de présenter des éléments de preuve additionnels. Il ressort clairement des modifications de la déclaration qu'il devra y avoir présentation d'éléments de preuve additionnels et tenue d'interrogatoires préalables supplémentaires. [...]

Bande indienne de Sawridge c. Canada, [1998] A.C.F. no 1367, page 2, par. 2 et 6

[193]        Les demanderesses approuvent sans réserve ces remarques du juge Hugessen. Celles-ci, estiment-elles, sont très importantes, car elles appuient leur argument suivant lequel l'autonomie gouvernementale constitue une question distincte aux fins de leurs actes de procédure. M. Shibley en a souligné la justesse dans sa plaidoirie :

[traduction]


Arrêtons-nous ici. Ce qu'il dit en fait, c'est que l'argumentation relative à l'autonomie gouvernementale, qui fait désormais partie de la déclaration modifiée, exige des éléments de preuve et des interrogatoires préalables supplémentaires. C'est reconnaître qu'une question distincte qui ne faisait pas partie du procès antérieur a été soulevée. Il s'agit d'une reconnaissance très importante compte tenu de ce qu'il advient plus tard au cours de l'instance, lorsque les défendeurs soutiennent que la présente poursuite ne présente aucun élément supplémentaire ou différent nécessitant d'être étayé par des éléments de preuve. Cette position vise à nier aux demanderesses le droit de présenter une preuve à cet égard, en totale contradiction avec ce qu'a dit le juge Hugessen.

(Transcription, vol. 1, page 51:13 à la page 52:4)

[194]        La question de savoir si l'autonomie gouvernementale constitue une « question distincte » aux fins des actes de procédure constitue la question même que notre Cour doit trancher. En l'espèce, M. Shibley présente donc en l'espèce l'argumentation que les demanderesses feront vraisemblablement valoir lorsque la Cour sera saisie de la requête pendante de la Couronne (mise en suspens du fait de la présente requête). Citant l'extrait précédant, les demanderesses soutiennent qu'en 1998, le juge Hugessen a solidement appuyé leur point de vue voulant que l'autonomie gouvernementale constitue une question distincte aux fins des actes de procédure.

[195]        C'est pourtant le même juge qui, avant qu'on en arrive à cette étape-ci de l'argumentation des demanderesses, est censé avoir fait naître une crainte raisonnable de partialité à leur encontre pour avoir été prétendument trop « agressif » , pour avoir utilisé le mot « excuse » au lieu du mot « raison » et pour le motif déjà vu : « se demander s'il y a ici un problème à cause de la façon dont le juge Muldoon a été traité par la Cour d'appel et ses pairs lors de leur examen? »


[196]        Ainsi d'un côté selon M. Shibley, le juge Hugessen, avant d'autoriser les modifications de 1998, ne semblait pas bien disposé envers les demanderesses et était entré dans un mode d'hostilité et de refoulement qui sera plus tard parachevé par le juge Russell. Or d'un autre côté, le juge Hugessen, dans les motifs invoqués pour autoriser les modifications de 1998, aurait privilégié le point de vue des demanderesses suivant lequel l'autonomie gouvernementale constitue une question distincte. Le juge Hugessen semblerait donc à la personne raisonnable avoir été si agressif et désireux de refouler les demanderesses, qu'il leur aurait accordé exactement ce qu'elles voulaient.

[197]        Je dois admettre être dérouté par cette allégation et j'ai des raisons de croire que la personne raisonnable le serait également. À mon avis, c'est le type d'incohérence susceptible de se produire lorsqu'on fait fi du contexte. Les demanderesses ne sont soucieuses de situer aucune des remarques du juge Hugessen dans leur contexte global. Elles se concentrent uniquement sur des mesures et des mots pris isolément. Si elles croient qu'ils peuvent servir à appuyer leur prétention de crainte appréhendée de partialité, ces mots et mesures sont reproduits et présentés à la Cour. De la même façon, lorsqu'elles estiment qu'ils appuient leur prétention quant à la spécificité de la question de l'autonomie gouvernementale dans leurs actes de procédure, ces mots et mesures sont cités avec satisfaction par les demanderesses. Ce que celles-ci se gardent bien de faire par contre, c'est de réunir dans un ensemble ces mots et ces mesures et de demander à la personne raisonnable ce qu'elle pense du contexte global dans lequel ils s'inscrivent.


[198]        Les demanderesses cherchent à sortir du paradoxe qu'elles ont elle-mêmes créé, en soulignant et en citant isolément, à cette étape-ci de leur plaidoirie, certaines des paroles prononcées par le juge Hugessen après que celui-ci eut autorisé les modifications de 1998 et utilisé les mots dont le choix les réjouit tant. Leur théorie semble vouloir qu'en autorisant les modifications demandées par les demanderesses en 1998, le juge Hugessen ait fait preuve d'un certain relâchement dans ses mauvaises habitudes et que, peu de temps après, il ait renoué avec celles-ci ou du moins aurait-t-il semblé le faire aux yeux de la personne raisonnable.

[199]        Depuis que la Cour d'appel fédérale a renvoyé l'affaire pour nouveau procès en 1997, l'une des principales questions qui se posent dans le cadre de l'instance est la mesure dans laquelle la preuve présentée au premier procès peut être utilisée à l'occasion de tout nouveau procès. Les demanderesses ont soutenu devant le juge Hugessen que toute la preuve originale était viciée et que par conséquent celle-ci ne pouvait pas être utilisée, mais elles n'ont pas réussi à l'en convaincre.

[200]        Depuis que le juge Russell a été chargé de l'instance en 2004, le lien entre le dossier d'instruction original, les actes de procédure et la mesure dans laquelle une nouvelle preuve à l'appui de ces actes est nécessaire a également fait l'objet d'une attention particulière. En fait, la présente requête renvoie directement à ces questions, qui ne sauraient être négligées lorsqu'elles se rapportent à des facteurs dont la personne raisonnable tiendrait assurément compte pour apprécier une crainte raisonnable de partialité.

[201]        Dans le cadre d'une requête de la Couronne sollicitant des directives à la suite d'une ordonnance rendue le 23 septembre 1998 par le juge Hugessen, celui-ci, dans les motifs qu'il a prononcés le 13 décembre 2000, déclare ce qui suit :


LE JUGE HUGESSEN (Motifs de l'ordonnance, exposés oralement) : - La présente requête de la Couronne sollicite des directives suite à mon ordonnance en l'espèce, rendue le 23 septembre 1998. Cette ordonnance autorisait les demandeurs à modifier leurs déclarations, sous certaines conditions. La partie pertinente est rédigée comme suit :

Les avocats des demandeurs devront, au plus tard le 15 novembre 1998, soumettre par écrit aux avocats de la défenderesse et de chaque intervenant une liste détaillée de toutes les parties de la transcription des témoignages offerts lors du premier procès, y compris de toute intervention du juge de première instance, dont on ne veut pas qu'elles soient présentées en preuve au nouveau procès, ainsi que les motifs de ces objections. Les avocats des défenderesses et ceux des intervenants devront y répondre par écrit au plus tard le 30 décembre 1998, après quoi chaque partie ou intervenant pourra demander à soumettre tout litige relatif à l'admissibilité de la preuve au juge responsable de la gestion de l'instance.

¶ 2       Les demandeurs ont interjeté appel de cette ordonnance. Toutefois, à ce jour, soit plus de deux ans plus tard, ils n'ont pas mené cet appel jusqu'à l'audience et il est toujours pendant. En novembre 1998, les demandeurs, prétendant se conformer à l'ordonnance précitée, ont expédié une lettre présentant globalement leurs objections à l'utilisation de la preuve présentée au premier procès. Ils s'objectent notamment à l'utilisation d'une certaine preuve présentée par les intervenants, ainsi que de certains témoignages d'experts. La Couronne et les intervenants ont réagi à ce texte en affirmant qu'à leur point de vue, toute la preuve présentée au premier procès pouvait être utilisée au second procès, sauf les commentaires et les interventions du juge au procès. Aucune des parties n'a présenté de requête pour obtenir des directives ou fait quoi que ce soit pendant presque deux ans afin de régler cette impasse, jusqu'à tout récemment où la présente requête a été déposée. Dans leurs prétentions, les parties reprennent, avec des variantes mineures, les positions qu'elles avaient adoptées à la fin de 1998.

¶ 3         Je vais d'abord traiter des objections présentées par les demandeurs et par la Couronne quant à l'admissibilité de certaines parties de la preuve présentée au premier procès. Selon moi, aucune de ces objections n'est justifiée. En fait, aucun des avocats n'en a traité à l'audience de la requête. Par conséquent, je considère qu'ils sont tous d'accord que si l'une quelconque partie de la preuve du premier procès est admissible, toute la preuve du premier procès peut être utilisée au second procès.

¶ 4         La présente requête porte donc sur la question de savoir si une partie de la preuve ou de la transcription de cette preuve peut être déposée à l'occasion du nouveau procès. Il est clair qu'une réponse affirmative à cette question était implicite dans mon ordonnance de septembre 1998. Comme j'ai rendu cette ordonnance et qu'elle est toujours en appel, il m'est difficile, et il est peut-être incorrect de ma part, de commenter cet argument. Je dirai donc seulement que selon moi l'ordonnance se situait tout à fait dans le cadre de mes responsabilités en tant que juge responsable de la gestion de l'instance, notamment telles qu'elles sont précisées à l'article 385 des Règles, et qu'elles ne contrevenaient pas à l'ordonnance de la Cour d'appel visant la tenue d'un nouveau procès au motif de l'existence d'une crainte raisonnable de partialité du juge du premier procès.


¶ 5      Selon moi, la jurisprudence citée par les demandeurs ne pose pas comme principe que lorsqu'un procès est annulé par suite d'un manquement à la justice naturelle, tout ce qui s'est produit dans ce procès doit être considéré comme n'ayant jamais existé. Selon moi, ce point de vue est absurde et il ne correspond certainement pas au droit qu'on trouve dans la jurisprudence citée. Bien sûr, dans certaines circonstances il se peut que ce qui s'est produit au premier procès soit tellement vicié qu'on ne peut rien en utiliser. Ce n'est toutefois pas le cas en l'espèce.

¶ 6       La Cour d'appel a fait bien attention de limiter sa critique du juge du premier procès, ne la faisant porter que sur certains commentaires spécifiques qu'il a faits au sujet des droits des Autochtones, qu'il considérait avoir un fondement raciste. Elle a insisté pour dire que sa conduite générale du procès était sans reproche.

¶ 7       Par conséquent, à condition que les commentaires et l'intervention du juge du premier procès soient exclus dans le cadre du second procès, je ne vois pas de quelle façon l'ordonnance de la Cour d'appel viendrait empêcher l'utilisation de la transcription du premier procès lors du second procès.

¶ 8       Ceci m'amène à la deuxième question soulevée par les demandeurs. Je crois comprendre que celle-ci porte sur le fait que traditionnellement et en common law, au vu de la justice naturelle, les avocats doivent avoir le contrôle du procès et être autorisés à présenter toute la preuve qu'ils veulent présenter et, ce qui est encore plus important, de la façon qui leur convient.

¶ 9        Je ne suis pas de cet avis. Le premier procès a duré 79 jours. Il représente une dépense extraordinaire de temps et d'argent, tant du secteur privé que du secteur public. Les questions à trancher au second procès sont sur le fond les mêmes que celles qui devaient être tranchées au premier procès. Les changements au droit sur lesquels les demandeurs s'appuient, tels qu'ils ont été identifiés par la Cour suprême du Canada dans sa jurisprudence récente, ne viennent changer en rien la matrice des faits sur laquelle l'affaire doit être tranchée. Les parties n'ont pas changé. La disparition d'un demandeur et l'addition d'un intervenant ne viennent rien changer de fondamental.

¶ 10        De plus, un certain nombre de témoins qui ont témoigné au premier procès, y compris certains de ceux qui avaient été convoqués par les demandeurs, sont maintenant décédés. Leur preuve doit-elle être perdue pour toujours? Je ne le crois pas.

¶ 11         De plus, il n'y a rien de radical ou d'inhabituel, nonobstant ce que les demandeurs semblent croire, dans le fait que la Cour ordonne qu'une partie de la preuve au procès provienne d'une autre source que les témoignages donnés de vive voix à l'audience. Les articles 285 et 286, ainsi que le paragraphe 373 (4) des Règles, illustrent bien ceci. Il en va de même de la pratique courante qui consiste à utiliser des témoignages devant une commission rogatoire à l'étranger, ou celui de bene esse d'un témoin qui est malade ou sur le point de mourir.


¶ 12       Bien sûr, les demandeurs ont raison de dire que le choix de la preuve qu'ils veulent présenter appartient aux avocats et qu'il serait erroné de délivrer sans consentement une ordonnance portant que tout le dossier du premier procès soit tout simplement déposé devant le juge du second procès pour qu'il prenne sa décision au vu du dossier. Toutefois, il serait également erroné d'autoriser les avocats à convoquer une kyrielle de témoins qui ont déjà témoigné en l'instance au sujet des questions soulevées et qui ne feraient rien d'autre que répéter l'essentiel du témoignage qu'ils ont déjà donné, dans les mêmes mots ou dans des mots assimilables. Ceci ne constituerait pas la façon la plus équitable, expéditive et économique de traiter la question. Or, ce sont là les directives qui s'imposent à moi en tant que juge responsable de la gestion de l'instance.

¶ 13       Comme les questions de pertinence et de reconnaissance des experts sont, comme toujours, soumises à l'exercice du pouvoir discrétionnaire du juge du procès, je propose que les parties soulèvent ces questions devant le juge du procès si elles le désirent. Autrement, je me propose de délivrer une ordonnance portant que toute la preuve admise au premier procès peut être présentée en preuve au second procès, ainsi que certaines ordonnances en découlant qui auront pour objet d'éviter une répétition inutile des témoignages et une perte de temps.

[202]        Les passages des motifs précités qui ont été sélectionnés par les demanderesses et sur lesquels celles-ci se fondent aux fins de la présente requête figurent au paragraphe 9.

[203]        Les demanderesses font valoir que, nonobstant les modifications qu'il a autorisées en 1998, le juge Hugessen formule alors des remarques incorrectes sur le nouveau procès et qui, en tout état de cause, constituent des questions qu'il incombe au juge du procès de trancher. Elles soutiennent en outre que le juge Hugessen ne devrait pas affirmer que les « questions à trancher au second procès sont sur le fond les mêmes » ou que les « changements [...] identifiés par la Cour suprême [...] ne viennent changer en rien la matrice des faits sur laquelle l'affaire doit être tranchée » . En l'espèce, prétendent les demanderesses, le juge Hugessen donne l'impression de vouloir exercer un contrôle à l'égard des questions à trancher dans le cadre du nouveau procès et d'usurper le rôle du juge qui y présidera.


[204]        La Cour est d'avis que les commentaires précités ne sauraient être interprétés en faisant fi du contexte de la décision dans laquelle ils ont été formulés. Il s'agissait d'une requête pour directives déposée presque deux ans après les modifications de 1998. Le paragraphe 9 constitue la réponse du juge Hugessen à l'argument avancé par les avocats des demanderesses (Mme Twinn ainsi que MM. Henderson et Healey) suivant lequel « les avocats doivent avoir le contrôle du procès et être autorisés à présenter toute la preuve qu'ils veulent présenter et, ce qui est encore plus important, de la façon qui leur convient » .

[205]        Cet argument a quelque chose de très familier, car les avocats des demanderesses l'ont repris devant le juge Russell. La question soulevée par cet argument devra être tranchée par le juge Russell lorsque celui-ci instruira la requête pendante de la Couronne relative aux résumés de témoignage anticipé produits par les demanderesses et à leur rapport avec les actes de procédure.


[206]        Ce qu'il importe de relever au sujet des motifs du juge Hugessen, c'est que la portée des actes de procédure n'y est aucunement abordée; ce dernier réfute toutefois l'argument avancé par les avocats des demanderesses voulant qu'elles soient autorisées à présenter toute la preuve qu'elles veulent présenter et de la façon qui leur convient. À l'époque où il a rédigé les motifs précités, le juge Hugessen avait déjà abordé la question des actes de procédure, en 1998 plus précisément. Les actes de procédure se suffisent à eux-mêmes, et leur sens est clair. Dans ses motifs datés du 13 décembre 2000, le juge Hugessen a par ailleurs soin de souligner aux avocats des demanderesses que ceux-ci ne peuvent faire tout ce qu'ils veulent en matière de présentation de la preuve. Il semble dire que l'argument soumis par les avocats à ce sujet est erroné et qu'il y a lieu d'avoir égard aux faits d'espèce. Le juge Hugessen affirme en outre qu'un nouveau procès ne saurait être assimilé à une toute nouvelle affaire, mais que lorsque les deux procès présentent des analogies, celles-ci doivent être prises en compte aux fins de la présentation de la preuve. Il réagit aux questions et aux arguments que les avocats ont soulevés devant lui. Le juge Hugessen ne dit pas qu'une nouvelle preuve n'est pas nécessaire; il dit simplement qu'en choisissant la preuve qu'ils désirent présenter, les avocats des demanderesses devront tenir compte des analogies recensées parmi les questions et les faits soulevés au cours du premier procès. Enfin, l'affaire porte toujours sur l'appartenance à l'effectif d'une bande ainsi que sur les coutumes, pratiques et traditions liées à cette appartenance.


[207]        Il faut aussi garder à l'esprit que lorsque le juge Hugessen a prononcé les motifs précités, en décembre 2000, il ne connaissait pas la position des demanderesses à l'égard de l'autonomie gouvernementale, énoncée au paragraphe 17 de leur mémoire aux fins de la présente requête, où celles-ci communiquent à la Cour leur intention de modifier [traduction] : _ le cadre général de la fédération canadienne en créant une relation triangulaire entre le gouvernement fédéral, [les gouvernements provinciaux] et les gouvernements autochtones » . En décembre 2000, le juge Hugessen a dû se contenter d'une déclaration que lui avaient faite les demanderesses en 1998 et qui s'énonçait comme suit : [traduction] « nous ne disons pas que nous disposons d'un droit à l'autonomie gouvernementale de manière générale. Ce n'est pas de ça qu'il s'agit en l'espèce. » À l'époque, les demanderesses ont eu recours à des façons modestes de qualifier l'objet du litige afin de convaincre le juge Hugessen que [traduction] « [l]a nouvelle [action] est simplement une explication se fondant sur l'ancienne » . Compte tenu de ce que les demanderesses affirmaient elle-mêmes au sujet de la portée de leurs actes de procédure à l'époque en cause, je présume que la personne raisonnable, contrairement aux demanderesses maintenant, ne qualifierait pas les commentaires du juge d'inopportuns. Si, comme le font désormais valoir les demanderesses, les actes de procédure englobent une forme de revendication visant la création d'un troisième ordre de gouvernement qui viendra [traduction] « modifier le cadre général de la fédération canadienne » , il semble étrange que la Cour n'ait été saisie d'aucun élément de preuve montrant que c'est ce qu'avait compris le juge Hugessen lorsqu'il a autorisé la modification des actes de procédure en 1998. Une question d'une telle importance n'aurait assurément pas échappé à son attention et, le cas échéant, figurerait sûrement au dossier.

[208]        Eu égard au contexte dans lequel s'inscrit l'ensemble de la décision et à son rapport avec la question générale des actes de procédure, aucune personne raisonnable ne pourrait croire que le juge Hugessen tentait d'altérer l'effet des modifications qu'il avait autorisées en 1998 ou de nier aux demanderesses le droit de présenter de nouveaux éléments de preuve au second procès afin de pouvoir débattre de l'effet de ces modifications. De toute manière, il autorise les parties à soulever la question de la « pertinence » devant le juge du procès si elles le jugent opportun. La Couronne n'a rien tenté de faire d'autre.


[209]        L'autre question principale relative au contexte que les demanderesses négligent de soulever en ce qui a trait aux motifs prononcés par le juge Hugessen le 13 décembre 2000 vise l'appel qu'elles ont interjeté à l'encontre de l'ordonnance rendue par le juge Hugessen sur le fondement de ces motifs. Les demanderesses, dans le cadre de cet appel, n'étaient visiblement pas dérangées par l'utilisation par le juge Hugessen de l'expression « sur le fond les mêmes » ni lorsqu'il a souligné que la jurisprudence de la Cour suprême du Canada n'avait changé en rien la « matrice des faits » puisqu'elles n'ont contesté aucun de ces deux passages. Les demanderesses n'ont en outre soulevé aucune crainte appréhendée de partialité. La Cour d'appel fédérale a confirmé l'ordonnance du juge Hugessen et rejeté l'appel.

[210]        Si, comme le prétendent les demanderesses, le juge Hugessen a semblé revenir sur sa décision de 1998 d'autoriser les modifications et qu'il était, en décembre 2000, soucieux de limiter les questions soulevées dans le cadre du nouveau procès, il semblerait (bien que les demanderesses ne le disent pas expressément) que la Cour d'appel fédérale eût soutenu et encouragé le juge à cet égard.

L'influence du juge Hugessen sur le juge Russell

[211]        Bien sûr, les demanderesses ne se soucient pas de voir le juge Hugessen se récuser; elles cherchent plutôt à obtenir que le juge Russell se récuse. Ce que visent principalement les demanderesses en isolant les remarques prétendument critiquables du juge Hugessen contenues dans le paragraphe 9 des motifs qu'il a prononcés le 13 décembre 2000, c'est de faire valoir que ces remarques ont dominé la pensée du juge Russell dans l'examen qu'il a fait des modifications demandées par les demanderesses en 2004 et à l'égard d'autres décisions qu'il a rendues depuis sa désignation comme juge du procès. M. Shibley décrit de la façon suivante l'incidence et l'importance, selon les demanderesses, des remarques faites par le juge Hugessen le 13 décembre 2000 :


[traduction]

C'est nettement à l'opposé des commentaires qu'il a formulés à l'époque où les modifications ont été faites, et, sincèrement, manifestement ces commentaires ne cadrent pas avec les modifications. Les questions soulevées ne sont pas les mêmes et la matrice des faits sur laquelle l'affaire doit être tranchée n'est pas la même non plus. Il l'a reconnu lorsqu'il a parlé de la nécessité d'avoir des interrogatoires préalables et des éléments de preuve supplémentaires, etc.

[...]

Pourquoi ce changement? S'agit-il d'un fait isolé de la part de la Cour ou cela s'inscrit-il dans une tendance voulant qu'on prenne une nouvelle direction, comme cela s'est avéré? S'agit-il d'une tentative d'orienter l'affaire de manière à limiter la preuve à celle déposée au premier procès?

(Transcription, vol. 1, page 50: 11 - 20, et page 60: 4 - 10)

[212]        Il est une autre question importante relative au contexte dont les demanderesses ne tiennent pas compte dans toute cette affaire. Durant la période où le juge Hugessen était responsable de la gestion de l'instance, elles ont porté en appel devant la Cour d'appel fédérale diverses décisions qu'il a rendues. Or, la Cour d'appel ne semble pas avoir exprimé d'inquiétudes à cette époque quant aux questions soulevées maintenant en l'espèce - soit des années après les faits - par les demanderesses ni quant à l'approche générale du juge Hugessen relativement à l'utilisation, au second procès, de la preuve admise au premier procès.


[213]        Toutefois, ce qui est important, c'est l'allégation principale des demanderesses selon laquelle le juge Russell semble avoir été non seulement influencé, mais influencé indûment par les remarques du juge Hugessen. Le demanderesses allèguent en outre que le juge Russell a été induit en erreur et qu'il a fait sienne la tendance de la Cour qui consiste à « orienter l'affaire de manière à limiter la preuve à celle déposée au premier procès » . Dans un autre extrait de la transcription de l'audience, M. Shibley traite de ce qui, dans les faits, est au coeur de la plaidoirie des demanderesses :

[traduction]

Je vous rappelle ma déclaration d'ouverture, où je traite de l'effet cumulatif, et dans le cas du juge Hugessen - il n'est pas le juge du procès soit -, mais s'il semble, s'il semble seulement, et c'est tout ce qui est requis, que celui-ci vous a influencé relativement à l'admissibilité de la preuve ou aux limites à imposer quant à cette admissibilité, s'il semble donc vous avoir influencé, en ayant à l'esprit que nous avons affaire au juge responsable de la gestion de l'instance même que vous devez instruire, alors cela devient pertinent.

(Transcription, vol. 1, page 60: 20 à page 61: 7)

[L']une des décisions préliminaires que doit prendre le juge du procès consiste à déterminer le véritable objet du litige. En l'espèce, il doit le faire alors qu'une des parties revendique le droit à l'autonomie gouvernementale. Y a-t-il le moindre élément de preuve ou y a-t-il suffisamment d'éléments de preuve à l'appui de cette prétention pour qu'il ait à trancher la question? C'est la première tâche qu'il doit accomplir.

(Transcription, vol. 1, la page 61: 21 à page 62: 3)

Cette personne [la personne raisonnable] examine la situation et se demande : « Que se passe-t-il? » La Cour fédérale, par l'entremise du juge Hugessen et en formulant de telles observations, vise-t-elle à influencer l'issue de l'affaire lorsqu'elle sera instruite par le juge du procès? Et ces observations vous ont-elles influencé, M. le juge, lorsque vous avez rendu des décisions ayant une incidence sur les questions de preuve, notamment celle de la possibilité ou non de présenter certains éléments de preuve?

(Transcription, vol. 1, la page 62: 13 - 21)

[214]        Nous sommes donc au degré zéro de la présente requête. Cependant, avant que la personne raisonnable puisse évaluer ces questions, il y a une série de facteurs décisifs inhérents au contexte que les demanderesses omettent de souligner, mais qu'il importe d'énoncer :


1.          Le juge Russell n'a pas encore eu l'occasion d'établir quel est le « véritable objet » du procès en ce qui concerne la mesure dans laquelle une revendication d'autonomie gouvernementale a été présentée, à moins que les demanderesses renvoient à la décision du juge Russell datée du 29 juin 2004 et portant sur les modifications demandées aux actes de procédure, décision que les demanderesses ont acceptée, qu'elle n'ont pas porté en appel et sur laquelle je reviendrai. On s'attend à ce que la mesure dans laquelle les actes de procédure, tels qu'actuellement rédigés, visent des questions liées à l'autonomie gouvernementale et la mesure dans laquelle la preuve que les demanderesses entendent présenter est pertinente à l'égard de ces questions constituent des éléments à trancher dans le cadre de la requête pendante de la Couronne. M. Healey s'est montré d'accord avec la Cour à cet égard.

2.          Le juge Russell n'a encore pris aucune décision quant à la preuve que les demanderesses désirent présenter ni quant à la pertinence de cette preuve aux fins des actes de procédure. Le juge Russell s'est prononcé sur les questions relatives aux résumés de témoignage produits par les demanderesses, sujet sur lequel je reviendrai, mais ces décisions visaient uniquement à permettre aux demanderesses de réparer le manquement à l'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004 du juge Hugessen. Avant que le manquement soit corrigé et que les résumés de témoignages soient disponibles, la Cour ne pouvait même pas commencer à examiner la question de savoir si la preuve envisagée était pertinente eu égard aux questions qui, définies par les actes de procédure, sont en litige.


[215]        Premièrement, l'argument central des demanderesses comporte une erreur fatale. Aucune personne raisonnable ne pourrait conclure que le juge Russell a été influencé par le juge Hugessen, ni par qui que ce soit d'autre, avant qu'il ait eu l'occasion d'entendre les parties sur la portée des actes de procédure et sur la pertinence de la preuve envisagée par les demanderesses, une occasion qui ne s'est pas encore présentée. D'ici à ce que les demanderesses démontrent que les actes de procédure couvrent la question de l'autonomie gouvernementale qu'elles mettent de l'avant et qu'elles ont le droit de présenter une preuve à l'appui de leur conception d'une telle autonomie (ce qui reste à faire), il ne saurait être question de partialité de la part de la Cour. Les demanderesses soutiennent que la Cour doit simplement présumer qu'elles ont raison relativement à ce qu'énoncent les actes de procédure avant même qu'elle ait entendu les arguments sur cette question. Aucune personne raisonnable n'accueillerait favorablement une telle affirmation.

[216]        La présente requête est donc, à tout le moins, prématurée.

[217]        Deuxièmement, il est une question importante inhérente au contexte que les demanderesses laissent sous silence dans leur argumentation, mais qui intéresserait beaucoup la personne raisonnable. Il s'agit des remarques formulées par le juge Russell sur la question de la portée et de la pertinence. Il n'a encore rendu aucune décision, mais il a dû, à l'occasion, aborder le désaccord à cet égard entre les demanderesses et la Couronne à leur sujet.

[218]        Comme il en a déjà été fait mention dans les présents motifs, la question de la portée et de la pertinence a d'abord été soulevée par la Couronne à la conférence de gestion de l'instruction, tenue le 17 septembre 2004 et réunissant le juge Russell et les avocats pour la première fois. Vu son importance, cette question a par la suite figuré parmi les points devant être réglés avant le début du procès.

[219]        La question de la portée et de la pertinence a été abordée à une autre occasion importante, soit dans le cadre d'une requête où les demanderesses proposaient une « solution viable » pour régler les problèmes de procédure qu'avait entraînés leur manquement à l'ordonnance du 26 mars 2004 du juge Hugessen. En lisant les documents déposés avant l'audition de cette requête, le juge Russell s'est rendu compte que la controverse relative à la portée et à la pertinence était fortement liée aux arguments que les parties s'apprêtaient à faire valoir devant lui. Au début de l'audience, il a soulevé ce problème et sollicité l'avis de tous les avocats présents sur la façon d'y remédier :

[traduction]

Avant de commencer l'audition de la requête des demanderesses, j'aimerais aborder une question soulevée dans les documents et qui me préoccupe beaucoup.

Je ne crois pas que toutes les répercussions de cette question soient explorées dans les documents. Je ne sais pas si c'est quelque chose que vous pouvez faire valoir aujourd'hui dans le cadre de vos exposés ou si nous devons en reporter la discussion. Je sollicite votre avis sur cette question.

Selon moi, cette question est la suivante. Vous savez depuis des années et je sais depuis la modification des actes de procédure qu'il existe une profonde divergence entre les parties quant à l'objet de la présente poursuite. Peut-être serait-il plus juste de dire qu'il existe une profonde divergence entre les parties quant à ce que celles-ci considèrent comme pertinent à l'objet de la présente poursuite.


Nous disposons maintenant des actes de procédure, mais je constate qu'un large fossé sépare les parties au sujet de ce qui est pertinent eu égard à ces actes. Comme nous l'avions tous prévu, cette question va accaparer nos esprits et mobiliser nos efforts de préparation au procès. Cette question ne fait pas que ressortir des critiques formulées dans les documents liés aux résumés de témoignage anticipé produits jusqu'ici par les demanderesses, cela trône au beau milieu de la table.

Cela m'inquiète, car à l'examen de la requête des demanderesses relatives aux résumés, il est évident que beaucoup de temps et de ressources ont été et pourront être consacrés à faire passer des entrevues à des témoins et à produire des résumés, alors qu'il y aura manifestement une confrontation d'importance quant à savoir si le fruit de tels efforts est ou non pertinent eu égard à la question en litige et aux actes de procédure.

J'aimerais prendre le taureau par les cornes, mais je ne sais trop comment. Il se peut que cela soit impossible pour l'heure. J'aurai éventuellement besoin de vos conseils, même si nous n'arrivons pas à débattre de cette question aujourd'hui. Mais celle-ci sous-tend tout le reste et je veux la soulever. Je veux que nous l'abordions.

(Transcription ordonnances préparatoires et directives, page 10: 21 à page 12: 10)

[220]        La question de la portée et à la pertinence n'a pas été abordée à l'audience du 18 novembre 2004. Elle ne pouvait pas l'être, car les demanderesses n'avaient alors produit que 18 résumés de témoignage anticipé sur un total possible de 150. La Couronne a soulevé la question du caractère adéquat des résumés déjà produits, mais la Cour a refusé d'examiner les arguments de la Couronne à cet égard et déclaré que cette question ne pouvait être traitée tant que les demanderesses n'auraient pas produit la liste de leurs témoins et leurs résumés de témoignage anticipé. La Cour a réaffirmé cette position dans ses motifs en date du 25 novembre 2004 :

[...]


9. Je ne crois pas que la présente requête soit le lieu indiqué pour examiner les critiques formulées à l'égard du contenu des résumés de témoignage anticipé produits jusqu'ici par les demanderesses. Mais la Cour doit prendre acte qu'elles indiquent clairement qu'il y aura vraisemblablement des contestations et qu'elles pourraient bien être présentées avant l'instruction. Les parties ont des vues complètement divergentes sur l'objet de la présente instance et, considérant les nombreux témoins que les demanderesses ont indiqué qu'elles allaient faire comparaître, la Couronne et les intervenants nourrissent des préoccupations justifiées sur l'avalanche des nouveaux éléments de preuve et leurs répercussions sur la conduite et la durée du procès. Normalement, je laisserais naturellement le traitement de ces questions à l'étape de l'instruction, mais l'historique de la présente action a montré à maintes reprises qu'il serait naïf de présumer que la procédure normale suffira. J'ai pris bonne note des mots du juge Hugessen dans son ordonnance du 6 mars 2002, qui dit : « J'en arrive donc à la conclusion regrettable que les parties sont tout simplement incapables de se charger du déroulement de l'instance ou qu'il est impossible de se fier à elles à cet égard, même dans le cadre de la gestion de l'instance. » La requête et les motifs qui l'appuient établissent clairement que rien n'a changé à cet égard. Étant donné que les demanderesses n'ont pas encore produit de nouvelle liste de témoins et qu'au moment de l'instruction de la requête elles n'ont présenté que 18 résumés de témoignage anticipé sur un total potentiel de 140 à 150 (dont certains sont manifestement fortement controversés), la Cour n'est pas en mesure d'évaluer quelle sera la situation lorsque les demanderesses auront signifié la totalité des éléments. Je ne suis pas du tout disposé à aller de l'avant dans l'espoir que tout ira bien alors qu'on sait si peu de choses sur les témoins des demanderesses, leur nombre, voire leur nécessité, et l'historique de l'action indique que l'intervention répétée de la Cour a été nécessaire pour éviter les bourbiers procéduraux et les impasses tactiques.

[...]

[221]        La Cour indique donc clairement qu'elle ne traitera pas des « divergences radicales » entre les parties en ce qui a trait à la portée ou à la pertinence tant que tous les éléments nécessaires n'auront pas été réunis. La Cour constate en outre que la Couronne a indiqué une fois de plus qu'il y aurait des contestations.

[222]        Les demanderesses soutiennent qu'à cette époque, la Cour, dans le cadre de ses efforts pour éviter que la question de l'autonomie gouvernementale soit débattue au nouveau procès, encourageait activement la Couronne à contester les résumés de témoignage qu'elles avaient produits.

[223]        Le dossier indique toutefois qu'à l'audition de la requête de novembre 2004 portant sur une « solution viable » , la Couronne a fait preuve d'une grande cohérence à l'égard des questions en litige qu'elle avait soulevées à la conférence de gestion de l'instruction, tenue le 17 septembre 2004. La Cour a aussi clairement fait savoir que ce n'était pas le moment de prendre une décision à cet égard.

[224]        Compte tenu du contexte global dans lequel la question de la portée et à la pertinence a été soulevée et des paroles mêmes utilisées par la Cour jusqu'ici, la personne raisonnable aurait à décider si la Cour, par l'entremise du juge Russell, donne l'impression d'avoir été influencée par ce qu'a dit le juge Hugessen (supposons pour le moment que celui-ci tentait d'influencer le juge du procès, ce qui, naturellement, n'est pas prouvé), ou si la Cour semble plutôt dire qu'elle ne prendra aucune décision à l'égard de ces questions avant la production des résumés de témoignage anticipé, et avant que la Couronne ait fait part de toutes les préoccupations qu'elle peut avoir, lors d'une audience en bonne et due forme.


[225]        Il me semble très clair que la personne raisonnable doit conclure que le juge Russell n'a aucun parti pris à l'égard de ces questions et qu'il tente de savoir comment les parties entendent résoudre la vive controverse dont il a fait état à la conférence de gestion de l'instruction du 17 septembre 2004. Soit que le juge Russell soit sincère, soit qu'il mente, et lorsque j'ai porté cette alternative à l'attention de M. Shibley à l'audition de la présente requête, celui-ci a assuré la Cour qu'il ne prétendait pas que le juge Russell mentait. Si, comme le reconnaît M. Shibley, les déclarations du juge Russell sont sincères, la personne raisonnable doit les interpréter selon leur sens ordinaire.

[226]        Que veulent donc dire les demanderesses quand elles affirment que le juge Russell semble avoir été influencé par le juge Hugessen [traduction] « [lorsque le juge Russell a] rendu des décisions ayant une incidence sur les questions de preuve, notamment celle de la possibilité de présenter certains éléments de preuve? »

[227]        Elles ne peuvent que référer à la série de décisions rendues par le juge Russell depuis qu'il a été chargé de l'instruction. Je vais maintenant examiner attentivement ces décisions, mais il ne faut jamais perdre de vue qu'elles ne sauraient être dissociées du contexte global décrit ci-dessus dans lequel s'inscrivent les remarques du juge Russell sur le litige qui oppose la Couronne et les demanderesses au sujet de la question de la portée et de la pertinence.

Le 29 juin 2004 - modifications aux actes de procédure


[228]        En 2004, la Couronne et les demanderesses ont demandé l'autorisation de modifier leurs actes de procédure. Chaque partie a présenté sa demande par voie de requête écrite conformément à l'article 369 des Règles de la Cour fédérale (1998). Le juge Russell a examiné les deux requêtes conjointement et autorisé certaines des modifications demandées par la Couronne et par les demanderesses. De manière générale, les modifications aux actes de procédure des demanderesses auxquelles le juge a consenti sont celles correspondant à ce que les demanderesses avaient fait valoir jusque-là. Dans les cas toutefois où les demanderesses semblaient vouloir élargir considérablement la portée de leurs actes de procédure ou introduire de nouvelles causes d'action, le juge a refusé les modifications et a exposé ses motifs.

[229]        En refusant certaines des modifications demandées par les demanderesses, le juge Russell a donné les motifs suivants :

[...]

26. Il y a plusieurs objections à apporter aux aspects litigieux des modifications proposées par la bande :

a)              certaines des modifications proposées au paragraphe 8 sont contraires à des décisions de notre Cour qui portent que la demanderesse en l'instance est la bande elle-même; et

b)              certaines des modifications auraient pour conséquence d'élargir la portée de l'action et introduiraient une nouvelle réclamation d'autodétermination; et

c)              certaines des modifications viendraient élargir encore plus les réclamations en soulevant des allégations au sujet d'autres premières nations.


27. Selon moi, les modifications contestables dont je ferai état plus tard ne viennent pas clarifier les questions litigieuses présentées à la Cour. Elles soulèvent de nouvelles questions litigieuses qui exigeraient d'autres interrogatoires, retardant à nouveau le procès. Le fait que ces modifications soient proposées si tard, leur nombre et importance, la mesure dans laquelle des positions antérieures sont modifiées et le préjudice inévitable qui serait causé à la Couronne (voir Maurice c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [2004] A.C.F. no 670, 2004 CF 528 au paragr. 10) me convainquent que ces modifications ne doivent pas être autorisées. De plus, certaines d'entre elles ne sont pas pertinentes aux questions en litige. Comme la NSIAA le fait remarquer, la conséquence de certaines des modifications proposées par la bande serait de [TRADUCTION] « mettre la Couronne en cause pour sa conduite globale dans ses relations avec les premières nations au Canada. Un procès qui est prévu durer des mois pourrait maintenant prendre des années à régler » . De plus, certaines autres modifications auraient pour effet de [TRADUCTION] « étendre considérablement la portée de cette action et soulever des questions qui n'ont pas fait l'objet d'interrogatoires [dans un contexte où] les modifications n'ajoutent aucun élément de fond à la prétention de la demanderesse qu'elle a un droit autochtone de décider à qui elle reconnaît le statut de membre [...] » . En fait, il me semble que les termes « première nation » s'appliquent exclusivement à la bande demanderesse. Le fait d'utiliser deux expressions différentes ( « demanderesse » et « première nation » ) lorsqu'on parle de la bande n'ajoute rien, bien que je n'aie aucune objection de fond à ce que la bande utilise ces deux expressions.

[...]

[230]        En plus de fournir cette explication, le juge Russell a clairement indiqué dans ses motifs qu'il avait tenu compte de certains des commentaires du juge Hugessen. Il ne faisait toutefois référence qu'à son ordonnance du 26 mai 2003 (qui portait sur des questions relatives à l'intitulé de l'action) et à celle du 26 mars 2004 (l'ordonnance préparatoire qui autorisait les parties à demander des modifications).

[231]        Rien de ce que le juge Hugessen a dit ou écrit dans ses motifs du 13 décembre 2000 ne figure dans les motifs du juge Russell datés du 29 juin 2004. Rien non plus ne permet de croire que le juge Russell a fondé sa décision sur autre chose que le strict contenu des documents à l'appui des requêtes. Sur quoi alors les demanderesses s'appuient-elles pour étayer leur allégation d'influence apparente?

[232]        Elles s'appuient simplement sur la déclaration suivante, énoncée au paragraphe 77 de leur mémoire :

[traduction]

[...]


77. Les présents motifs sont inhabituels. Ils le sont parce qu'il n'y avait rien dans le dossier de requête déposé devant le juge Russell à l'appui de telles conclusions. La transcription des interrogatoires préalables n'a manifestement pas été déposée auprès de la Cour. Il ne conviendrait d'ailleurs pas que celle-ci les examine. Aucun argument afférent à cette question n'a d'ailleurs été présenté. Un juge du procès ne devrait pas faire des hypothèses sur ce qui s'est passé ou non à l'interrogatoire préalable. Il ne convient pas non plus qu'il examine un dossier pour formuler des conclusions favorables à une partie, alors que celle-ci n'avait rien fait valoir en ce sens dans le cadre de la requête. Le juge Russell semble néanmoins avoir agi de la sorte avant de statuer sur la présente requête.

[...]

[233]        On indique que cette déclaration repose sur l'[traduction] « affidavit de M. Healey » . En se désignant comme autorité juridique dans la cadre d'une requête où il soumet des éléments de preuve et présente des arguments, M. Healey se trouve à porter un nouveau chapeau encore.

[234]        Mais au-delà des affirmations catégoriques sur la conduite qu'un juge du procès doit avoir, et à l'égard desquelles M. Healey se pose en tant qu'unique autorité juridique, il y a quelque chose d'assez cavalier au fait de déclarer qu'[traduction] « il n'y avait rien dans le dossier de requête [...] » . Vraiment?

[235]        M. Healey ne dit pas que certaines questions étaient soulevées dans les documents déposés, mais qu'elles n'appuyaient pas les conclusions. Il dit qu'il n'y avait « rien » .

[236]        Lors du contre-interrogatoire de M. Healey sur ce point, on lui a signalé que des documents avaient été déposés aux fins de la requête relative aux modifications en 2004, qui permettaient d'étayer les conclusions du juge Russell. M. Healey est toutefois resté sur ses positions :

[traduction]


R.            Ce que je dis M. Kindrake, c'est que pour arriver aux conclusions qui ont été le siennes, il a dû examiner autre chose que la documentation déposée devant lui par les parties, puisque - sinon il aurait spéculé sur ce qui s'est passé au cours de l'interrogatoire préalable. Il me semble que c'est ce qu'il a fait et c'est ce que j'énonce au paragraphe 77.

(Contre-interrogatoire de Philip Healey, page 162: 23 à la page 163: 3)

Q.             Vous dites donc que le juge Russell a eu tort d'examiner les pièces « E » et « F » du dossier de requête, lesquelles, pour ce que vaut mon avis, fournissent selon moi beaucoup d'information sur le déroulement des interrogatoires préalables et sur l'historique du dossier en général?

R.             Non, je ne crois pas que le juge Russell ait eu tort d'examiner la documentation présentée devant lui par les parties aux fins de la requête. Ce que je dis, c'est que -

Q.             N'est-ce pas la réponse à la question de savoir où il a obtenu l'information sur l'historique du dossier et sur l'interrogatoire préalable?

(pages 164: 18 à 165:2)

R.             Non, je ne crois pas que l'information contenue dans ces pièces appuie le genre de conclusions qu'il a tirées.

Q.             Entendu. Vous avez choisi de tirer une inférence plus pernicieuse, n'est-ce pas?

(page 165: 20 - 24)

[237]        Il semble donc que, pour M. Healey, « rien » signifie que des documents ont été déposés, mais que ceux-ci n'appuyaient pas les conclusions. Aucune explication n'est fournie quant à savoir pourquoi les documents déposés aux fins de la requête n'appuient pas les conclusions. La déclaration de M. Healey est tout ce dont dispose la Cour.

[238]        Compte tenu de l'ordonnance elle-même et des documents déposés aux fins de la requête, je ne crois pas que la personne raisonnable, simplement sur la foi de la déclaration de M. Healey, s'empresserait de lui donner raison.

[239]        Il s'agit d'une question cruciale pour les demanderesses. Elles font de graves allégations contre un juge de la Cour fédérale. M. Healey refuse pourtant de produire la documentation pertinente ou de s'engager à le faire lorsqu'on lui en offre l'occasion. On demande à la Cour de se persuader de l'exactitude de ses assertions pour la seule raison qu'il les fait.

[240]        Dans la présente requête, les demanderesses n'ont soumis aucun élément, hormis des allégations révisionnistes, montrant que le juge Russell était au courant de - et à plus forte raison qu'il a été influencé par - ce que le juge Hugessen a pu dire relativement à la portée des questions en litige, au rapport entre le premier procès et toute phase précédant l'instruction ou à la question de la « matrice des faits » .

[241]        L'ordonnance et les motifs du juge Russell en date du 29 juin 2004 sont suffisamment explicites et, en tout état de cause, fournissent une explication distincte, cohérente et convaincante à l'égard du refus d'autoriser certaines des modifications demandées par les demanderesses.

[242]        Qui plus est, les demanderesses n'ont pas interjeté appel de la décision du juge Russell sur les modifications demandées. Elles n'ont pourtant pas hésité à porter en appel des ordonnances rendues par les juges Hugessen et Russell. En outre, comme l'indiquent clairement leurs observations aux fins de la présentes requête, les demanderesses font pleinement confiance à la Cour d'appel fédérale quant à sa volonté de réparer les erreurs commises par la Cour fédérale. Elles n'ont pourtant pas interjeté appel de l'ordonnance du 29 juin 2004.


[243]        Au paragraphe 26 de cette ordonnance, le juge Russell indique clairement que les modifications proposées qu'il refuse d'autoriser sont celles qui « auraient pour conséquence d'élargir la portée de l'action et introduiraient une nouvelle réclamation d'autodétermination » et qui « viendraient élargir encore plus les réclamations en soulevant des allégations au sujet d'autres premières nations » .

[244]        Comme je l'ai déjà mentionné, les demanderesses, au paragraphe 17 de leur argumentation écrite aux fins de la présente requête, déclarent ce qui suit :

[traduction]

[L]a présente cause est peut-être la plus importante au sujet des droits autochtones dont la Cour ait été saisie. Les demanderesses recherchent entre autres la reconnaissance, sur le fondement du paragraphe 35(1), de leur droit à l'autonomie gouvernementale, tel qu'il a été envisagé par la Cour suprême dans Mitchell. [...] [C]e droit, s'il est reconnu, modifiera le cadre général de la fédération canadienne. [...]

[245]        Si ces prétentions sont vraies à l'heure actuelle, elles devaient également l'être lorsque le juge Russell a, dans son ordonnance du 29 juin 2004, rejeté les modifications qui auraient eu pour conséquence d'introduire une nouvelle revendication d'autonomie gouvernementale.


[246]        Les demanderesses n'ont pourtant pas interjeté appel de cette ordonnance. Celles-ci ont accepté la décision du juge Russell et sont allées de l'avant avec l'instance, sur le fondement de l'ordonnance et des motifs de ce dernier. Cette ordonnance du 29 juin 2004 et les questions dont elle traitait sont res judicata. Les demanderesses, dans le cadre de la présente requête, demandent pourtant, entre autres choses, que le juge Russell se récuse en tant que juge du procès et qu'elles aient leur mot à dire sur le choix de son éventuel remplaçant.

[247]        Que penserait la personne raisonnable de tout cela? M. Shibley, dans sa plaidoirie, propose une réponse, dont les principaux éléments s'énoncent comme suit :

[traduction]

Vos motifs semblent indiquer qu'à l'égard de cette décision, vous ayez été influencé par les commentaires en fin de parcours du juge Hugessen. Je vous réfère à la page 33, paragraphe 78, des observations écrites où, en ce qui a trait aux modifications sollicitées par les demanderesses, on cite les motifs suivants que vous avez donnés :

a) les demanderesses soulèvent « de nouvelles questions litigieuses qui exigeraient d'autres interrogatoires » et certaines modifications demandées « ne sont pas pertinentes aux questions en litige » ou auraient pour effet d' « étendre considérablement la portée de cette action » ;

b) les modifications « n'ajoutent aucun élément de fond à la prétention de la demanderesse qu'elle a un droit autochtone de décider à qui elle reconnaît le statut de membre » .

C'est important, car cela indique que, dans votre esprit à ce moment-là, seul le droit de décider à qui reconnaître le statut de membre est invoqué dans la présente action. Du moins, c'est ce qu'il semble, et c'est tout ce qui est requis, M. le juge. Même si tel n'était pas véritablement votre avis lorsque vous avez formulé cette observation, il semble toutefois que vous ne teniez aucunement compte de la revendication d'autonomie gouvernementale - ou de l'argumentation en ce sens - pour privilégier le point de vue finalement adopté par le juge Hugessen, suivant lequel la matrice des faits reste la même.

En ce qui concerne les éléments de preuve requis, de la sorte, la présente action ne différerait en rien de la première.

Cette conclusion est erronée. Et s'il semble que vous tiriez cette conclusion, même s'il n'en est rien dans votre for intérieur, cela est suffisant pour créer une crainte, sur laquelle la présente demande est fondée.


Cela s'inscrit dans une continuité et s'ajoute à l'ensemble des éléments de preuve déjà connus par la personne raisonnable, lesquels comprennent désormais les commentaires du juge Hugessen. Devant un tel cumul, la personne raisonnable se dit que si le juge du procès n'avait pas tenu compte de ces commentaires, et avait déclaré bien clairement qu'il n'y souscrivait nullement, et qu'il fallait plutôt reconnaître la nécessité d'éléments de preuve nouveaux et supplémentaires, comme le juge Hugessen l'avait dit à l'origine et comme vous continuez de le penser, alors ce serait différent. On pourrait faire abstraction des motifs que vous avez donnés. Mais ils ne diffèrent pas des commentaires mentionnés et sont au contraire de même nature.

Ce que vous dites ici n'ajoute rien quant au fond à la prétention des demanderesses qu'elles ont un droit autochtone de décider à qui elles reconnaissent le statut de membre. De plus, vous avez déclaré :

c) que l'allégation centrale dans la présente affaire, c'est que « la Couronne a enfreint le droit de la bande de décider à qui elle reconnaît le statut de membre » .

Il s'agit assurément d'une question fondamentale, mais pas de la seule. En omettant toute référence à la revendication d'autonomie gouvernementale, la Cour indique à la personne raisonnable qu'elle ne portera aucune attention à cette revendication que nous faisons.

(Transcription, vol. 1, pages 66: 16 à 69: 11]

[248]        Premièrement, il est importe de relever - comme en conviendrait sans doute la personne raisonnable - que les demanderesses n'avancent aucune raison susceptible d'expliquer pourquoi elles n'ont pas immédiatement interjeté appel de l'ordonnance rendue le 29 juin 2004 par le juge Russell. Si les répercussions de cette décision sont bien celles décrites par M. Shibley - selon qui le juge Russell ne tient aucunement compte de la « revendication d'autonomie gouvernementale pour privilégier le point de vue finalement adopté par le juge Hugessen [...] » -, ces répercussions étaient immédiatement perceptibles lorsque l'ordonnance a été rendue. Pourquoi alors les demanderesses n'ont-elles pas demandé à la Cour d'appel fédérale de corriger cette erreur? La seule explication est qu'elles ont accepté les motifs et l'ordonnance du juge Russell ou, dans le cas contraire, qu'elles étaient sûres que la Cour d'appel confirmerait cette décision. De plus, les demanderesses n'ont allégué aucune forme de partialité contre le juge Russell du fait de son ordonnance.

[249]        La deuxième chose qu'il importe de relever au sujet de l'argumentation de M. Shibley, c'est que celui-ci tient de nouveau pour acquis qu'a été démontré le bien-fondé de l'allégation des demanderesses quant à l'existence distincte dans les actes de procédure d'une revendication d'autonomie gouvernementale, et ce, avant même que la Cour ait entendu tous les arguments sur cette question. En ce qui concerne l'autonomie gouvernementale en tant que telle, M. Shibley néglige de souligner que le juge Russell a autorisé les demanderesses à apporter des modifications qui y font référence et il omet de relier celles-ci avec les modifications de 1998 et les nouveaux éléments de preuve qu'il serait pertinent, selon le juge Hugessen, de présenter à leur égard. Autrement dit, le concept d'autonomie gouvernementale est laissé dans le vague dans l'argumentation de M. Shibley, et celui-ci ne fait pas la distinction entre l'autonomie gouvernementale en général et les modifications qui concernaient une version plus restreinte de ce concept.

[250]        Troisièmement, M. Shibley omet de souligner les sources de référence citées par le juge Russell dans ses motifs du 29 juin 2004, soit les ordonnances du juge Hugessen datées respectivement du 26 mars 2004 et du 26 mai 2003. Cette omission vise à appuyer l'allégation selon laquelle la personne raisonnable conclurait que le juge Russell a suivi les motifs prononcés le 13 décembre 2000 par le juge Hugessen même s'il n'y réfère pas.


[251]        Dès lors, une question saugrenue se pose : la personne raisonnable croirait-elle que le juge Russell, dans les motifs où il fait expressément référence à certaines ordonnances du juge Hugessen, ait en réalité suivi - ou été influencé par - les motifs énoncés dans une autre ordonnance dont il tait la source?

[252]        Je ne crois pas que la personne raisonnable formulerait une telle conclusion, qui relève de la théorie et de la conjecture. Selon moi, la personne raisonnable fonderait son analyse sur le strict contenu du dossier.

[253]        Je crois également que la personne raisonnable prendrait note du fait en particulier que les demanderesses n'ont pas interjeté appel de l'ordonnance et des motifs du juge Russell datés du 29 juin 2004 ni allégué une crainte de partialité à la suite de cette décision, et qu'au lieu de saisir la Cour d'appel fédérale des questions qu'elles estiment maintenant être d'une importance cruciale, elles ont choisi, bien après les faits, d'alléguer une crainte de partialité et de demander l'autorisation de plaider de nouveau toute l'affaire devant un juge dont elles avaliseraient le choix.

[254]        La personne raisonnable saurait bien qu'une telle façon faire est interdite dans notre système juridique. Si une partie à une action n'est pas d'accord avec une décision, elle interjette appel; elle ne demande pas que l'affaire soit tranchée de nouveau par un autre juge dont elle approuve le tempérament et les états de service.


            18 octobre 2004 - La question des résumés de témoignage anticipé

[255]        La Couronne a déposé deux requêtes relatives à l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen en date du 26 mars 2004. Dans l'une d'elles, la Couronne sollicitait une prorogation du délai imparti pour déposer une contre-preuve d'expert et, dans le cadre de celle-ci, demandait également à la Cour d'autoriser son expert à commenter au procès la preuve par histoire orale des demanderesses après que celles-ci l'auraient présentée.

[256]        La Cour a accordé la prorogation de délai, mais a convenu avec les demanderesses que l'expert de la Couronne ne devait pas être autorisé à fournir une preuve sur la crédibilité et la sincérité d'un témoin en particulier. La Cour a donc rejeté cet aspect de la requête de la Couronne.

[257]        Au même moment, la Couronne déposait une autre requête, dans laquelle elle faisait valoir que la liste de témoins et les résumés de témoignage anticipé des demanderesses allaient fondamentalement à l'encontre de l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen et devaient par conséquent être écartés. La Couronne soutenait en outre que les demanderesses ne devaient pas être autorisées à faire comparaître l'un ou l'autre de ces témoins.


[258]        La Cour a convenu avec la Couronne que la liste de témoins et les résumés de témoignage anticipé des demanderesses ne respectaient pas l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen, mais elle a refusé de leur nier le droit de convoquer leurs témoins. La Cour a plutôt demandé aux demanderesses de proposer une « solution viable » aux problèmes que leur manquement avait occasionnés :

Compte tenu du peu de temps qu'il reste avant l'instruction, qui doit débuter le 10 janvier 2005, les demanderesses sont autorisées à présenter à la Cour des propositions visant à apporter une solution viable aux problèmes qu'elles ont occasionnés en ne respectant pas l'ordonnance préparatoire et en produisant des listes de témoins et des résumés de témoignage anticipé incomplets.

[259]        La nécessité de l'approche adoptée par la Cour ressort nettement des motifs du 18 octobre 2004. Les demanderesses faisaient preuve d'intransigeance, elles refusaient de reconnaître ne pas s'être conformées à l'ordonnance préparatoire et elles ne soumettaient à la Cour aucune proposition visant à régler les problèmes qu'elles avaient causés aux autres parties ou à rattraper le retard sur le calendrier établi par le juge Hugessen dans son ordonnance préparatoire. Le paragraphe 41 des motifs fait état de ces problèmes :

Les demanderesses affirment avec véhémence qu'elles ont respecté le paragraphe 9 de l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen. Elles ne demandent pas de délai ni ne proposent de façons qui permettraient de corriger les lacunes que comportent leurs documents.


[260]        Il est significatif que les demanderesses aient fait savoir pour la première fois leur intention d'appeler 150 témoins le jour de la date limite fixée dans l'ordonnance préparatoire - soit le 15 septembre 2004 - pour produire les listes de témoins et les résumés de témoignage anticipé. Cet élément important n'avait pas été communiqué aux autres parties ni au juge Hugessen lors de l'établissement du calendrier dans l'ordonnance préparatoire. En outre, les demanderesses n'ont pas soulevé la question du mode de présentation de leur liste de témoins et de leurs résumés de témoignage anticipé. Elles n'ont pas non plus sondé le terrain auprès de la Cour et des autres parties quant à leur intention d'appeler un cortège de témoins sur des sujets qu'elles devaient savoir litigieux, vu l'état des actes de procédure. Elles se sont bornées à transmettre leurs documents aux autres parties le 15 septembre 2004 en insistant auprès de la Cour qu'elles avaient le droit de faire ce qui leur convenait en matière de convocation de témoins.

[261]        Les demanderesses revendiquaient alors le droit absolu d'appeler environ 150 témoins et prétendaient s'être conformées à l'ordonnance préparatoire. En d'autres termes, elles se disaient simplement autorisées à présenter toute la preuve qu'elles voulaient présenter, sans tenir compte de sa pertinence à l'égard des actes de procédure. De plus, elles n'étaient pas disposées à reconnaître que la production de leurs documents, qui étaient manifestement incomplets, avait pu occasionner quelque problème que ce soit.

[262]        Pour la Cour, une telle intransigeance ne pouvait que mener au chaos dans la phase précédant l'instruction et à l'instruction même. Elle a donc décidé d'exercer un contrôle plus ferme sur le déroulement de l'instance :

[...]

46. À mon avis, les arguments que les demanderesses ont invoqués en ce qui a trait à l'observation de l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen sont fallacieux et malhonnêtes. Personne n'essaie de modifier la façon dont les demanderesses entendent présenter leur cause; tout ce qu'on leur demande, c'est de reconnaître les droits des autres parties au présent litige de se préparer de façon satisfaisante en vue de l'instruction conformément à l'ordonnance du juge Hugessen et de collaborer afin d'assurer le déroulement du litige de la façon la plus rapide, la plus équitable et la moins coûteuse qui soit. Les demanderesses semblent penser qu'elles peuvent simplement agir comme bon leur semble. Or, des avertissements leur ont été donnés à maintes reprises dans la présente affaire. Dans une ordonnance du 6 mars 2002, le juge Hugessen a formulé les commentaires suivants :


J'en arrive donc à la conclusion regrettable que les parties sont tout simplement incapables de se charger du déroulement de l'instance ou qu'il est impossible de se fier à elles à cet égard, même dans le cadre de la gestion de l'instance.

C'est là une situation déplorable qui n'a pas changé, comme l'indique la présente requête.

47. Les demanderesses ont eu toute la latitude voulue pour présenter leur cause comme elles l'estiment à propos. Cependant, elles ont choisi de ne pas produire de liste de témoins ou résumé de témoignage significatif conformément à une ordonnance de la Cour qui les sommait de le faire d'ici le 15 septembre 2004. Elles proposent plutôt d'entraîner la Cour et les autres parties dans une voie apparemment sans issue qui mènera au chaos à l'instruction. Les demanderesses auraient pu proposer des façons de remédier à la situation, mais elles ont choisi de ne pas le faire et soulèvent maintenant des difficultés d'ordre pratique qui auraient dû être mentionnées et corrigées depuis longtemps. En fait, elles ont décidé de mettre en péril le déroulement de l'instance. Dans ces circonstances, la Cour doit, afin de protéger les droits des autres parties et l'intégrité du processus judiciaire, agir de manière décisive avant que toute l'affaire tourne au chaos.

[...]

[263]        Là encore, M. Shibley laisse entendre qu'au vu de l'approche qu'elle a adoptée dans cette ordonnance, on peut raisonnablement craindre que la Cour ait fait siennes les tentatives du juge Hugessen de limiter la portée de l'action ainsi que les tentatives de la Couronne et des intervenants d'empêcher les demanderesses d'assigner de nouveaux témoins. Il laisse également entendre que la Cour semble être encline à nier aux demanderesses le droit d'appeler les témoins qu'elles voulaient appeler aux fins du procès.

[264]        Selon moi, seule une personne faisant complètement fi du libellé de l'ordonnance et du contexte dans lequel elle a été rendue, qui englobe le refus par les demanderesses de reconnaître avoir causé un problème quelconque, pourrait se livrer à une telle interprétation. J'estime que la personne raisonnable ne laisserait pas ces questions importantes de côté.

[265]        La Cour, bien que rejetant visiblement la prétention des demanderesses suivant laquelle elle n'a pas le droit de remettre en cause leur liste de témoins et qu'elles ont le droit absolu d'appeler environ 150 témoins - à l'égard desquels aucun résumé de témoignage anticipé adéquat n'a été produit -, a emprunté une approche structurée et fondée sur des principes reconnus quant à la préparation du procès. La Cour a ainsi demandé aux demanderesses de proposer une « solution viable » susceptible de répondre aux besoins des deux parties au litige, en gardant à l'esprit que le temps passait et que le procès était toujours fixé au 10 janvier 2005. La Cour, en déclarant invalides les résumés de témoignage anticipé produits le 15 septembre 2004 parce que manifestement lacunaires, a voulu bien faire voir que l'instance était sous sa commande et non pas celle des demanderesses. Tout ce que les demanderesses avaient à faire, c'était de proposer un calendrier leur permettant de produire des résumés de témoignage anticipé conformes et donnant à la Couronne le temps dont elle avait besoin pour faire ce qu'elle avait dit, à la conférence de gestion de l'instruction du 17 septembre 2004, vouloir faire avant le début du procès.

[266]        Les demanderesses ont invoqué et formulé divers arguments et déclarations révisionnistes au sujet de l'ordonnance du 18 octobre 2004 à l'appui de la thèse portant que la Cour, par cette décision, a cherché, ou du moins semble avoir cherché, de concert avec la Couronne et les intervenants, à faire exclure une partie de leur preuve. Ces arguments et déclarations sont toutefois contredits par le dossier, qui contient des éléments sur lesquels je reviendrai.

[267]        Les demanderesses allèguent également que la Cour semble avoir agi de connivence avec la Couronne et les intervenants en établissant, à l'égard de leurs résumés de témoignage, des normes trop strictes et différentes de celles appliquées aux autres parties. Elles soutiennent en outre que la Cour aurait dû intervenir et appliquer les mêmes normes à tous les résumés de témoignage anticipé.

[268]        Le dossier indique toutefois ce qui suit :


a)          Les normes en cause étaient celles que le juge Hugessen avait établies dans son ordonnance préparatoire du 26 mars 2004 et que la Cour avait interprétées pour satisfaire aux exigences de la situation particulière dans laquelle les demanderesses avaient plongé les autres parties le 15 septembre 2004. La Cour, contrairement à ce que prétendent les demanderesses, n'a pas tout simplement imposé la norme criminelle de preuve (Stinchcomb); elle a évalué les exigences concrètes de la situation et pris en compte tous les facteurs contextuels, y compris le fait que les demanderesses avaient récemment indiqué vouloir assigner environ 150 témoins. La norme visait à éviter les guets-apens à l'étape de l'instruction. Si la norme imposée s'apparentait à celle établie dans l'arrêt Stinchcomb, ce n'est pas parce que la Cour avait décidé qu'il convenait d'appliquer une norme criminelle à l'égard de la situation en cause, mais bien parce que la situation elle- même nécessitait le degré de divulgation prescrit. Les plaintes des demanderesses au sujet des normes sont, en tout état de cause, révisionnistes, car les demanderesses ont elles-mêmes indiqué à la Cour, au moment de soumettre leurs propositions pour une « solution viable » , qu'elles acceptaient les normes et, qu'en fait, elles avaient l'intention d'aller au-delà.


b)          La question de l'uniformité des normes est expressément abordée dans l'ordonnance. À l'audience, les demanderesses ont soutenu que les normes suivies par la Couronne et les intervenants quant à leurs résumés de témoignage anticipé n'étaient pas supérieures et, dans certains cas, étaient même inférieures aux normes qu'elles avaient suivies. Les demanderesses n'ont toutefois pas invoqué cet argument pour faire valoir le recours à une norme uniforme. Les résumés de témoignage anticipé de la Couronne et des intervenants étaient si peu nombreux que les demanderesses ne se préoccupaient pas autant des irrégularités pouvant entacher les résumés des autres parties. En fait, les demanderesses ont soutenu que toutes les parties s'étaient plus ou moins conformées à l'ordonnance du 26 mars 2004 du juge Hugessen. Si les demanderesses s'étaient préoccupées des résumés produits par la Couronne et les intervenants, elles auraient pu en faire part à la Cour, comme celle-ci le leur avait enjoint, dans le cadre de la requête de la Couronne relative aux résumés de témoignage anticipé. Or, les demanderesses n'ont soulevé aucune préoccupation au sujet de ces résumés. En fait, les demanderesses ont indiqué à la conférence de gestion de l'instruction du 17 septembre 2004 que les préoccupations qu'elles pouvaient avoir quant aux résumés de témoignage anticipé des autres parties n'étaient pas les mêmes que celles soulevées par la Couronne et les intervenants et ne visaient pas les normes. Les demanderesses n'ont d'ailleurs soulevé aucune préoccupation au sujet des résumés. À l'audience du 7 octobre, M. Healey énonçait ce qui suit :

[traduction]

M. le juge, je désire maintenant revenir sur une question dont j'ai traité plus tôt, celle des résumés de témoignage anticipé déposés par mes collègues. La première chose à dire à ce sujet, c'est que nous nous sommes tous plus ou moins conformés à l'ordonnance.

(Page 148: 4 - 8)

Et au sujet du résumé de témoignage anticipé fourni par M. Faulds :

[traduction]

« [...] sincèrement, M. le juge, j'ai d'autres choses à faire en vue du procès que de me préoccuper de ces questions sans importance. »

(Page 133: 22 - 24)


c)          Le dossier montre clairement que la Cour ne s'est pas rangée à l'opinion des demanderesses voulant que les parties aient toutes observé l'ordonnance en cause, car cela aurait mené au chaos à l'instruction. La Cour a souligné qu'on ne saurait se servir des irrégularités entachant les autres résumés de témoignage anticipé pour établir la norme que la situation exige. La Cour a donné à entendre aux avocats des demanderesses que la meilleure façon d'aller de l'avant consistait à conclure que tous les résumés de témoignage produits par toutes les parties allaient à l'encontre de l'ordonnance préparatoire, mais ils n'ont pas souscrit à cette approche. Ils ont plutôt voulu que la Cour reconnaisse le caractère conforme de tous les résumés de témoignage anticipé et statue que les demanderesses avaient satisfait à la norme établie par le juge Hugessen.

d)          Les résumés de témoignage anticipé des demanderesses étaient si manifestement incomplets et problématiques pour les autres parties que la Cour ne pouvait souscrire à l'argument des demanderesses portant que les résumés de témoignage anticipé de la Couronne et des intervenants devraient servir à définir le critère approprié.

e)          Dans son ordonnance, la Cour rejette sans équivoque le principe des deux poids deux mesures et indique clairement aux demanderesses qu'elles pourront se présenter de nouveau devant la Cour au cas où les résumés de témoignage anticipé de la Couronne et des intervenants poseraient des difficultés. Autrement dit, même si elles n'avaient pas suivi la directive de la Cour leur enjoignant de déposer toute requête visant la contestation des résumés de témoignage anticipé en même temps que les autres parties, qu'elles avaient écarté l'idée de la Cour de déclarer que toutes les parties contrevenaient à l'ordonnance en cause et qu'elles avaient affirmé que les résumés de témoignage anticipé de la Couronne et des intervenants ne les préoccupaient pas, la Cour laissait encore aux demanderesses la possibilité de soulever de nouveau la question devant la Cour si elles le désiraient :

[...]


48.    Je comprends que les demanderesses soutiennent elles aussi que les listes de témoins et les résumés de témoignage anticipé fournis jusqu'à maintenant par la Couronne et les intervenants sont insuffisants. Si les demanderesses estiment qu'elles ne peuvent se préparer en bonne et due forme en vue de l'instruction pour cette raison, elles devraient s'adresser à la Cour pour obtenir une réparation plutôt que d'invoquer les lacunes que comporte la documentation des autres parties pour soumettre à leur tour des listes et résumés incomplets. Après avoir examiné sous cet angle les documents que les autres parties ont soumis, j'estime que les problèmes qu'ils pourraient comporter sont loin d'être aussi graves que ceux que les demanderesses ont occasionné en nommant 150 témoins possibles et en produisant des résumés de témoignage non significatifs. Cependant, les demanderesses n'allèguent pas que les documents produits par les autres parties représentent un véritable problème pour elles et il n'est pas nécessaire de trancher cette question dans le cadre de la présente requête.

[...]

f)           Les demanderesses n'ont emprunté cette approche que tardivement. Dans le cadre d'une requête déposée devant la Cour et en suspens du fait de la présente requête, les demanderesses demandent à la Cour de statuer sur les lacunes relevées dans les résumés de témoignage anticipé des autres parties. Cette requête risque toutefois d'être inutile. Dans une lettre adressée aux demanderesses en date du 15 décembre 2004, la Couronne fait clairement savoir être disposée à aider les demanderesses quant aux problèmes concernant les résumés de témoignage :

[traduction]

Nous accusons réception par télécopieur le vendredi 10 décembre de votre requête déposée en application de l'article 369 des Règles et visant les listes de témoins et résumés de témoignage anticipé de la Couronne et des intervenants. Nous estimons qu'il est possible de convenir d'un plan d'action plutôt que faire appel de nouveau à la Cour par voie de requête. Votre initiative nous a surpris puisque nous avions cru comprendre que toute requête des demanderesses relative aux résumés de témoignage devait être introduite en parallèle avec notre requête antérieure. Quoi qu'il en soit, si les parties sont disposées à convenir d'une façon de répondre à vos préoccupations, nous préférerions emprunter cette voie plutôt qu'il n'y ait d'autres procédures interlocutoires.


Nous sommes tout à fait disposés à vous fournir un résumé plus détaillé du témoignage anticipé de Mme Poitras (comme nous l'avons dit à l'audition de la requête du 7 octobre 2004 après que les demanderesses eurent déclaré que le résumé de Mme Poitras leur semblait insuffisant). Nous allons demander à Mme Poitras d'étoffer sa déclaration et nous nous efforcerons de vous communiquer le résumé modifié de son témoignage d'ici le 8 janvier 2005, conformément aux termes de votre requête. Dans le cas où les demanderesses souhaiteraient contester ce résumé de témoignage, nous n'avons pas d'objection à ce que vous déposiez, d'ici le 14 janvier 2005, une requête devant être instruite en même temps que toute autre que la Couronne pourrait présenter relativement à la preuve proposée par les demanderesses.

[269]        Il ne viendrait à l'esprit d'aucune personne raisonnable au fait du dossier de croire que la Cour appliquait deux poids deux mesures ou qu'elle était de connivence de quelque manière avec la Couronne et les intervenants. Le dossier et les motifs de l'ordonnance du 18 octobre 2004 montrent que la Cour a emprunté une approche ordonnée visant la divulgation préalable et complète de toute la preuve de manière à ce qu'aucune des parties ne soit victime d'un guet-apens durant l'instruction.

[270]        Il convient de relever un détail important en ce qui a trait au contexte. Au 15 septembre 2004, date à laquelle elles ont produit leur liste de témoins et leurs résumés de témoignage anticipé incomplets, les demanderesses n'avaient pas encore interrogé leurs témoins. On ne sait pas encore très bien combien d'entre eux n'avaient pas été interrogés, mais les propos suivants ont été échangés lors du contre-interrogatoire de M. Healey aux fins de la présente requête :

[traduction]

Q.             Parmi vos résumés individuels, en aviez-vous un seul de terminé au 15 septembre 2004?

R.             Je n'en avais aucun. Je présume, au vu du sommaire relatif à l'histoire orale, qui vise essentiellement le résumé de témoignage de M. Starlight, que ce dernier résumé est un résumé individuel. On a classé les témoins par catégories de sujets et résumé en gros la teneur de leur témoignage.


Q.             Je suis au fait des éléments dont nous disposons.

(Contre-interrogatoire de Philip Healey, page 215: 5 - 14).

Q.             Au 14 septembre 2004, aviez-vous interrogé tous vos témoins projetés et recueilli de l'information sur le témoignage qu'ils allaient présenter pour être en mesure de préparer ces résumés de témoignage?

R.             Vous me demandez si je les avais interrogés au 14 septembre?

Q.             Est-ce que les avocats des demanderesses, peu importe lesquels, vous-même, Mme Twinn ou un membre de votre équipe, s'en étaient chargés? Est-ce que travail était terminé au 14 septembre?

R.             Je ne peux pas dire que tous les témoins avaient été interrogés, non.

(Contre-interrogatoire de Philip Healey, page 94: 14 - 22)

Il s'agit manifestement d'une question dont M. Healey refuse de parler en détail et qu'il s'est gardé de clarifier pour les besoins de la Cour.

[271]        On voit mal comment les demanderesses, qui n'avaient pas interrogé leurs témoins et qui, par conséquent, ignoraient la teneur du témoignage de chacun, pouvaient faire valoir devant la Cour la conformité de leurs résumés de témoignage à l'égard de l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen.


[272]        Dans l'ensemble, le dossier montre que les demanderesses étaient persuadées que les démarches préalables à l'instruction et la convocation des témoins à l'instruction seraient axées sur leurs propres besoins. Elles avaient des idées bien arrêtées sur la façon dont elles allaient sélectionner et classer leurs témoins devant la multitude de possibilités offertes. Les demanderesses ont en outre soutenu que leur approche était conforme à l'ordonnance préparatoire et ne causerait aucun problème aux autres parties. Cependant, elles n'ont pas dévoilé leur plan avant le 15 septembre 2004. Et lorsque les difficultés ont surgi, elles ont simplement déclaré, au lieu de chercher une nouvelle approche, qu'elles pouvaient agir comme bon leur semblait et que la Cour n'avait pas le droit d'entraver cette liberté.

[273]        Comme il ressort du dossier produit aux fins de la présente requête, ce n'était pas la première fois que les demanderesses soutenaient que la Cour avait l'obligation de souscrire à l'approche qu'elles avaient adoptée pour se préparer au procès (un élément inhérent au contexte dont tiendrait compte la personne raisonnable).

[274]        Notre personne raisonnable ne manquerait pas non plus de relever que les demanderesses n'ont pas interjeté appel de l'ordonnance rendue le 18 octobre 2004 par le juge Russell et ayant pour effet d'écarter leurs résumés de témoignage anticipé, ni soulevé, à cette époque, une crainte de partialité.

25 novembre 2004 - Les propositions des demanderesses pour une solution viable

[275]        Pour la personne raisonnable, la meilleure façon de bien saisir l'objectif et le contexte de l'ordonnance rendue et des motifs donnés par le juge Russell le 25 novembre 2004 consiste à examiner ce que les demanderesses ont présenté en guise de « solution viable » aux problèmes qu'elles avaient occasionnés en ne respectant pas l'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004.

[276]        La proposition globale des demanderesses est énoncée dans leur avis de requête :

[traduction]

a)              les demanderesses signifieront les résumés de témoignage anticipé révisés d'ici le 14 décembre 2004, au fur et à mesure qu'ils sont terminés;

b)              si la Couronne a des préoccupations au sujet des résumés de témoignage anticipé, elle devra en aviser rapidement les demanderesses pour que celles-ci puissent y répondre;

c)              les demanderesses ont signifié et continueront de signifier les résumés de témoignage anticipé aux intervenants; toute préoccupation des intervenants sera examinée par les demanderesses, la réponse des demanderesses aux préoccupations soulevées pouvant toutefois dépendre de la portée autorisée de l'intervention;

d)              si la Couronne estime que ses préoccupations n'ont pas été prises en compte, elle pourra s'adresser à la Couronne par écrit pour obtenir une décision. Le rôle des intervenants au sujet des résumés de témoignage anticipé des demanderesses sera, nous le pensons, défini et les demanderesses agiront en conséquence.

[277]        La proposition précitée indique que les demanderesses étaient pleinement conscientes des deux questions qui embarrassaient la Cour à cette époque : la nécessité qu'elles corrigent leur manquement et produisent des résumés de témoignage anticipé adéquats et la nécessité d'accorder à la Couronne le temps voulu pour soulever d'éventuelles préoccupations au sujet de ceux-ci, notamment leur pertinence quant aux actes de procédure.

[278]        La proposition fait également voir que les demanderesses étaient parfaitement conscientes du lien entre leurs résumés de témoignage et les préoccupations de la Couronne (soulevées à la conférence de gestion de l'instruction du 17 septembre 2004) sur la portée et la pertinence.

[279]        Les demanderesses ont fourni les motifs suivants pour faire valoir leur « solution viable » :

a)              la proposition permettra de produire des résumés de témoignage anticipé qui sont en conformité avec les motifs de l'ordonnance du 18 octobre 2004;

b)              la proposition répond à la préoccupation de la Cour, à savoir que les avocats disposent de résumés de témoignage anticipé adéquats pour la préparation du procès et pour le bon déroulement de l'instruction, les résumés de témoignage anticipé étant fournis au moins un mois à l'avance;

c)              la proposition établit un mécanisme en vertu duquel toute préoccupation relative aux résumés de témoignage anticipé sera discutée au préalable par les avocats avant d'être soulevée devant de la Cour;

d)              l'approbation de la proposition, soutient-on, n'entraînera aucun préjudice;

e)              l'approbation de la proposition des demanderesses n'entraînera vraisemblablement aucun retard de l'instruction;

f)              les demanderesses auront la possibilité de faire comparaître des témoins à l'appui de leur position et de faire en sorte que tous les éléments de preuve pertinents soient produits devant la Cour lors de l'instruction.

[280]        Afin de permettre à la personne raisonnable de juger de la valeur concrète de cette proposition, il convient toutefois d'examiner d'autres questions inhérentes au contexte qui ressortent du dossier.

[281]        Premièrement, la proposition indique que les demanderesses estimaient pouvoir corriger leur défaut de se conformer à l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen et produire des résumés de témoignage adéquats au plus tard le 14 décembre 2004. Interrogées, à l'audience, sur le réalisme cette échéance, elles ont assuré la Cour et les autres parties qu'elles étaient en mesure de la respecter.


[282]        Deuxièmement, en plus de fixer elles-mêmes la date limite pour produire leurs résumés de témoignage anticipé, les demanderesses avancent que la meilleure façon de répondre aux préoccupations éventuelles de la Couronne est qu'elles en discutent ensemble avant d'en saisir la Cour. La personne raisonnable sait bien, à ce stade-ci, que la Couronne tient absolument à ce que la Cour examine en parallèle les résumés de témoignage et les actes de procédure pour que la question de la pertinence soit abordée. La personne raisonnable sait également que les demanderesses ont soutenu à maintes reprises qu'elles avaient le droit absolu de présenter au procès toute la preuve qu'elles voulaient présenter et que ni la Cour ni la Couronne ne pouvaient enfreindre ce droit. La personne raisonnable sait donc qu'il ne sert strictement à rien que la Couronne fasse d'abord part de ses préoccupations aux demanderesses puisque celles-ci avaient déjà fait connaître leur position à l'égard de ces préoccupations. Cette position était que la Couronne ne devrait même pas soulever les questions de la portée et de la pertinence avant l'instruction, même si M. Henderson, à la conférence de gestion de l'instruction du 17 septembre 2004, avait dit à la Cour qu'il était « tout à fait » opportun de soulever et de résoudre d'importantes questions liées à la pertinence avant l'instruction.


[283]        Troisièmement, la personne raisonnable noterait que les demanderesses n'ont pas proposé de reporter procès. En fait, il ressort de la transcription de l'audience qu'elles ont demandé avec instance à la Cour que le procès débute comme prévu le 10 janvier 2005 et qu'elles se sont indignées lorsque les autres parties ont laissé entendre qu'il était nécessaire d'en reporter la date pour donner à toutes les parties le temps nécessaire pour s'y préparer. Cette attitude indique que, tout en s'accordant le temps dont elles disaient avoir besoin pour terminer leurs résumés de témoignage, les demanderesses voulaient que la Cour veille à ce que la Couronne ne dispose que d'environ 26 jours civils (moins que cela en réalité en raison du temps des Fêtes) pour faire l'examen des résumés, rédiger et présenter sa requête relative à la portée et à la pertinence et se préparer au procès.

[284]        Il faut également garder à l'esprit qu'au moment où elles ont présenté cette proposition à la Cour, les demanderesses n'avaient produit que 18 résumés de témoignage alors qu'elles disaient avoir besoin d'appeler 150 témoins. Personne, hormis les demanderesses, n'avait donc la moindre idée de la teneur des 132 autres résumés.


[285]        Autrement dit, la proposition visait à créer une situation intenable : tout en s'accordant le temps voulu pour produire leurs résumés de témoignage, les demanderesses proposaient, quant au droit de la Couronne de se préparer et à son intention de soulever les questions de la portée et de la pertinence devant la Cour, quelque chose de tout à fait irréalisable et qui, en cas d'acceptation par la Cour, leur garantissait que la Couronne soit privée du temps nécessaire pour se préparer au procès et pour présenter sa requête avant l'instruction. La Cour a estimé que les demanderesses se servaient de leur propre manquement pour s'assurer un avantage stratégique. Suivant leur proposition, elles auraient produit leurs résumés de témoignage le 14 décembre 2004 au lieu du 15 septembre 2004 et l'instruction aurait débuté comme prévu le 10 janvier 2005, ce qui, dans les faits, aurait empêché la Couronne de soulever ses préoccupations sur la portée et la pertinence devant la Cour. La Cour a estimé qu'en soumettant cette proposition les demanderesses avaient fait preuve d'un opportunisme éhonté et l'a clairement indiqué d'ailleurs dans ses motifs.

[286]        La Couronne et les intervenants ont fait valoir que la proposition des demanderesses n'était pas une « solution viable » . La Couronne a de nouveau demandé à la Cour d'aller tout simplement de l'avant avec l'instruction sur le fondement des parties pertinentes du dossier du premier procès.

[287]        Là encore, le juge Russell a refusé d'adopter la démarche proposée par la Couronne. Il a pris la situation en mains et élaboré un plan en vue de permettre aux demanderesses de produire leurs résumés de témoignage anticipé et à la Couronne de soulever ses préoccupations. Ce plan est énoncé dans son ordonnance du 25 novembre 2004.

[288]        Les demanderesses affirment maintenant que le calendrier établi dans l'ordonnance du 25 novembre 2004 donne lieu à une crainte raisonnable de partialité, car il en ressortirait que le juge Russell a semblé souscrire au programme de la Couronne et être de connivence avec les intervenants en forçant les demanderesses à produire leurs résumés de témoignage au plus tard le 14 décembre 2004 tout en accordant à la Couronne tout le temps voulu pour contester ceux-ci.


[289]        Les demanderesses soutiennent que le juge Russell savait que l'échéance du 14 décembre 2004 n'était pas réaliste compte tenu de tout ce qu'elles avaient à faire et que cette échéance aurait pour effet d'exclure (dans une mesure encore indéterminée) leur preuve sur l'autonomie gouvernementale. Autrement dit, les demanderesses prétendent maintenant qu'au vu de l'ordonnance du 25 novembre 2004, on peut raisonnablement craindre que le juge Russell les ait placées dans une situation intenable et qu'il ait élaboré et soutenu un plan visant à permettre à la Couronne de contester l'un ou l'autre de leurs résumés de témoignage produits au 14 décembre 2004.

[290]        Là encore, une telle interprétation de la situation n'est possible qu'en faisant fi du dossier ou en l'interprétant mal et que si l'on néglige d'informer la personne raisonnable des faits suivants :

1.          Ce sont les demanderesses elles-mêmes qui ont fixé au 14 décembre 2004 la date limite pour produire leurs résumés de témoignage anticipé. Elles ont assuré la Cour que cette date leur convenait.

2.          Les demanderesses ont activement encouragé le maintien par la Cour du 10 janvier 2005 comme date du procès.

3.          Ce n'est qu'à l'audience dans le cadre de la présente requête que les demanderesses ont soutenu que l'échéance du 14 décembre 2004 entraînait l'exclusion d'une bonne partie de leur preuve sur l'autonomie gouvernementale. Il s'agit d'une démarche révisionniste.


4.          La Cour, bien que soucieuse d'instruire la présente affaire le plus tôt possible (après 19 ans de litige, l'annulation d'un premier procès et presque 8 années de gestion de l'instance en vue du nouveau procès, la Cour, en cas contraire, manquerait gravement à ses devoirs), n'a pas refusé d'accorder les prorogations de délai qui lui semblaient raisonnables et les demanderesses elles-mêmes ont grandement profité de cette approche.

5.          Les demanderesses n'ont jamais soulevé devant la Cour la nécessité de reporter le procès :

[traduction]

Q.             M. Healey, avez-vous jamais demandé le report du procès?

R.             Je ne le crois pas.

(Contre-interrogatoire de Philip Healey, page 213: 8 - 10);

6.          La Couronne a de nouveau indiqué qu'il serait opportun de reporter le procès :

[traduction]

S'agit-il d'une solution viable? Non, ça ne l'est pas. Et la raison pour laquelle ça ne l'est pas, c'est que cette proposition ne tient aucunement compte du préjudice que les demanderesses ont causé à la Couronne en déposant des résumés de témoignage anticipé inadéquats. La Couronne n'a désormais plus le temps voulu pour se préparer au procès, à moins que celui-ci soit reporté.

(M. Kindrake, page 46: 14 - 20)


[291]        Conformément à leur habitude de citer hors contexte, les demanderesses soulignent le passage suivant du paragraphe 18 des motifs du 25 novembre 2004 pour laisser entendre que la Cour semble avoir fait siennes les tentatives du juge Hugessen de limiter les questions qui seront soulevées au nouveau procès :

[L]a Cour n'est plus disposée à accepter sur parole la prétention des demanderesses qu'elles ont besoin d'un nombre aussi faramineux de témoins à l'appui de leurs prétentions, qui font déjà l'objet d'un volumineux dossier sur les mêmes questions.

[292]        Même pris totalement hors contexte, ces propos n'ont aucunement le sens que leur prêtent les demanderesses. Ce n'est pas parce qu'il existe un dossier volumineux sur les mêmes questions qu'il n'y a pas lieu d'aborder d'autres questions ou que la Cour n'est pas disposée à examiner de nouveaux éléments de preuve liés à de nouvelles questions.

[293]        Cependant, les demanderesses négligent de comparer ces propos avec l'alinéa 2b) de l'ordonnance, qui énonce que « le fait qu'il s'agit d'un nouveau procès et qu'il existe un dossier exhaustif d'éléments de preuve du premier procès qui sont disponibles sur un grand nombre des mêmes questions - y compris des témoignages historiques oraux - et que les éléments de preuve du second procès ne devraient pas faire double emploi avec ceux qui ont déjà été fournis et qui sont disponibles » . Cette remarque fait voir clairement que la Cour ne considère pas qu'il y a coïncidence parfaite entre les questions soulevées au premier procès et celles abordées dans le cadre du nouveau procès. Les demanderesses semblent pourtant être d'avis qu'une telle remarque n'intéresserait pas la personne raisonnable, puisqu'elles n'en font aucunement mention.

[294]        La proposition des demanderesses n'était pas une « solution viable » . Comme cela ressort du dossier, ce n'était pas la première fois que la progression de l'instance était entravée par des positions fermes et inflexibles. La Cour explique l'étendue du problème au paragraphe 9 de ses motifs, que je reproduis de nouveau pour plus de commodité :

[...]

9. Je ne crois pas que la présente requête soit le lieu indiqué pour examiner les critiques formulées à l'égard du contenu des résumés de témoignage anticipé produits jusqu'ici par les demanderesses. Mais la Cour doit prendre acte qu'elles indiquent clairement qu'il y aura vraisemblablement des contestations et qu'elles pourraient bien être présentées avant l'instruction. Les parties ont des vues complètement divergentes sur l'objet de la présente instance et, considérant les nombreux témoins que les demanderesses ont indiqué qu'elles allaient faire comparaître, la Couronne et les intervenants nourrissent des préoccupations justifiées sur l'avalanche des nouveaux éléments de preuve et leurs répercussions sur la conduite et la durée du procès. Normalement, je laisserais naturellement le traitement de ces questions à l'étape de l'instruction, mais l'historique de la présente action a montré à maintes reprises qu'il serait naïf de présumer que la procédure normale suffira. J'ai pris bonne note des mots du juge Hugessen dans son ordonnance du 6 mars 2002, qui dit : « J'en arrive donc à la conclusion regrettable que les parties sont tout simplement incapables de se charger du déroulement de l'instance ou qu'il est impossible de se fier à elles à cet égard, même dans le cadre de la gestion de l'instance. » La requête et les motifs qui l'appuient établissent clairement que rien n'a changé à cet égard. Étant donné que les demanderesses n'ont pas encore produit de nouvelle liste de témoins et qu'au moment de l'instruction de la requête elles n'ont présenté que 18 résumés de témoignage anticipé sur un total potentiel de 140 à 150 (dont certains sont manifestement fortement controversés), la Cour n'est pas en mesure d'évaluer quelle sera la situation lorsque les demanderesses auront signifié la totalité des éléments. Je ne suis pas du tout disposé à aller de l'avant dans l'espoir que tout ira bien alors qu'on sait si peu de choses sur les témoins des demanderesses, leur nombre, voire leur nécessité, et l'historique de l'action indique que l'intervention répétée de la Cour a été nécessaire pour éviter les bourbiers procéduraux et les impasses tactiques.

[...]

[295]        Je suis d'avis qu'après avoir examiné l'ensemble du contexte et du dossier, la personne raisonnable conclurait que l'ordonnance du 25 novembre 2004 a rempli les objectifs suivants :


1.          Elle a accordé aux demanderesses le délai qu'elles avaient sollicité pour produire leur liste de témoins et leurs résumés de témoignage anticipé.

2.          Elle a autorisé les demanderesses à fournir au-delà de l'échéance du 14 décembre 2004 la raison pour laquelle chaque nouveau témoin qu'elles désiraient appeler était nécessaire.

3.          Elle a établi un calendrier pour la production de documents au cas où la Couronne déciderait de contester les résumés de témoignage anticipé produits par les demanderesses.

4.          Elle a obligé les deux parties en prévoyant que la Cour les consulterait avant de fixer une date pour toute audience relative aux résumés de témoignage anticipé et à leur pertinence.

5.          Elle a répondu aux préoccupations des deux parties quant aux contraintes de temps imposées par le calendrier en reportant le procès du 10 janvier 2005 à une date « fixée par la Cour au terme du règlement des questions visées dans la présente ordonnance, de toute autre observation des parties concernant le délai de préparation à la suite de la requête et de toute décision rendue au sujet de la requête » .

[296]        Eu égard à l'historique du présent dossier, tout report du procès fait naturellement craindre de nouveaux délais. Consciente de cette possibilité, la Cour ajoute ce qui suit : « Les parties doivent s'attendre à ce que le délai de report soit relativement court et doivent par conséquent continuer à se préparer activement en vue du procès » .

[297]        Après avoir examiné l'ordonnance en cause et l'avoir située dans le contexte de la présente action, une personne raisonnable conclurait-elle qu'il existe une crainte raisonnable que la Cour fasse preuve de partialité quant aux questions et aux éléments de preuve nouveaux qui pourront être soulevés ou présentés au second procès ou qu'elle soit de connivence avec la Couronne et les intervenants pour empêcher les demanderesses de produire les éléments de preuve permettant d'établir le bien-fondé de leur cause au procès? Là encore, je ne le crois pas. J'estime qu'une personne raisonnable et bien informée conclurait que, nonobstant l'attitude opportuniste et intransigeante des demanderesses, le juge Russell était résolu à faire en sorte que le droit des demanderesses de présenter de nouveaux éléments de preuve soit préservé, que l'affaire soit instruite de manière ordonnée et que les préoccupations des deux parties soient prises en considération et leurs intérêts protégés.


[298]        C'est à ce moment-là, après s'être rendu compte que leur projet visant à faire exclure la requête de la Couronne relative aux actes de procédure et à leur pertinence n'avait pas été accueilli favorablement et que le juge Russell n'allait pas simplement souscrire à leur allégation persistante selon laquelle la Cour ne pouvait traiter des questions liées à la pertinence avant l'instruction et qu'elle avait l'obligation de les autoriser à présenter toute la preuve qu'elles voulaient présenter au nouveau procès, que les demanderesses ont décidé d'alléguer une crainte raisonnable de partialité contre le juge Russell, à tout le moins. Les demanderesses ont pour la première fois soulevé la question de la crainte raisonnable de partialité le 6 décembre 2004, lorsqu'elles ont interjeté appel de la décision du juge Russell rejetant leur requête et leur proposition pour une solution viable. Après avoir pris cette décision, les avocats des demanderesses n'ont pas informé la Cour ni les autres parties qu'elles avaient porté cette décision en appel et soulevé une crainte de partialité. Les demanderesses n'ont même pas soulevé la question de la partialité devant le juge Russell, même si celles-ci ont échangé des lettres avec la Cour sur d'autres questions et ont comparu devant la Cour le 13 décembre 2004 à l'occasion d'une audience de bene esse. L'avis d'appel de l'ordonnance du 25 novembre 2004, qui énonce l'allégation d'une crainte raisonnable de partialité, n'a pas été signifié à la Couronne ni aux intervenants avant le 16 décembre 2004. Les demanderesses ont en outre attendu au 7 janvier 2005 pour signaler leur intention de présenter une requête en récusation.

[299]        Dans leurs observations écrites et leur plaidoirie, les demanderesses n'avancent aucune explication convaincante à l'égard de ces faits. Ils forment pourtant une bonne part du contexte dont prendrait compte une personne raisonnable. La seule explication offerte au sujet de ce manque d'empressement est énoncée au paragraphe 20 de l'affidavit de M. Healey :

[traduction]

La partialité a été alléguée pour la première fois dans l'avis d'appel. Si les demanderesses n'ont pas soulevé cette allégation auprès du juge Russell plus tôt, c'est qu'elles étaient occupées à se conformer aux ordonnances qu'il avait rendues. À ce moment-là, elles mettaient tous leurs efforts à les respecter.

(Affidavit de Philip Healey, paragraphe 20)


[300]        Ce qu'on fait valoir, c'est que bien que les demanderesses aient soulevé une crainte raisonnable de partialité le 6 décembre 2004 dans le cadre de leur appel visant l'ordonnance du juge Russell du 25 novembre 2004, elles n'ont pas pu en aviser la Couronne ou en saisir le juge Russell parce qu'elles étaient trop occupées à se conformer aux ordonnances qu'il avait rendues.

[301]        À ce moment-là, la date du procès et d'autres délais avaient été reportés pour donner aux parties suffisamment de temps pour faire ce qu'elles avaient à faire. Il est vrai qu'en vue de respecter l'échéance du 14 décembre 2004, les demanderesses s'affairaient à compléter leurs résumés de témoignage anticipé. Durant cette période, elles ont toutefois communiqué avec la Cour et la Couronne au sujet d'autres questions et elles ont contre-interrogé un témoin de bene esse sans jamais soulever la question de la partialité. La demande de récusation n'a été signalée que beaucoup plus tard, soit en janvier 2005.

[302]        Gardant à l'esprit que, selon la jurisprudence de la Cour, une allégation de partialité doit être soulevée sans délai et qu'une partie qui continue à prendre part aux procédures sans soulever une telle allégation renonce à son droit de le faire, l'approche des demanderesses au cours de cette période est en soi suffisante au rejet de la présente requête. Se reporter à Zundel c. Canada (Commission des droits de la personne) (2000), 264 N.R. 174 (C.A.).

[303]        Cependant, les demanderesses ont cherché à surmonter ce problème en mettant l'accent sur une crainte de partialité « cumulative » . Autrement dit, elles soutiennent avoir soudainement pris conscience que tout ce qui s'était passé au cours des sept années précédentes ne pouvait s'expliquer que par la partialité systémique de la Cour fédérale, manifestée de manière particulièrement virulente par les juges Hugessen et Russell.

[304]        Lors de son contre-interrogatoire, M. Healey a expliqué comment cette prise de conscience s'est faite :

[traduction]

[C]'est le comportement du juge Russell qui a provoqué cette crainte avant l'instruction, ce qui nous a amenés à revoir l'ensemble du dossier. Voilà essentiellement comment cela s'est passé.

(Contre-interrogatoire de Philip Healey, page 13: 17 - 20)

[305]        Au cours de son contre-interrogatoire, M. Healey a quelque peu contredit la position des demanderesses énoncée dans l'exposé de leurs arguments, à savoir que leur crainte de partialité visait l'ensemble de la Cour fédérale :

[traduction]

Jusqu'ici, nous avons eu affaire à trois juges, ce qui a entraîné des coûts et des délais importants. Nous craignons qu'un quatrième juge soit contaminé.

Nous ne prétendons pas que l'ensemble de la Cour fédérale est contaminée [...].

(Contre-interrogatoire de Philip Healey, pages 19: 25 à 20: 4)

[306]        Lors du contre-interrogatoire de M. Healey, les avocats de la Couronne ont concerté leurs efforts en vue de déterminer le moment précis où M. Healey s'était rendu compte de l'existence d'une crainte de partialité.

[307]        Il semble que ce moment soit lié à l'audience de bene esse du 13 décembre 2004 :

[traduction]

Ce jour-là, il [le juge Russell] a rendu de nombreuses décisions sur les résumés de témoignage anticipé et sur l'équité du traitement réservé aux parties. Il a parlé de la nécessité de faire preuve d'équité et d'appliquer un seul ensemble de règles pour tous. C'est de cela que je parle, et non de la manière dont il nous a traités.

(Contre-interrogatoire Philip Healey, page 105: 4 - 10)


[308]        Ce n'est donc pas le comportement du juge Russell qui a donné lieu à la crainte de partialité, mais plutôt les décisions que ce dernier a rendues le 13 décembre 2004, à savoir qu'il n'était pas opportun, durant l'interrogatoire principal de Mme Peshee, de s'écarter de son résumé de témoignage anticipé pour s'aventurer dans des domaines et aborder des sujets dont les avocats des demanderesses ne se seraient pas attendus à devoir traiter après avoir pris connaissance de ce résumé. Le juge Russell a aussi clairement indiqué qu'il n'était pas impressionné par les arguments de M. Faulds, qui menait l'interrogatoire principal, suivant lesquels il n'était pas obligatoire que le résumé de témoignage anticipé de Mme Peshee indiquât tout ce qu'elle dirait lors de son témoignage. Compte tenu de la discussion sur les normes applicables aux résumés de témoignage anticipé qui avait eu lieu lorsque les résumés de témoignage des demanderesses avaient fait l'objet de critiques, en novembre 2004, le juge Russell a rejeté tout argument portant que Mme Peshee pût témoigner sur des sujets importants dont les avocats des demanderesses n'auraient pas été avisés dans un délai raisonnable du fait qu'ils n'auraient pas figuré dans son résumé de témoignage. Toujours soucieux d'éviter les guets-apens à l'étape de l'instruction, le juge Russell a appliqué ce principe au témoignage de Mme Peshee.

[309]        Dans son témoignage sous serment, M. Healey affirme que c'est ce qui donné naissance à la crainte de partialité :

[traduction]

Cela ne m'a frappé que par après.

(Contre-interrogatoire de Philip Healey, page 105: 25 - 26)

[310]        Mais qu'est-ce qui l'a frappé au juste? Quelque temps après le 13 décembre 2004 (il ne se rappelle pas précisément quand), il a conclu que le juge Russell avait découvert que les demanderesses avaient décidé d'interjeter appel de l'ordonnance du 25 novembre 2004, à l'égard de laquelle une crainte de raisonnable de partialité contre lui était soulevée :

[traduction]

Je crois que c'est après que j'ai découvert qu'on lui avait fourni des copies des avis d'appel [...]. Cela m'a donc frappé qu'il avait copie - ou recevait copie - des avis d'appel. Je l'ignorais jusque-là.

(Contre-interrogatoire de Philip Healey, pages 106: 25 à 107: 8)

[311]        Ce fut donc là l'épiphanie. Quelque part à la fin de décembre 2004 ou au début de janvier 2005, M. Healey a décidé que le juge Russell avait pris connaissance de son avis d'appel du 6 décembre 2004, dans lequel était soulevée une crainte de partialité, et qu'il avait rendu des décisions en faveur des demanderesses le 13 décembre 2004 du fait de cette connaissance.


[312]        Voilà l'élément déclencheur à la base de toute la théorie sur la crainte de partialité à l'égard des juges Russell, Hugessen et Muldoon.

[313]        Naturellement, M. Healey n'explique pas comment, si ce n'est qu'après le 13 décembre 2004 qu'il s'est rendu compte qu'il existait une crainte de partialité de la part du juge Russell, il a pu soulever cette question dans son avis d'appel du 6 décembre 2004 visant l'ordonnance du 25 novembre 2004 du juge ou pourquoi il n'a pas soulevé cette allégation devant la Cour, ou à tout le moins alerté la Cour et les autres parties, alors qu'il avait eu largement l'occasion de le faire. Comment a-t-il pu soudainement prendre conscience après le 13 décembre 2004 qu'il existait une crainte de partialité alors qu'il avait déjà fait part de ses appréhensions à cet égard?

[314]        Il n'explique pas non plus pourquoi la position adoptée par le juge Russell sur le résumé du témoignage anticipé de Mme Peshee à l'audience de bene esse du 13 décembre 2004 est incompatible avec la position qu'il avait prise plus tôt à l'égard des normes applicables aux résumés de témoignage anticipé des demanderesses, alors que ces deux décisions étaient fondées sur le même principe, à savoir qu'il fallait éviter les guets-apens à l'étape de l'instruction.


[315]        La théorie veut que la personne raisonnable conclurait qu'il y avait lieu de craindre que le juge Russell ait fait preuve de partialité quant aux décisions qu'il avait rendues le 13 décembre 2004 vu que celles-ci étaient motivées par le fait qu'il savait que l'avis d'appel du 6 décembre 2004 contenait une allégation de partialité de sa part. La personne raisonnable conclurait en outre que la crainte de partialité visant le juge Russell découlait des décisions, des obiter dicta ainsi que du traitement agressif et inhabituel du juge Hugessen envers les avocats des demanderesses et que l'attitude du juge Hugessen à l'endroit des demanderesses découlait du traitement du juge Muldoon par la Cour d'appel fédérale.

[316]        Il s'agit d'arguments bien fragiles à l'appui de la vaste théorie qu'on tente d'échafauder en l'espèce.

[317]        Selon ce que la Cour en comprend, cet argument consiste à dire que la décision du 25 novembre 2004 a donné lieu à une crainte de partialité à l'égard du juge Russell et que cette crainte a été confirmée le 13 décembre 2004 lorsque celui-ci a statué en faveur des demanderesses au sujet du lien entre le résumé du témoignage de Mme Peshee et les sujets que celle-ci était autorisée à aborder au cours de l'interrogatoire principal.

[318]        Cependant, même cette interprétation n'explique pas pourquoi les demanderesses n'ont pas soulevé leurs allégations de partialité en temps utile ni comment l'approche, fondée sur des principes, adoptée par le juge Russell à l'égard des résumés de témoignage anticipé dans sa décision du 13 décembre 2004 pourrait fonder de quelque manière que ce soit une crainte raisonnable de partialité. En outre, cette explication ne tient aucunement compte du fait que le juge Russell avait souscrit à des arguments avancés par les demanderesses et statué en leur faveur avant le 6 décembre 2004.


[319]        Au cours de sa plaidoirie, M. Shibley a aussi fait valoir que la Cour ne pouvait se prononcer sur les questions de pertinence avant l'instruction :

[traduction]

M. SHIBLEY :         Oui, M. le juge, car jusqu'à - vous voyez, si une ordonnance a pour conséquence d'empêcher la présentation d'un témoignage, comment une décision peut-elle être rendue sans que l'on sache en quoi consiste ce témoignage, si celui-ci est pertinent quant aux questions en litige ou si le témoin en cause apportera des éléments de preuve nouveaux et différents de ceux fournis au premier procès ?

[...]

Il doit attendre. Vous devez avoir la preuve la plus sûre de la non-pertinence d'un témoignage pour l'exclure.

(Transcription de l'audience pages 85: 19 à 86:2 et page 86:7 - 10)

[320]        Cet argument ne tient pas compte du fait que la Cour n'a rendu aucune décision ayant pour effet d'exclure le témoignage de l'un ou l'autre des témoins dont les demanderesses avaient fourni le résumé de témoignage anticipé au 14 décembre 2004. La Cour a rendu des décisions visant le défaut des demanderesses de se conformer à l'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004 du juge Hugessen en veillant à ce que celles-ci aient l'occasion de corriger leur défaut en temps utile. La Cour a également imposé un calendrier lui permettant d'entendre la requête de la Couronne sur la portée et la pertinence.


[321]        En l'espèce, M. Shibley fait valoir la position des demanderesses par rapport à la requête pendante de la Couronne et accuse la Cour de faire quelque chose ([traduction] « empêcher la présentation d'un témoignage » ) qu'elle n'a pas fait ni ne fera, à moins bien sûr d'accepter l'argument révisionniste des demanderesses - soumis pour la première fois dans le cadre de la présente requête - voulant que la Cour, en fixant la production des résumés de témoignage anticipé au 14 décembre 2004, les a empêchées de convoquer les témoins qu'elles veulent convoquer. Cet argument n'avait jamais été soulevé devant la Cour jusqu'ici. Jamais avant la présente requête les demanderesses n'avaient-elles mentionné à la Cour que l'échéance du 14 décembre 2004 avait eu pour effet de les priver du droit de présenter leur preuve sur l'autonomie gouvernementale.

[322]        À tout le moins, les deux parties ont besoin de connaître quelles questions, selon la Cour, sont visées par les actes de procédure pour qu'elles puissent préparer leur preuve en conséquence. Que la Cour puisse ou non statuer sur la preuve avant d'entendre un témoin individuel ou l'ensemble des témoins, elle n'a pas encore entendu tous les arguments relativement aux témoins que les demanderesses ont l'intention d'appeler ni rendu de décision à cet égard. Au moment où l'ordonnance du 25 novembre 2004 a été rendue, les demanderesses n'avaient produit que 18 résumés de témoignage anticipé sur les 150 prévus. Par conséquent, même si la Cour avait été disposée à examiner les résumés de témoignage des demanderesses sur la pertinence, il n'y avait que peu de documents disponibles sur cette question. Dans cette ordonnance, la Cour dit expressément ce qui suit : « Je ne crois pas que la présente requête soit le lieu indiqué pour examiner les critiques formulées à l'égard du contenu des résumés de témoignage anticipé produits jusqu'ici par les demanderesses. Mais la Cour doit prendre acte qu'elles indiquent clairement qu'il y aura des contestations et qu'elles pourraient bien être présentées avant l'instruction » .


[323]        Le dossier ne pourrait pas indiquer plus clairement que la Cour n'entend pas examiner les questions de la portée et de la pertinence avant que tous les résumés de témoignage anticipé aient été produits et qu'une audience en bonne et due forme ait eu lieu.

[324]        Je suis d'avis que M. Shibley évalue mal les effets de l'ordonnance du juge Russell écartant les résumés de témoignage anticipé incomplets et accordant aux demanderesses le délai supplémentaire qu'elles sollicitaient pour produire les résumés qu'elles auraient dû produire conformément à l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen.

[325]        Après le défaut des demanderesses de se conformer à l'ordonnance préparatoire, la Cour a, à deux occasions distinctes, expressément refusé d'accéder à la demande de la Couronne visant à faire exclure leurs nouveaux éléments de preuve. En outre, la Cour a accordé aux demanderesses deux sursis pour leur permettre de produire des résumés de témoignage anticipé adéquats.


[326]        Même si les demanderesses n'ont pas respecté l'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004 ni proposé de « solution viable » aux problèmes qu'elles ont occasionnés, elles ont obtenu le délai dont elles disaient avoir besoin pour produire leurs résumés de témoignage et pour fournir une courte explication sur la façon dont ceux-ci sont liés aux actes de procédure et aux diverses ordonnances qui ont été rendues jusqu'ici en vue de limiter la preuve qui sera présentée au nouveau procès, vu l'exhaustivité du dossier du premier procès. À moins que la Couronne, dans sa requête pendante, réussisse à convaincre la Cour que ces résumés de témoignage présentent des lacunes ou qu'ils devraient être exclus pour des motifs juridiques, la Cour présume que les parties ont l'intention de procéder à l'instruction sur le fondement des résumés de témoignage anticipé produits par les demanderesses.

[327]        Il incombe aux demanderesses de produire les résumés de témoignage anticipé. L'ordonnance du 25 novembre 2004 vise simplement à leur permettre de racheter leur propre défaut et à leur accorder un délai supplémentaire. La contestation de la Couronne, fondée sur la portée et la pertinence, est connue depuis la conférence de gestion de l'instruction du 17 septembre 2004, où toutes les parties ont consenti à traiter des questions clés de la portée et de la pertinence avant l'instruction.

[328]        Le seul élément nouveau lié à l'ordonnance du 25 novembre 2004 est l'obligation faite aux demanderesses de fournir « une explication courte mais adéquate » sur la manière dont leurs témoignages sont liés aux actes de procédure, au dossier exhaustif du premier procès et aux directives du 8 décembre 2000 du juge Hugessen.

[329]        La Cour reconnaît qu'il s'agit d'une étape plutôt exceptionnelle, mais explique clairement pourquoi elle est nécessaire compte tenu des circonstances particulières de la présente affaire :

[...]


14.            Par ailleurs, la Cour est en même temps très soucieuse de veiller à ce que les demanderesses aient la possibilité d'établir le bien-fondé de leurs prétentions de la manière la plus efficace possible. La Cour ne veut pas s'immiscer dans la procédure normale de l'instruction ou empêcher les demanderesses de faire comparaître les témoins qu'elles jugent nécessaires pour établir leur position. Dans des circonstances normales, il ne serait pas nécessaire que la Cour intervienne à cette étape-ci.

15.            Mais comme l'historique de l'action l'a l'a prouvé à maintes reprises, laisser les parties suivre la procédure normale entraînerait une inertie totale ou un chaos administratif. On ne peut absolument pas faire confiance aux parties, en l'occurrence les demanderesses dans la requête, pour conduire elles-mêmes l'instance.

[...]

[330]        Si, au 15 septembre 2004, les demanderesses avaient produit des résumés de témoignage anticipé conformes, ou communiqué au juge Hugessen tout ce qu'elles avaient l'intention de faire, ou si elles avaient reconnu que leur défaut avaient occasionné des problèmes et collaboré avec la Cour et les autres parties pour les corriger ou proposé une « solution viable » , cette étape n'aurait nullement été nécessaire. Les demanderesses ont plutôt maintenu avec une attitude de défi avoir respecté l'ordonnance préparatoire, être celles à qui il incombait de dicter la procédure menant à l'instruction et pouvoir présenter toute la preuve, quelle qu'elle soit, qu'elles voulaient présenter au nouveau procès. Compte tenu de cette insistance, la Cour n'avait pas d'autre choix que d'exercer un contrôle et d'imposer un processus et une procédure qui permettraient aux deux parties de faire ce qu'il fallait.


[331]        Au cours de son exposé oral, M. Shibley a fait valoir encore et encore que ce qui inquiète les nations demanderesses, c'est qu'on [traduction] « ne les autorisera pas à présenter leur revendication d'autonomie gouvernementale. On ne les autorisera pas à appeler tous les témoins pertinents » . Ce qu'on ne semble pas leur avoir dit, c'est que, jusqu'à l'audition de la présente requête, la Cour elle-même n'avait pas été informée que les demanderesses n'avaient pas produit tous les résumés de témoignage anticipé qu'elles veulent présenter sur l'autonomie gouvernementale.

[332]        Rien ne me permet de douter que les nations demanderesses sont préoccupées par ces questions. Cependant, ce n'est pas la faute de la Cour si les actes de procédure n'englobent pas la question de l'autonomie gouvernementale que les demanderesses souhaitent soulever. Les actes de procédure des demanderesses ont été rédigés par leurs avocats. Ils ont été modifiés à deux reprises depuis que l'affaire a été renvoyée pour nouveau procès en 1997. Lorsque, en 2004, le juge Russell a rendu sa décision sur les modifications demandées, les avocats des demanderesses connaissaient très bien ce que ces actes modifiés comprenaient. Ils ont accepté la portée des actes de procédure autorisée à l'époque. Ils n'ont d'ailleurs pas interjeté appel.

[333]        Toute la plaidoirie de M. Shibley est fondée sur l'alternative suivante : soit les actes de procédure actuels englobent la question de l'autonomie gouvernementale de manière générale, soit les demanderesses ont le droit absolu de présenter leur preuve sur cette question quand bien même les actes de procédure ne l'engloberaient pas. La Couronne a clairement fait savoir qu'elle ne contesterait pas toute la preuve sur l'autonomie gouvernementale. Les objections de la Couronne ont trait à l'autonomie gouvernementale de manière générale.


[334]        La Cour n'a toutefois pas encore entendu tous les arguments ni rendu de décision sur ces questions. Les demanderesses ne peuvent simplement insister pour que, dans la présente requête, la Cour souscrive à leur prétention selon laquelle l'autonomie gouvernementale est visée par les actes de procédure alors que cette question n'a pas encore été débattue, et qu'elle l'aurait d'ailleurs déjà été si la présente requête n'avait pas été introduite.

Les résumés de témoignage anticipé - Changement de position de la Couronne et des intervenants

[335]        Durant sa plaidoirie, M. Shibley a aussi fait grand cas du changement de position apparent de la Couronne et des intervenants à l'égard des normes applicables aux résumés de témoignage anticipé.

[336]        Il a souligné que, lorsqu'on a traité des normes et du respect de l'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004 du juge Hugessen en regard de l'inobservation de celle-ci, la Couronne et les intervenants ont soutenu que la norme applicable était celle de la divulgation complète (tenue pour la « Cadillac » des normes), alors que, lorsque la Cour a entendu le témoignage de Mme Peshee à l'audience de bene esse tenue le 13 décembre 2004 à Calgary, M. Faulds a semblé faire valoir qu'à l'égard des résumés de témoignage anticipé de la Couronne et des intervenants, la norme applicable pouvait être inférieure à la « Cadillac » des normes.


[337]        Comme il ressort du dossier, cette question préoccupait la Cour le 13 décembre 2004, et le juge Russell s'est irrité de toute allégation de l'existence de deux poids deux mesures. Le manque de cohérence des arguments invoqués par les avocats d'une audience à l'autre n'atteste pas le manque de cohérence de la Cour ou de l'existence d'une crainte de partialité. Les avocats de chaque partie peuvent avoir un parti pris en faveur de leurs clients respectifs, ce qui est habituellement le cas. Cela ne veut pas dire que la Cour souscrit à leurs arguments. Il faut aussi garder à l'esprit que la Cour n'a pas encore été saisie de la question de savoir si les résumés de témoignage anticipé de la Couronne et des intervenants sont adéquats. Les demanderesses n'ont pas donné suite à la directive antérieure de la Cour leur enjoignant d'introduire une requête si elles nourrissaient des inquiétudes à cet égard et, en fait, elles ont laissé entendre à quelques reprises ne pas être préoccupées outre mesure par les résumés de témoignage anticipé de l'autre partie.

[338]        Cependant, les décisions que la Cour a rendues le 13 décembre 2004 révèlent clairement une forme de sympathie à l'égard des plaintes formulées par les demanderesses, bien qu'à mon avis, cette question n'est pas vraiement pertinente relativement à une plainte de partialité de la part de la Cour. La transcription de l'audience de bene esse montre comment la Cour était sensible à la question de l'existence possible de deux poids deux mesures, au moins en ce qui concerne les intervenants, quant à ce que devraient contenir les résumés de témoignage. Cette sympathie s'est manifestée à l'audience de bene esse et la Cour la manifestera sans doute encore lorsqu'elle examinera la requête pendante des demanderesses relative aux résumés de témoignage anticipé de la Couronne et des intervenants, dans l'hypothèse où cette requête est nécessaire, vu ce que la Couronne a proposé.


[339]        Contrairement à ce que les demanderesses font valoir, le rejet par la Cour de toute allégation de l'existence de deux poids deux mesures ne donne pas raisonnablement lieu de craindre qu'au moment où la Cour a conclu que les demanderesses n'avaient pas respecté l'ordonnance préparatoire, elle était influencée par ce que les demanderesses perçoivent comme des efforts de la part du juge Hugessen, ou de la Couronne et des intervenants, pour les empêcher de présenter leur preuve sur l'autonomie gouvernementale.

[340]        L'ordonnance du 18 octobre 2004 vise uniquement les normes applicables aux résumés de témoignage anticipé. Il s'agissait de normes que les demanderesses ont plus tard acceptées et elles n'ont naturellement pas interjeté appel de cette ordonnance. Les normes établies découlaient de l'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004 et de la propre évaluation de la Cour quant au degré de divulgation requis en l'instance pour éviter tout guet-apens à l'étape de l'instruction.

[341]        Dans ses ordonnances du 18 octobre et du 25 novembre 2004, la Cour prend grand soin d'éviter d'aborder les questions de la portée et de la pertinence. En fait, il incombe à la Couronne et aux intervenants de convaincre la Cour que les résumés de témoignage anticipé produits par les demanderesses devraient être exclus pour une raison ou une autre.

[342]        L'apparente incohérence des arguments avancés par M. Faulds à l'audience de bene esse est liée aux normes uniquement. La position de la Couronne sur la portée et la pertinence a toujours été cohérente.

[343]        Il est vrai que la Couronne et les intervenants ont tenté d'utiliser la question des normes et le défaut des demanderesses de se conformer à l'ordonnance préparatoire pour faire exclure tous leurs nouveaux éléments de preuve, mais la Cour a refusé de suivre cette voie à deux occasions distinctes pour permettre aux demanderesses de compléter leurs résumés de témoignage anticipé et pour pouvoir entendre par la suite tous les arguments sur la portée et la pertinence.

[344]        Jusqu'ici, les ordonnances de la Cour ont uniquement visé la correction du propre défaut des demanderesses et elles n'ont pas interjeté appel de la décision établissant l'existence de ce défaut.


[345]        Lors du témoignage de bene esse de Mme Peshee, M. Healey s'est trouvé à bénéficier lui-même du principe sur lequel repose la décision de la Cour du 18 octobre 2004 sur les résumés de témoignage anticipé, qui vise à éviter les guets-apens à l'étape de l'instruction. En octobre 2004, M. Healey a rejeté la suggestion de la Cour visant à examiner tous les résumés de témoignage anticipé pour déterminer si ceux-ci devaient être déclarés non conformes et il a fait savoir qu'il ne se souciait guère des résumés de témoignage de la Couronne et des intervenants. Il a plus tard changé son fusil d'épaule et demandé à la Cour d'examiner les résumés de témoignage anticipé des autres parties. Cependant, hormis les normes applicables aux résumés de témoignage, les résumés de la Couronne et des intervenants ont une signification différente à l'égard de la présente action comparativement aux résumés des demanderesses. Premièrement, ils sont très peu nombreux. Mais fait plus important encore, les demanderesses ne contestent pas leur pertinence à l'égard des questions comprises dans les actes de procédure.

[346]        Indépendamment de cette question, le dossier de l'audience de bene esse montre que les avocats ont discuté de la signification et de l'objectif des normes applicables aux résumés de témoignage anticipé et de la manière dont ces résumés devraient se rapporter à la preuve effectivement présentée devant la Cour durant le procès.

[347]        Tous les avocats ont convenu que, nonobstant ce qui s'était passé avec Mme Peshee, ils avaient besoin de conférer et de discuter avec la Cour sur la manière dont les résumés de témoignages anticipé fournis pour tous les témoins devraient influer sur la portée du témoignage que ces témoins seront autorisés à rendre au procès de même que sur la portée du témoignage d'autres témoins qu'il leur sera peut-être nécessaire de convoquer. Cette question doit encore être résolue et figure parmi les nombreux points en suspens du fait de la présente requête.

[348]        La réponse évidente à l'argument de M. Shibley suivant lequel la Couronne et les intervenants semblent avoir changé d'avis sur les normes applicables aux résumés de témoignage anticipé consiste à dire que cette question n'est pas pertinente quant à la présente requête. La Cour n'a pas changé les normes qu'elle tient pour adéquates, et tout ce qu'elle a dit et fait à l'audience de bene esse est tout à fait conforme à sa volonté de favoriser la pleine communication de la preuve et d'éviter tout guet-apens à l'étape de l'instruction.

[349]        L'argument de M. Shibley est toutefois plus subtil. Il soutient que la Couronne et les intervenants avaient l'intention de faire exclure les témoins des demanderesses et qu'ils ont donc usé d'un [traduction] _ stratagème _ pour convaincre la Cour d'adopter une interprétation stricte des actes de procédure :

[traduction]

M. le juge, il s'agit d'un stratagème visant à nier aux demanderesses le droit de faire valoir leur argumentation, au moyen de témoignages, à l'appui de l'allégation visant l'existence d'un droit à l'autonomie gouvernementale.

(Transcription, vol. 1, page 110: 20 - 24)

[350]        Les demanderesses laissent ainsi entendre qu'on a [traduction] « persuadé le juge Russell de rendre au mois d'octobre, sur le fondement des observations présentées, des ordonnances qui ont eu pour conséquence de gravement limiter leur preuve » et qu'il s'est adapté à [traduction] « la position de [la Couronne et des intervenants] d'une manière qu'ils ne se conformaient pas eux-mêmes et dont ils se dissocient actuellement collectivement [...] » .


[351]        Ainsi, en ce qui a trait à l'existence d'une crainte de partialité, l'argument veut que la personne raisonnable conclurait que la Couronne et les intervenants ont adopté l'interprétation stricte des actes de procédure qui ressort des motifs prononcés le 13 décembre 2000 par le juge Hugessen, qu'ils se sont ensuite attaqués aux résumés de témoignage anticipé des demanderesses en faisant valoir une norme de divulgation à laquelle leurs propres résumé de témoignage n'étaient pas conformes, et qu'ils ont convaincu le juge Russell (déjà contaminé par les tentatives du juge Hugessen de limiter les questions qui seraient soulevées au procès) d'adopter une interprétation stricte des actes de procédure et d'exclure la preuve que les demanderesses voulaient présenter sur la question de l'autonomie gouvernementale.

[352]        L'allégation veut que, lors du témoignage de bene esse de Mme Peshee, le juge Russell ait semblé avoir soudainement pris conscience des conséquences entraînées par le changement de position de la Couronne et des intervenants à l'égard des résumés de témoignage anticipé et qu'il ait semblé s'être rendu compte avoir été dévoyé à l'audience d'octobre 2004 sur cette question.

[353]        Il y a quelque chose d'irréel au sujet de cette allégation et je crois utile d'arrêter un moment pour faire le point sur ce qu'on soumet à la Cour. Afin d'appuyer leur prétention quant à l'existence d'une crainte de partialité, les demanderesses, depuis le début, négligent de mentionner certaines parties essentielles et pertinentes du dossier, proposent des interprétations tendancieuses de citations prises hors contexte et soulèvent des allégations révisionnistes qui ne sont étayées par aucun élément de preuve et invitent la Cour et la personne raisonnable à faire des hypothèses au sujet de motivations et d'états d'esprit (dont certains se perdent dans la nuit des temps) que rien ne prouve.

[354]        En prenant du recul à l'égard de cette démarche, la seule conclusion plausible à laquelle arriverait la personne raisonnable au sujet de la méthodologie employée par les demanderesses est qu'il s'agit d'une tentative d'échafauder la théorie d'une conspiration impliquant la Couronne, les intervenants et la Cour.

[355]        Pour convaincre une personne raisonnable du bien-fondé d'une allégation, il faut davantage qu'une version fortement sélective et biaisée des faits. La personne raisonnable exige qu'on lui brosse le tableau d'ensemble. Pour être convaincant, celui qui soulève une crainte de partialité doit aussi attirer l'attention sur les parties du dossier qui n'appuient pas sa thèse et expliquer pourquoi ses conclusions sont justes en dépit d'apparences contraires.

[356]        Les gens raisonnables ne forment pas de jugements à partir de la description incomplète d'un dossier, d'interprétation révisionnistes et d'hypothèses non fondées. Ils prennent aussi bonne note des témoins récalcitrants qui refusent de se prononcer sur les parties plus compromettantes d'un dossier.

[357]        En fait, la méthodologie employée dans la présente requête constitue en soi un fait que la personne raisonnable ne peut que prendre en compte aux fins d'apprécier le bien-fondé des allégations mises de l'avant et du redressement sollicité.

[358]        La prétention des demanderesses relativement à une crainte de partialité comporte de nombreux aspects et s'appuie sur une conception cumulative. Autrement dit, les demanderesses soutiennent que chacun des exemples cités est suffisant pour donner naissance à une crainte raisonnable de partialité et que leur effet cumulatif donne assurément lieu à une telle crainte. L'argument du cumul oblige la personne raisonnable à relier plusieurs points pour obtenir le dessin voulu. À cette étape-ci de leur plaidoirie, ces points sont décrits comme suit par les demanderesses :


1.          Le comportement du juge Muldoon au premier procès donnait raisonnablement lieu de craindre qu'il était partial et la Cour d'appel fédérale a renvoyé l'affaire pour nouveau procès. Il s'agit d'un fait clairement établi. Les motifs de l'arrêt de la Cour d'appel fédérale sont toutefois importants. On n'a pas critiqué la façon dont le juge Muldoon avait conduit le premier procès et la Cour d'appel a déclaré : « Il nous est impossible de dire que les plaintes des appelantes à l'égard de la conduite générale du procès autorisent une crainte générale de partialité » . Ce sont les motifs de la décision du juge Muldoon qu'on a jugé occasionner une crainte raisonnable de partialité. Les demanderesses, dans le cadre de la présente requête, n'ont cependant présenté aucune preuve pour démontrer que les commentaires du juge Muldoon avaient eu une influence, apparente ou non, sur le juge Hugessen ou le juge Russell. Elles n'ont mis de l'avant qu'une vague hypothèse à cet égard.


2.          Le juge Hugessen, à titre de juge responsable de la gestion de l'instance, n'a pas apprécié la façon dont le juge Muldoon avait été traité et semble donc avoir été résolu à ce que les questions qui seraient à trancher et la preuve qui serait présentée au second procès soient circonscrites à celles dont la Cour avait été saisie au premier procès. Même s'il a autorisé la modification des actes de procédure en 1998 et indiqué que les modifications consenties rendaient nécessaire la présentation de nouveaux éléments de preuve, il est revenu sur sa position et a déclaré plus tard que, les « questions » et la « matrice des faits » n'ayant pas changé, il fallait exclure de nouveaux éléments de preuve. Ces remarques du juge Hugessen, toutefois, qu'elles soient ou non inexactes, sont citées totalement hors contexte et rien ne prouve qu'il semblât qu'elles aient influé sur quelque autre décision prise par ce dernier ou par le juge Russell.

3.          Le juge Russell, nonobstant les modifications aux actes de procédure auxquelles le juge Hugessen a consenti en 1998, a été influencé par les remarques que celui-ci a formulées après la modification des actes de procédure et cela s'est répercuté sur la manière dont il a statué sur les modifications demandées en 2004 et traité la question des résumés de témoignage anticipé. Aucun élément de preuve n'appuie une crainte raisonnable de partialité à cet égard. En outre, les demanderesses n'ont pas interjeté appel de la décision du juge Russell.


4.          La Couronne et les intervenants ont ensuite utilisé les remarques du juge Hugessen et la façon dont le juge Russell a abordé les modifications de 2004 pour convaincre la Cour que les demanderesses ne devraient pas être autorisées à présenter de preuve sur l'autonomie gouvernementale. Rien dans la preuve n'appuie une crainte raisonnable de partialité à cet égard. De plus, cette allégation n'est pas corroborée par le dossier ni par l'ensemble du contexte. Le juge Russell a établi un plan visant à permettre aux demanderesses de compléter leurs résumés de témoignage anticipé et à la Couronne de faire connaître ses préoccupations au sujet de la portée et de la pertinence. L'allégation des demanderesses selon laquelle on leur a imposé la date du 14 décembre 2004 en vue de les empêcher de présenter l'ensemble de leur preuve est révisionniste. Cette date a été proposée par les demanderesses elle-mêmes et, jusqu'à ce que la présente requête soit présentée, elles n'avaient jamais prétendu que cette date les avait empêchées de présenter des éléments de preuve importants.

5.          La conspiration apparente s'est manifestée lors du témoignage de bene esse de Mme Peshee, lorsque M. Faulds a commencé à faire valoir auprès de la Cour que la Couronne et les intervenants ne devraient pas, en ce qui concerne les résumés de témoignage anticipé, respecter les mêmes normes que celles élaborées par la Cour à l'intention des demanderesses. Cependant, la présente audience a clairement démontré que la Cour veillait à l'application de normes uniformes et qu'elle est restée fidèle au principe visant à éviter les guets-apens à l'étape de l'instruction et auquel elle avait eu recours pour établir les normes applicables aux résumés de témoignage anticipé des demanderesses en octobre 2004.

[359]        Les demanderesses prétendent qu'après avoir reliés les points précités et les avoir considérés conjointement avec d'autres questions à l'appui de leur argumentation et que j'aborderai plus loin, la personne raisonnable conclurait qu'il y a lieu de craindre que la Cour ait été partiale à leur endroit.

[360]        Pour la personne raisonnable, le problème avec cette approche, c'est que ces points, pour les raisons évoquées plus tôt, n'existent tout simplement pas. Le seul point dont l'existence peut être établie, c'est la décision rendue en 1997 par la Cour d'appel fédérale. Or, cette décision n'est pas pertinente quant aux allégations à l'appui de la présente requête.

[361]        Rien dans la preuve ne donne raisonnablement lieu de craindre que le juge Hugessen a tenté de racheter le juge Muldoon. En 1998, le juge Hugessen a autorisé les demanderesses à modifier leurs actes de procédure et ceux-ci, tels que modifiés à l'époque, parlent d'eux-mêmes. Il n'existe aucun élément qui donne raisonnablement lieu de craindre que le juge Russell a été influencé par les remarques ultérieures du juge Hugessen (quand bien même ces remarques auraient-elles le sens que leur attribuent les demanderesses) lorsqu'il a examiné les modifications de 2004. Dans ses motifs, le juge Russell a clairement indiqué pourquoi il refusait certaines modifications et en autorisait d'autres. Les actes de procédure tels que modifiés sont explicites. Les demanderesses n'ont pas interjeté appel de la décision du juge Russell sur les modifications. En outre, rien dans la preuve ne donne raisonnablement lieu de craindre que les ordonnances d'octobre et de novembre 2004 rendues par le juge Russell aient fait partie d'un « stratagème » . Ces ordonnances étaient fondées sur la documentation déposée et les arguments invoqués à l'époque devant la Cour qui, plus tard, a d'ailleurs adopté des positions parfaitement conformes à ces ordonnances.


[362]        Non seulement les demanderesses demandent-elles à la personne raisonnable de relier des points qui n'existent pas, mais elles négligent de prendre en considération des points qui, eux, existent bel et bien et qui, une fois reliés, ne ressemblent en rien au tableau qu'elles ont brossé et dont elles cherchent à faire reconnaître la valeur auprès de la personne raisonnable :

1.          Les demanderesses ont déterminé que la Cour fédérale était le tribunal qui convenait. Ce choix ne leur a pas été imposé. Et elles ont elles-mêmes décidé de se pourvoir en justice.

2.          À la suite de la décision de la Cour d'appel fédérale de 1997 de renvoyer l'affaire pour nouveau procès, les demanderesses ont été autorisées à modifier leurs actes de procédure en 1998 pour tenir compte de l'évolution de la jurisprudence.

3.          Des interrogatoires préalables et d'autres formes de divulgation ont eu lieu sur le fondement des actes de procédure modifiés et les demanderesses, jusqu'à ce que la présente requête soit déposée, n'ont jamais soulevé aucune crainte de partialité à l'égard des remarques ou mesures du juge Hugessen.

4.          La Cour d'appel fédérale a approuvé l'essentiel de ce que le juge Hugessen a ordonné lorsqu'il était chargé de la gestion de l'instance.

5.          En 2004, le juge Russell a autorisé des modifications supplémentaires aux actes de procédure tout en rejetant certaines des modifications demandées.


6.          Les demanderesses ont accepté la position du juge Russell sur les actes de procédure tels que modifiés en 2004 et n'ont pas interjeté appel ni allégué une crainte de partialité.

7.          Les demanderesses n'ont toujours pas démontré que leurs actes de procédure tels que modifiés englobent une revendication d'autonomie gouvernementale, au sens où elles entendent maintenant aborder ce concept. Elles se bornent à répéter que tel est le cas.

8.          Les demanderesses n'ont toujours pas démontré pouvoir, en droit, présenter toute la preuve qu'elles veulent présenter sur une interprétation des actes de procédure sur laquelle la Cour n'a pas encore statué.

9.          Le juge Russell n'a pas encore statué sur la portée des actes de procédure ni sur la mesure dans laquelle la question de l'autonomie gouvernementale est bel et bien soulevée dans les actes de procédure.

10.        Le juge Russell n'a pas encore statué sur la question de savoir si l'un ou l'autre des témoins que les demanderesses se proposent de convoquer, et dont elles ont fourni les résumés de témoignage anticipé, ne devrait pas être appelé.

[363]        Tous ces points, et d'autres, sont clairement établis dans le dossier. Ils indiquent qu'il n'y a pas raisonnablement lieu de craindre que le juge Russell ait été influencé par un « stratagème » , et qu'il tient résolument à ce que le fond de l'affaire soit loyalement débattu et à ce qu'aucune des parties ne tende de guet-apens à l'autre au cours de l'instruction. À mon avis, ce sont les points qu'une personne raisonnable choisirait de relier et les conclusions auxquelles elle aboutirait.

Des idées préconçues

[364]        J'ai déjà traité des grandes lignes de la plaidoirie de M. Shibley et de l'idée centrale qui la sous-tend. Il y souligne toutefois à l'appui de ses prétentions des facteurs périphériques qu'il nous faut commenter. Par exemple, il fait valoir que, dans ses motifs du 25 novembre 2004, la Cour a tiré trois conclusions défavorables quant à la crédibilité qui étayent l'allégation des demanderesses selon laquelle le juge Russell semble avoir des idées préconçues relativement aux questions abordées et aux éléments de preuve présentés par les témoins des demanderesses.

[365]        La première conclusion est liée à un commentaire de la Cour sur l'adaptation de la preuve selon les besoins. Elle figure au paragraphe 8 des motifs, où la Cour énonce les arguments et les préoccupations soulevés par chacune des parties :

[...]


8.              Les intervenants signalent également un certain nombre de préoccupations à l'égard de la proposition des demanderesses et des résumés de témoignage anticipé produits jusqu'ici. Je note, en particulier, les préoccupations du CNACA. Selon ce dernier, la partie qui sera la première à faire comparaître ses témoins à l'instruction est la dernière à les communiquer maintenant et elle tire avantage de son propre manquement en adaptant certains de ses éléments de preuve en fonction des résumés de témoignage anticipé signifiés par le CNACA. Le CNACA pense également que les résumés de témoignage anticipé que les demanderesses ont produits jusqu'ici comportent beaucoup d'éléments argumentatifs et accessoires, sans pertinence à l'égard des questions définies dans les actes de procédure et qui indiquent que la véritable intention des demanderesses est d'utiliser le procès comme une [TRADUCTION] « tribune leur permettant de promouvoir leur programme politique, de présenter une vaste argumentation politique en faveur de l'autonomie gouvernementale autochtone, plutôt que de se concentrer sur les questions constitutionnelles spécifiques réellement en litige » .

[...]

[366]        M. Shibley soutient qu'il y a raisonnablement lieu de craindre que la Cour ait conclu [traduction] « à un manque de crédibilité, en l'espèce, d'un des chefs [...] ou, à tout le moins, des résumés de témoignage anticipé en général. Il s'agit donc d'une idée préconçue quant à la crédibilité d'un témoin » . (Transcription, vol. 1, page 140: 5-9). Il est difficile de voir comment le CNACA et, à plus forte raison, la Cour, semblent conclure à un manque de crédibilité. Le CNACA soutient simplement qu'il est injuste que les demanderesses puissent lui couper l'herbe sous le pied quant à ses prétentions en choisissant une preuve à présenter au procès qui vienne contrer la sienne.

[367]        Selon moi, une personne raisonnable ne conclurait pas que la Cour, à ce moment-là, tire une conclusion défavorable quant à la crédibilité d'un témoin en particulier ou des résumés de témoignage anticipé en général. La Cour ne fait qu'énoncer les préoccupations soulevées par diverses parties en guise de préambule à sa propre analyse, qui commence comme suit : « Je ne crois pas que la présente requête soit le lieu indiqué pour examiner les critiques formulées à l'égard du contenu des résumés de témoignage anticipé produits jusqu'ici par les demanderesses [...] » .


[368]        Autrement dit, je ne crois pas que la Cour aurait pu indiquer plus clairement son refus de préjuger de quelque manière que ce soit des résumés de témoignage anticipé. Soutenir le contraire, compte tenu de ces propos explicites, peut uniquement signifier que les avocats des demanderesses estiment que le juge Russell ment, et, comme je l'ai déjà souligné, M. Shibley m'a assuré que tel n'était pas son avis. Si la Cour est sincère dans ses propos, une personne raisonnable pourrait uniquement conclure qu'elle est résolue à ne tenir compte d'aucune critique formulée à ce moment-là au sujet des 18 résumés de témoignage anticipé qui avaient été produits (sans compter les 132 qui ne l'avaient pas été) et qu'elle ne se prononcera sur aucun des résumés de témoignage anticipé des demanderesses avant qu'ils soient tous disponibles et qu'elle ait entendu tous les arguments les concernant.

[369]        Le second cas où, selon M. Shibley, il y a raisonnablement lieu de craindre que la Cour nourrisse une idée préconçue, figure au paragraphe 12 de l'ordonnance du 25 novembre 2004 :

[...]

12.            Accueillir la proposition des demanderesses serait accepter et pardonner le délai supplémentaire de trois mois qu'elles ont pris pour produire une liste de témoins et des résumés de témoignage anticipé, sans autre forme d'explications que de se plaindre à répétition qu'elles sont très occupées. La Cour aurait peut-être été davantage persuadée par ces excuses inadéquates si les demanderesses s'étaient présentées pour discuter du problème avant leur manquement, si elles avaient soulevé et exploré avec le juge Hugessen la raison pour laquelle il était nécessaire de faire comparaître plus de 140 témoins pour instruire de nouveau des questions sur lesquelles il existait déjà un dossier exhaustif. Les demanderesses disent avoir besoin d'[traduction] « un grand nombre de voix » pour établir le bien-fondé de leur position., mais jusqu'à ce que les témoins soient identifiés et les résumés de témoignage produits, il n'y a pas de moyen de juger si leur intention est sincère ou est une manoeuvre d'obstruction, ou encore quelles en seront les conséquences au plan de la préparation et de la conduite de l'instruction.

[...]


[370]        M. Shibley fait valoir qu'il est raisonnable de croire qu'en déclarant qu' « il n'y a pas de moyen de juger si leur intention est sincère ou est une manoeuvre d'obstruction » , la Cour a attribué un mobile illégitime aux demanderesses. Même en ne tenant pas compte de l'ensemble du contexte entourant les motifs ni de l'instance, il est difficile de comprendre comment l'expression _ il n'y a pas de moyen de juger _ pourrait raisonnablement donner à penser que la Cour prête un mobile illégitime aux demanderesses. Encore une fois, la Cour refuse expressément de statuer sur cette question ou de se prononcer sur le bien-fondé des critiques formulées par les autres parties au litige à l'encontre des tactiques employées et des objectifs visés par les demanderesses. L'échange suivant est intervenu entre M. Shibley et la Cour au moment où, à l'audition de la présente requête, la Cour a désiré traiter de la question avec lui :

[traduction]

LA COUR :                            Oui. Non, je veux dire que nous sommes ici en train de nous livrer à une exégèse textuelle poussée pour déterminer ce que les mots veulent dire, et naturellement -

M. SHIBLEY :                        J'aime cette expression.

LA COUR :                            -- vous proposez un sens à leur donner. Bien sûr, ils peuvent vouloir dire bien d'autres choses.

M. SHIBLEY :                       Oui.

LA COUR :                           Ils pourraient décrire l'idée d'un tiers voulant que les demanderesses fassent de l'obstruction, mais au vu de la preuve présentée jusqu'ici, il m'est impossible de déterminer si cette allégation--

M. SHIBLEY :                        C'est -

LA COUR :                            N'est-ce pas le sens qu'on pourrait donner à ces mots?


M. SHIBLEY :                        Oui, mais le fait que vous envisagiez la possibilité d'une manoeuvre d'obstruction de leur part indique que vous avez à tout le moins réfléchi à cette possibilité.

LA COUR :                            Je reconnais que cette possibilité a été soulevée par quelqu'un d'autre, mais je ne peux statuer sur cette question, faute de preuve.

M. SHIBLEY :                        Entendu, je vais -

(Transcription, vol. 1, pages 165: 24 à 166: 25)

[371]        Le troisième cas où, selon les demanderesses, il y a raisonnablement lieu de craindre que la Cour ait préjugé de leur preuve, figure au paragraphe 18 de la décision du 25 novembre 2004 :

[...]

18.            Considérant la communication tardive de l'intention des demanderesses de faire comparaître plus de 140 témoins au procès, leur inobservation de l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen et leur défaut de proposer une solution viable aux problèmes issus de ce manquement, la Cour n'est plus disposée à accepter sur parole la prétention des demanderesses qu'elles ont besoin d'un nombre aussi faramineux de témoins à l'appui de prétentions qui font déjà l'objet d'un volumineux dossier sur les mêmes questions.

[...]

[372]        En l'espèce, les demanderesses ciblent les mots « la Cour n'est plus disposée à accepter sur parole la prétention des demanderesses qu'elles ont besoin d'un nombre aussi faramineux de témoins à l'appui de prétentions qui font déjà l'objet d'un volumineux dossier sur les mêmes questions » .


[373]        J'ai déjà traité du volet de l'argumentation des demanderesses où celles-ci prétendent qu'il y a raisonnablement lieu de craindre que la Cour, en l'espèce, considère que les questions soulevées et la matrice des faits soient les mêmes qu'au premier procès. Au sujet des idées préconçues cependant, M. Shibley fait valoir ce qui suit :

[traduction]

Avec égards, M. le juge, cette déclaration suscite de nombreux problèmes. Il semble que vous ayez des idées préconçues quant à savoir si ces témoins présenteront des éléments de preuve pertinents et importants.

(Transcription, vol. 1, pages 170: 24 à 171: 4)

[374]        Là encore, cette remarque doit être appréciée en tenant compte du contexte global des motifs et de l'ensemble des procédures entreprises à l'époque. Les demanderesses n'avaient pas respecté l'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004, elles avaient refusé de reconnaître que leurs résumés de témoignage présentaient des lacunes, elles avaient communiqué tardivement leur intention d'appeler environ 150 nouveaux témoins (un élément dont elles avaient négligé de discuter avec le juge Hugessen lors de la préparation de l'ordonnance préparatoire) et leurs propositions pour une solution viable ne laissaient que peu de temps à la Couronne pour se préparer et l'empêchaient assurément de déposer en temps utile sa requête relative à la portée et à la pertinence. En outre, les demanderesses n'avaient produit que 18 résumés de témoignage anticipé sur un total possible de 150.

[375]        Les demanderesses revendiquaient le droit d'aller en procès et d'appeler tous leurs témoins alors que des questions importantes n'avaient pas encore été réglées, d'où les remarques et les motifs de la Cour.

[376]        Cependant, même d'un point de vue strictement sémantique et en ne tenant pas compte du contexte, on voit mal comment les mots « la Cour n'est plus disposée à accepter sur parole » peuvent raisonnablement signifier que celle-ci a [traduction] « des idées préconçues quant à savoir si ces témoins présenteront des éléments de preuve pertinents et importants » .

[377]        L'examen conjoint des trois remarques précitées qui, au dire des demanderesses, indiqueraient que la Cour nourrit des idées préconçues, révèle exactement le contraire lorsque les mots sont placés dans leur contexte. Ces interprétations figurent pourtant parmi les points qu'on demande à la personne raisonnable de relier pour appuyer la conclusion selon laquelle il existe une crainte raisonnable de partialité.

Les commentaires visant les avocats des demanderesses

[378]        M. Shibley a fait grand cas des commentaires de la Cour adressés aux avocats des demanderesses. Il soutient que, lorsqu'on lie ces commentaires aux remarques du juge Hugessen sur les questions en litige et la matrice des faits, la personne raisonnable craindrait que la Cour semble inciter la Couronne et les intervenants à croire qu'il n'est pas nécessaire d'aborder la question de l'autonomie gouvernementale dans le cadre de la présente action :

[traduction]


Il semble que la combinaison de vos commentaires et de ceux formulés par le juge Hugessen en ce qui a trait à la question centrale dans la matrice des faits, des décisions que vous avez rendues et de la façon dont vous avez traité les avocats des demanderesses amène les défendeurs à croire qu'il n'est plus du tout nécessaire pour eux de traiter de la question de l'autonomie gouvernementale dans le cadre de la présente action.

(Transcription, vol. 2, page 16: 11 - 20)

[379]        J'ai déjà abordé la question de savoir s'il y a raisonnablement lieu de craindre que les commentaires du juge Hugessen contenus dans ses motifs du 13 décembre 2000 aient influé sur l'ordonnance du juge Russell du 29 juin 2004, qui traitait des modifications demandées aux actes de procédure. Les points de référence de cette ordonnance sont clairement énoncés dans les motifs et, de toutes façons, celle-ci n'a pas été portée en appel et est res judicata.

[380]        M. Shibley a affirmé à maintes reprises qu'il n'attaquait pas les ordonnances rendues dans le cadre de la présente action et qu'il ne demandait pas à les faire annuler. Il soutient que ces ordonnances ne sont que des faits et il vise à démontrer que leur contenu et leur effet peuvent être cernés et, le cas échéant, autoriser une crainte raisonnable de partialité :

[traduction]

Notre demande ne vise pas à faire annuler ces ordonnances. Ce que nous disons, c'est que les conséquences - et les circonstances entourant la formulation de ces commentaires et des ordonnances en soi, tout cela est pertinent quant à la question sur laquelle porte la présente demande, car ce sont toutes des circonstances factuelles que la personne raisonnable est censée connaître.

[...]

On dit que c'est res judicata, bien sûr que ce l'est, et puis après? On dit qu'il n'y a pas eu appel, et puis après?

(Transcription, vol. 2, pages 29: 25 à 30: 24)

[381]        Je rejette cet argument, car si je me récuse, cela entraînera l'annulation des ordonnances que j'ai rendues, y compris celles d'entre elles que les demanderesses ont acceptées et n'ont pas portées en appel. Les ordonnances sont donc contestées et la méthode utilisée est la récusation, ce qui, le cas échéant, aurait pour effet de permettre aux demanderesses de faire valoir leur argumentation auprès d'un autre juge, tout de bon, sans avoir à se soucier des inconvénients d'un appel. En outre, les demanderesses veulent maintenant avoir leur mot à dire sur le choix du nouveau juge.

[382]        Contrairement à ce que soutiennent les demanderesses, le principe de la res judicata n'est pas une simple question « technique » . Si elles peuvent contourner la Cour d'appel fédérale et faire valoir leur cause de novo auprès d'un juge dont elles approuvent le choix, alors le principe de la res judicata perd sa valeur cardinale dans l'administration de la justice.

[383]        Contrairement à ce qu'elles prétendent, les demanderesses ont entrepris en l'espèce une démarche qui a toutes les allures d'une attaque collatérale et d'arrière-garde contre les ordonnances du juge Russell.

[384]        De plus, j'ai clairement montré que l'avocat des demanderesses devait être parfaitement conscient de l'incidence de mon ordonnance du 29 juin 2004 à l'égard des éléments de preuve et des arguments relatifs à toute forme d'autonomie gouvernementale que les demanderesses veulent présenter à la Cour. Sachant cela, elles n'ont pourtant pas interjeté appel de cette décision.


[385]        Souscrire à l'argument de M. Shibley équivaudrait à reconnaître que l'avocat des demanderesses n'était pas conscient de l'incidence de mon ordonnance du 29 juin 2004 au moment où je l'ai rendue et qu'il ne s'est rendu compte de son importance que plus tard, à la faveur de l'accumulation d'autres faits et des déclarations de la Cour. Selon moi, une personne raisonnable ne souscrirait pas à cet argument.

[386]        Par conséquent, aux fins d'une analyse des remarques de la Cour visant l'avocat des demanderesses (j'y reviendrai plus tard), les autres points dont les demanderesses défendent l'existence n'existent tout simplement pas.

[387]        En outre, M. Shibley a fait valoir auprès de la Cour qu'il y a raisonnablement lieu de craindre que le juge Russell, en se chargeant d'examiner la conduite des avocats des demanderesses, ait détourné son attention des questions principales au coeur de la présente action. Au cours de sa plaidoirie, il a souligné à de nombreuse reprises qu'il est raisonnable de soutenir que le juge Russell a semblé ennuyé et « contrarié » et qu'il a puni les demanderesses alors qu'il aurait dû veiller à la protection de leur droit fondamental de présenter leur preuve sur l'autonomie gouvernementale :

[traduction]

Je vous soumets respectueusement que, ce que ce qui s'est passé en l'espèce, c'est ceci. Vous avez été si contrarié par les retards sur le calendrier occasionnés par le dépôt de résumés de témoignage anticipé qui, selon vous, étaient incomplets, que votre attention a été détournée d'une question plus fondamentale, et c'est celle dont je parle.

(Transcription, vol. 2, page 122: 12 - 20)


[388]        Quel est donc le fondement de cette prétention, et que nous indique le dossier au sujet de l'attitude du juge Russell?

[389]        Avant d'examiner les remarques de la Cour adressées à l'avocat des demanderesses, la personne raisonnable doit savoir que la Cour a dû faire face à la pugnacité de l'avocat des demanderesses qui, par moments, s'est montré pour le moins entêté. Cette attitude ressort d'ailleurs clairement des documents déposés aux fins de la présente requête.

[390]        La meilleure façon de commencer l'examen de la conduite du juge Russell consiste peut-être à se pencher sur les prétentions des demanderesses à ce sujet. Au cours de son contre-interrogatoire, M. Healey a tenu les propos suivants sur l'attitude générale du juge Russell en salle d'audience :

[traduction]

R.             Ce que je dis, c'est que je ne crois pas que le juge Russell ait un préjugé défavorable contre moi à titre d'avocat, mais ce que je crains et ce que mes clients craignent a davantage trait à la position même que nous avançons en l'espèce.

(Contre-interrogatoire de Philip Healey, page 18: 17 - 23)

[391]        M. Healey ne craint donc pas que le juge Russell ait manifesté de l'animosité envers lui à titre personnel. Il craint plutôt que le juge Russell, si tant est que celui-ci avait un préjugé défavorable, en ait eu contre la « position » des demanderesses.

[392]        En ce qui concerne la crainte raisonnable de « contrariété » soulevée par M. Shibley, il ne semble pas que celle-ci se soit manifestée en salle d'audience, M. Healey affirmant ce qui suit :

[traduction]

R.             Non, je suis d'accord pour dire qu'il a fait preuve de courtoisie à mon égard lorsque je me suis trouvé devant lui.

(Contre-interrogatoire de Philip Healey, page 26: 5 - 6)

[393]        La crainte raisonnable de « contrariété » doit donc provenir des motifs, ce que confirme M. Healey :

[traduction]

R.             Lorsque je dis être étonné du ton employé dans ses motifs; je présente un argument; et il ne m'interroge pas sur cet argument, ni n'exprime à son sujet les préoccupations dont il fait part par la suite dans ses motifs. Je n'ai donc pas l'occasion d'y répondre, et c'est pour cela que je suis étonné du ton des motifs, que nous avons tous lus.

(Contre-interrogatoire de Philip Healey, page 25: 14 - 22)

[394]        J'indiquerai plus loin ce que montre le dossier au sujet des questions que la Cour a abordées avec M. Healey. À cette étape-ci toutefois, la Cour désire traiter de la plaidoirie de M. Shibley en ce qui a trait à la « contrariété » . La crainte raisonnable de « contrariété » , si elle existe, semble figurer dans les motifs uniquement.

[395]        M. Shibley a dit ceci au sujet des motifs en cause :


[traduction]

[E]t je dois dire, M. le juge, que j'ai pris plaisir à lire vos motifs, en ce sens qu'ils sont énoncés clairement et qu'ils traitent de la question de manière structurée. Cependant, la force de ces motifs est très discutable à certains égards.

[Transcription, vol. 1, page 152: 11 - 16]

[396]        Vu la « force » des motifs, il y aurait donc raisonnablement lieu de craindre que la Cour ait été « contrariée » , que son attention, de ce fait, ait été détournée, et qu'elle ait, par conséquent, fait fi des droit des demanderesses. La force des motifs pourrait émaner de leur libellé ou de leurs effets.

[397]        En ce qui concerne les effets, la Cour n'est pas sûre de saisir à quoi réfèrent les demanderesses, sinon qu'elles n'aiment pas que la Cour n'envisage pas les choses à leur manière. La Cour a rendu des décisions où elle a souscrit aux arguments soumis par les demanderesses et d'autres où elle les a rejetés. La Cour n'a pas agi différemment avec la Couronne.

[398]        En ce qui a trait au libellé des motifs, M Shibley a souligné plusieurs remarques qu'il tient pour déplacées ou exagérées et qui, selon lui, ont altéré la capacité des demanderesses à présenter leur preuve sur l'autonomie gouvernementale, de tels commentaires donnant raisonnablement lieu de craindre que la Cour ait incité la Couronne et les intervenants à croire qu'elle avait un préjugé défavorable à l'encontre des demanderesses.

[399]        En ce qui concerne la conduite en salle d'audience, M. Shibley assure la Cour qu'il comprend comment le juge Russell a pu être « contrarié » , mais que celui-ci n'aurait pas dû se laisser distraire pour autant :

[traduction]

C'est ce qui me préoccupe le plus. Je crains que vous ayez été déconcentré par ce qui s'est passé. C'est pourquoi j'ai dit ce que j'ai dit. Ce type d'atmosphère et de conduite en salle d'audience me répugne.

(Transcription, vol. 2, pages 137: 24 à 138: 2)

[400]        Pour être entièrement juste envers M. Shibley, il convient de souligner qu'il n'a jamais été témoin de la conduite en salle d'audience dont il traite en l'espèce et que ce qu'il en sait lui a été rapporté par Mme Twinn et M. Healey, de qui il tient d'ailleurs à peu près tout quant aux prétentions des demanderesses. En outre, les ordonnances du juge Russell visent la conduite de M. Healey et de M. Healey seulement :

[traduction]

LA COUR :             Naturellement, j'ai eu l'occasion de constater, et vous ne vous en êtes d'ailleurs jamais caché, que votre connaissance du dossier repose en très grande partie sur celle de M. Healey et Mme Twinn, qui vous ont fourni leur aide?

M. SHIBLEY :         Oui.

LA COUR :             Vous n'avez pas été en mesure d'examiner l'ensemble du dossier vous-même?

M. SHIBLEY :         Non.

(Transcription, vol. 2, pages 142: 18 à 143: 2)

LA COUR :             L'argumentation que vous avez fait valoir est essentiellement la leur?


M. SHIBLEY :         En fait, oui, mais je l'ai énoncé à ma manière.

(Transcription, vol. 2, page 144: 8 - 11)

[401]        L'idée selon laquelle il y aurait raisonnablement lieu de craindre que le juge Russell ait été « contrarié » et qu'il n'ait pas protégé les droits des demanderesses émane donc, pour l'essentiel, des avocats des demanderesses et, pour les motifs que j'ai déjà exposés, il convient, à ce chapitre, de considérer cette source d'information comme peu fiable.

[402]        Lorsque la Cour lui a demandé s'il fallait, à son avis, traiter avec circonspection les documents préparés par Mme Twinn et M. Healey, M. Shibley a répondu :

[traduction]

M. SHIBLEY :         Non, M. le juge, je ne le crois pas.

Premièrement, j'estime que, bien qu'ils soient des témoins, ils demeurent des représentants de la loi. Ils ont - si j'étais à leur place, mon sentiment quant à l'obligation de fournir des documents complets et exacts serait le même selon moi.

(Transcription, vol. 2, page 143: 14 - 21)

[403]        Lorsque la Cour a passé en revue cette question avec M. Shibley, elle ne connaissait pas bien comme maintenant la documentation des demanderesses. Si tel avait été le cas, elle aurait aussi attiré son attention sur le document suivant :

[traduction]

a) Critique par un tribunal de la Cour fédérale


15. La Cour fédérale a fait l'objet de critiques dans la décision clé Paulette. Dans cette affaire où une cour des Territoires du Nord-Ouest a autorisé des premières nations assujetties aux traités 8 et 11 à présenter une preuve par histoire orale quant au sens à donner à ces traités, et où ces premières nations soutenaient que les clauses d'extinction dans ceux-ci ne conféraient pas à la Couronne un droit légal à l'égard des terres en cause (cf. l'avertissement susmentionné figurant au Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, tel qu'il est exposé par la suite), un juge de la Cour fédérale avait tenté de s'attribuer compétence au beau milieu du procès. Le juge Morrow, juge présidant, ne l'a pas autorisé. Il a adressé des critiques au juge de la Cour fédérale. Il a conclu que pareilles actions risquaient « de ternir la réputation de la Cour fédérale » puisque cela « peut laisser croire à la population qu'il [le gouvernement fédéral] peut faire intervenir la Cour fédérale chaque fois qu'il le lui demande » .

Paulette, précitée, le juge Morrow

[404]        Il s'agit du paragraphe 15 du mémoire des demanderesses, rédigé par Mme Twinn et M. Healey.

[405]        Le passage cité par l'avocat des demanderesses figure au paragraphe 9 du jugement rendu par le juge Morrow dans l'affaire Re Paulette et al and Registrar of Titles (No. 2), 9 C.N.L.C. 307 (C.S.T.N.-O.) et s'énonce comme suit :

[traduction]

Cette décision exécutive de faire siéger la Cour fédérale à Yellowknife non seulement porte atteinte à l'intégrité et à l'indépendance même de notre Cour, mais risque aussi de ternir la réputation de la Cour fédérale, dont les juges sont fort compétents et respectés. En effet, en insistant pour qu'il y ait instruction, le gouvernement fédéral peut laisser croire à la population qu'il peut faire intervenir la Cour fédérale chaque fois qu'il le lui demande.


[406]        Ce n'est pas là le seul exemple de citation elliptique et d'interprétation singulière qui se trouve dans les documents des demanderesses, mais j'en fait mention pour démontrer ce qui arrive lorsque les avocats portent plus d'un chapeau. Selon moi, la Cour ne peut traiter ces documents comme « complets et exacts » , ainsi que le recommande M. Shibley. Il n'est pas approprié qu'un représentant de la loi communique à la Cour de l'information comme celle figurant au paragraphe 15.

[407]        Le dossier de la Cour, et plus particulièrement les motifs et les ordonnances, constitue la seule source d'information fiable dont dispose la Cour quant aux remarques adressées à l'avocat des demanderesses.

[408]        L'idée selon laquelle il y aurait lieu de craindre que le juge Russell ait été « contrarié » semble s'appuyer sur quelques remarques contenues dans ses motifs et sur l'avertissement qu'il a adressé à M. Healey pour qu'il cesse ses attaques ad hominem envers l'avocat de la partie adverse.

Les mots _ fallacieux et malhonnêtes _

[409]        Les demanderesses dénoncent l'utilisation des mots « fallacieux et malhonnêtes » qui figurent au paragraphe 46 des motifs du 18 octobre 2004 du juge Russell. Pour comprendre le choix de ces mots, il faut cependant tenir compte de l'ensemble du contexte entourant les motifs en cause et de l'attitude de l'avocat des demanderesses à l'audition de la requête relative au défaut de celles-ci de produire une liste de témoins et des résumés de témoignage anticipé conformes à l'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004 du juge Hugessen. De nombreux passages de l'ordonnance du 18 octobre 2004 ont déjà été cités, mais je crois utile de reproduire de nouveau le paragraphe où figurent les mots offensants :


46. À mon avis, les arguments que les demanderesses ont invoqués en ce qui a trait à l'observation de l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen sont fallacieux et malhonnêtes. Personne n'essaie de modifier la façon dont les demanderesses entendent présenter leur cause; tout ce qu'on leur demande, c'est de reconnaître les droits des autres parties au présent litige de se préparer de façon satisfaisante en vue de l'instruction conformément à l'ordonnance du juge Hugessen et de collaborer afin d'assurer le déroulement du litige de la façon la plus rapide, la plus équitable et la moins coûteuse qui soit. Les demanderesses semblent penser qu'elles peuvent simplement agir comme bon leur semble. Or, des avertissements leur ont été donnés à maintes reprises dans la présente affaire. Dans une ordonnance du 6 mars 2002, le juge Hugessen a formulé les commentaires suivants :

J'en arrive donc à la conclusion regrettable que les parties sont tout simplement incapables de se charger du déroulement de l'instance ou qu'il est impossible de se fier à elles à cet égard, même dans le cadre de la gestion de l'instance.

C'est là une situation déplorable qui n'a pas changé, comme l'indique la présente requête.

[410]        Les demanderesses soumettent les objections suivantes à l'utilisation par la Cour des mots offensants dont il est question, même si « fallacieux » (_ spurious _ en anglais) est celui dont semble le plus s'offusquer M. Shibley :

1.          Cette conclusion ne s'appuie sur aucun fait.

2.          La personne raisonnable ne fait pas la distinction entre un argument fallacieux et une personne fallacieuse et sera donc portée à croire que la personne qui formule un tel argument est fourbe.

3.          Les circonstances ne justifient pas cette conclusion.


4.          Avant de tirer une telle conclusion, la Cour est tenue de donner à l'avocat concerné l'occasion de défendre son point de vue.

[411]        Tous les dictionnaires disent clairement que le sens du mot « fallacieux » varie selon le contexte.

[412]        Par exemple, le Oxford English Dictionary nous apprend que lorsqu'il sert à qualifier une personne, l'adjectif _ spurious _ ne veut pas dire que celle-ci est malhonnête, mais plutôt qu'une telle personne [traduction] « a été conçue ou est née hors mariage [...] » . Lorsqu'il qualifie un écrit, le même mot signifie [traduction] « dont l'origine, la source ou l'auteur n'est pas celui ou celle qu'il est réputé avoir; qui n'est pas véritable ou authentique; fabriqué » . Le mot revêt en outre un sens particulier dans le domaine médical et dans d'autres contextes.

[413]        Comme toujours, le contexte est crucial pour déterminer le sens d'un mot, comme l'est d'ailleurs l'usage. En effet, le sens des mots évolue et change au fil du temps.

[414]        Selon l'usage moderne, _ spurious _ revêt un sens particulier lorsqu'il qualifie un argument ou un raisonnement. Il ressort clairement du paragraphe 46 de l'ordonnance du 18 octobre 2004 que le juge Russell fait uniquement référence à des « arguments » . S'il s'était agi de personnes, il aurait voulu signifier que celles-ci étaient nées hors mariage. Or, la Cour est d'avis que tel n'est pas le sens que dégagerait la personne raisonnable en tenant compte du contexte.


[415]        L'ouvrage qui définit le mieux le sens contemporain du mot _ spurious _ lorsqu'il sert à qualifier un argument est The New Penguin English Dictionary (2000), qui propose la définition suivante :

[traduction]

se dit d'un argument ou d'un raisonnement qui semble valable, mais qui présente des failles.

[416]        Le Canadian Oxford Dictionary propose une définition analogue :

[traduction]

fondé sur un raisonnement erroné, faux ou inexact (un argument fallacieux)

[417]        Autrement dit, lorsqu'on qualifie, dans la langue courante anglaise, un argument de _ spurious _, on veut dire que celui-ci, en dépit d'une apparente légitimité, présente d'importantes failles.


[418]        L'explication indiquant en quoi les « arguments que les demanderesses ont invoqués en ce qui a trait à l'observation [de l'ordonnance préparatoire] » contenaient d'importantes failles est énoncée dans les motifs du 18 octobre 2004 ( « Personne n'essaie de modifier la façon dont les demanderesses entendent présenter leur cause » , etc.) et il serait inutile ici de la répéter, bien qu'il soit peut-être opportun de souligner que la Cour ne comprend toujours pas, après avoir instruit la présente requête, en quoi le fait de demander aux demanderesses de produire des résumés de témoignage anticipé modifiait la présentation de leur cause. Il convient néanmoins de remarquer que, lorsque la Cour a commencé à les interroger pour savoir si elles entendaient changer de cap ou continuer à soutenir qu'elles s'étaient conformées à l'ordonnance préparatoire, les demanderesses ont invoqué des raisons (elles étaient très occupées, etc.) qui étaient irréconciliables avec leur argument central selon lequel elles avaient respecté l'ordonnance. Cette attitude était inexplicable et la Cour a commencé à déceler une détermination arrêtée de la part de l'avocat des demanderesses pour amener la Cour à suivre une direction voulue plutôt que pour aborder directement les problèmes liés à la préparation de l'instruction et à celui de la pertinence.

[419]        Les motifs énoncent également les faits à l'appui de la conclusion. Par exemple, bien que les demanderesses ont soutenu s'être conformées à l'ordonnance préparatoire, les documents qu'elles ont signifiés n'en respectaient pas le paragraphe 9, où il était prévu que [traduction] « les parties » devaient signifier des résumés de témoignage anticipé faisant état notamment de [traduction] « la langue utilisée s'il ne s'agit pas de l'anglais ainsi que du nom de l'interprète, s'il est connu » . Les demanderesses n'avaient pas rempli cette exigence et ce défaut, selon la Cour, affaiblissait considérablement leur argument selon lequel elles s'étaient conformées à l'ordonnance en cause.


[420]        La conclusion était très fortement appuyée par les circonstances et le ton était à la mesure de l'entêtement dont avait fait preuve l'avocat des demanderesses à cette occasion, comme l'indiquent clairement les motifs. Au vu du dossier, il appert d'ailleurs qu'on lui a donné l'occasion de répliquer, car la Cour a soulevé d'autres motifs susceptibles d'expliquer pourquoi l'ordonnance n'avait pas été respectée, et tant M. Healey que Mme Twinn ont pris la parole et invoqué des facteurs qui, au bout du compte, ne cadraient pas avec l'argument qu'ils avaient précédemment fait valoir. Autrement dit, la Cour a demandé s'il y avait d'autres problèmes à régler et, le cas échéant, qu'on lui en fasse part. Pour les motifs dont j'ai déjà fait mention, la Cour n'a pas souscrit aux arguments des avocats, qui ont semblé contredire leur propre argument sur la conformité.

[421]        Le mot « malhonnête » (_ disingenuous _ en anglais) qualifie un manque de sincérité ou de franchise. Il se dit de l'acte d'une personne qui manque de sincérité en feignant d'ignorer quelque chose dont elle est au courant. Les demanderesses ont elles-mêmes utilisé ce vocable au paragraphe (a)(xii)(2) de leur avis de requête pour qualifier les observations formulées par les avocats de la partie adverse.


[422]        Lorsqu'a été rendue l'ordonnance du 18 octobre 2004, les demanderesses avaient soutenu avoir respecté l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen, mais la Cour estimait qu'elles ne pouvaient pas être sincères, étant donné leur inobservation manifeste de certaines des directives y contenues (comme celle visant la langue). Dès lors, leur argument selon lequel elles s'étaient entièrement conformées à l'ordonnance préparatoire est devenu insoutenable. Devant cette impasse, la Cour a de nouveau invité les demanderesses à discuter du véritable problème à régler, mais les explications qu'elles ont alors fournies n'étaient guère plus convaincantes, pour les motifs énoncés par la Cour. Les demanderesses se sont entêtées à vouloir faire les choses à leur manière et à aucun moment n'ont-elles véritablement tenté de régler les problèmes pratiques ni cherché une solution susceptible de protéger les droits des deux parties.

[423]        Au vu du volumineux dossier produit aux fins de la présente requête, je constate que le juge Hugessen a fait face aux mêmes problèmes auxquels je suis confronté quant à certains des arguments et à certaines des explications fournis par les demanderesses, lesquels lui ont été soumis à l'époque où il était chargé de la gestion de l'instance. Selon moi, cette récurrence ne saurait fonder une crainte raisonnable de partialité aux yeux de la personne raisonnable. Je suis plutôt d'avis qu'elle prendrait acte de la constance remarquable dans les réactions des juges à l'égard de certains des arguments que les avocats des demanderesses ont choisi de faire valoir. J'estime en outre que la personne raisonnable attribuerait cette constance à la nature des arguments eux-mêmes plutôt qu'à l'état d'esprit des juges qui en ont été saisis.


[424]        Je rejette donc l'argument voulant que, pour la personne raisonnable, les mots « fallacieux et malhonnêtes » puissent, en l'espèce, s'appliquer à autre chose qu'aux arguments des demanderesses. Les raisons qui ont motivé l'emploi de ces termes sont énoncées dans la décision et, compte tenu de l'entêtement et du manque de collaboration dont ont fait preuve les avocats des demanderesses quant à leur réponse, je ne crois pas que la personne raisonnable craindrait que l'utilisation de ces adjectifs ait constitué autre chose qu'une réelle tentative de la part de la Cour de faire face à cette réponse et d'exercer le degré de contrôle que commandaient la situation et la bonne marche de l'instruction. Il n'y a pas lieu de craindre que la Cour ait été « contrariée » ; la Cour a procédé à une évaluation des forces en présence et pris soin d'indiquer clairement que certains arguments et certaines moyens de les faire valoir ne seraient pas couronnés de succès.

[425]        Lorsqu'un juge adopte un ton ferme et énergique à l'égard d'un avocat, il ne cherche pas à l'embarrasser ou à l'insulter personnellement; il vise plutôt à lui fournir de la rétroaction quant aux arguments susceptibles de recueillir un écho favorable auprès de la Cour et à ceux qui ne réussiront pas à la convaincre. Si la Cour demeurait passive ou qu'elle n'exprimait aucune émotion, les avocats seraient les premiers perdants puisqu'ils soumettraient en vain des arguments qui n'auraient aucune chance d'être acceptés par la Cour.

Les mots _ opportunisme grossier _

[426]        Les demanderesses dénoncent également l'utilisation par le juge Russell des mots « opportunisme grossier » et soutiennent que la personne raisonnable considérerait que l'emploi de cette expression appuie leur argument suivant lequel il y a raisonnablement lieu de craindre que le juge du procès favorise une partie au détriment de l'autre et qu'il encourage la Couronne et les intervenants à rechercher l'exclusion de leur preuve sur l'autonomie gouvernementale.

[427]        L'expression figure au paragraphe 11 de l'ordonnance du 25 novembre 2004, qui traite de la proposition des demanderesses pour une « solution viable » aux problèmes occasionnés par leurs résumés de témoignage anticipé :


[...]

11. Considérée dans le cadre de l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen, la proposition des demanderesses me semble une manoeuvre d'opportunisme grossier qui fait fi des droits des autres parties et des procédures que le juge Hugessen a élaborées pour répondre aux exigences de la présente action.

[...]

[428]        Par opportunisme grossier, la Cour entend un opportunisme offensant, voire très offensant. Si la Cour tient la proposition des demanderesses pour opportuniste, c'est qu'il s'agissait d'une tentative de leur part de tirer avantage de leur manquement à l'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004 du juge Hugessen. Il s'agissait d'une manoeuvre offensante, car selon la proposition des demanderesses, la Couronne ne disposait que d'un court laps de temps pour se préparer au procès et elle était privée du droit de soulever devant la Cour ses préoccupations au sujet de la portée et de la pertinence. Cette proposition témoignait de l'obstination que les demanderesses avaient manifestée sans relâche ni aucun repentir depuis la requête précédente. Elles tentaient d'imposer à la Cour un calendrier qui n'autorisait aucun examen des préoccupations de la Couronne, de sorte qu'elles auraient pu appeler tous leurs témoins sans égard au contenu des actes de procédure. Je suis d'avis qu'après avoir pris connaissance de tous ces faits, la personne raisonnable conclurait que la Cour cherchait, à juste titre, à réprimer un comportement qu'elle désapprouvait fortement et qu'elle n'a pas incité la Couronne ni les intervenants à porter atteinte aux droits des demanderesses. Les avocats des demanderesses doivent par ailleurs assumer la responsabilité des tactiques auxquelles ils ont recours à l'audition de quelque affaire que ce soit.

[429]        En guise de riposte à la vive désapprobation de la Cour à l'égard de leur proposition pour une « solution viable » aux problèmes que leur manquement avait occasionnés, les demanderesses, dans le cadre de la présente requête relative à une crainte de partialité, ont fourni un compte rendu révisionniste de la situation qui prévalait en novembre et en décembre 2004 et dont le dossier ne fait pas état.

[430]        Les principaux éléments de ce compte rendu sont les suivants :

1.          La Cour s'est servie du 10 janvier 2005, date fixée dans l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen pour le début du procès, [traduction] « comme d'un absolu en vue de défier les demanderesses » , mais a par la suite reporté le début du procès pour favoriser la présentation de la requête de la Couronne relative aux actes de procédure et à la pertinence.

2.          Il y a raisonnablement lieu de craindre que la Cour et les autres parties savaient que l'échéance du 14 décembre 2004, date à laquelle les demanderesses devaient avoir complété leurs résumés de témoignage anticipé, n'était pas réaliste, mais la Cour l'a tout de même imposée pour veiller à ce que les demanderesses soient incapables de produire tous leurs résumés de témoignage anticipé.


3.          Les demanderesses n'ont pas eu suffisamment de temps pour compléter leurs résumés de témoignage anticipé au 14 décembre 2004, de sorte qu'elles ne peuvent présenter toute la preuve qu'elles veulent présenter sur l'autonomie gouvernementale.

4.          Les demanderesses traversaient alors une période de crise et elles étaient extrêmement occupées. La Cour savait que les demanderesses se trouvaient dans une situation précaire et il y a raisonnablement lieu de craindre qu'elle ait agi de connivence avec la Couronne et les intervenants pour les empêcher de réunir les éléments de preuve à l'appui de leurs prétentions relatives à l'autonomie gouvernementale.

[431]        Les demanderesses soutiennent que la Cour leur a imposé le 10 janvier 2005 comme date absolue, car dans son ordonnance du 18 octobre 2004, dans laquelle il demandait aux demanderesses de proposer une « solution viable » , le juge Russell a déclaré ce qui suit :

Compte tenu du peu de temps qui reste avant l'instruction, qui doit débuter le 10 janvier 2005, les demanderesses sont autorisées à présenter à la Cour des propositions visant à apporter une solution viable aux problèmes qu'elles ont occasionnés en ne respectant pas l'ordonnance préparatoire et en produisant des listes de témoins et des résumés de témoignage anticipé incomplets.

[432]        Selon les demanderesses, la Cour indique de cette manière qu'elle n'est pas disposée à reporter le début de l'instruction, qui doit débuter le 10 janvier 2005, de sorte que toute « solution viable » doit être présentée avant cette date.

[433]        Afin d'évaluer le bien-fondé de cette allégation, la personne raisonnable doit prendre connaissance de plusieurs faits importants :


1.          À l'origine, les demanderesses voulaient procéder à l'instruction sans avoir produit au préalable des résumés de témoignage anticipé conformes. Elles voulaient que l'instruction débute le 10 janvier 2005 avec un peu plus de 150 témoins potentiels et une simple liste de sujets.

2.          Les demanderesses n'avaient pas fait part de leurs plans au juge Hugessen avant qu'il rende son ordonnance préparatoire. Il ne savait pas que les demanderesses avaient l'intention d'appeler un total possible de 150 témoins en vue de présenter une nouvelle preuve et il ignorait quelle forme devaient prendre leurs résumés de témoignage anticipé.

3.          Bien que les demanderesses, par l'intermédiaire de M. Henderson, aient convenu avec le juge Russell, à la conférence de gestion de l'instruction du 17 septembre 2004, qu'il était « tout à fait » nécessaire d'aborder d'importantes questions relatives à la pertinence avant le début de l'instruction, M. Healey, après que M. Henderson eut cessé de prendre part à la présente action, a commencé à soutenir que les demanderesses avaient le droit d'appeler quiconque elles voulaient appeler et que ni la Couronne ni la Cour ne pouvaient contester ce droit ou s'y opposer.


4.          Même après qu'elles eurent accepté, en octobre 2004, les normes du juge Russell applicables aux résumés de témoignage anticipé, les demanderesses ont continué de s'opposer à la requête de la Couronne relative à la pertinence.

5.          Si les demanderesses n'ont pas manqué de souligner avoir été très occupées, elles n'ont, curieusement, soulevé aucune préoccupation devant la Cour quant au délai dont elles disposaient pour se préparer en vue du procès, fixé au 10 janvier 2005. La Couronne avait pourtant fait savoir que, compte tenu de tout ce qu'il restait à faire, il y aurait peut-être lieu d'en reporter le début, ce qui montre qu'elle ne s'opposait pas à un ajournement.

6.          Le juge Russell a accordé aux demanderesses de nombreuses prorogations de délai.

7.          Bien que la Cour ait toujours été soucieuse d'aller de l'avant avec l'instance le plus rapidement possible, elle n'a jamais affirmé que la date du 10 janvier 2005, à laquelle devait débuter l'instruction, était immuable.


8.          Les modifications aux actes de procédure en vue de permettre aux demanderesses de présenter de nouveaux éléments de preuve pour tenir compte de l'évolution de la jurisprudence remontent à aussi loin que 1998. Les demanderesses ont donc eu tout le temps voulu pour réunir les éléments de preuve à l'appui de leurs actes de procédure.

9.          Ce sont les demanderesses elles-mêmes qui ont proposé le 14 décembre 2004 comme date limite pour produire leurs résumés de témoignage anticipé. Interrogées sur le caractère réaliste de cette échéance, elles ont fait savoir à la Cour que la production à cette date de leurs résumés de témoignage était réalisable.

10.        Au cours de l'audience d'octobre 2004 relative aux « solutions viables » , les demanderesses ont demandé avec insistance à la Cour de procéder à l'instruction le 10 janvier 2005. Rien ne donnait à penser qu'elles étaient d'avis que la Cour n'était pas disposée à changer cette date.

11.        Les demanderesses ont sollicité une nouvelle prorogation de délai auprès de la Cour en vue de déposer quelques-uns de leurs résumés de témoignage anticipé. La Cour n'a pas encore examiné cette demande du fait de la présente requête relative à une crainte de partialité.


12.        Jusqu'à l'audition de la présente requête le 29 mars 2005, les demanderesses n'ont pas déclaré à la Cour être incapables de déposer tous les résumés de témoignage anticipé qu'elles voulaient déposer, à l'exception de ceux, peu nombreux, qu'on vient de mentionner et que la Cour n'a pas été en mesure d'examiner.

[434]        Ce dernier point est avancé comme un axiome par les demanderesses et, malgré cela, elles n'ont fait que l'effleurer à l'audience.

[435]        La Cour a demandé à M. Shibley de mentionner une source fiable démontrant qu'une telle assertion avait bien été faite antérieurement. En raison de la gravité de l'allégation faite dans la présente requête, c'est là une question que les demanderesses auraient dû vérifier, et plus d'une fois encore. Malgré cela, les demanderesses n'ont pas semblé pouvoir renvoyer la Cour aux parties pertinentes du dossier. Comme M. Shibley ne connaissait pas vraiment le dossier, la Cour l'a informé que Mme Twinn avait communiqué plus tôt avec elle au sujet de l'état des résumés de témoignage anticipé, et que Mme Twinn avait alors signalé à la Cour que quelques résumés n'avaient pas pu être achevés avant le 14 décembre 2004.

[436]        M. Shibley a ensuite confirmé que son assertion se fondait sur une lettre de Mme Twinn adressée à la Cour, mais la Cour ne sait pas dans quelle mesure il était au fait de la teneur de cette lettre.

[437]        M. Shibley a dit à ce sujet à la Cour :

[traduction]


M. SHIBLEY :         Il [M. Donaldson] affirme qu'on ne vous avait pas dit que les demanderesses ne pourraient valablement pas prouver leurs prétentions au procès ni présenter tous les éléments de preuve qu'elles estimaient pertinents et importants. Vous avez eu la bienveillance, M. le juge, de mentionner que vous aviez reçu à ce sujet même de Mme Twinn une lettre. Et je crois, je sais, que mes vis-à-vis en ont des copies.

Alors comment peut-il [M. Donaldson] vous dire qu'on ne vous avait pas informé que les demanderesses ne pourraient pas présenter toute leur preuve pertinente et importante. J'estime que cela contredit -

LA COUR :             Bien, j'imagine que cela dépend de ce que dit la lettre, et je vais donc l'examiner avec soin.

M. SHIBLEY :         Oui, oui.

(Transcription, vol. 4, page 222: 8 - 25)

[438]        J'ai bien examiné la lettre. Pour une raison ou une autre, je ne pouvais retracer la lettre dans le dossier de requête des demanderesses daté du 10 février 2005, mais la lettre du 14 décembre 2004 adressée à la Cour par Mme Twinn se trouvait dans un dossier de requête déposé plus tôt par les demanderesses, soit le 25 janvier 2005.

[439]        La lettre de Mme Twinn ne fait nulle mention du problème. On y affirme à la Cour que les demanderesses avaient, en fait, été en mesure de produire leurs résumés de témoignage anticipé avant le 14 décembre 2004, sous réserve de quelques exceptions pour lesquelles un « court délai » était demandé à la Cour.

[440]        Il vaut la peine de citer des extraits de la lettre parce qu'on y dépeint de façon spontanée et non révisée la position où se trouvaient les demanderesses le 14 décembre 2004 :


[traduction]

Nous proposons de convoquer 69 témoins, dont six pour la preuve d'experts primaire. Dans notre liste de témoins, jointe à la présente lettre, figure :

-                le nom de chaque témoin;

-                la langue dans laquelle il va témoigner;

-                le nom de l'interprète s'il est connu;

-                l'ordre dans lequel nous prévoyons actuellement que les témoins seront convoqués;

-                la durée prévue de l'interrogatoire principal.

Nous avons révisé la « preuve » de notre mieux. Nous avons pu réduire, par exemple, le nombre initialement prévu de témoins en établissant lesquels d'entre eux pouvaient aborder davantage de questions.

Nous estimons qu'il faudra au total 59 jours pour l'interrogatoire principal, ce qui comprend la preuve d'experts primaire.

[441]        J'estime qu'après avoir lu la lettre en son entier, la personne raisonnable tirerait les conclusions suivantes :

1.          Mis à part sept ou huit témoins pour lesquels un « court délai » sera demandé, les demanderesses ont été en mesure de produire les résumés de témoignage anticipé dont elles avaient besoin pour établir leur preuve.

2.          Nulle part il n'est dit dans la lettre, implicitement ou explicitement, que les demanderesses n'ont pas pu convoquer les témoins dont elles auront besoin au procès pour faire valoir, notamment, la question de l'autonomie gouvernementale.


3.          Mme Twinn se sent tout à fait à l'aise de demander à la Cour le report du délai fixé au 14 décembre 2004 en raison d'un petit nombre de cas exceptionnels.

4.          La preuve qu'elles requièrent, les demanderesses peuvent maintenant l'établir grâce à 69 témoins, soit environ 50 % du nombre initialement mentionné le 15 septembre 2004.

5.          Les demanderesses estiment avoir respecté intégralement les normes fixées par le juge Russell pour les résumés de témoignage anticipé.

[442]        Ainsi, la seule preuve présentée à la Cour quant au fait que l'ordonnance du 25 novembre 2004 du juge Russell aurait empêché les demanderesses de convoquer les témoins dont elles ont besoin, c'est une affirmation pure et simple que rien n'étaye et faite pour la première fois lors de l'audience relative à la présente requête. Or, le dossier fait voir le contraire. J'estime pour ma part que la personne raisonnable préférerait pareille preuve objective à l'assertion révisionniste des demanderesses. Je crois, en outre, que la personne raisonnable considérait l'ordonnance du 24 novembre 2004 en ayant à l'esprit la lettre de Mme Twinn et y trouverait la confirmation de la déclaration de M. Healey selon laquelle il lui était possible de produire les résumés de témoignage avant le 14 décembre 2004.


[443]        L'autre fait important qui ressort de la lettre de Mme Twinn, c'est qu'il semble bien que les demanderesses ont interrogé bon nombre de témoins éventuels pour l'établissement des résumés (dont elles ne veulent pas révéler le nombre) après l'échéance du 15 septembre 2004 fixée par le juge Russell dans son ordonnance préparatoire du 26 mars 2004.

[444]        On voit mal comment, de la sorte, les demanderesses ont pu soutenir avec autant de vigueur s'être conformées à l'ordonnance préparatoire. Avant qu'un témoin ne soit interrogé, comment un avocat pourrait-il dire à l'avocat adverse quelle sera la teneur de son témoignage?

[445]        Il y a aussi lieu de signaler, bien sûr, que la réduction de 50 % du nombre de témoins figurant dans la liste des demanderesses a déjà permis de réaliser une importante économie de temps et de ressources.

[446]        Mais il y a encore bien plus au dossier. Au cours d'une conférence téléphonique, le 7 janvier 2005, la Cour elle-même a souligné l'importance de la lettre du 14 décembre 2004 de Mme Twinn et a consenti des efforts particuliers pour s'assurer que leurs résumés de témoignage anticipé n'occasionnaient aucun autre problème aux demanderesses, mis à part ce qui était soulevé dans la lettre. Les échanges qui suivent sont d'importance sur ce point.

[traduction]

LE JUGE RUSSELL :              Y a-t-il d'autres questions que vous estimez devoir être abordées?


M. HEALEY :                         Il y en a une M. le juge. Je me présente, Phil Healey. Je désire répliquer à l'observation que M. Faulds vient de présenter, mais c'est des résumés de témoignage anticipé des demanderesses qu'il s'agit. M. le juge, je crois savoir que, comme moi, Mme Twinn s'occupait d'établir un certain nombre de résumés, tout particulièrement ceux de M. le juge Cullity et de l'ancien ministre Pierre Cadieux. Mme Twinn, je crois, vous a fait parvenir une lettre parce qu'un court délai était demandé par le juge Cullity, de même que par M. Cadieux, parce qu'ils devaient prendre en compte les renseignements qu'ils avaient requis et que Mme Twinn leur avait transmis.

Nous avons consentis, j'estime devoir vous le dire M. le juge, des efforts tels que ceux décrits à cet égard dans le passé. Pour ce qui est de ces deux témoins, nous avons eu - Mme Twinn bien davantage que moi - certaines conversations avec eux deux, mais leurs résumés de témoignage anticipé n'ont pas été officiellement signifiés. Je crois qu'en raison des nombreuses discussions tenues, des ébauches ont été fournies à mes vis-à-vis mais la question est toujours en suspens. Mme Twinn, je crois, a soulevé cette question dans une lettre qu'elle vous a adressée.

Mme TWINN :                         Je me présente, Catherine Twinn, M. le juge. Je ne sais pas si vous avez entendu mon nom au début de l'appel parce que je suis arrivée à la toute fin et que vous aviez déjà commencé à parler. Il y a cependant des questions dans ma lettre, de décembre je crois [...]

LE JUGE RUSSELL :              Oui, j'ai bien cette lettre et c'était là l'une des questions que je désirais mettre sur le tapis aujourd'hui. Je ne sais pas si tout le monde a une copie de cette lettre. A-t-elle été distribuée Mme Twinn?

Mme TWINN :                         Elle a été distribuée à tout le monde.

LE JUGE RUSSELL :              J'ai lu la lettre et je me suis rendu compte qu'elle soulèverait des questions. C'est pour cela qu'elle est sur le tapis. Y a-t-il autre chose?

(Transcription, vol. 2, pages 52:20 à 54:5)

Le prochain point que je désirais aborder, c'est l'achèvement des résumés de témoignage anticipé, en regard de la lettre de Mme Twinn. Ce qui me préoccupe bien sûr aujourd'hui, mis à part la question du statut des intervenants, c'est les progrès réalisés par les demanderesses dans la production des résumés qu'elles comptent soumettre, et où en est la Couronne. Je déduis de ce qui a déjà été dit que des objections seront portées et que la procédure fixée dans mon ordonnance sera suivie.


J'imagine que la seule autre question, c'était celle de savoir si on pouvait se pencher à un autre moment sur les préoccupations des demanderesses au sujet des résumés de la Couronne et des intervenants. Je crois que nous en avons déjà discuté et que la seule chose qu'il me reste donc à faire, du moins pour cette question, a trait à un rapport quelconque sur ce qu'il advient maintenant du point de vue des demanderesses et au sujet de la lettre de Mme Twinn, et à ce que celles-ci estiment devoir être discuté quant à tout délai dont elles pourraient avoir besoin et quant à toute objection que cela pourrait soulever. M. Healey et Mme Twinn pourraient peut-être donc prendre le relais et commencer par la lettre pour nous apprendre où ils en sont avec la production de leurs résumés de témoignage anticipé.

M. HEALEY :                         Je vais laisser Mme Twinn donner des explications sur le sujet, si ce n'est bien sûr que je crois comprendre que le résumé du sénateur St. Germain a été déposé, de sorte que nous avons besoin effectivement de plus de temps.

LE JUGE RUSSELL :              Peut-être Mme Twinn pourra-t-elle nous dire ce qu'il en est.

Mme TWINN :                         Je n'ai pas la lettre avec moi, malheureusement, mais je me rappelle y avoir traité des résumés de témoignage du juge Morris Cullity, de M. le ministre Pierre Cadieux ainsi que du sénateur St. Germain. J'aimerais à cet égard que la Couronne et les intervenants confirment avoir bien reçu le résumé de ce dernier.

LE JUGE RUSSELL :              C'est une des choses que vous demandez. Y a-t-il autre chose à dire au sujet de la lettre?

Mme TWINN :                         Oui, d'autres questions sont soulevées dans la lettre M. le juge. Il y a la question de la cour Tsuu T'ina. Il y a aussi celle, dont on a déjà beaucoup parlé dans l'abstrait, des témoins additionnels qu'une partie peut interroger au préalable.

LE JUGE RUSSELL :              Oui, je crois que nous avons déjà traité de cette question. Mis à part tout ce que nous avons pu avoir déjà dit aujourd'hui, où je veux en venir je crois c'est de savoir si la lettre a été distribuée. Je ne sais pas si les parties en ont le moindrement discuté, ni s'il y a la moindre mésentente sur le sujet. Je voudrais seulement apprendre quels sont les points de discorde et comment on va y apporter une solution.

Mme TWINN :                         Bien, je ne peux pas parler pour les autres et je n'en ai discuté avec aucun d'eux.

LE JUGE RUSSELL :              Peut-être alors le mieux à faire serait-il maintenant de convier la Couronne et les intervenants à nous dire où nous en sommes quant aux questions soulevées dans la lettre de Mme Twinn, et peut-être quant aux résumés de témoignage anticipé de manière générale.


M. KINDRAKE :                    Je me présente, Jim Kindrake, M. le juge. Pour ce qui est d'abord des résumés de témoignage des demanderesses, l'échéance était fixée au 14 décembre - les règles prévoient la signification avant 17 h. On m'a envoyé une série de courriels peu avant minuit le 14 décembre, en fait trois avant minuit et quatre autres après. On a transmis 57 résumés de témoignage anticipé dans ces courriels, dont 20 avaient déjà été communiqués; il y en avait donc 37 nouveaux.

L'un des documents qui vous a alors été transmis M. le juge, c'était la lettre dont Mme Twinn fait mention. Celle-ci a dit le lendemain qu'elle allait transmettre encore d'autres résumés. Nous avons alors répondu - cela figure également dans notre dossier de requête - que nous n'en acceptions plus. La Couronne estime donc avoir été très généreuse en acceptant la signification, ou en reconnaissant que signification avait été faite dans le délai prescrit, quant aux 57 résumés alors que tel n'était pas vraiment le cas. La Couronne n'acceptera plus de nouveaux résumés; il faut bien en finir avec cette procédure. Des personnes, plusieurs, figurant sur la liste n'étaient pas mentionnées dans la liste de témoins originale. Tout cela est dans notre requête, encore une fois, mais c'est là notre position.

LE JUGE RUSSELL :              Peut-être, puisque vous dites qu'on traite de toutes ces questions dans le cadre de la requête, n'avons-nous pas à les aborder aujourd'hui. Je voulais simplement être certain qu'on en traiterait à un stade quelconque. Mais ce que la Couronne me dit, c'est que ces questions seront bel et bien abordées dans le cadre de la requête.

M. KINDRAKE :                    Elles figurent dans la requête. On explique très précisément quel est l'ordre et qui a reçu signification, ainsi que notre position au sujet de la signification tardive d'autres résumés.

LE JUGE RUSSELL :              Bien.

(Transcription, vol. 2, pages 63: 19 à 67:5)

LE JUGE RUSSELL :              Mon sentiment, après ce que j'ai entendu aujourd'hui du moins, je crois, c'est qu'il pourrait convenir qu'on laisse en plan la question jusqu'à ce qu'elle soit soulevée de nouveau dans la requête de la Couronne. Je ne vois pas en quoi il pourrait être utile de poursuivre sur le sujet, à moins que quelqu'un veuille ajouter quelque chose.


M. HEALEY :                         Je suis très surpris que mes vis-à-vis soulèvent un argument basé sur le dépôt avec quelques heures de retard de résumés de témoignage anticipé, mais nous y ferons face en temps opportun M. le juge.

LE JUGE RUSSELL :              En temps opportun.

(Transcription, vol. 2, page 68: 2 - 12)

[447]        Ainsi, lorsque la Cour consent un effort pour apprendre si les demanderesses font toujours face à des problèmes en ce qui concerne leurs résumés de témoignage anticipé, la seule question soulevée a trait à quelques témoins particuliers et à des résumés déposés [traduction] « avec quelques heures de retard » . Il y a mésentente quant à savoir si les quelques résumés déposés tardivement devraient ou non être acceptés (le juge Russell n'a pas encore tranché cette question), mais on ne mentionne nul problème majeur dans le rassemblement de la preuve sur l'autonomie gouvernementale. Dans son affidavit dans le cadre de la présente requête, Mme Twinn déclare : [traduction] « Je n'ai pas pu parler aux témoins, même si leur témoignage était d'importance. » Si tel était bien le cas, cette question n'a pas été portée à l'attention de la Cour alors qu'on en avait amplement l'occasion. Il n'est pas très clair non plus si ne pas pouvoir parler aux témoins c'est la même chose que de ne pas disposer de la preuve requise relativement à la question de l'autonomie gouvernementale de manière générale. L'on peut d'ailleurs se demander comment il se fait que Mme Twinn n'a pas pu parler aux témoins tel qu'elle le désirait alors que la procédure entourant le nouveau procès a débuté en 1997 et que l'échéance relative aux résumés de témoignage anticipé a été fixée, de consentement, au 15 septembre 2004. Quoi qu'il en soit, ce qui est surtout le plus difficile à comprendre c'est pourquoi, s'il y avait véritablement un problème, on a demandé comme mesure de redressement que le juge du procès se récuse plutôt que de simplement saisir la Cour de la question.


[448]        Pour qu'il ne subsiste aucun doute sur le sujet, M. Healey a déclaré ce qui suit lors de la conférence téléphonique du 7 janvier 2005 :

[traduction]

M. le juge, vous avez établi les règles et nous nous y sommes conformés du mieux que nous pouvions. Nous agissons dans le cadre des règles fixées par la Cour. Les demanderesses ont ainsi présenté leur cause en procédant à la signification des résumés de témoignage anticipé ainsi que de leurs observations du 21 décembre 2004 selon le mode autorisé par la Cour, et nous désirons procéder ainsi et que nos vis-à-vis s'y conforment également.

(Transcription, page 15: 18 - 26)

[449]        Devant la Cour dans le cadre de la présente requête, malgré cela, M. Shibley a soutenu avec vigueur qu'il était raisonnable de craindre que la Cour, qu'il a admonestée pour ce motif, était de connivence avec la Couronne et les intervenants pour s'assurer que soit fixée une date ne permettant pas aux demanderesses de recueillir la preuve dont elles avaient besoin quant à la question de l'autonomie gouvernementale.

[450]        J'estime, après examen du dossier, qu'une personne raisonnable ne nourrirait pas la crainte raisonnable que tel était bien le cas.

[451]        Je crois également qu'en rapport avec l'examen de la transcription de l'audience du 18 novembre 2004 - où l'on a traité de la « solution viable » proposée par les demanderesses -, la personne raisonnable trouverait d'intérêt les passages qui suivent ayant trait à l'argumentation de M. Shibley.


1.          Acceptation des normes imposées

[traduction]

M. Healey :              Je soutiens, M. le juge, qu'ils [les 18 résumés de témoignage anticipé alors produits] respectent toutes les exigences que vous avez fixées. Ils vont en fait au-delà et sont extrêmement détaillés. Ils le sont d'ailleurs bien davantage, par exemple, qu'il n'était envisagé dans l'ordonnance du juge McKay dans l'arrêt Buffalo.

(page 32: 8 - 13)

2.          Nombre de témoins

La Cour pose la question suivante à M. Healey :

[traduction]

LE JUGE RUSSELL :              Très bien. Est-ce que - vous attendez-vous encore à ce qu'il y en ait cent quarante-deux (142) ou -, quel en est le nombre?

(page 19 - 21)

M. Healey ne donne pas de réponse.

3.          Report de la date du procès

Le juge Russell a abordé cette question avec M. Faulds, avocat du Conseil national des Autochtones du Canada (Alberta), l'un des intervenants en l'espèce.

[traduction]

LE JUGE RUSSELL :              Mais - présumons pour l'instant qu'elles aient besoin de cent cinquante (150) témoins, que pourraient-elles faire?


M. JON FAULDS :                Bien, je suppose que dans ce cas tout ce qu'elles feraient serait de demander l'ajournement du procès et d'accepter les conditions que la Cour leur imposerait pour la présentation de ces témoignages. Et ce serait une reconnaissance - de leurs lacunes - ou des problèmes qu'elles ont occasionnés.

Ce qu'elles ont plutôt fait, M. le juge, c'est adopter une position consistant à passer totalement sous silence le préjudice causé par elles aux autres parties, et qui leur permet de continuer de produire des résumés pendant une période de trois (3) mois après l'échéance originale, sans ordre particulier ni nombre déterminé.

(page 55: 10 - 25)

Mme MARY EBERTS :          Cela nous laisse essentiellement deux (2) choix. Le premier consiste à préserver le statu quo en date du 18 octobre 2004, soit de telle sorte que les demanderesses ne soient pas autorisées à appeler ces témoins.

Le second choix, c'est qu'on accorde aux demanderesses l'occasion, ou que celles-ci saisissent l'occasion, de demander le report du début du procès. Toute telle demande, nous le soumettons respectueusement, devrait être accompagnée d'un calendrier détaillé ainsi que d'un ensemble d'engagements quant au moment où les choses seront faites.

(page 65: 11 - 20)

M. KINDRAKE :                    La Couronne n'a désormais plus le temps voulu pour se préparer au procès, à moins que celui-ci soit reporté.

(page 46: 18 - 20)

M. Healey a répondu comme suit à ces suggestions :

[traduction]

« [N]ous désirons commencer le 10 et nous allons leur donner des résumés de témoignage anticipé. »

(page 72: 10 - 11)

« Les intervenants n'ont pas le droit de demander un ajournement. »

(page 76: 3 - 4)


Face à toute suggestion d'ajournement, en d'autres mots, M. Healey s'indigne et dit à la Cour qu'elle ne peut pas même écouter les propositions des intervenants sur la question. Malgré cela, l'argument avancé par les demanderesses dans la présente requête c'est qu'il est raisonnable de craindre que la Cour était de connivence avec la Couronne et les intervenants pour s'assurer que les demanderesses ne disposent pas du temps dont elles avaient besoin, et que la Cour avait comme position que la date du 10 janvier 2005 ne pouvait pas être changée à moins que la Couronne ne requière plus de temps.

4. Échéance du 14 décembre 2004

[traduction]

Mme MARY EBERTS :          Une question très importante était celle de la planification de l'instruction.

Il est possible qu'il y ait à l'étape préalable à l'instruction et pendant l'instruction des questions restant à trancher quant aux résumés de témoignage anticipé et à la liste de témoins des demanderesses en l'état où ils étaient à l'époque.

(pages 59: 22 - 25 à 60: 1 - 3)

Cela nous laisse dans une situation où - on peut prédire avec assurance que d'ici au 14 décembre, au contraire de ce qu'elles avaient promis, les demanderesses n'auront pas produit tous leurs résumés de témoignage anticipé, en la version intégrale prescrite.


Et même si elles le faisaient, réussissant ainsi à comprimer sept (7) mois de temps de travail dans le mois qui reste, par suite de la production de tous les résumés d'ici le 14 décembre ferait, si vous comptez à la fois le 14 et le 10, il resterait vingt-six (26) jours entre la date limite qu'elles proposent et le début du procès, y compris les jours de Noël et du Nouvel An ainsi que les autres jours de congé des fêtes de fin d'année.

Nous soumettons respectueusement que cela est totalement impossible.

(page 61: 1 - 15)

Une fois encore, M. Healey a alors répondu :

M. PHILIP HEALEY :            Puis, elle (Mme Eberts) a sorti une formule, M. le juge, selon laquelle, bien, vous en faites dix-huit (18) par mois, nombre que vous divisez de cent quarante-quatre (144), ce qui fait tant de mois pour se préparer pour le procès. J'ai demandé si le 14 décembre ça allait. Elle n'a pas à se soucier d'une formule qu'elle a elle-même inventée.

(page 81: 8 - 14)

M. Healey a exprimé son indignation avec une certaine agressivité face à toute suggestion visant à ce qu'on prévoie davantage de temps au calendrier pour la production des résumés de témoignage anticipé ou qu'on reporte la date du procès.

Il déclare maintenant ce qui suit, dans son témoignage sous serment dans le cadre de la présente requête :

[traduction]


Je crois qu'il y a eu un effort concerté de la part des avocats adverses pour nous surcharger de travail, dans le sens qu'ils tentaient de soulever davantage de questions qu'il n'était possible pour nous de traiter. Je crois également que la Cour était consciente de ce fait et qu'elle faisait plus ou moins la même chose en nous astreignant à un échéancier serré pour la réalisation de tâches ne pouvant être accomplies dans ces délais.

(Contre-interrogatoire de Philip Healey, page 211: 10 - 17)

Ce que M. Healey croit ainsi, le dossier n'y donne pas ouverture. Le dossier laisse voir, en effet, le rejet d'un ton agressif par M. Healey de toute suggestion faite par les autres avocats d'examiner le calendrier et d'envisager le report de la date du procès. L'allégation suivante à l'encontre du juge Russell est tout aussi indéfendable :

[traduction]

[I]l exerçait de la pression sur nous et en avait conscience, et il savait que vous et les avocats adverses exerciez de la pression sur nous.

(Contre-interrogatoire de Philip Healey, page 212: 23 - 25)

Il s'agit bien ici d'une allégation de partialité réelle.

5.          Questions de la portée et de la pertinence

[traduction]

M. MICHAEL DONALDSON :            La seule véritable question que vous ayez à trancher est celle de savoir si la Cour devrait ou non élaborer elle-même la solution viable que les - que les demanderesses ont fait défaut de soumettre. Ceci, en réalité, n'a rien à voir avec une solution viable; c'est simplement une demande de prolongation de délai.

(page 67: 18 - 23)


LE JUGE RUSSELL :                              - nous ne débattrons pas maintenant de la question de la pertinence.

M. PHILIP HEALEY :                            Bon. Très bien.

LE JUGE RUSSELL :                              Et il entre en jeu le fait bien sûr que - l'autre partie a soutenu, bien, qu'on ne peut vraiment - on ne peut vraiment aborder dans le cadre de la présente demande des questions comme celle de la pertinence avant - avant que nous ne disposions de l'ensemble des résumés de témoignage anticipé. Ça me semble être la façon dont entre en scène la question de la pertinence dans les présentes demandes.

(page 86: 10 - 19)

Le juge Russell tente d'apprendre de M. Healey dans quelle mesure le calendrier qu'il propose accordera suffisamment de temps pour la requête de la Couronne relative à la portée et à la pertinence. Alors qu'on lui en fournit ainsi l'occasion, M. Healey ne donne alors pas une réponse éclairante.

Il convient de tenir compte des réponses guère éclairantes de M. Healey lorsqu'on apprécie les plaintes qu'il a ainsi exprimées lors de son contre-interrogatoire :

[traduction]

Lorsque je dis être étonné du ton employé dans ses motifs; je présente un argument; et il ne m'interroge pas sur cet argument, ni n'exprime à son sujet les préoccupations dont il fait part par la suite dans ses motifs. Je n'ai donc pas l'occasion d'y répondre, et c'est pour cela que je suis étonné du ton des motifs, que nous avons tous lus.

(Contre-interrogatoire de Philip Healey, page 25: 14 - 22)


Je crois que la personne raisonnable serait d'avis que, s'il choisit de donner des réponses non éclairantes, M. Healey ne devrait pas ensuite se plaindre de n'avoir pas eu l'occasion de traiter de sujets de préoccupation avec la Cour.

En réponse aux questions posées par la Cour quant au moment opportun pour la requête relative à la portée et à la pertinence de la Couronne, M. Healey confine ses réponses aux résumés de témoignage anticipé ainsi qu'au rôle des intervenants (l'objet de la seconde requête instruite ce jour-là). M. Healey opine qu'on ne peut examiner la question de la pertinence qu'au procès, après qu'ont été entendus tous les témoins :

LE JUGE RUSSELL :              Non, je - croyez-le, je n'ai pas à être convaincu qu'on traite de questions très très importantes dans la présente affaire.

M. PHILIP HEALEY :            Bien, je réponds à des prétentions selon lesquelles ces résumés de témoignage anticipé ne sont pas pertinents alors qu'ils touchent au coeur de la question même sur laquelle vous allez nous interroger. Et j'ai l'impression, M. le juge, qu'au moment du procès, lorsque ces témoins seront à la barre, il se pourrait que vous ayez beaucoup de questions à leur poser.

(page 96: 1 - 10)

[452]        Selon moi, la personne raisonnable qui lirait la transcription de cette audience en viendrait aux conclusions qui suivent :


1.          Une seule question était mise de l'avant, en fait, dans la « solution viable » proposée par les demanderesses : la suggestion faite qu'on leur accorde un délai additionnel (de trois mois en fait) pour le dépôt de leur liste de témoins et résumés de témoignage anticipé.

2.          Les demanderesses n'ont pas véritablement tenté de s'attaquer aux problèmes qu'un tel retard pouvait occasionner aux autres parties. On compte parmi ces problèmes celui du temps requis pour se préparer à l'instruction et celui de questions d'importance liées à la portée et à la pertinence restant à trancher.

3.          M. Healey a assuré à la Cour qu'il y avait moyen de respecter la date du 14 décembre 2004 fixée pour la production, par les demanderesses, de résumés de témoignage anticipés conformes.

4.          M. Healey a complètement fermé la porte lorsqu'on a laissé entendre qu'un report de la date du procès pouvait être requis pour permettre à toutes les parties de faire ce qui leur était nécessaire avant l'instruction.

5.          Lorsque la Cour a tenté d'aborder avec M. Healey d'importantes questions, les réponses de ce dernier n'étaient pas éclairantes. Il ne voulait pas même divulguer le nombre envisagé de témoins, laissant tout le monde présumer que ce nombre était toujours de plus de 140.

[453]        Il est bien vrai que la Couronne et les intervenants ont suggéré à la Cour d'exclure les témoins des demanderesses. La Cour n'a toutefois pas accédé à cette demande. Les intervenants ont alors fait des suggestions quant à une approche ordonnée pour la préparation du procès, qui permette tant aux demanderesses qu'à la Couronne de disposer du temps qui leur était nécessaire.

[454]        Comme M. Donaldson l'avait suggéré, la Cour, étant donné le refus des demanderesses de reconnaître les besoins de la partie adverse, a dû intervenir et mettre au point elle-même une solution et un calendrier, lesquels sont consignés dans l'ordonnance du 25 novembre 2004.

[455]        Selon M. Shibley, une personne raisonnable conclurait au vu de l'ordonnance que la Cour exigeait le respect strict des demanderesses à l'égard des résumés de témoignage anticipé, alors qu'elle était disposée à reporter la date du procès pour satisfaire les besoins de la Couronne. La Cour, pour sa part, ne croit pas qu'une personne raisonnable interpréterait l'ordonnance de la sorte. Compte tenu de la transcription de l'ensemble de l'audience ainsi que du déroulement de l'instance, j'estime ainsi que la personne raisonnable en viendrait aux conclusions qui suivent :

1.          La Cour n'a pas cédé aux tentatives de l'avocat des demanderesses visant à obtenir ce qu'il sollicitait tout en conservant le 10 janvier 2005 comme date du procès de manière à ce que les autres parties n'aient pas suffisamment de temps pour se préparer, et la Cour pour examiner la requête de la Couronne relative à la question de la portée et de la pertinence.


2.          Compte tenu des renseignements fournis par l'ensemble des parties à l'audience, la Cour a tenté d'imposer un calendrier précis permettant de manière raisonnable que, de part et d'autre, on puisse faire le nécessaire avant l'instruction.

3.          La transcription permet clairement de comprendre pourquoi la Cour a conclu que la proposition de « solution viable » des demanderesses dénotait un opportunisme offensant.

4.         Les demanderesses n'ont jamais donné à entendre que le délai du 14 décembre 2004 n'était pas suffisant. Elles se sont rebiffées et montrées indignées lorsque Mme Eberts s'est aventurée à soulever des questions quant aux délais et à des points pratiques.


[456]        Je crois donc que le dossier fait voir clairement pourquoi la Cour a qualifié de manoeuvre d' « opportunisme grossier » la proposition des demanderesses. Le dossier ne permet pas d'étayer non plus les arguments des demanderesses selon lesquels l'expression était inopportune ou donne raisonnablement lieu de craindre que le juge Russell s'activait pour inciter la Couronne ou les intervenants à exercer de la pression sur les demanderesses pour que celles-ci ne puissent réunir leur preuve en temps utile. La personne raisonnable, bien informée sur ces questions, ne conclurait pas que la Cour semble avoir comploté avec la Couronne et les intervenants en vue de l'exclusion de la preuve sur l'autonomie gouvernementale des demanderesses, ou les avoir encouragés en ce sens. Les demanderesses font maintenant preuve de révisionnisme en tentant de prêter de telles intentions apparentes à la Cour, alors que le dossier fait bien voir que les choses ne se sont pas passées ainsi.

La réprimande

[457]        Depuis la première rencontre réunissant les avocats et le juge Russell lors de la conférence de gestion de l'instance tenue à Edmonton le 17 septembre 2004, le juge Russell a pu aisément constater l'existence d'une vive animosité entre les avocats des demanderesses et ceux de la Couronne et des intervenants.

[458]        On cite souvent la formule [traduction] « un procès, ce n'est pas une partie de plaisir » employée par le juge Southin dans Middelkamp c. Fraser Valley Real Estate, [1993] B.C.J. no 1846 (paragraphes 10 à 12). Je crois cependant bon d'ajouter qu'un procès n'est pas non plus une guerre d'usure ni, assurément, une enceinte où livrer des attaques personnelles, ou ad hominem, contre les avocats adverses. Le motif en est évident : si l'instance n'en vient qu'à être une foire d'empoigne pour les avocats, la bonne administration de la justice n'est plus possible et les droits des parties se trouvent en péril.

[459]        J'ai clairement dit à diverses reprises au cours de la présente instance que la courtoisie professionnelle et la coopération - dans le respect des intérêts des parties - étaient absolument essentielles au vue du procès, long et de grande intensité, qui attend les parties.

[460]        Je ne dis pas m'attendre à une partie de plaisir, mais que tout antagonisme personnel doit être réfréné pour garantir le bon déroulement du procès.

[461]        On peut dire généralement parlant que les avocats ont respecté mes directives et avertissements à cet égard. Dans certains cas, toutefois, des conflits personnels ont éclaté et j'ai dû intervenir.

[462]        Un tel cas s'est produit les 18 et 19 novembre 2004, à Edmonton, lorsque la Cour et les parties se sont penchées sur la requête relative à une « solution viable » des demanderesses ainsi que sur la requête des intervenants concernant leur rôle au procès.

[463]        En réponse à la requête des intervenants, les avocats des demanderesses ont soutenu avec vigueur que les intervenants étaient mal intentionnés et qu'ils tentaient délibérément d'induire la Cour en erreur relativement au rôle que celle-ci leur avait attribué.

[464]        Les intervenants ont fait valoir pour leur part dans cette requête que leurs droits de participation constituaient dans une large mesure une res judicata et qu'ils avaient été reconnus dans des ordonnances antérieures de la Cour rendues par les juges McNair et Hugessen, et que le seul rôle à jouer pour le juge du procès à cet égard consistait à décider l'étendue que pourraient avoir leurs contre-interrogatoires au procès.

[465]        La Cour a partagé l'avis des intervenants pour l'essentiel et a énoncé les motifs pour lesquels certaines ordonnances antérieures constituaient une res judicata et avaient obtenu, en fait, l'aval de la Cour d'appel fédérale. La Cour se préoccupait donc beaucoup de ce qu'il pourrait advenir si les demanderesses devaient débattre de nouveau de pareilles res judicata, de même qu'accuser les avocats des intervenants d'être mal intentionnés, pour faire diversion et persuader la Cour d'accepter de nouveau la présentation, par elles, d'un ancien argument :

Lors de l'audition de la présente requête à Edmonton, la Cour a consacré presque deux journées complètes aux questions des demanderesses et les autres avocats ont également consacré du temps et des efforts alors que les demanderesses n'ont fait que soulever, de nouveau, des questions qui avaient force de chose jugée et qu'elles avaient déjà tenté de soulever. Je leur ai permis de le faire parce que l'avocat des demanderesses a très clairement dit à la Cour que les intervenants induisaient la Cour en erreur dans leur présentation et qu'ils étaient mal intentionnés. Il s'agit d'allégations très graves au sujet desquelles j'ai permis que les parties présentent leurs observations. Bien entendu, quand un officier de la justice me dit que les avocats de la partie adverse induisent la Cour en erreur et qu'ils sont mal intentionnés, je veux savoir, par le menu, ce qu'il en est et examiner toute la situation. C'est ce que j'ai fait.

J'ai dit à plusieurs reprises aux avocats des deux parties qu'ils devaient prendre les moyens nécessaires pour que la question soit portée à procès d'une manière efficace et opportune et je leur ai dit qu'ils devaient être polis et éviter de s'en prendre directement aux avocats des parties adverses. Cette fois, les avocats des demanderesses ont fait fi de ma demande. Cette situation me préoccupe beaucoup puisque non seulement elle soulève des questions d'éthique professionnelle mais elle influe également négativement sur l'administration de la justice dans le présent conflit. Le litige n'a pas progressé et la Cour a consacré une partie du temps qui lui est précieux à régler des questions qui, après examen, se sont clairement avérées avoir force de chose jugée. Parce que les avocats des demanderesses ont insisté sur le fait que les intervenants induisaient la Cour en erreur et qu'ils étaient mal intentionnés, la Cour a été amenée, à tort, à entendre des observations sur des questions qui avaient déjà fait l'objet d'arguments qu'elle avait entendus à satiété et sur lesquelles la Cour, ainsi que la Cour d'appel fédérale s'étaient déjà prononcées. Il s'agit d'une question grave pour ce qui concerne la Cour.

[466]        À la fin des motifs, la Cour a également réitéré la directive qui suit :

Dans le contexte de ce qui sera probablement un procès long et ardu et à cause du grand nombre de questions qui doivent être réglées avant le début du procès, la Cour tient à rappeler les points suivants aux avocats :


1.              les attaques personnelles gratuites dirigées contre les avocats des parties adverses doivent cesser. Elles nuisent à l'administration de la justice;

2.              les requêtes et questions interlocutoires doivent être réglées d'une manière efficace et opportune. Les exigences des Règles de la Cour fédérale (1998) concernant la présentation et le volume de documents écrits doivent être respectées, sauf décision de la Cour;

3.              si une requête doit prendre plus de deux heures, il serait utile que l'avocat indique le temps qu'il faudra lorsqu'il déposera les documents nécessaires et qu'il mentionne les raisons pour lesquelles il aura besoin de plus de temps;

4.              il n'est ni utile ni convaincant de présenter une surabondance de documents et d'observations.

[467]        Dans la présente requête, M. Shibley soutient que la Cour prête le flanc à une crainte raisonnable de partialité en raison de la manière dont elle a ainsi traité les questions de comportement personnel. Il envisage le problème de la façon suivante :

[traduction]

Je voudrais vous dire bien clairement, M. le juge, qu'en ce qui me concerne, le type d'antagonisme qu'on peut constater entre les avocats des demanderesses et ceux des défendeurs me répugne profondément. Je crois tout à fait opportun que la Cour réprimande les avocats à ce sujet, mais la réprimande doit pouvoir se justifier par un examen de ce qui s'est réellement passé.

Or il semble, je crois le dire à juste titre, qu'il n'y a pas eu examen adéquat de cette joute oratoire.

(Transcription, vol. 2, page 19, ligne 14 jusqu'à la page 20, ligne 2)

Ce que je désire faire ressortir, M. le juge, c'est que le problème, cette aigreur, n'est pas unilatéral dans ce cas. Ce qui arrive pourtant une fois encore, c'est que l'avocat des demanderesses est le seul, ou semble être le seul, à qui l'on dit que son attaque s'approche d'une faute professionnelle. Qui plus est, on ne semble pas s'être longuement penché sur le fondement probatoire d'une telle conclusion.

(Transcription, vol. 2, page 21, ligne 21 jusqu'à la page 22, ligne 4)

[468]        Plusieurs éléments sont ici en cause. Il ne faut toutefois jamais oublier que M. Shibley n'était pas présent lors des autres audiences ou réunions et qu'il n'a pas véritablement pris connaissance du dossier de manière détaillée; M. Healey et Mme Twinn sont ses seules sources d'information sur ces questions. J'ai déjà dit qu'il était difficile de se fonder sur le témoignage des avocats des demanderesses, mais le risque est particulièrement élevé dans ce cas-ci puisque c'est M. Healey qui fournit à M. Shibley les éléments de preuve et l'argumentation sur une question liée à son propre comportement.

[469]        La première chose que la personne raisonnable devrait prendre en compte, c'est que l'hostilité et l'antagonisme entre avocats ce n'est pas là le véritable problème. Il y a plutôt problème lorsque l'hostilité se manifeste d'une manière contraire à la courtoisie professionnelle et qu'elle porte atteinte à la bonne administration de la justice.

[470]        Il faudra à la personne raisonnable savoir, en deuxième lieu, qu'aucune preuve ne permet de fonder l'assertion de M. Shibley selon laquelle [traduction] « le problème n'est pas unilatéral dans ce cas » . L'hostilité entre avocats pouvait ne pas être unilatérale, mais c'est la question du comportement qui est ici en litige, et pour ce qui est du comportement, celui de chacun des avocats n'est pas à mettre sur le même pied.


[471]        J'ai convenu avec M. Shibley que la présente requête n'était pas le moment approprié pour examiner les plaintes portées par les avocats adverses à l'endroit de M. Healey et, pour ce motif, je désire que mes propos sur le sujet demeurent aussi neutres que possible. Cela étant dit, les demanderesses ont elles-mêmes mis de l'avant la question du comportement de leur avocat, et la Cour doit donc se pencher sur celle-ci dans la mesure où elle a trait à la crainte raisonnable de partialité dont la Cour a été saisie et où elle a une incidence sur l'intégrité de la présente procédure judiciaire.

[472]        M. Shibley soulève deux points importants sur lesquels la Cour doit s'attarder. L'un d'eux c'est ce que M. Shibley nomme « problème unilatéral » . Une fois encore, M. Shibley ne tient pas compte du dossier dans son ensemble. Les directives générales de la Cour en matière de comportement étaient adressées aux avocats. Même dans ses motifs du 6 décembre 2004 (paragraphe 68), la Cour adressait ses commentaires « aux avocats » .

[473]        Cela ne veut cependant pas dire que tous les avocats ont eu un comportement inacceptable, et le dossier permet de constater quand un avocat en particulier a eu un comportement déplacé. Lorsqu'à l'avenir toute question de comportement deviendra objet de litige, c'est l'ensemble du dossier qu'il faudra examiner et non pas quoi que ce soit qui aura pu être dit pendant l'audience relative à la présente requête où tous les intéressés se sont conduits avec la plus parfaite courtoisie.


[474]        Des observations visent en particulier M. Healey dans les motifs du 6 décembre 2004 parce que la Cour estimait qu'à cette occasion son comportement était inacceptable. La Cour n'avait rien à redire du comportement des avocats adverses parce qu'ils ne se sont pas départis de leur professionnalisme et n'ont pas laissé leurs sentiments nuire au processus judiciaire ni dégénérer, devant la Cour, en une attaque personnelle contre M. Healey, malgré qu'ils se soient fortement opposés à ce qu'il avait dit.

[475]        Le second point d'importance, c'est l'assertion de M. Shibley portant que [traduction] « on ne semble pas s'être longuement penché sur le fondement probatoire » .

[476]        Or, la raison pour laquelle la Cour a estimé nécessaire de réprimander M. Healey ressort clairement des motifs du 6 décembre 2004 (paragraphe 35) : « Le litige n'a pas progressé et la Cour a consacré une partie du temps qui lui est précieux à régler des questions qui, après examen, se sont clairement avérées avoir force de chose jugée » .

[477]        La Cour a estimé avoir été induite en erreur quant à l'une des principales questions en litige dans le cadre de la requête, soit celle de la chose jugée ou res judicata. Face à l'allégation voulant que les intervenants aient induit la Cour en erreur sur cette question, la Cour a fait droit à une argumentation que les avocats des demanderesses n'auraient pas dû être autorisés à faire valoir parce qu'il s'agissait de questions « qui avaient déjà fait l'objet d'arguments qu'elle avait entendus à satiété » et sur lesquelles la Cour « ainsi que la Cour d'appel fédérale » s'étaient déjà prononcées.


[478]        L'objet de cet aspect de la réprimande, c'était que la Cour n'appréciait pas d'avoir à entendre des arguments sur des questions ayant force de chose jugée. Et cette conclusion est étayée par les motifs et dans la documentation présentée par les avocats dans le cadre de la requête.

[479]        Le second aspect de la réprimande avait trait aux attaques personnelles, ou ad hominem, de M. Healey à l'encontre des avocats des parties adverses. En d'autres termes, M. Healey a placé les choses sur un plan trop personnel.

[480]        Tout au long de l'audience des 18 et 19 novembre 2004, M. Healey a recouru fréquemment, et pas uniquement quant à une question litigieuse, à des expressions telles que [traduction] « fausse déclaration » , _ ils sont mal intentionnés _, « ils sont prêts à dire n'importe quoi » , « induire en erreur » , « déclaration tout à fait inexacte » , « mal intentionné » , « tricherie » , « prétention on ne peut plus ridicule » , « faux » et « c'est tout simplement inventé » . Le juge Russell, dans ses motifs, n'a pas relevé chacun des recours à ces expressions. Le fondement probatoire de la réprimande, c'est tout ce que la Cour a entendu et qui figure dans la transcription. L'impression d'ensemble que M. Healey a communiqué, c'est que les intervenants étaient malhonnêtes et qu'ils s'efforçaient de duper la Cour sur des questions liées à leur rôle et à leur qualité en l'instance. Ce dont j'ai convenu avec les intervenants, après avoir entendu l'argumentation, c'est que des ordonnances antérieures de la Cour avaient abondamment traité de la question de leur rôle et qu'il n'y avait donc pas lieu de la débattre tout de bon à nouveau.

[481]        Le juge Russell n'a pas décelé une telle animosité de la part des intervenants lorsqu'ils commentaient les arguments de M. Healey, ni n'en a fait état, même si M. Healey faisait à nouveau valoir des questions qui étaient res judicata.

[482]        Il s'agit de ne pas oublier qu'aux paragraphes 34 et 35 des motifs, la Cour se penche tout particulièrement sur la question de la res judicata. Comme il ressort clairement des motifs, M. Healey a soutenu que la Cour d'appel fédérale avait enjoint de faire certaines choses, et le juge Russell a conclu que la Cour d'appel n'avait rien ordonné de tel. Les demanderesses ont cité hors contexte des passages de la décision de la Cour d'appel fédérale, puis ont prétendu que les intervenants avaient induit la Cour fédérale en erreur et qu'ils étaient mal intentionnés.


[483]        La preuve étayant les remarques de la Cour provient donc de décisions antérieures de la Cour fédérale et de la Cour d'appel fédérale auxquelles on renvoie dans les motifs. La Cour déclare (au paragraphe 34) avoir examiné les allégations faites par M. Healey (notamment celles, défavorables, visant M. Donaldson et M. Faulds) puis conclut que les intervenants n'étaient pas mal intentionnés ni n'avaient induit la Cour en erreur. Si M. Healey n'est pas d'accord avec cette conclusion, il lui est loisible d'en appeler à la Cour d'appel fédérale. Des interprétations divergentes ne devraient pas donner lieu à des attaques sans merci où l'on met en doute l'honnêteté même des avocats adverses. C'est pour cela qu'il y a eu réprimande. Des avocats peuvent être dans l'erreur (et je ne dis pas que tel était le cas en l'espèce) sans être malhonnêtes. J'ai d'ailleurs pu constater, lors du contre-interrogatoire de M. Healey dans la présente requête, alors que M. Kindrake lui a remis en mémoire certaines déclarations inexactes qu'il avait faites à la Cour, à quel point il pouvait se montrer indulgent envers lui-même. À ce qu'il disait, ces inexactitudes était de simples « erreurs » .

[484]        Selon moi, la personne raisonnable considérerait la réprimande comme une tentative faite pour préserver le décorum en salle d'audience dans une situation où, en raison de la mésentente régnant entre les avocats, l'un d'eux a recouru à des attaques ad hominem pour détourner l'attention de la Cour de la question de fond alors en jeu, soit celle de savoir si le rôle des intervenants était ou non res judicata. Tout comme les motifs permettent de le constater, toute la preuve pertinente a alors été prise en compte. La mesure prise était modérée et justifiée; je ne crois pas qu'une personne raisonnable et bien informée croirait que cela autorise une crainte raisonnable de partialité à l'endroit de M. Healey non plus que des demanderesses.

La principale question en litige

[485]        M. Shibley a résumé comme suit sa préoccupation principale qu'il a exprimée à plusieurs reprises dans son exposé oral :

[traduction]

Si je devais faire ressortir un aspect qui, je le soutiens avec déférence, devrait empêcher la Cour de demeurer saisie de la présente affaire, c'est bien celui-ci. C'est le déni du droit des demanderesses de présenter toute la preuve pertinente, ce qui ne fait pas selon moi qu'autoriser une crainte raisonnable de partialité, mais constitue en réalité une véritable atteinte à la justice naturelle.

(Transcription, vol. 2, page 47, lignes 9 - 17)

[486]        Cela ne présage rien de bon. Ce qu'on oublie toutefois alors de prendre en compte, c'est la position actuelle des demanderesses dans la présente action, qu'on pourrait décrire bien simplement.

[487]        Après que les demanderesses eurent enfreint l'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004 du juge Hugessen leur enjoignant de produire leurs résumés de témoignage anticipé au plus tard le 15 septembre 2004, la Cour leur a accordé jusqu'au 14 décembre 2004 (la date qu'elles avaient elles-mêmes demandé) pour s'amender. La Cour a ainsi accordé aux demanderesses le délai qu'elles disaient requérir pour corriger leur manquement même si, à deux reprises, la Couronne avait demandé à la Cour d'exclure la nouvelle preuve des demanderesses en son entier. Les demanderesses ont maintenant produit leurs résumés de témoignage anticipé et M. Healey et Mme Twinn ont déclaré à la Cour que les résumés étaient acceptables.

[488]        On a déclaré à la Cour que la production des résumés était achevée, mis à part une poignée d'entre eux pour lesquels il y avait un certain retard. On se fondera donc pour le procès sur ces résumés de témoignage anticipé, à moins que la Couronne ne réussisse à convaincre la Cour qu'il faudrait les exclure pour un quelconque motif.

[489]        Si les résumés sont parfaitement conformes, comme M. Healey et Mme Twinn le soutiennent, le seul motif pour lequel cette preuve pourrait être exclue, pour autant que la Cour puisse actuellement en juger, ce serait l'absence de pertinence en regard des actes de procédure.

[490]        Or la Cour n'a pas encore procédé à l'examen de la requête de la Couronne relative à la pertinence. Telle que la situation se présente actuellement, ainsi, la Cour ne sait pas quelle proportion de la nouvelle preuve des demanderesses est pertinente. La Cour ne sait même pas en fait si elle peut, à la présente étape préalable au procès, prendre ou non comme décision d'exclure tout élément de preuve quelconque, même s'il n'est pas pertinent. Tout cela demeure à débattre par les parties, et l'aurait d'ailleurs déjà été s'il n'y avait pas eu la présente requête pour crainte de partialité.

[491]        En outre, tout comme le signale M. Shibley dans sa déclaration précitée, il ne saurait être question de partialité ou de déni de justice naturelle si la preuve exclue n'est pas « pertinente » . On l'a déjà dit, la Cour ne s'est encore jamais prononcée sur la pertinence de la preuve de l'une ou l'autre partie dans la présente action.

[492]        La seule façon possible de soutenir que de nouveaux éléments de preuve ont été exclus, c'est de faire valoir qu'on n'a pas accordé aux demanderesses le temps requis pour produire leurs résumés de témoignage anticipé. J'ai déjà fait état des parties du dossier qui permettent de constater que cet argument est révisionniste et incompatible avec les déclarations antérieures des demanderesses à la Cour. Et la Cour n'a pas été saisie de quoi que ce soit, bien sûr, qui révèle que, même si de tels éléments de preuve avaient été exclus, ils avaient la moindre « pertinence » en regard des actes de procédure.

[493]        M. Shibley a déclaré à la Cour, ce que les affidavits des témoins profanes semblent confirmer, que les avocats des demanderesses ont dit à leurs clientes que la Cour ne les autoriserait pas à présenter la preuve qu'elles désiraient produire sur la question de l'autonomie gouvernementale.

[494]        Ce sont les avocats de chacune des parties qui rédigent les actes de procédure. En l'espèce, les avocats des demanderesses ont rédigé ces actes et réussi à obtenir (à ma connaissance) au moins deux ensembles de modifications. L'un d'eux a été autorisé par le juge Hugessen en 1998 et l'autre par le juge Russell en 2004. Les actes de procédure sont clairs. Quand le juge Russell a rendu son ordonnance le 29 juin 2004, les avocats des demanderesses savaient exactement où on en était quant à la question de l'autonomie gouvernementale dans les actes de procédure. Ils étaient d'accord et ils n'ont pas interjeté appel de cette ordonnance.

[495]        Par conséquent, si les demanderesses s'inquiètent de ne pas pouvoir présenter une preuve sur la question de l'autonomie gouvernementale telle qu'elles désirent la définir, c'est uniquement parce qu'elles croient que les actes de procédure en leur teneur actuelle n'englobent pas leur concept d'autonomie gouvernementale. S'il s'avère qu'effectivement les actes de procédure n'englobent pas ce concept tel que les demanderesses souhaitent le faire valoir, ces dernières auront été mal informées. Mais pas par la Cour.


LA PLAIDOIRIE ÉCRITE DES DEMANDERESSES

[496]        Après avoir fait son exposé oral, M. Shibley a dit approuver la plaidoirie écrite des demanderesses et y souscrire, exception faite de deux importantes allégations auxquelles je vais bientôt revenir.

[497]        Ce n'est pas M. Shibley qui a rédigé la plaidoirie écrite des demanderesses et, à ce que je sache, celui-ci a eu peu à voir, ou même rien du tout, dans l'établissement de cette plaidoirie. La plaidoirie écrite porte la signature de Mme Twinn et de M. Healey, et ce dernier a déclaré lors de son contre-interrogatoire que tous deux (ainsi que les personnes supervisées par eux) en étaient les auteurs. M. Healey est le principal auteur de la plaidoirie écrite.

[498]        Les deux allégations auxquelles M. Shibley n'a pas donné son aval sont d'importance. La première est énoncée à l'alinéa a) (xv) de l'avis de requête et à l'alinéa 5) j) de l'exposé des arguments des demanderesses. Elle porte que le juge Russell a eu des apartés avec des représentants de la Couronne, en vue de faire échec au dessein des demanderesses de produire une preuve sur la question de l'autonomie gouvernementale.


[499]        Il y a de clairs indices d'une profonde hostilité à l'endroit de la Cour et de sa procédure. Les avocats des demanderesses ont sans cesse allégué, jusqu'à la tenue de l'audience, que le juge Russell avait eu [traduction] « des apartés avec la Couronne en vue de la mise au rôle d'une requête sommaire présentée par les demanderesses, dans le but de faire obstacle à l'allégation principale des demanderesses dans la présente instance, qui consiste à faire valoir leur droit à l'autonomie gouvernementale [...] C'est par inadvertance que la Couronne a permis aux demanderesses d'avoir connaissance de ces conversations [...] Le juge Russell n'a pas informé les demanderesses de ces discussions, ou de leur teneur, au moment où elles ont eu lieu non plus que dans les jours qui ont suivi [...] Le juge Russell ne l'a mentionné que lorsque les demanderesses ont soulevé la question devant lui une semaine plus tard. »

[500]        Ces allégations sont horrifiantes, et c'est là le but visé par les demanderesses. Cela nous fait imaginer le juge Russell décrochant le téléphone et complotant avec M. Kimmis en vue de faire échec à la revendication d'autonomie gouvernementale des demanderesses.

[501]        Ce qui s'est produit, en fait, c'est que la date fixée pour le dépôt de documents de la Couronne tombait un samedi et qu'elle a communiqué avec le greffe de la Cour pour savoir ce qu'il lui fallait faire. Le greffe a appliqué la règle usuelle dans de tels cas, qui consiste à permettre le dépôt le premier jour ouvrable suivant. Le greffe a alors vérifié auprès du juge Russell si cela posait problème de suivre la procédure habituelle. De la sorte, les demanderesses affirment-elles, le juge Russell a eu [traduction] « a des apartés avec la Couronne [...] » .


[502]        Les demanderesses devaient être informées sans délai qu'elles recevraient les documents en cause le lundi plutôt que le samedi et, dès que le juge Russell a eu vent des préoccupations des avocats des demanderesses, un document leur expliquant la situation en détail leur a été transmis immédiatement. L'allégation a néanmoins été faite. Qui plus est, les avocats des demanderesses ont attesté sous serment de sa véracité.

[503]        On peut ainsi constater qu'en cette occasion M. Healey et Mme Twinn ont perdu toute mesure et toute objectivité pour mettre en cause l'intégrité du juge du procès sur un plan personnel. La preuve ne me permet toutefois pas d'établir avec certitude l'importance du rôle de Mme Twinn dans cette démarche.

[504]        La sagesse a heureusement prévalu, et M. Shibley a retiré cette allégation à l'audience. Le simple fait qu'elle ait été faite n'échapperait toutefois pas à notre personne raisonnable.

[505]        La présence de cette allégation dans l'avis de requête et l'exposé des arguments, alors même que des explications précises avaient été fournies sans délai, met en lumière les problèmes de taille qu'occasionne à la Cour la documentation des demanderesses. Cela fait également ressortir pourquoi l'argumentation (écrite ou orale) ne devrait pas être présentée par une personne qui, comme Mme Twinn, est membre de la bande, avocate inscrite au dossier et témoin ou qui, comme M. Healey, est l'avocat principal, agit comme témoin et est touché sur le plan personnel par nombre des questions soulevées en l'espèce.


[506]        Le deuxième élément important qu'on a retiré pose un problème encore plus sérieux à la Cour. Après qu'il eut fait son exposé oral, où il a dit approuver la plaidoirie écrite des demanderesses et y souscrire, M. Shibley a été renvoyé par la Cour à la phrase suivante du paragraphe 3 de cette plaidoirie :

[traduction]

Elles [les demanderesses] ne demandent pas à la Cour de conclure en une partialité réelle. Des éléments de preuve permettent toutefois d'étayer une telle conclusion.

[507]        On ne dévoile jamais à la Cour cette preuve de l'existence d'une partialité réelle, bien que l'argumentation soit truffée d'allégations de partialité réelle plutôt qu'appréhendée. M. Shibley n'en assure pas moins la Cour que la présente requête a pour fondement la crainte appréhendée de partialité.

[508]        Une allégation non prouvée de partialité réelle n'est rien de plus qu'une insulte. Et alléguer de la sorte la partialité réelle dans le cadre d'une requête censée porter sur la partialité appréhendée n'est pas pertinent et constitue, ainsi, une insulte gratuite.

[509]        Il faut dire en faveur de M. Shibley qu'il a retiré l'allégation énoncée au paragraphe 3 dès que la Cour l'a portée à son attention, et je ne crois pas un instant qu'en donnant son aval à la plaidoirie écrite des demanderesses, M. Shibley entendait souscrire à cette allégation.


[510]        Je partage également l'avis de M. Shibley selon lequel il n'y a pas lieu, dans le cadre de la présente requête, de se pencher sur les plaintes portées par la Couronne ou les intervenants au sujet du comportement des avocats des demanderesses. Il faut faire une exception, bien sûr, lorsque ce comportement est invoqué expressément par les demanderesses elles-mêmes, auquel cas la Cour est ainsi tenue d'en traiter, et lorsque la documentation elle-même fait état de questions de comportement que la Cour ne peut pas passer sous silence.

[511]        Malgré le retrait effectué à l'audience, toutefois, le recours à une allégation de partialité réelle donne lieu à la même préoccupation générale que celle déjà exprimée par la Cour au sujet des documents établis par les avocats des demanderesses, et où ces derniers avaient renoncé dans leurs propos à toute objectivité et à tout sens de la mesure. D'ailleurs, les allégations de partialité réelle sont si profondément ancrées et entrelacées tout au long de l'exposé des arguments ainsi que du témoignage de M. Healey que le retrait d'une phrase au paragraphe 3 ne réglera pas à lui seul le problème.

[512]        L'exposé des arguments des demanderesses est une litanie d'allégations qui s'étend sur près de 100 pages. Il est malaisé de décoder ces allégations et les demanderesses n'ont offert aucune assistance à l'audience pour aider la Cour à y parvenir. La Cour doit se débrouiller seule pour tirer quelque chose de citations et d'accusations sans contexte, d'interprétations tendancieuses et hautement subjectives, de tentatives faites pour débattre à nouveau des positions intenables et d'un grand nombre de propos qu'on ne saurait qualifier que d'insinuations.


[513]        Il résulte d'une telle méthode, en bout de ligne, que la Cour et les autres parties doivent s'astreindre à établir le contexte d'ensemble permettant à la personne raisonnable d'apprécier les arguments des demanderesses selon une juste perspective. Or, la Cour ne saurait oublier qu'il incombe aux demanderesses de prouver la crainte raisonnable de partialité, et qu'il ne lui revient pas à elle ni aux autres parties d'essayer de rendre clair ce qu'obscurcit la documentation des demanderesses. Les allégations de partialité (réelle ou appréhendée) sont faciles à porter mais plus difficiles à faire se dissiper. Elles touchent au coeur même de notre système de justice et minent la confiance du public en l'intégrité de l'appareil judiciaire. C'est là pourquoi il ne faut pas faire de telles allégations de manière irresponsable et avant qu'on ait apprécié objectivement le dossier, la documentation ainsi que la position des avocats de qui elles émanent. La formulation irresponsable de telles allégations entraîne l'aliénation et la désaffection à l'endroit du système de justice en son entier.

[514]        On a accordé beaucoup de temps aux demanderesses pour qu'elles se préparent en vue de la présente requête et établissent leur documentation. Elles ont obtenu des prorogations de délai lorsqu'elles en ont demandé. Il y a eu suspension de toutes les autres affaires pendantes pour que les demanderesses puissent se concentrer sur la présente requête. M. Donaldson, qui représente la NSIAA, l'un des intervenants en l'espèce, est même allé jusqu'à aider les demanderesses et la Cour à réunir et mettre en ordre deux volumes de transcriptions, d'ordonnances préparatoires et de directives, qui sont essentiels pour bien comprendre tout le contexte où s'inscrit la présente demande. Malgré tout l'appui ainsi accordé aux demanderesses, le résultat obtenu en bout de ligne est confus et parfois même tout simplement déconcertant.


[515]        Le premier problème auquel la Cour est confrontée consiste à établir ce qu'est véritablement l'exposé des arguments des demanderesses et de quelle manière il peut être utilisé. Dans leurs affidavits, Mme Twinn et M. Healey ont adopté ce document comme preuve, du moins des parties du document. M. Shibley n'a pas été d'une aide très précieuse pour la Cour à ce sujet :

[traduction]

Quoi qu'il en soit, je ne crois pas qu'il s'agisse d'un factum au sens courant; c'est une argumentation écrite que j'ai trouvée utile, comme il en sera aussi pour vous j'espère. On ne peut pas dire le contraire, c'est plus exhaustif que de coutume.

(Transcription, vol. 2, page 28: 8 - 13)

[516]        La Cour est donc laissée à elle-même pour interpréter cette « argumentation écrite » . Le commentaire suivant de M. Shibley a toutefois fortement déconcerté la Cour :

[traduction]

J'ai lu le document plus d'une fois, et même à quelques reprises. Je vous soumets d'ailleurs avec respect que la lecture en est très utile, M. le juge. C'est approfondi, tout comme parfois la reproduction de la transcription. Le document m'a été utile parce que je n'ai pas eu à lire la transcription, ni à en sortir les volumes. [Non souligné dans l'original.]

(Transcription, vol. 2, page 32: 3 - 10)

[517]        La Cour ne peut que dire qu'il n'est guère réconfortant d'apprendre que M. Shibley n'a pas lu la transcription puisque, s'il l'avait fait, il aurait pu se rendre compte que les allégations et assertions figurant dans l'exposé des arguments sont difficiles à concilier avec ce qui figure véritablement au dossier.


[518]        M. Shibley déclare à la Cour dans son résumé que [traduction] « l'ensemble du dossier doit être pris en compte afin de pouvoir établir quel est l'effet cumulatif de toute transgression ou irrégularité » . Après avoir passé des semaines à faire précisément cela, je regrette sincèrement que les demanderesses n'aient pas suivi leur propre conseil.

Les allégations à l'encontre de la Cour fédérale

[519]        La façon dont les demanderesses ont choisi de brosser le tableau est révélateur quant à leur intention générale et à la méthodologie qu'elles ont utilisée :

[traduction]

La question soulevée est celle de la crainte de partialité. Pour la seconde fois, malheureusement, les demanderesses demandent à la Cour de décider si la présente instance autorise ou non une crainte de partialité. En introduisant la présente requête, les demanderesses suivent la directive énoncée par la Cour d'appel fédérale lorsqu'elle a conclu qu'il y avait lieu de craindre en la partialité du juge Muldoon, le juge d'instance au premier procès.

Sawridge, Tsuu Tina, Ermineskin c. Canada, [1997] 3 C.F. 580 (C.A.F.)

[520]        La Cour ne peut que s'interroger sur la pertinence de pareille invocation de la Cour d'appel fédérale. La [traduction] « directive » mentionnée n'est pas citée et il n'est donc pas possible de dire ce sur quoi les demanderesses entendaient s'appuyer. L'impression générale qui se dégage est cependant claire : c'est avec très peu d'empressement que les demanderesses font ce que la Cour d'appel fédérale leur a enjoint de faire.

[521]        La Cour doit par conséquent essayer de deviner quels aspects du jugement de la Cour d'appel fédérale il y a lieu d'examiner et ce en quoi cela peut être pertinent aux fins de la présente requête.


[522]        La Cour d'appel fédérale n'a pas critiqué la façon dont le juge Muldoon a pris en main le premier procès ni n'a conclu qu'elle donnait lieu à une crainte raisonnable de partialité. Elle a clairement affirmé dans ses motifs qu'il lui était « impossible de dire que les plaintes des appelantes à l'égard de la conduite générale du procès autorisent une crainte raisonnable de partialité » . Ce sont les motifs de jugement énoncés par le juge Muldoon après le premier procès qui, selon ce qu'a conclu la Cour d'appel fédérale, donnaient lieu à une crainte raisonnable de partialité. Or, ces derniers motifs n'ont eu aucune incidence sur le traitement de l'affaire pendant l'étape conduisant au nouveau procès. C'est donc sans fondement aucun qu'on pourrait raisonnablement laisser entendre qu'un commentaire ou une action du juge Muldoon aurait pu influencer soit le juge Hugessen soit le juge Russell, ou encore que l'approche adoptée par les demanderesses dans le cadre de la présente requête est dictée par une directive de la Cour d'appel fédérale. Il y a longtemps que la rumeur déclenchée par la décision du juge Muldoon s'est éteinte, et la décision de la Cour d'appel fédérale est devenue res judicata. Les demanderesses n'ont pas demandé à la Cour d'appel fédérale d'octroyer la mesure de redressement sollicitée en l'espèce, en invoquant pour ce faire les motifs du juge Muldoon. Il est donc difficile de concevoir comment cette mesure pourrait maintenant être accordée, même si la Cour d'appel fédérale n'avait pas clairement déclaré dans Bande indienne de Samson c. Canada, [1998] A.C.F. no 688, au paragraphe 11, que donner aux parties leur mot à dire dans le choix du juge du procès « ne correspond pas à la pratique de cette cour. Nous ne tenons aucunement à l'encourager » .

[523]        La Cour ne se voit offrir que des insinuations au paragraphe 1 et dans les assertions qui y figurent, et nulle personne raisonnable ne peut porter un jugement éclairé sur la Cour fédérale et ses juges sur le fondement d'insinuations.

[524]        Les demanderesses déclarent, au second paragraphe de leur mémoire, que [traduction] « [p]our les raisons énoncées aux présentes, les demanderesses ont également des craintes quant à savoir si elles obtiendront ou non une audience impartiale de la Cour fédérale » .

[525]        Pour ce qui est d'établir le contexte, les mots importants sont ici [traduction] « [p]our les raisons énoncées aux présentes [...] » . Quelles sont donc les raisons avancées par les demanderesses pour expliquer leurs craintes et la mesure de redressement extraordinaire qu'elles sollicitent pour les dissiper?

[526]        Mis à part les allégations à l'encontre des juges Hugessen et Russell sur lesquelles je reviendrai, la première raison mentionnée à l'encontre de la Cour fédérale elle-même figure au paragraphe 15 de la plaidoirie écrite :

[traduction]

[...]

a) Critique par un tribunal de la Cour fédérale


15. La Cour fédérale a fait l'objet de critiques dans la décision clé Paulette. Dans cette affaire où une cour des Territoires du Nord-Ouest a autorisé des premières nations assujetties aux traités 8 et 11 à présenter une preuve par histoire orale quant au sens à donner à ces traités, et où ces premières nations soutenaient que les clauses d'extinction dans ceux-ci ne conféraient pas à la Couronne un droit légal à l'égard des terres en cause (cf. l'avertissement susmentionné figurant au Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, tel qu'il est exposé par la suite), un juge de la Cour fédérale avait tenté de s'attribuer compétence au beau milieu du procès. Le juge Morrow, juge présidant, ne l'a pas autorisé. Il a adressé des critiques au juge de la Cour fédérale. Il a conclu que pareilles actions risquaient « de ternir la réputation de la Cour fédérale » puisque cela « peut laisser croire à la population qu'il [le gouvernement fédéral] peut faire intervenir la Cour fédérale chaque fois qu'il le lui demande » .

Paulette, supra, le juge Morrow

[...]

[527]        Comme je l'ai déjà mentionné, j'ai étudié la décision du juge Morrow dans Paulette. Celui-ci ne critique ni la Cour fédérale ni aucun de ses juges.

[528]        Dans Paulette, la Couronne avait soutenu que la Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest n'avait pas compétence à l'égard d'une question particulière, et que le tribunal habile à en connaître était la Cour fédérale. La Couronne avait donc présenté une demande d'ordonnance de prohibition visant à interdire au juge Morrow de continuer de présider l'instance. La critique du juge Morrow portait sur le comportement de la Couronne, non celui de la Cour fédérale.

[529]        Pour des raisons de commodité, je vais de nouveau citer ce que le juge Morrow a véritablement dit sur la question dans Re Paulette et al and Registrar of Titles (No. 2), 9 C.N.L.C. 307 (C.S.T.N.-O.), au paragraphe 9 :

[traduction]

Cette décision exécutive de faire siéger la Cour fédérale à Yellowknife non seulement porte atteinte à l'intégrité et à l'indépendance même de notre Cour, mais risque aussi de ternir la réputation de la Cour fédérale, dont les juges sont fort compétents et respectés. En effet, en insistant pour qu'il y ait instruction, le gouvernement fédéral peut laisser croire à la population qu'il peut faire intervenir la Cour fédérale chaque fois qu'il le lui demande.


[530]        En citant des mots de ce paragraphe totalement hors contexte, les avocats des demanderesses en ont complètement changé le sens. Le juge Morrow a critiqué les actions de la Couronne et non pas celles de la Cour fédérale, et il n'a pas adressé des critiques au [traduction] « juge de la Cour fédérale » comme les demanderesses l'ont fait valoir. Le juge Morrow se dit inquiet dans Paulette de ce que des actions de la Couronne puissent porter atteinte tant à sa Cour qu'à la Cour fédérale. Il est d'ailleurs très révélateur que les demanderesses omettent de citer le commentaire du juge Morrow selon lequel les juges de la Cour fédérale « sont fort compétents et respectés [...] » .

[531]        Les avocats des demanderesses citent par conséquent des mots totalement hors contexte, puis leur donnent une interprétation que le contexte d'ensemble révélera être inexacte.

[532]        Je ne sais pas exactement ce que la personne raisonnable conclurait de tout cela, mais ce dont je suis certain, c'est qu'elle ne considérerait pas cela comme une preuve de crainte raisonnable de partialité de la part de la Cour fédérale et de ses juges.


[533]        La citation tronquée du paragraphe 15 vise à laisser croire, en l'insinuant, que la Cour fédérale « saute sur l'occasion » d'intervenir chaque fois que le gouvernement fédéral le lui demande. L'insinuation sert ensuite à étayer l'argument selon lequel il est raisonnable de craindre que les juges Hugessen et Russell aient une prédisposition pour la partialité systémique appréhendée de la part de la Cour fédérale, et qu'ils semblent avoir sauté sur l'occasion lorsque le gouvernement fédéral le leur a demandé. Selon moi, nulle personne raisonnable conclurait que preuve a été faite par les demanderesses d'une telle suite logique.

[534]        Les demanderesses exposent au paragraphe 16 de leur mémoire la seconde raison pour laquelle elles estiment nécessaire d'avoir leur mot à dire dans le choix du juge, par crainte sinon de ne pas obtenir un procès équitable :

[traduction]

[...]

b) La lutte pour la reconnaissance du droit à l'autonomie gouvernementale

16. Le droit à l'autonomie gouvernementale des premières nations a été reconnu à l'échelle nationale et internationale. Malgré cela, les premières nations sont forcées de recourir aux tribunaux pour imposer cette reconnaissance. Dans un rapport établi à la demande du gouvernement du Canada, en conformité avec la résolution 2004-62 de la Commission des droits de l'homme, le Dr Stavenhagen après qu'il eut discuté avec des représentants des gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux ainsi que d'organismes autochtones, des universitaires et des membres des collectivités autochtones de la Nouvelle-Écosse, du Québec, du Manitoba, de l'Ontario et du Nunavut, a émis les commentaires qui suivent :

21. Au cours des dernières années, ces questions ont été portées devant la Cour suprême qui devait donner son interprétation au regard du droit, et certaines affaires ont constitué des étapes capitales pour la réaffirmation des droits ancestraux dans divers domaines. Les communautés autochtones se plaignent toutefois de devoir souvent retourner devant les tribunaux pour amener l'État à respecter les décisions auxquelles ceux-ci étaient arrivés, d'où des litiges coûteux et pratiquement sans fin, au point que toutes les parties en cause semblent ardemment rechercher des solutions plus efficaces. L'adoption d'une loi sur les droits des autochtones, issus de traités ou consacrés par la Constitution, offrirait un moyen possible de sortir de l'impasse. Un pas a été franchi dans cette voie en octobre 2004 avec la présentation au Sénat du projet de loi S-16 sur la reconnaissance de l'autonomie des Premières nations.

Affidavit de Philip Healey

Dr Rudolfo Stavenhagen, Rapport du Raporteur spécial des Nations Unies sur sa mission au Canada, Commission des droits de l'homme, 2 décembre 2004

[...]


[535]        Il n'est pas clair et il n'a pas été expliqué dans quelle mesure les commentaires du Dr Stavenhagen sont pertinents en regard des allégations des demanderesses à l'encontre de la Cour fédérale. Ces commentaires me semblent constituer une critique à l'endroit du gouvernement, qui refuse de sanctionner la reconnaissance internationale du droit des Autochtones à l'autonomie gouvernementale, et qui oblige les collectivités autochtones à « retourner devant les tribunaux pour amener l'État à respecter les décisions auxquelles ceux-ci étaient arrivés » .

[536]        Aux fins de la présente requête, peut-on présumer, on laisse entendre que la Couronne fédérale tente de faire obstacle à des droits reconnus sur le plan international en obligeant les Autochtones à recourir aux tribunaux. Ce n'est pas là une preuve quelconque quant à une crainte raisonnable de partialité de la part de la Cour fédérale, ni un argument en faveur de cette prétention. Comme on l'a vu avec la citation tirée de Paulette, les avocats des demanderesses assimilent la Cour fédérale au gouvernement fédéral. Ce n'est cependant pas là ce qu'on dit dans l'une ou l'autre citation. Ce que dit le Dr Stavenhagen, c'est que les tribunaux forcent « l'État à respecter les décisions auxquelles ceux-ci étaient arrivés » . C'est là ce que font les tribunaux. Quelles que soient les parties, ils font respecter des droits reconnus de manière impartiale et en conformité avec les décisions antérieures. Une telle activité n'est pas de la partialité, appréhendée ou de quelque autre type. Je n'ai non plus jamais entendu dire qu'un tribunal faisait preuve de partialité en faisant exécuter des droits reconnus.


[537]        Pour donner un sens à la citation, la Cour doit conjecturer qu'elle est en lien avec l'assertion non étayée des demanderesses voulant que la décision Paulette fasse autorité quant à la thèse selon laquelle la personne raisonnable comprendrait de la situation que le gouvernement fédéral peut faire « sauter » la Cour fédérale sur l'occasion.

[538]        Je ne soulève pas ces questions pour déprécier ni pour discréditer la position adoptée par les premières nations à l'endroit du gouvernement du Canada. Je suis également bien au fait de ce que Mme Eberts qualifie, dans ses observations, de [traduction] « sentiment d'aliénation, sur lequel on a beaucoup écrit, des premières nations face au système juridique du Canada » . Mon rôle toutefois, dans le cadre de la présente requête, consiste à apprécier la preuve présentée par les demanderesses pour démontrer qu'une personne raisonnable pourrait craindre en l'existence de partialité soit au sein de la Cour fédérale, de manière générale, soit de la part des juges Hugessen et Russell, en particulier. Les arguments avancés aux paragraphes 15 et 16 du mémoire des demanderesses n'aident en rien ces dernières non plus que la Cour. Si c'est un « sentiment d'aliénation » que les demanderesses tentent de porter à l'attention de la Cour, une telle aliénation ne constitue pas en l'espèce une preuve de crainte raisonnable de partialité.


[539]        Je crois utile de dire bien clairement que, dans le cadre de la présente requête, mon rôle n'est pas de défendre la Cour fédérale ou les juges Hugessen et Russell à l'encontre des allégations de crainte raisonnable de partialité soulevées par les demanderesses. Un juge n'est pas chargé d'une cause. J'ai cependant besoin qu'on me présente des éléments de preuve ainsi que des arguments valides que je puisse apprécier au regard de la jurisprudence applicable. Laisser la Cour se débrouiller avec de vagues allégations ne l'aide en rien à résoudre les questions soulevées dans la présente requête, non plus assurément qu'à apaiser tout sentiment d' « aliénation » que pourraient ressentir les demanderesses à l'endroit de la voie judiciaire.

[540]        Le paragraphe 17 du mémoire donne lieu à des problèmes similaires :

[traduction]

[...]

c) La plus importante cause sur les droits autochtones

17. Les demanderesses considèrent que la présente cause est peut-être la plus importante au sujet des droits autochtones dont la Cour ait été saisie. Les demanderesses recherchent entre autres choses la reconnaissance, sur le fondement du paragraphe 35(1), de leur droit à l'autonomie gouvernementale, tel qu'il a été envisagé par la Cour suprême dans Mitchell. L'on soutient que ce droit, s'il est reconnu, modifiera le cadre général de la fédération canadienne en créant une relation triangulaire entre le gouvernement fédéral, les gouvernements provinciaux et les gouvernements autochtones.

Mitchell, précité, (C.S.C.), la juge en chef McLachlin (les juges Gonthier, Iacobucci, Arbour et Lebel souscrivant aux motifs), aux paragraphes 125 à 130

[...]


[541]        On n'explique en rien ce que cela a à voir avec la crainte raisonnable de partialité. Les avocats des demanderesses savent bien que la Couronne compte précisément soulever cette question devant la Cour, et que celle-ci devra examiner les actes de procédure ainsi que les résumés de témoignage anticipé, une fois l'argumentation des parties présentée, puis décider quels aspects de l'autonomie gouvernementale ont véritablement été allégués dans ces actes. On semble affirmer au paragraphe 17 que la Cour doit partager le point de vue des demanderesses sur la question avant même d'avoir eu l'occasion d'entendre le moindre argument à son sujet. Ce n'est pas une preuve de crainte raisonnable de partialité, au sein de la Cour fédérale ou de la part de juges en particulier, si la Cour ne peut pas souscrire au point de vue des demanderesses avant qu'on lui ait présenté quelque élément de preuve ou argument que ce soit. Et la présente requête a retardé l'examen même de cette question par la Cour. Si la présente cause a de l'importance pour les demanderesses, elle en a aussi, peut-on présumer, pour la Couronne et les intervenants. Il ne conviendrait pas que la Cour souscrive à la position des demanderesses à ce stade-ci, et le refus de la Cour de ce faire ne constitue pas, toute personne raisonnable en conviendrait, une preuve de crainte raisonnable de partialité ni un argument valable à cet égard.

[542]        Pour étayer leur allégation de crainte raisonnable de partialité au sein de la Cour fédérale, les demanderesses demandent ensuite à la Cour de prendre en compte l'élément qui suit.

[traduction]

[...]

d) Allégations par des premières nations de crainte raisonnable de partialité au sein de la Cour fédérale

18. Ces derniers temps, des allégations de crainte raisonnable de partialité ont été portées dans d'importantes causes sur les droits des Autochtones instruites par la Cour fédérale.

Sawridge, Tsuu T'ina, Ermineskin, précité (C.A.F.)

Bande indienne de Blueberry River c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien) (2001) 201 D.L.R. (4th) 35 (C.A.F.)

Bande indienne de Samson c. Canada, [1998] A.C.F. no 688 (C.A.F.)

[...]


[543]        Une fois encore, la Cour est laissée à elle-même face à cet énoncé. On semble laisser entendre que, dans l'esprit d'une personne raisonnable bien informée, des allégations de partialité dans ces causes donneraient lieu à une crainte raisonnable de partialité en l'espèce ou étayeraient des allégations en ce sens. Les avocats des demanderesses ne se donnent même pas la peine de considérer l'issue des causes qu'elles citent. Je soupçonne cependant pour ma part que l'issue de ces causes intéresserait la personne raisonnable. Je pense que, par exemple, la personne raisonnable estimerait intéressants les commentaires suivants de la Cour d'appel fédérale lorsqu'elle a examiné la décision du juge Teitlebaum, dans l'affaire Samson, de ne pas se récuser :

Malgré les observations beaucoup trop prolixes, répétitives et ingénieuses que l'avocat des appelants a présentées, nous sommes tous d'avis que les appels ne sont nullement fondés et nous les rejetterons sommairement [...]

En second lieu, nous concluons qu'il n'existe aucun élément de preuve clair ou concret d'une crainte raisonnable de partialité de la part du juge Teitelbaum. Nous sommes d'avis que les prétentions des appelants sur ce point constituent tout au plus de simples conjectures fondées sur des insinuations, sur des conjectures, sur des suppositions et sur des descriptions injustes de déclarations et d'événements.

À notre avis, les appelants sollicitent ici le retrait du juge Teitelbaum à titre de juge du procès et ils cherchent à ce qu'il soit remplacé par un juge qui leur convient, qui présiderait deux procès reconnus comme importants. Cette façon de choisir le juge du procès ne correspond pas à la pratique de cette cour. Nous ne tenons aucunement à l'encourager.

Bande indienne de Samson c. Canada, [1998] A.C.F. no 688, paragraphes 8, 10 et 11


[544]        Je cite ici ce passage parce que les demanderesses soutiennent, dans le cadre de la présente requête, qu'elles [traduction] « suivent la directive énoncée par la Cour d'appel fédérale » et qu'elles accordent beaucoup d'importance à la décision qu'elle a rendue après le premier procès. Elles ne semblent toutefois pas juger pertinentes les directives données par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Samson. De fait, la mesure de redressement sollicitée en l'espèce laisse croire que, selon les demanderesses, les conclusions tirées dans Samson n'ont absolument aucune pertinence. C'est pour cette raison qu'il est difficile pour la Cour de comprendre pourquoi les avocats des demanderesses citent Samson à l'appui de leur requête. Comme dans le cas de la décision Paulette, ce qui ressort de la décision Samson ne peut étayer la position des demanderesses; c'est aussi ce qu'à mon avis penserait la personne raisonnable.

[545]        Les demanderesses tentent ensuite de démontrer l'existence d'un lien entre les conclusions de la Cour d'appel fédérale relatives à la décision du juge Muldoon au premier procès et les décisions et actions des juges Hugessen et Russell, ce qui donnerait lieu en l'espèce à une crainte raisonnable de partialité systémique de la part de la Cour d'appel fédérale. Les demanderesses déclarent ce qui suit à ce sujet au paragraphe 19 de leur mémoire :

[traduction]

[...]

e) Plaintes de premières nations à l'endroit de juges de la Cour fédérale

19. Après que la Cour d'appel fédérale a tiré une conclusion de crainte raisonnable de partialité de la part du juge Muldoon, l'une des codemanderesses, la bande indienne Ermineskin, a porté plainte auprès du Conseil canadien de la magistrature. Le juge en chef Clarke a confié l'examen de la plainte à un groupe du Conseil constitué du juge en chef de l'Ontario, R. Roy McMurtry, du juge en chef de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, Bryan Williams et du juge en chef du Manitoba, Richard Scott, ce dernier agissant à titre de président. Les demanderesses tirent appui de la décision de ce groupe. Les sujets de préoccupation soulevés par le groupe sont toujours présents dans l'affaire actuelle et ils sont pertinents quant à la présente crainte des demanderesses. Ces sujets de préoccupation concernaient notamment « les propos opportuns de juges » , « le nécessaire discernement des juges lorsqu'ils instruisent une cause » , « le fait d'être allé plus loin que nécessaire pour trancher les questions en litige et d'avoir utilisé un langage inutilement désobligeant et offensant » , « le recours à des propos outrageux et méprisants, parfois à l'égard de questions peu ou pas du tout pertinentes » et « le mésusage de la fonction judiciaire » . Voici quelques exemples plus particuliers :


a)              Le juge Muldoon - « un concept éminemment fasciste et raciste » , « le culte des ancêtres ou la plaidoirie fondée sur les ancêtres » , « l'état d'apartheid des réserves indiennes » , « la perpétuelle dépendance à l'endroit des contribuables canadiens » , « on peut comparer leur état de développement à celui d'un "adolescent", alors que celui des autres (les non-Indiens) en est un d'"adulte".

b)              Le juge Hugessen - « cette proposition, à mon avis, est absurde » , cela est « radical » , « Je note l'esprit de bravade démontré par la demanderesse, que je trouve à tout le moins étonnant » , « cet argument n'est qu'une esquive » , « cette prétention de caractère extraordinaire » , « J'ai essayé de soutirer des avocats des demanderesses une suggestion le moindrement utile sur la façon dont cela pourrait se faire mais, sans nul doute parce que je n'ai pas su être clair, je n'ai eu aucun succès. »

c)              Le juge Russell - « les arguments sont fallacieux et malhonnêtes » , « adaptant certains de ses éléments de preuve en fonction des résumés » , « manoeuvre d'opportunisme grossier qui fait fi des droits des autres parties » , « les problèmes qu'ils pourraient comporter sont loin d'être aussi graves que ceux que les demanderesses ont occasionnés en nommant 150 témoins possibles » , « leurs excuses inadéquates » , « il n'y a pas moyen de juger si leur intention est sincère ou est une manoeuvre d'obstruction » , « il est impossible de se fier [aux demanderesses] » , « l'avalanche de témoins » , « [c]ette situation me préoccupe beaucoup puisque non seulement elle soulève des questions d'éthique professionnelle mais elle influe négativement sur l'administration de la justice dans le présent conflit » , « les demanderesses convient à faire l'autruche » , « les demanderesses s'en servent, encore une fois, pour neutraliser les intervenants » , « semblent penser qu'elles peuvent simplement agir comme bon leur semble » .

Affidavit de Philip Healey

[...]

[546]        J'ai déjà expliqué en quoi la décision du juge Muldoon n'était pas pertinente pour nos fins. Mais, plus important encore, il semble manifeste que l'objectif visé par les avocats des demanderesses au paragraphe 19 soit d'étendre d'une quelconque manière aux juges Hugessen et Russell la conclusion de crainte raisonnable de partialité tirée à l'encontre du juge Muldoon. Ces avocats ont choisi comme méthode de juxtaposer et de comparer une multitude de remarques citées hors contexte. Malgré le recours à cette méthode, toutefois, il devient tout de suite manifeste que les citations attribuées au juge Muldoon sont d'un tout autre ordre que celles attribuées aux juges Hugessen et Russell.


[547]        Les remarques attribuées au juge Muldoon ont clairement des connotations politiques et visent à susciter la polémique et un débat public. Celles attribuées aux juges Hugessen et Russell n'ont clairement pas de connotations politiques, ne sont pas de nature polémique et concernent des arguments avancés et des actes posés par les avocats des demanderesses dans la présente instance. Leurs remarques sont très semblables à celles que je fais dans les présents motifs au sujet d'assertions non pertinentes et insoutenables figurant dans la documentation. Elles n'établissent d'aucune manière un lien entre les juges Hugessen et Russell et les critiques de la Cour d'appel fédérale à l'endroit du juge Muldoon; nulle personne raisonnable ne percevrait d'ailleurs l'existence d'un tel lien. Pour ce qui est des sujets de préoccupation soulevés par le groupe du Conseil canadien de la magistrature, j'ai déjà traité ici de ce qui semble être les principales préoccupations des demanderesses quant au langage utilisé par les juges Hugessen et Russell.

[548]        Les demanderesses dirigent ensuite leurs critiques vers un autre juge, ce qui leur sert de preuve quant à une crainte raisonnable de partialité au sein de la Cour fédérale :

[traduction]

[...]

21. Une première nation a déposé une plainte, en instance, contre le juge en chef adjoint de la Cour fédérale (Section de première instance), parce qu'il a déclaré qu'il n'assignerait pas à un juge autochtone une importante affaire portant sur les droits des Indiens. Les demanderesses ont connaissance de cette plainte et elles sont d'accord avec son dépôt. Les demanderesses relèvent d'ailleurs, eu égard à cette plainte, que les juges de la Cour fédérale sont tenus de par la loi de vivre dans un certain rayon autour d'Ottawa.


Plainte portée contre le juge en chef adjoint de la Cour fédérale (Section de première instance)

[...]

[549]        Je pourrais comprendre qu'être tenu de résider à Ottawa soit une obligation peu réjouissante pour certains juges de la Cour fédérale, mais je ne crois pas qu'une personne raisonnable verrait là un motif de crainte raisonnable de partialité, soit de la part de la Cour fédérale, soit de celle de juges particuliers s'occupant de la présente affaire. C'est une chose qu'on semble accepter à la Cour d'appel fédérale et à la Cour suprême du Canada sans que celles-ci, comme les demanderesses le confirment, semblent être partiales. Il n'y a donc pas de motif inhérent, selon moi, pour que les juges de la Cour fédérale soient considérés plus enclins à la partialité, du fait de la proximité du gouvernement fédéral, que ne le sont les juges de la Cour d'appel fédérale ou de la Cour suprême du Canada. C'est toutefois la « plainte » visant l'ancien juge en chef adjoint de la Cour fédérale qui s'avère la plus révélatrice dans le cas présent.

[550]        Les demanderesses semblent penser que le simple fait d'associer les mots « plainte » et « juge en chef adjoint » constitue une preuve ou un argument suffisants. Je ne connais aucune règle de preuve (et les demanderesses n'en mentionnent aucune) ni aucun principe d'argumentation faisant en sorte que l'insinuation en filigrane dans le paragraphe en cause doive être prise en compte par la personne raisonnable.


[551]        L'examen de la documentation produite me révèle que la seule preuve à l'appui de cette allégation est à la pièce G de l'affidavit de M. Healey, un témoin dans le cadre de la présente demande, de même que l'un des avocats ayant rédigé le mémoire. La pièce G constitue un extrait de [traduction] « la plaidoirie écrite des demanderesses, du chef Victor Buffalo et de la bande et la nation indiennes de Samson » , en fait les paragraphes 15 et 16 de cette plaidoirie écrite.

[552]        Le paragraphe 15 constitue du ouï-dire mais il est censé se fonder sur l'affidavit de la chef Florence Buffalo, lequel n'est pas joint à l'affidavit de M. Healey. On allègue au paragraphe 15 que le juge en chef adjoint aurait émis certains commentaires lors d'une conférence téléphonique. On dit, au paragraphe 16, qu'aucun sténographe judiciaire n'était présent et qu'aucune transcription ni dossier de la cour n'est disponible pour faire état de ce qu'a véritablement dit le juge en chef adjoint. Il semble, toutefois, qu'un agent du greffe aurait établi un procès-verbal sommaire de la conférence téléphonique. On n'a pas joint ce procès-verbal à l'affidavit de M. Healey.

[553]        Dans son affidavit et son argumentation écrite, en conséquence, M. Healey a rapporté ce qu'il considère manifestement être une grave allégation contre l'ancien juge en chef adjoint de la Cour fédérale, mais il n'a rien présenté comme preuve qui permette à la Cour d'examiner la question. Il s'agit simplement d'une insinuation et d'un ouï-dire. Nulle personne raisonnable n'estimerait que pareille preuve ou argumentation établit l'existence d'une partialité inhérente de la part de la Cour fédérale ou des juges Hugessen et Russell.

[554]        Mis à part des allégations précises faites à l'endroit des juges Hugessen et Russell, les demanderesses convient finalement la Cour à tenir compte de ce qui suit :


[traduction]

[...]

20. Selon l'avocat des demanderesses, lorsqu'il a eu le plaisir de présenter des observations devant la Cour suprême, les cours de l'Ontario de tous les échelons, la Cour (du Banc de la Reine) de l'Alberta et divers tribunaux administratifs, il n'a jamais été traité de cette manière ni ses arguments décrits comme ils l'ont été. Des juges d'autres cours l'ont honoré de leurs commentaires élogieux. Il n'a connu d'exception à cette règle qu'en tant qu'avocat représentant les demanderesses dans la présente affaire.

Affidavit de Philip Healey

[...]

[555]        Il y a lieu, selon moi, d'établir un lien entre ce paragraphe 20 et le paragraphe 19 et de déduire que M. Healey fait référence à des remarques formulées par les juges Hugessen et Russell dans le cadre de leurs décisions et d'autres fonctions exercées dans la présente affaire. On a déjà traité de certaines de ces remarques.

[556]        M. Shibley a demandé que les critiques formulées par les avocats adverses visant le comportement de M. Healey en l'instance ne soient pas considéré l'élément central dans la présente requête; j'ai abondé dans son sens de manière générale. Toutefois, faire totalement abstraction du comportement de M. Healey, ce serait faire abstraction d'un élément fondamental de sa propre argumentation, puisque lui-même invoque sans détours ce comportement devant la Cour et convie la Cour à le prendre en compte à l'appui de ses allégations de crainte raisonnable de partialité. Il fait voir aussi très clairement au paragraphe 20 précité que la présente requête comporte une importante composante personnelle, ce dont j'examinerai les conséquences par la suite.


[557]        En regard des paragraphes 19 et 20, qu'il suffise de dire que la comparaison que M. Healey invite la Cour à faire n'aurait de sens que si la Cour s'était fait présenter des éléments de preuve sur son comportement devant d'autres cours, et que si M. Healey avait fait valoir les mêmes types d'arguments que ceux soumis aux juges Hugessen et Russell et qui sont fortement mis en évidence dans les observations écrites dont je suis en train de discuter. M. Faulds a tenté d'attirer mon attention sur l'existence d'éléments de preuve tendant à démontrer que, peut-être, M. Healey ne s'est pas aussi bien comporté devant d'autres cours qu'il le laisse entendre dans son mémoire, mais je ne souhaite pas faire dévier la présente requête dans cette direction.

[558]        M. Healey n'a présenté aucun élément de preuve sur ce dont il a fait l'expérience devant d'autres cours et qu'on pourrait valablement comparer avec l'expérience vécue devant les juges Hugessen et Russell. Nulle personne raisonnable ne pourrait ainsi se fonder sur ce qu'a dit M. Healey pour tirer des conclusions quant à une crainte raisonnable de partialité, particulièrement si l'on tient compte du fait qu'il est un témoin, l'auteur principal de l'argumentation écrite ainsi que l'avocat même dont le traitement par les juges Hugessen et Russell doit être examiné par la Cour.


[559]        Mis à part les allégations précises faites contre les juges Hugessen et Russell, ainsi, qu'est-ce que les demanderesses ont bien pu soumettre à la Cour aux fins d'un examen par la personne raisonnable? Elles ont présenté des citations elliptiques hors contexte, des interprétations tendancieuses - pour bonne part sans aucune pertinence -, des citations d'une autre teneur que celle que lui prêtent les demanderesses, du ouï-dire et des insinuations.

[560]        Rien de tout cela ne donnerait, à la personne raisonnable, lieu de croire qu'il est raisonnable de craindre en l'existence de partialité au sein de la Cour fédérale. Pour ce qui est des doutes des demanderesses de pouvoir obtenir une audience impartiale devant la Cour fédérale et de ce que je crois comprendre être leur sentiment d'_ aliénation _ par rapport aux processus de la Cour, je crois que les arguments avancés dans leur plaidoirie écrite n'aident en rien à les rassurer. Bien au contraire, en fait, ce sont de tels arguments qui me semblent renforcer et exacerber le sentiment d'aliénation.

[561]        Malgré toute cette toile de fond, il ressort clairement dans la documentation quelles craintes réelles les demanderesses nourrissent au sujet de la Cour fédérale. Le chef Roland Twinn est ainsi allé droit au but, avec une sincérité exemplaire, lorsqu'on l'a contre-interrogé relativement à son affidavit dans la présente requête :

[traduction]

Q.             Bien. L'une des autres mesures de redressement sollicitées dans la présente affaire, c'est la possibilité d'un transfert à la Cour provinciale (le paragraphe 4 de votre affidavit). De quelle cour s'agit-il alors?

R.             De la Cour du Banc de la Reine.

Q.             Songez-vous à un juge de la Cour du Banc de la Reine en particulier?

R.             Non, à aucun juge en particulier.

Q.             Pouvez-vous me dire pourquoi, selon vous, la Cour du Banc de la Reine serait plus susceptible que la Cour fédérale d'être équitable dans votre affaire?


R.             Selon moi, la Cour provinciale a rendu davantage de décisions favorables aux Premières nations.

(Contre-interrogatoire de Roland Twinn, page 11: 10 - 23)

[562]        On ne peut reprocher au chef Twinn de désirer un juge qui verra les choses du même oeil que lui et lui accordera la mesure de redressement qu'il souhaite. C'est là son rôle et c'est ce que veulent tous les demandeurs. Il n'y a toutefois pas lieu à une crainte raisonnable de partialité lorsque, comme en l'espèce, un juge a un autre point de vue que les demanderesses quant à une décision particulière en matière de procédure. Les décisions défavorables aux demanderesses sur des questions de procédure ne donnent pas lieu non plus, en soi, à une crainte raisonnable de partialité. En demandant à la Cour d'avoir leur mot à dire dans le choix du juge qui instruira la présente action (même après modification à l'audience en une recommandation en ce sens, de ma part, au juge en chef de la Cour fédérale), les demanderesses sont clairement intéressées à trouver quelqu'un qui sera mieux disposé envers leur affaire que ne l'est, selon elles, le juge Russell. Le problème c'est que, dans Samson, la Cour d'appel - en qui les demanderesses semblent avoir confiance - s'est opposée à un tel procédé.

À notre avis, les appelants sollicitent ici le retrait du juge Teitlebaum à titre de juge du procès et ils cherchent à ce qu'il soit remplacé par un juge qui leur convient, qui présiderait deux procès reconnus comme importants. Cette façon de choisir le juge du procès ne correspond pas à la pratique de cette cour. Nous ne tenons aucunement à l'encourager.


Les allégations à l'encontre du juge Hugessen

[563]        En plus de contenir des allégations non fondées portant que le juge Hugessen avait agi [traduction] « de manière très inhabituelle » et « agressive » envers les demanderesses pendant le processus de gestion de l'instance, l'argumentation écrite ajoute bien peu au contenu de l'argumentation orale de M. Shibley.

[564]        Les demanderesses semblent laisser entendre qu'elles ont agi de manière parfaitement raisonnable et ont respecté tous les délais pendant toute la période où le juge Hugessen s'est occupé de la gestion d'instance. L'approche « inhabituelle » et « agressive » du juge Hugessen aurait donc été injustifiée et elle donnerait ouverture à une crainte raisonnable quant à une prédisposition quelconque à faire obstacle au droit des demanderesses de soulever et de faire valoir la question de l'autonomie gouvernementale.

[565]        Le dossier révèle qu'il en a toutefois été, en réalité, tout à fait autrement. Face aux actions des parties, le juge chargé de la gestion de l'instance a dû largement intervenir pour s'assurer que l'instance puisse progresser. Le dossier révèle également que les demanderesses sont loin d'avoir toujours été aussi exemplairement raisonnables qu'elles prétendent maintenant l'avoir été.


[566]        Les demanderesses semblent maintenant s'attendre à ce que la Cour réévalue d'une manière quelconque ce qui s'est produit pendant le déroulement de la gestion d'instance, puis en tire un lien avec la décision rendue par la Cour d'appel fédérale en 1997 et ordonne la tenue d'un nouveau procès. Mis à part la question de la res judicata, cela ne peut pas valablement être fait après un délai aussi long. Je ne puis d'ailleurs me prononcer sur des questions dont le juge Hugessen n'a pas été saisi tel que la loi le prescrit.

[567]        Le principal sujet de plainte des demanderesses, une fois encore, c'est qu'il est raisonnable de craindre qu'après avoir autorisé les modifications de 1998, le juge Hugessen a ensuite tenté de dicter l'objet du nouveau procès en disant que les questions alors à trancher étaient « sur le fond les mêmes que celles qui devaient être tranchées au premier procès » , et que les modifications apportées au droit par les décisions pertinentes de la Cour suprême du Canada ne venaient « changer en rien la matrice des faits » .

[568]        On vise ainsi à démontrer qu'il est raisonnable de croire que le juge Hugessen a rendu une décision dans le cadre de l'affaire [traduction] « avant que la preuve de toutes les parties ait été entendue » et [traduction] « semble avoir donné son avis, sans qu'on le lui demande, sur la façon dont il appliquerait la première partie du critère de Van der Peet » , « critère qu'il appliquerait de manière défavorable aux demanderesses » .


[569]        J'ai déjà signalé que ces remarques, prises totalement hors contexte, n'ont pas été faites dans une décision où le juge Hugessen avait à interpréter les actes de procédure. De même, lorsque les demanderesses ont interjeté appel de l'ordonnance du 7 décembre 2000 du juge Hugessen, elles n'ont pas fait valoir qu'il avait semblé partial ni qu'il avait qualifié erronément leurs revendications; leur appel a été rejeté.

[570]        Il est toutefois également utile de se rappeler que, lorsque les demanderesses ont demandé de pouvoir apporter des modifications à leurs actes de procédure en 1998 et se sont alors fondées sur les arrêts Van der Peet, Pamajewon et Delgamuukw, elles ont fait valoir la prétention suivante :

[traduction]

Nous disons que, en tant que gouvernement, nous avons le droit de décider quels sont ou ne sont pas nos citoyens. [...] nous ne disons pas que nous disposons d'un droit à l'autonomie gouvernementale de manière générale. Ce n'est pas de ça qu'il s'agit en l'espèce. Ce que nous disons c'est que nous avons droit à cet aspect fondamental de notre autonomie gouvernementale.

(Transcription du 23 septembre 1998 relative à la requête, pages 37: 3-5 à 37: 19-22)

[571]        Ainsi, vu le type de langage que les demanderesses tenaient elles-mêmes à l'époque, on peut parfaitement comprendre la qualification qu'a faite le juge Hugessen. Simplement parce que les demanderesses font maintenant valoir que, dans la présente affaire, il s'agit de « l'autonomie gouvernementale de manière générale » , il n'en découle pas que le juge Hugessen a mal qualifié les questions en litige en décembre 2000, ni même qu'il y a apparence raisonnable qu'il a agi ainsi.


[572]        Quoi qu'il en soit, on a autorisé les modifications en 1998 et les actes de procédure sont clairs. Le juge Hugessen n'a pas modifié les actes de procédure après 1998 et la Cour ne s'est pas encore prononcée sur leur portée. On ne saurait alléguer la partialité qu'une fois, le cas échéant, cette portée interprétée par la Cour, et qu'une fois la démonstration faite par les demanderesses qu'elle recouvre bien « l'autonomie gouvernementale de manière générale » , ou le concept d'autonomie gouvernementale tel qu'elles souhaitent maintenant le définir.

[573]        Les demanderesses soutiennent que les déclarations du juge Hugessen dans son ordonnance du 7 décembre 2000 [traduction] « ont appuyé les efforts consentis par la Couronne et les intervenants pour faire écarter la revendication d'autonomie gouvernementale. Il semble en outre que le juge Russell a adopté la même approche » .

[574]        Toutefois, nulle revendication d'autonomie gouvernementale n'a été écartée. Si, contrairement à ce que les demanderesses ont fait valoir devant la Cour en 1998, la présente affaire a bien trait à [traduction] « un droit à l'autonomie gouvernementale de manière générale » , les actes de procédure tels qu'ils ont été modifiés en 1998 le feront voir; ces actes n'ont pas été écartés. Lorsqu'il a rejeté certaines modifications demandées par les demanderesses en 2004, le juge Russell n'a écarté aucune revendication figurant déjà dans les actes de procédure. Il a rejeté ces modifications pour les raisons précisées dans sa décision, que les demanderesses ont acceptée et dont elles n'ont pas interjeté appel.


[575]        Aucune preuve n'a été présentée à la Cour ou à la personne raisonnable à l'occasion de la présente requête, qui démontre que le juge Russell a fondé sa décision du 29 juin 2004 sur quoi que ce soit d'autre que les éléments matériels dont il était saisi dans le cadre de la demande ou qu'il est raisonnable de craindre qu'il ait ainsi pu le faire. L'eût-il fait, d'ailleurs, sa décision aurait été parfaitement compatible avec les assurances données par les demanderesses elles-mêmes en 1998, selon lesquelles la présente affaire n'a pas trait à « l'autonomie gouvernementale de manière générale » .

[576]        En outre, les décisions du juge Russell à ce jour relatives aux résumés de témoignage anticipé ne visaient qu'à faire en sorte que les demanderesses respectent les parties de l'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004 du juge Hugessen qui traitaient de ces résumés. À l'heure qu'il est, d'ailleurs, le juge Russell n'a rendu aucune décision quant à savoir si les résumés présentés par les demanderesses sont ou non pertinents quant aux actes de procédure, ou encore s'ils sont inadmissibles pour tout autre motif.

Les allégations à l'encontre du juge Russell

[577]        Dans les 65 pages restantes du mémoire des demanderesses, on retrouve une attaque, parfois au vitriol, visant le rôle joué par le juge Russell depuis sa nomination comme juge d'instance en 2004.

[578]        On tente pour bonne part de ramener devant la Cour d'anciens arguments qu'elle a déjà rejetés dans ses décisions. Ce qu'on sous-entend, c'est que la Cour s'est tellement fourvoyée que toute personne raisonnable craindrait qu'elle a été partiale.

[579]        Des citations sont présentées hors contexte, ou on ne fournit tout simplement pas l'essentiel du contexte dont aurait besoin une personne raisonnable pour juger des allégations. On recourt parfois à des citations elliptiques. On fait aussi des assertions non corroborées qui sont tout bonnement inexactes. Les avocats des demanderesses ont choisi en des endroits divers du dossier certains mots et extraits pour en faire un assemblage révisionniste de ce qui s'est produit.

[580]        Il faudrait à la Cour fournir un effort colossal pour tenter de citer au long les passages pertinents du dossier afin de rendre le contexte d'ensemble où s'inscrivent les positions avancées par les demanderesses. Dans le cadre d'une requête relative à la crainte de partialité, où tout est affaire de contexte, les avocats des demanderesses ont réussi à se dépenser sans réserve pour relater avec très peu d'objectivité le fil des faits. Comme je l'ai déjà mentionné, cela semble inévitable comme conséquence lorsque les avocats s'octroient autant de rôles à la fois. Il ne peut plus alors y avoir d'objectivité ni de sens de la mesure.

[581]        Par contre, les allégations faites sont si graves (certaines allant jusqu'à la partialité réelle) que la Cour doit s'efforcer de comprendre la documentation. Faute d'un tel exercice, on pourrait penser que qui ne dit mot consent, et les nations demanderesses pourraient croire que la Cour ne se soucie guère de ces questions et ne plus avoir confiance en l'intégrité du processus.


[582]        La Cour a traité d'une bonne partie du contenu de la plaidoirie écrite lorsqu'elle a traité de l'argumentation orale de M. Shibley et je ne désire pas me répéter ici. Je crois toutefois que les exemples qui suivent feront ressortir pourquoi cette plaidoirie écrite ne peut fonder une conclusion de crainte raisonnable de partialité :

1.          On allègue au paragraphe 77 que les motifs du 29 juin 2004 du juge Russell [traduction] « sont inhabituels. Ils le sont parce qu'il n'y avait rien dans le dossier de requête déposé devant le juge Russell à l'appui de telles conclusions » .

J'ai déjà fait remarquer que tel n'était tout simplement pas le cas. On énonce clairement dans les motifs ce sur quoi se fonde la décision, et cela n'a pas alors posé problème pour les demanderesses puisqu'elles n'ont pas interjeté appel.

Soulever maintenant ces questions constitue un bon exemple de recours rétroactif et révisionniste au dossier que la personne raisonnable n'estimerait tout simplement pas convaincant.

2.          Le paragraphe 79 renferme l'allégation qui suit :

[traduction]

Il a semblé que le juge Russell avait préjugé de la question de l'autonomie gouvernementale et avait une opinion préconçue à l'égard de la preuve, comme il a semblé que tel était le cas lorsque le juge Hugessen a rendu son ordonnance du 7 décembre 2000 (deux années après avoir autorisé les modifications). Le juge Russell, en d'autres termes, tout comme le juge Hugessen avant lui, semble avoir manifesté son intention d'appliquer la première partie du critère de Van der Peet de manière défavorable aux demanderesses, et d'écarter ainsi la revendication d'autonomie gouvernementale de ces dernières.


Cette déclaration n'est pas véridique pour les raisons déjà mentionnées. Le raisonnement logique suivant, toutefois, la sous-tend : il y a lieu de craindre de manière raisonnable la prédisposition des juges Hugessen et Russell à ne pas permettre aux demanderesses de présenter leur preuve à l'égard d'une question (l'autonomie gouvernementale de manière générale) dont les demanderesses n'ont pas encore démontré qu'elle est soulevée dans les actes de procédure.

Mis à part le fait que le juge Russell n'a pas encore rendu une décision définitive quant à la preuve pouvant être présentée par les demanderesses, et à quel moment, on ne peut alléguer la crainte raisonnable de partialité pour de telles raisons qu'une fois, le cas échéant, la démonstration faite par les demanderesses que les actes de procédure recouvrent bien la question de « l'autonomie gouvernementale de manière générale » , tel qu'elles la désignaient en 1998, ou de l'autonomie gouvernementale tel qu'elles souhaitent maintenant la définir.

Les demanderesses affirment tout simplement qu'il en est bien ainsi, et elles insistent pour que la Cour reconnaisse qu'il s'agit là d'un fait établi. La Cour n'a toutefois encore entendu aucun argument sur ladite question.


3.          À l'alinéa 80b), alors que les demanderesses tentent de débattre de nouveau toute la question des résumés de témoignage anticipé, elles déclarent : [traduction] « Il y a lieu de noter qu'on n'exigeait pas dans l'ordonnance préparatoire leur particularisation [des résumés]. On exigeait uniquement qu'une liste des témoins soit fournie. »

Or, le paragraphe 9 de l'ordonnance préparatoire du 6 mars 2004 du juge Hugessen prévoit ceci :

[traduction]

Les parties désirant présenter des témoignages au procès (liés notamment à l'histoire orale) doivent signifier des listes de témoins et des résumés de témoignage anticipé (faisant notamment état de la langue utilisée s'il ne s'agit pas de l'anglais ainsi que du nom de l'interprète, s'il est connu) d'ici le 15 septembre 2004.

Il est difficile de concevoir comment quiconque peut fournir de tels résumés, à moins d'avoir interrogé les divers témoins afin de savoir ce qu'ils diront. La particularisation est un élément intrinsèque du concept de « résumé de témoignage anticipé » . Un tel résumé n'est pas une liste de sujets mis ensemble avant qu'on ait interrogé les témoins.

En tout état de cause, les demanderesses ont accepté l'ordonnance du juge Russell et la forme prescrite des résumés de témoignage anticipé et elles n'ont pas interjeté appel. Il est donc tout simplement erroné d'affirmer, comme les demanderesses le font maintenant, que [traduction] « les demanderesses continuent de respecter tous les délais fixés par la Cour pour qu'on puisse engager le procès » .


Les demanderesses demandent maintenant à la Cour de réexaminer sa propre ordonnance relative aux résumés de témoignage anticipé et de conclure que, du point de vue de la personne raisonnable, il y a crainte raisonnable quant au fait qu'elles n'ont pas enfreint l'ordonnance préparatoire.

Toutes ces questions sont res judicata. Les demanderesses n'ont pu convaincre la Cour la première fois, et elles ne présentent rien maintenant qui puisse convaincre la personne raisonnable.

4.          Les demanderesses font remarquer ce qui suit, au paragraphe 89 :

[traduction]

Le juge Russell a tranché la requête [celle par laquelle la Couronne demandait que le Dr von Gernet soit autorisé à formuler des commentaires sur les questions de crédibilité] dans le sens préconisé par les demanderesses. Il a suivi une jurisprudence bien établie de la Cour suprême du Canada selon laquelle « la conclusion finale quant à la crédibilité ou la sincérité d'un témoin donné appartient au juge des faits, et ne doit pas être soumise à l'opinion d'expert » .

On serait porté à se demander, à ce stade, comment l'on peut dire avoir une crainte raisonnable de partialité alors que le juge Russell a tranché la question en faveur des demanderesses. Ce qu'on laisse entendre, bien sûr, c'est que la jurisprudence était tellement _ bien établie _ que le juge Russell ne pouvait tout simplement tirer une conclusion favorable à la Couronne, comme il aurait été naturellement porté à le faire. Les demanderesses ont toutefois ajouté ce qui suit :


[traduction]

Bien qu'il ait conclu que la prétention de la Couronne était sans fondement, en plus de ne pas être conforme au principe adopté dans Benoit, il n'a pas prêté de but répréhensible à la demande de redressement de la Couronne.

Pour ne pas donner lieu à une crainte raisonnable de partialité, il ne suffit donc pas que la Cour conclue en faveur des demanderesses; elle doit également prêter une intention répréhensible à la Couronne.

Les demanderesses semblent se soucier ici du fait que la Cour a critiqué certaines de leurs prétentions, alors qu'elle n'a pas été assez sévère à l'endroit de la Couronne lorsqu'elle a tiré des conclusions à son encontre. Ce qu'on omet alors de prendre en compte, c'est que la Cour a critiqué les arguments des demanderesses lorsque leurs avocats ont tenté de faire valoir de nouveau des questions constituant une res judicata, ou lorsque ces mêmes avocats ont insisté pour dire que leurs clientes n'avaient pas enfreint l'ordonnance préparatoire - ce qu'elles avaient manifestement fait. La position adoptée par la Couronne dans Benoit n'était pas de même ordre, et le temps que la Cour a dû lui consacrer n'était pas hors de proportion. Il n'était pas alors nécessaire de corriger le comportement de la Couronne de la même manière qu'il a fallu à la Cour corriger le comportement des avocats des demanderesses.


Les demanderesses, en outre, décrivent de manière assez inexacte l'attitude de la Cour à l'égard de la Couronne. La Cour, en réalité, a critiqué la Couronne dans le cadre de la requête mentionnée, pour vouloir _ présent[er] une preuve d'expert au sujet du traitement à accorder à la preuve de l'histoire orale [...] sous prétexte [non souligné dans l'original] qu'il était prévu que cette preuve serait présentée dans les rapports de réfutation mentionnés au paragraphe 6 de l'ordonnance du juge Hugessen » .

Ce sont là des questions secondaires, mais révélatrices quant à jusqu'où les avocats des demanderesses peuvent aller pour donner l'image d'une crainte de partialité.

Le paragraphe 91 de l'exposé des arguments constitue un excellent exemple d'un même type d'interprétation tendancieuse faite d'une ordonnance qui, lorsqu'on tient compte du contexte, ne donne pas lieu de croire que la Cour aurait favorisé quelque partie que ce soit ou encouragé une partie au détriment de l'autre. La Cour veille plutôt à ce qu'on comprenne bien de part et d'autre ce que l'ordonnance du juge Hugessen permet et ne permet pas de faire.

5.          Au paragraphe 95, les demanderesses font l'hypothèse suivante quant à l'état d'esprit du juge Russell.


[traduction]

Ce qui semble avoir préoccupé le juge Russell, toutefois, c'est l'inconstance de la Couronne dans la position qu'elle a adoptée.

Ayant émis cette hypothèse, les demanderesses font alors l'allégation suivante au paragraphe 96 :

[traduction]

Il semble, dans de telles circonstances, que le juge Russell ait activement prêté assistance à la Couronne. Toute personne raisonnable s'apercevrait aisément que le juge a tenté d'écarter des problèmes auxquels, selon lui, la Couronne serait confrontée.

De vagues idées sur les arcanes de la pensée du juge Russell ne constituent ni une preuve, ni une argumentation, et la personne raisonnable ne verrait pas les choses autrement. Or, on recourt à une telle méthode tout au long des actes de procédure. Les avocats font des affirmations hardies sur ce que le juge Russell a dû penser, ou semble avoir pensé, alors qu'ils déforment bien manifestement ce qu'il y a véritablement au dossier et qu'ils sont loin d'être objectifs quant aux pensées que pourrait avoir le juge Russell.

6.          On trouve au paragraphe 101 un exemple d'injure gratuite et d'allégation de partialité réelle :

[traduction]


Le juge Russell a ensuite convié la Couronne et les intervenants à lui communiquer la jurisprudence à l'appui de leurs prétentions. Quoiqu'on pourrait faire valoir le manque de clarté de ce que le juge demandait, l'on soutient qu'il est devenu clair au fur et à mesure que les observations étaient présentées à l'audience qu'il désirait de la jurisprudence faisant obstacle à la présentation d'éléments de preuve par les demanderesses.

Si l'on tient compte de l'ensemble du contexte, encore une fois, le juge Russell a en fait demandé conseil aux deux parties. À ce stade, les avocats des demanderesses n'essaient même plus de faire croire qu'ils n'allèguent pas la partialité réelle, et ils dépeignent le juge Russell comme s'efforçant de trouver des façons d'écarter leur preuve.

7.          Le paragraphe 103 fournit un bon exemple du fait pour les demanderesses de tirer totalement hors contexte des déclarations de la Couronne, d'ensuite prétendre que celles-ci étayent la prétention voulant que la Couronne ait déjà convenu qu'est « en jeu » la question de l'autonomie gouvernementale au sens large, puis enfin de soutenir que la Cour refuse de reconnaître ce dont, en fait, les deux parties ont déjà convenu :

[traduction]

Une fois encore, par conséquent, les parties disent à la Cour qu'est en jeu le droit à l'autonomie gouvernementale. Dans le cadre de la présente requête, la question soulevée est celle de savoir pourquoi la Cour n'a de cesse de répéter le contraire.


Ce que le dossier révèle dans les faits, c'est que la Couronne a constamment soutenu que les actes de procédure n'englobent pas la question de l'autonomie gouvernementale au sens large, et que la Cour a déclaré à maintes reprises qu'elle désire entendre l'argumentation complète des parties sur cette question en litige. La Couronne n'a nullement tenté de soutenir qu'était sans pertinence l'ensemble de la preuve sur l'autonomie gouvernementale. La pomme de discorde, c'est la question de l'autonomie gouvernementale au sens large.

8.          Le paragraphe 110 fournit un exemple bien typique du recours par les demanderesses à une citation prise hors contexte, à laquelle sont ensuite rattachés des propos injurieux qui constituent, en réalité, une allégation de partialité réelle :

[traduction]

Malgré les problèmes manifestes entourant la requête, le juge Russell est revenu à son sujet de préoccupation. Il a d'ailleurs commencé à s'interroger sur l'opportunité même du procès. Il est devenu clair, sinon même parfaitement clair, qu'il désirait de la jurisprudence faisant obstacle à la présentation de toute preuve par les demanderesses. Celles-ci désirent souligner que c'était la première fois qu'elles faisaient valoir une requête devant le juge Russell, qui ne les avait jamais entendues. Ce dernier a néanmoins déclaré :

Non, je ne crois pas qu'il y ait de doute. Je crois que les deux parties ont convenu de l'importance des témoignages sur l'histoire orale au procès et, n'ayons pas peur de le dire, je crois bien qu'il n'y aura pas grand-chose comme procès, n'est-ce pas, sans de tels témoignages. [Non souligné dans l'original.]

L'ensemble du contexte fait voir que le juge Russell interrogeait alors les avocats de la Couronne sur ce qu'il adviendrait s'il devait accéder à leur demande d'exclusion des témoins des demanderesses. En d'autres termes, le juge Russell s'opposait à ce que la Couronne lui demandait de faire et cherchait une façon de s'assurer que les demanderesses puissent corriger leur manquement et présenter leur preuve.


Selon les demanderesses, malgré cela, il devenait « parfaitement clair » que le juge Russell recherchait activement la jurisprudence lui permettant d'étayer la décision qu'il avait déjà prise de faire obstacle à la présentation de leur preuve.

On recourt au même procédé au paragraphe 114.

9.          Le paragraphe 115 est un exemple de propos fallacieux qui ne se rattachent à rien :

[traduction]

Les juges Hugessen et Russell étaient bien sûr au courant, lorsqu'ils ont fait ces déclarations [quant à la principale question en litige en l'instance], des modifications d'importance apportées et de l'existence d'un dossier d'instruction complet sur le droit de décider de l'appartenance à l'effectif d'une bande, et où on ne traitait pas du droit à l'autonomie gouvernementale actuellement allégué.

Ce qui est fallacieux, c'est qu'on laisse entendre implicitement que les juges Hugessen et Russell comprenaient bien que les actes de procédure englobaient la question de l'autonomie gouvernementale au sens large. Les demanderesses savent bien pourtant que c'est là la question même que conteste la Couronne. Elles savent également quelles observations elles ont elles-mêmes présentées à la Cour à l'époque des modifications de 1998, et ce que le juge Russell a dit au sujet de certaines des modifications demandées en 2004.


La logique des demanderesses, une fois encore, c'est que les juges Hugessen et Russell ont donné lieu à une crainte raisonnable de partialité en ne les autorisant pas à présenter une preuve sur une question qu'elles n'avaient pas encore démontré être englobée dans les actes de procédure, et dans une situation où la Cour n'a pas même encore examiné les questions de la portée des actes de procédure et de la pertinence de la preuve des demanderesses relativement à ces actes.

10.        Le paragraphe 119 renferme lui aussi une citation sans contexte dont on fait une interprétation biaisée et indéfendable : [traduction] « Puis, en vue clairement de convaincre la Cour d'imposer aux demanderesses un échéancier injuste, ce qu'a fait le juge Russell [non souligné dans l'original], M. Faulds a répété les prétentions de la Couronne » .

C'est ce qu'on fait également aux paragraphes 121 et 124.

11.        L'alinéa 128g), pour sa part, fournit un bon exemple de révisionnisme :

[traduction]

[E]n adoptant cette position, le juge Russell a fait indirectement ce qu'il ne pouvait pas faire directement. Il ne pouvait s'appuyer, soutient-on, sur aucune jurisprudence pour faire ce qu'il envisageait. Il a adopté une méthode au résultat similaire. Il a ordonné aux demanderesses de consigner par écrit avant le procès, dans un court délai, le témoignage de tous les aînés et d'autres personnes. Les demanderesses n'ont pu s'exécuter dans ce délai et ont perdu des témoignages.


Comme je l'ai déjà dit, c'est la première fois que la Cour s'entend ainsi dire que les demanderesses n'ont pas été en mesure de faire quelque chose dans un délai qu'elles avaient demandé à la Cour de fixer (soit le 14 décembre 2004), ou qu'elles ont « perdu des témoignages » . Comme je l'ai aussi déjà montré, ce que le dossier laisse voir de la situation est totalement différent.

12.        Pour ce qui est du paragraphe 143 et de la remarque de la Cour au sujet de l' « allusion » de M. Henderson, la Cour évoquait l'échange intervenu, à la réunion de gestion d'instance préalable au procès du 7 septembre 2004, entre Mme Kohlman et M. Henderson. Mme Kohlman ce plaignait des documents fournis par les demanderesses à titre de résumés de témoignage anticipé et elle a alors déclaré ce qui suit (page 153, lignes 8 à 13 de la transcription) :

[traduction]

Nous aimerions un énoncé plus général sur ce que le témoignage sera et sur la personne qui le donnera, quant à chacun des témoins. Ce n'est pas une chose difficile à fournir. Nous demandons simplement que cela soit fourni bien avant le procès. Je ne comprends pas pourquoi on y oppose de la résistance.

M. Henderson a alors répondu ce qui suit (lignes 14 à 21) :

[traduction]

Si c'est là tout ce qu'on demande, je crois que nous pouvons assurément le faire, mais pas en seulement quelques jours. Il faudra des semaines de travail pour y parvenir. C'est la première fois que j'entends quelqu'un dire qu'il ne s'agit pas d'un sommaire du témoignage, mais d'établir un lien entre la personne et le témoignage. C'est véritablement ce que vous demandez.


Bien que M. Henderson ait dit ne pas avoir compris que plus qu'un « sommaire » était requis, il a reconnu que les résumés fournis n'établissaient pas un lien entre « la personne et le témoignage » et s'est dit disposé à fournir à la Couronne ce qu'elle disait requérir. La Cour est bien d'avis qu'un « résumé de témoignage anticipé » c'est quelque chose qui établit un tel lien entre le témoin et son témoignage. M. Henderson fait aussi allusion au fait que, s'il faut rattacher la personne au témoignage, un certain temps sera requis ( « des semaines de travail » ) pour y parvenir. Ce qu'il ne révèle pas, et qu'on a appris seulement lors des contre-interrogatoires de M. Healey et de Mme Twinn dans le cadre de la présente requête, c'est que le motif pour lequel un tel lien n'avait pas été établi, c'est que les demanderesses n'avaient pas alors interrogé les témoins qu'elles se proposaient de convoquer (leur nombre est inconnu). M. Healey a ensuite soutenu, bien sûr, à l'audience pour la requête relative aux résumés de témoignage anticipé, que les résumés des demanderesses étaient conformes même si, la Cour le présume, il devait alors savoir qu'on n'avait pas encore interrogé les témoins.


Les demanderesses ont raison de dire que M. Henderson n'avait pas explicitement admis qu'elles avaient sciemment enfreint l'ordonnance préparatoire. La Cour interprète cependant cela comme une indication du fait que les demanderesses savaient fort bien qu'on ne divulguait pas dans les documents fournis ce que l'un quelconque des témoins dirait. Cela, joint à d'autres témoignages entendus par la Cour le 7 octobre 2004, porte celle-ci à croire que les demanderesses savaient que leur façon de faire n'était pas conforme aux prescriptions du juge Hugessen et que cela allait sûrement causer des problèmes. D'après ces autres témoignages, les demanderesses n'ont pas révélé avant le 15 septembre 2004 - le délai prescrit pour les résumés de témoignage anticipé - que leur liste de témoins comptait plus de 140 noms. Les demanderesses n'avaient pas non plus fait état de la langue dans laquelle chaque témoin allait témoigner. Il n'est assurément pas utile pour quiconque de se faire dire simplement qu'un large groupe de personnes témoigneraient [traduction] « dans leur langue autochtone » . La Cour ne mettait pas en cause la crédibilité des demanderesses. Elles avaient à l'égard des témoins une méthode et une façon de faire qu'elles ne désiraient pas modifier. Elles les ont fait connaître tardivement, pour voir si la Cour et les autres parties s'y montreraient favorables. L'ensemble du contexte a toutefois conduit la Cour à conclure qu'elles savaient que leur façon de faire allait occasionner des problèmes, compte tenu de la manière dont la Cour et les autres parties en ont été informées ainsi que de l'ordonnance préparatoire. M. Healey, pour sa part, n'a pas admis l'existence de problèmes ni essayé de trouver une solution acceptable pour tous; il a plutôt tenté d'imposer à la Cour et aux autres parties les documents manifestement lacunaires qu'on avait soumis et qui faisaient mention de questions manifestement controversées sur le plan de la preuve. Cette véhémence sans compromis a été la cause de tout ce qu'il est advenu par la suite quant aux questions liées à la pertinence et aux résumés de témoignage anticipé.


Une fois encore, on n'a pas interjeté appel de l'ordonnance de la Cour, rien n'indiquait que les demanderesses désapprouvaient la conclusion tirée et ces dernières ont démontré leur volonté de respecter les normes prescrites.

Il a également été révélé par la suite que les demanderesses n'avaient pas même interrogé leurs témoins (dont le nombre nous est inconnu) avant de produire leurs documents le 15 septembre 2004. Les demanderesses ont donc laissé entendre à la réunion du 17 septembre 2004 que l'intention du juge Hugessen, lorsqu'il a rendu son ordonnance préparatoire du 26 mars 2004, c'était qu'elles puissent produire leurs résumés de témoignage anticipé avant d'interroger les témoins.

13.        Les demanderesses affirment au paragraphe 146 que, dans ses motifs du 18 octobre 2004, le juge Russell [traduction] « a fait constamment mention de ce qu'il estimait être de la malhonnêteté chez les demanderesses et de la raison de cette malhonnêteté » .


Or, le mot « malhonnêteté » n'apparaît jamais dans les motifs. Le juge Russell ne se plaint pas de la malhonnêteté des demanderesses, mais du fait simplement qu'elles insistent pour que l'instance se déroule comme elles l'entendent. Le juge Russell n'a pas dit non plus dans des ordonnances antérieures que les demanderesses étaient malhonnêtes. Elles ont tenté d'imposer leur façon de faire à la Cour qui, pour les motifs donnés, a refusé de capituler. Cela ne met pas en cause de la malhonnêteté.

14.        Le paragraphe 152 est de caractère révisionniste et ne concorde pas avec le dossier, lequel permet clairement de constater que les demanderesses ont elles-mêmes demandé que la date du 14 décembre 2004 soit fixée, puis se sont opposées à toute idée de report de la date du procès.

15.        Au paragraphe 153, les demanderesses semblent demander à la Cour d'envisager un appel de sa propre décision sur les normes applicables aux résumés de témoignage anticipé, ou semblent tout au moins désirer débattre de nouveau la question. Elles font valoir que l'ordonnance du juge McKay dans l'affaire Chief Victor Buffalo fait autorité quant à la norme qui convient dans la présente affaire. J'ai passé cette ordonnance en revue. On n'y traite pas de normes générales applicables aux résumés de témoignage anticipé. Les parties pertinentes de cette ordonnance s'énoncent comme suit :

[traduction]

[...]

2. Les demanderesses doivent communiquer à la Couronne le nom des aînés censés témoigner ainsi que l'essentiel de leur témoignage, selon le mode et le calendrier, le cas échéant, dont les parties pourront convenir ou que la Cour pourra également fixer à l'égard de toute personne censée témoigner et qu'on ne qualifiera pas de témoin expert.

[...]


Ainsi, la forme et la teneur du témoignage anticipé seront pour les [traduction] « aînés » celles « dont les parties pourront convenir ou que la Cour pourra également fixer » à l'égard des autres témoins profanes. Le juge McKay, ensuite, a ordonné ce qui suit :

[traduction]

[...]

6. Lorsqu'elles fournissent les renseignements visés dans la présente ordonnance, les demanderesses n'ont pas à fournir de résumés de témoignage anticipé décrivant l'essentiel du témoignage censé être présenté par chaque aîné particulier.

[...]

Le chef Victor Buffalo en son propre nom et au nom de tous les autres membres de la Nation et Bande indienne de Samson et la Nation et Bande indienne de Samson c. Sa Majesté la Reine du chef du Canada, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien et le ministre des Finances, 11 janvier 2000, dossier T-2022-89.


Tandis que les demanderesses ont accepté les normes imposées par le juge Russell pour les résumés de témoignage anticipé en l'espèce, elles laissent maintenant entendre que le juge Russell ne s'était pas du tout conformé aux normes applicables à ces résumés selon ce qu'avait établi le juge McKay dans l'affaire Chef Victor Buffalo. Le juge McKay avait alors toutefois déclaré expressément que les demanderesses n'avaient pas à fournir de résumé de témoignage anticipé pour chaque aîné particulier. Autrement dit, même s'il ne parle que des « aînés » , le juge McKay a alors dit que des résumés de témoignage anticipé n'étaient pas requis.

Dans l'affaire qui nous occupe, de nombreuses personnes qui n'étaient pas des « aînés » figuraient dans la liste de témoins des demanderesses, et l'ordonnance du juge Hugessen prévoit que les parties désirant présenter des témoignages [traduction] « doivent signifier des listes de témoins et des résumés de témoignage anticipé [...] d'ici le 15 septembre 2004 » .

On voit qu'ainsi les demanderesses décrivent de manière exacte l'affaire Chef Victor Buffalo et n'expliquent pas comment on peut l'assimiler à la présente affaire où le juge Hugessen a ordonné que soient fournis des résumés de témoignage anticipé.

16.        Au paragraphe 154, les demanderesses font état d'un [traduction] « effort concerté en vue de surcharger de travail les demanderesses » . La Cour ayant convenu avec les demanderesses que la requête devrait être introduite par les intervenants, il est difficile de supposer que la Cour a pris part à [traduction] « une tentative manifeste de surcharger de travail les demanderesses » .


Les demanderesses affirment toutefois, au paragraphe 158, que [traduction] « le juge Russell était bien sûr au courant que les demanderesses étaient contraintes de répondre à ces requêtes dans ce délai » .

Sans présenter aucune preuve, une fois encore, les demanderesses font tout simplement part de l'état d'esprit du juge Russell à un moment donné. Elles ne disent même pas qu'il aurait dû être au courant, mais simplement qu'il l'était. Il serait assurément nécessaire que la personne raisonnable sache si l'une quelconque de ces questions a été portée à l'attention du juge Russell, et si les demanderesses ont sollicité un redressement à quelque moment que ce soit. La personne raisonnable constaterait également, au vu du dossier, que ce sont les demanderesses qui ont insisté pour qu'on conserve le 10 janvier 2005 comme date du procès, et que le juge Russell a simplement fixé un calendrier permettant aux deux parties de faire ce qu'elles désiraient faire, dans le délai requis selon elles pour y parvenir. Et la Cour a reporté la date du procès tout en mentionnant qu'une nouvelle date ne serait pas fixée sans que les avocats aient pu dire le temps qu'il leur faudrait pour se préparer.

17.        Les conclusions tirées par les demanderesses des passages cités aux paragraphes 160 à 170 ne sont pas des conclusions qu'aurait tirées une personne raisonnable :


[traduction]

Le juge Russell semble donc bien avoir dit aux demanderesses qu'il statuerait en se fondant sur le dossier du premier procès (c.-à-d. un dossier de procès sans lien avec la question de l'autonomie gouvernementale). C'est là l'une des nombreuses déclarations du juge Russell semblant confirmer son opinion quant au droit à l'autonomie gouvernementale allégué par les demanderesses.

Non seulement l'ensemble du contexte révèle-t-il qu'à cette occasion, par exemple, le juge Russell n'a pas rendu de décision quant à la portée des actes de procédure et à la mesure dans laquelle la question de l'autonomie gouvernementale y figure, mais il révèle aussi que, dans l'ordonnance rendue par le juge Russell après l'audience relative à la « solution viable » , celui-ci a en fait rejeté expressément la demande d'exclusion des témoins des demanderesses présentée par la Couronne et il a accordé aux demanderesses le délai qu'elles sollicitaient pour achever d'établir leurs résumés de témoignage anticipé.


18.        Les demanderesses se donnent beaucoup de mal tout au long de leur exposé des arguments pour essayer de démontrer que le « ton » du juge Russell, différent à leur endroit, a donné lieu à une crainte raisonnable de partialité en faveur de la Couronne et des intervenants. Cela est fortement démenti par les propres témoignages en contre-interrogatoire des demanderesses; on y dit alors que le juge Russell a invariablement été poli et courtois envers les avocats des demanderesses. Cela est également démenti par les motifs, lorsqu'on les lit avec objectivité. Le ton du juge Russell n'est ferme que lorsque les circonstances le justifient. Malgré ce fait, les demanderesses formulent constamment le type de plainte qu'on retrouve à l'alinéa 179c) :

[traduction]

Le juge Russell n'a jamais employé ce ton face à une opinion soumise à la Cour par la Couronne ou les intervenants, même une opinion malhonnête des types ici mentionnés. Il s'est toujours montré extrêmement élogieux à leur endroit. [Non souligné dans l'original.]

Voilà qu'on retrouve encore le terme « malhonnête » .

L'impression que les demanderesses tentent de communiquer, c'est qu'il est raisonnable de croire que les juges Russell et Hugessen ont réprimandé avec agressivité un M. Healey toujours raisonnable et assiégé de plus en plus sévèrement, alors qu'ils inondaient la Couronne de compliments.

Ce que le dossier révèle, bien sûr, est tout autre. On y voit deux juges se dépensant constamment pour faire progresser l'instance face à des avocats qui, parfois, ne se montrent guère coopératifs. Leur ton parfois sévère, d'ailleurs, n'était pas adressé exclusivement aux avocats des demanderesses.

19.        Dans la série des paragraphes 181 à 193 de l'exposé des arguments, on dépeint M. Healey comme tentant de secourir la Cour qui aurait succombé aux machinations de la Couronne et des intervenants. L'argumentation se présente finalement comme suit (après élagage) :


[traduction]

181. On en était rendu au point où la Cour et les avocats de la partie adverse discutaient librement entre eux du fait que les demanderesses ne devraient être autorisées à présenter aucune preuve.

[...]

185. Il convient également de noter que, dans le cadre de la présente requête, la Couronne et les intervenants se sont appuyés presque exclusivement sur des déclarations du juge Russell.

186. M. Healey a ensuite répliqué. Celui-ci a fourni des efforts, qu'on peut rétrospectivement juger désespérés, pour convaincre le juge Russell de traiter équitablement les demanderesses. Il se débattait manifestement pour répliquer aux plaintes qu'il estimait injustifiées mais auxquelles la Cour semblait prêter foi.

187. M. Healey a tenté de rappeler à la Cour qu'elle était tenue de prendre en compte les droits des demanderesses, et que celles-ci agissaient équitablement avec la partie adverse.

188. Pour convaincre le juge Russell d'être équitable, il lui a dit ce qui s'était produit au dernier procès.

189. M. Healey a de nouveau corrigé les prétentions des avocats adverses, qui citaient incorrectement les ordonnances antérieures, dans l'espoir que le juge Russell prendrait en compte ce qui s'était véritablement passé.

190. M. Healey a tenté de calmer les inquiétudes de la Cour au sujet du Dr von Gernet [...]

Je ne cite pas cette série de paragraphes pour me moquer des déformations intéressées qu'il comporte. Je désire plutôt faire ressortir combien est difficile l'examen de la preuve lorsque l'avocat présente, à la fois, la preuve, l'argumentation et des commentaires sur des échecs antérieurs devant la Cour, et souhaite maintenant que la Cour réévalue la situation selon sa seule perspective. Toute objectivité s'en trouve ainsi à disparaître. S'agit-il d'une preuve? D'une argumentation? Et est-ce quoi que ce soit que la Cour ou la personne raisonnable doit admettre d'office? Je ne le crois pas.


C'est précisément le type de problème auquel la Cour songeait lorsqu'elle a demandé à M. Shibley de lui prêter assistance :

[traduction]

LA COUR :            Le principe qui sous-tend la demande, c'est qu'il ne peut y avoir deux poids deux mesures dans la présente affaire. Si je suis confronté à des problèmes de preuve et que je me montre alors indulgent, je commets la faute même que, selon vous, je ne puis commettre. Je ne sais plus quel mot allemand Mme Eberts a employé, mais j'y pense une fois encore maintenant. C'est pourquoi, vous savez, je suis aussi franc qu'il m'est possible avec vous à ce sujet.

M. SHIBLEY :         Je voudrais vous présenter la chose comme ceci : si des opinions sont exprimées, comme je l'ai déjà dit, il est nécessaire de les motiver. Si des motifs viennent étayer l'opinion, j'estime que vous en êtes valablement saisi. Mais en l'absence de motifs, vous savez bien, on ne peut simplement formuler une opinion générale. J'ai critiqué l'argument de Mme Ebert pour cette raison, et je crois que cela vaut pour toute opinion - même celle d'un juge. Vous formulez toujours des motifs.

LA COUR :             Mais ne croyez-vous pas que ça importe si on qualifie cela soit d'argument, soit de fait, soit encore les deux à la fois ?

M. SHIBLEY :         Non, ce n'est pas ce que je dis, M. le juge, pas du tout. Et cela - j'allais tout juste y venir.

LA COUR :             Bien.

M. SHIBLEY :         Le problème qu'on rencontre ici, c'est qu'il y a dans les paragraphes de l'exposé un mélange d'éléments. Presqu'invariablement il y a un élément d'argumentation, comme c'est pour cela qu'on renvoie à de la preuve, ou au dossier, quant à ce qui s'est produit. Vous avez donc un mélange d'argumentation. Ce n'est pas toujours exprimé en tant qu'observation, mais cela en a la nature.

Puis on retrouve des éléments factuels, et certains faits sont connus de l'un ou l'autre déposant. Je ne suis pas sûr. Ce à quoi je veux en venir, toutefois, c'est que, non, vous ne pouvez considérer qu'il s'agit là uniformément ou de l'un ou de l'autre élément.

Et cela constitue un problème. C'est un problème pour cette raison. [Non souligné dans l'original.]


LA COUR :             Bon. Alors je devrai me débrouiller seul avec ça comme je peux voir.

(Transcription, volume 4, pages 198: 14 à 200: 12)

Bien qu'elle se soit « débrouillée » au mieux, la Cour est sans cesse aux prises avec le même problème. Même lorsqu'il n'y a pas entremêlement complet de la preuve et de l'argumentation, la personne même qui présente un argument renvoie à de la preuve - consistant soit en son propre affidavit ou en des passages du dossier qu'elle sélectionne et cite hors contexte -, qu'elle assortit alors de commentaires qui ne sont guère plus que le reflet a posteriori de ses propres pensées, ou encore qui visent à démontrer que, pendant l'audience, les avocats des demanderesses avaient manifestement raison et la Cour manifestement tort.

Dans le cadre de la présente requête relative à une crainte de partialité, ressasser ainsi de manière révisionniste le passé n'a guère de valeur sur le plan de la preuve ou du raisonnement, et la Cour n'a plus d'autre choix essentiellement que de lire par elle-même l'ensemble du dossier.

M. Healey, d'après ce qu'il raconte dans l'exposé des arguments, n'a jamais fait aucune erreur devant la Cour alors que tous les autres ont enfreint l'ordonnance préparatoire du juge Hugessen : [traduction] « Autrement dit, la seule partie qui ait respecté ses délais et n'ait pas demandé de prorogation était fautive. Cela, selon moi, est fort injuste » . (paragraphe 195)


[583]        Les mêmes problèmes sont survenus après que les demanderesses ont interjeté appel de la décision du 25 novembre 2004 du juge Russell, en invoquant la crainte de partialité comme motif d'appel. La Cour a alors tenu une audience de bene esse à Calgary et entendu le témoignage de Mme Florence Peshee, un témoin de la NSIAA, le 13 décembre 2004.

[584]        Au paragraphe 224 de l'exposé des arguments des demanderesses, M. Healey offre les pensées subjectives suivantes à la réflexion de la Cour :

[traduction]

[...]

224. Les avocats des demanderesses ont constaté que la Cour réagissait de manière différente aux observations qu'elles présentaient. Le juge Russell a estimé fondées certaines des prétentions avancées. Il y a aussi lieu de noter, selon nous, que ce fut là une autre diversion à laquelle les demanderesses ont dû faire face alors qu'elles tentaient de se conformer aux ordonnances antérieures de la Cour.

[585]        On donne comme fondement probatoire de cette observation [traduction] « l'affidavit de Philip Healey » .

[586]        Je ne crois pas que M. Healey veut dire ici en parlant de « diversion » que le juge Russell réagissait désormais favorablement à certaines de ses prétentions. Il veut dire, je crois, que l'audience elle-même constituait une diversion imposée par la Cour, de connivence avec la Couronne et les intervenants, pour s'assurer qu'il ne dispose pas de suffisamment de temps pour se préparer en vue du procès.

[587]        Il néglige de mentionner qu'il y avait déjà alors eu report du procès, par l'ordonnance du 25 novembre 2004, « à une nouvelle date fixée par la Cour au terme du règlement des questions visées dans la présente ordonnance, de toute autre observation des parties concernant le délai de préparation à la suite de la requête et de toute décision rendue au sujet de la requête » .

[588]        Ce qui importe toutefois, c'est qu'une fois encore M. Healey allègue la partialité réelle du juge Russell et affirme également que, la Cour étant intimidée par l'appel qu'il a interjeté de l'ordonnance du 25 novembre 2004, il a enfin obtenu une audience impartiale - ce qui confirme l'existence antérieure de partialité.

[589]        M. Healey fonde cette assertion sur son propre affidavit, bien qu'il ait aussi déclaré en preuve que le juge Russell le traitait toujours avec respect en Cour; ce sont les décisions du juge, selon lui, qui donnent lieu à une crainte de partialité à l'encontre des positions des demanderesses. M. Healey semble donc laisser entendre que la preuve d'un changement d'approche de la Cour est le fait que, à cette occasion, le juge Russell a estimé fondées [traduction] « certaines des prétentions » qu'il a soumises à la Cour.


[590]        Je suis d'avis que la personne raisonnable, si elle évaluait les observations de M. Healey à cet égard, tiendrait compte du fait que la Cour a estimé fondées certaines « prétentions » soumises antérieurement par M. Healey, même avant que l'ordonnance du 25 novembre 2004 ait été rendue puis portée en appel, et que les questions à l'égard desquelles la Cour s'est rangée aux arguments de M. Healey le 13 décembre 2004 concernaient l'interdiction des « guets-apens au procès » et de « deux poids deux mesures » quant aux résumés de témoignage anticipé.

[591]        La position adoptée par la Cour sur ces questions à l'audience de bene esse était cohérente avec celle qu'elle a adoptée en fixant les normes applicables aux résumés de témoignage anticipé des demanderesses, puis en conviant les demanderesses à communiquer de nouveau avec la Cour si elles changeaient d'avis et que les résumés de la Couronne et des intervenants leur posaient problème.

[592]        En d'autres mots, la personne raisonnable verrait que le juge Russell semble enclin à la cohérence et au franc-jeu et, à cet égard, n'est probablement pas très différent d'autres juges de la Cour fédérale, ou de toute autre cour au Canada.

Conclusions sur l'exposé des arguments des demanderesses

[593]        Il est impossible pour la Cour de traiter séparément dans les présents motifs de chaque allégation et de chaque citation qui figure dans l'exposé des arguments des demanderesses.


[594]        La Cour a essayé de se « débrouiller » au mieux, mais les problèmes sur les plans de la preuve et du raisonnement qui entachent la documentation rendent fortement sujettes à caution les positions avancées; même si l'exposé des arguments était acceptable quant à la forme, d'ailleurs, il serait très difficile pour la personne raisonnable d'accorder une véritable force probante aux allégations qu'il renferme.

[595]        À un égard, toutefois, la documentation des demanderesses a une très forte valeur probante qui n'échapperait pas à la personne raisonnable.

[596]        Les problèmes que la Cour a tenté de régler depuis qu'on a renvoyé à nouveau procès la présente affaire en 1997 sont moins liés aux questions sous-jacentes en litige qu'à la procédure et au comportement des avocats. À ce titre, la documentation fournie constitue une preuve pour la personne raisonnable qui doit comprendre quels sont et continuent d'être certains de ces problèmes.


[597]        Ce que l'exposé des arguments permet facilement de constater, en outre, c'est l'insistance démontrée par les avocats des demanderesses pour débattre de nouveau des questions déjà tranchées et constituant donc une res judicata. Ce problème était au coeur même de la décision du 6 décembre 2004 de la Cour, qui portait sur le rôle des intervenants. Et dans le cadre de la présente requête relative à une crainte de partialité, par exemple, nous voyons les avocats des demanderesses en revenir encore aux questions liées aux résumés de témoignage anticipé, en vue de démontrer que la décision de la Cour était manifestement erronée, de sorte que la personne raisonnable craindrait qu'il y ait eu partialité. C'est toutefois là une décision dont les demanderesses (que n'effraie pourtant pas la perspective de porter en appel des décisions de la Cour) n'ont pas interjeté appel. En regard de cette décision, de plus, les avocats des demanderesses ont dit à la Cour que leurs clientes étaient d'accord avec les normes qu'elle avait établies et, d'après des lettres de Mme Twinn, les demanderesses ont de fait achevé d'établir des résumés de témoignage anticipé conformes à ces normes.

[598]        Les juges ne sont pas infaillibles. Il peut leur arriver de faire des erreurs. La Cour d'appel fédérale est là pour corriger de telles erreurs. Si les demanderesses désapprouvent une décision de la Cour fédérale, ils peuvent la porter en appel. Alléguer la crainte de partialité après l'expiration du délai d'appel, c'est tout simplement une façon d'éviter la Cour d'appel fédérale et d'essayer de faire de nouveau valoir la question en litige, à partir de zéro, devant un nouveau juge de première instance.

[599]        On peut également constater dans ces documents à quel point peuvent être inutiles des citations elliptiques. J'ai déjà donné un exemple flagrant de recours à ce procédé au paragraphe 15 de l'exposé des arguments des demanderesses, mais ce n'est pas là le seul exemple disponible.

[600]        Il y a aussi eu constamment dans le cadre de la présente requête, bien sûr, une tendance généralisée à présenter des citations de manière sélective, à sortir de leur contexte des éléments du dossier et à recourir à des insinuations et à des commentaires révisionnistes.

[601]        Des citations elliptiques, des insinuations et des commentaires révisionnistes ne constituent ni une preuve ni une argumentation. Ils ne contribuent en rien à la solution du litige.


[602]        Lorsqu'on a affaire à une requête unique, de tels procédés peuvent sembler ne pas être un obstacle majeur. Dans le cadre toutefois d'un long différend (qui a pris naissance en 1986, pour lequel il y a eu renvoi à nouveau procès depuis déjà 1997 et à l'égard duquel le procès semble devoir durer longtemps), de tels procédés constituent un problème majeur parce qu'ils sont un frein à la bonne administration de la justice. L'ensemble des documents produits par les demanderesses pour la présente requête manquent d'objectivité et d'impartialité, ainsi que de crédibilité, laquelle repose sur ces deux premiers attributs. On tente d'y discréditer le plus possible les personnes prises pour cible et, pour cette raison, ces documents ne peuvent servir de fondement valable pour le jugement d'une personne raisonnable bien informée et qui a examiné la question en profondeur.

[603]        Je crois que la personne raisonnable prendrait en compte ces facteurs additionnels pour apprécier certains des commentaires sévères que les juges Hugessen et Russell ont estimé devoir formuler pour faire obstacle à des comportements, des pratiques et des arguments qui, selon eux, n'aidaient pas à en arriver au procès.


[604]        C'est avec une certaine réticence que j'aborde ici ces questions en raison de l'atmosphère déjà trop lourde qui prévaut dans la présente affaire, mais la nature des allégations portées dans le cadre de la présente requête oblige la Cour à en traiter. M. Healey, en outre, l'avocat des demanderesses, a choisi de mettre directement en cause son propre comportement. Il est aussi nécessaire de dire clairement, enfin, que ces pratiques, ces excès et cette verbosité contestables tout étalés dans la documentation obligent les avocats adverses et la Cour à consacrer beaucoup de temps pour les corriger et freinent considérablement le progrès de l'instance. Cela devra manifestement être pris en compte au moment de l'adjudication des dépens.

CONCLUSIONS GÉNÉRALES

[605]        MM. Shibley et Kindrake ont donné de concert à la Cour un conseil que j'estime être parfaitement valable et que j'ai tenté de toujours suivre lorsque j'ai examiné les observations et la documentation : c'est le dossier lui-même qui importe le plus et qui est décisif en bout de ligne.

[606]        J'ai particulièrement apprécié ce qu'a dit M. Shibley à cet égard, comme il a reconnu bien franchement ne pas avoir pu se familiariser avec l'ensemble du dossier et qu'il s'était reposé sur l'exposé des arguments des demanderesses pour son exposé.

[607]        J'ai suivi ce conseil du mieux qu'il m'était possible et, en adoptant le point de vue d'une personne raisonnable et sensée, bien renseignée sur le contexte et qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, je conclus qu'il n'y a en l'espèce aucun motif raisonnable de crainte de partialité de la part soit de la Cour fédérale, soit de juges particuliers.


[608]        J'estime qu'en fait, une personne raisonnable et bien informée considérerait la présente requête dénuée de tout fondement et injustifiée. La requête a retardé le début du procès de près de quatre mois, ainsi que l'examen par la Cour d'autres importantes requêtes. Elle a obligé les autres parties et la Cour à consacrer beaucoup de temps et d'efforts pour répondre à des allégations ne constituant bien souvent que simples assertions fondées sur des insinuations, ou encore à des récits révisionnistes totalement à contre-fil du dossier lorsqu'on l'examine en son entier.

[609]        Cela ne met toutefois pas fin à mes préoccupations. Je prends cela très au sérieux quand M. Shibley me fait part des inquiétudes des nations demanderesses quant à l'évolution du procès. Je suis également redevable à Mme Eberts d'avoir rappelé à la Cour le [traduction] « sentiment d'aliénation, sur lequel on a beaucoup écrit, des premières nations face au système juridique du Canada [...] » .

[610]        Tout ce que je peux actuellement répondre, toutefois, devant ces sujets d'inquiétude, c'est que les questions dont la Cour peut être saisie sont fonction des actes de procédure et que ce sont les parties elles-mêmes, conseillées par leurs avocats, qui rédigent ces actes et qui choisissent à quel moment et pour quels motifs il y aurait lieu d'en demander des modifications. Il convient également de dire, quant au fait que les demanderesses se disent préoccupées que la Cour les ait empêchées de réunir tous les éléments de preuve désirés sur l'autonomie gouvernementale, qu'on n'a pas fait part de cette préoccupation à la Cour, sauf dans la lettre du 14 décembre 2004, où Mme Twinn mentionne des témoins en particulier à l'égard desquels elle demandait une brève prorogation de délai.

[611]        En l'espèce, les parties sont en profond désaccord quant à la mesure dans laquelle les actes de procédure actuels englobent ou non un aspect du concept d'autonomie gouvernementale (sous diverses désignations). Il importe de régler ce désaccord aussi rapidement que possible, comme la portée des actes de procédure est d'importance cruciale pour la question de la pertinence de la preuve qu'on veut produire. Il convient également de se rappeler que, puisque nous avons affaire à un nouveau procès, il existe des ordonnances de la Cour qui traitent à certains égards de la façon d'utiliser la preuve tirée du premier procès.

[612]        Jusqu'à la présente étape de l'action, le juge du procès n'a pas tranché les questions de la portée et de la pertinence. Il a tenté d'établir une procédure afin qu'elles soient examinées et tranchées de manière efficace, tout en freinant le moins possible la progression du procès. Le juge du procès n'a pas rendu de décision sur le fond dans la cause des demanderesses, en lien ou non avec la question de l'autonomie gouvernementale. Lorsque cela sera fait, si l'une ou l'autre partie croit que le juge du procès a rendu une mauvaise décision, elle pourra porter l'affaire devant la Cour d'appel fédérale.

[613]        J'exerce le présent pouvoir de gestion d'instance tout en trouvant un certain appui dans les commentaires suivants de la Cour d'appel de l'Ontario dans R. c. Felderhof 68 O.R. (3d) 481 (C.A.) (le paragraphe 40) :

[traduction]


Quelle qu'ait pu être la situation dans le passé, il n'est plus possible de considérer le juge du procès comme guère plus qu'un arbitre qui doit demeurer passivement assis tandis que les avocats font évoluer l'action à leur seul gré. Jusqu'à assez récemment, un long procès durait une semaine, peut-être deux. Il n'est désormais plus inhabituel que des procès durent des mois, voire des années. Aux premières étapes au cours du procès, il est possible pour les avocats de prendre des décisions qui prolongeront indûment sa durée, ou qui rendront l'instance pratiquement impossible à gérer. Cela nuirait à la bonne administration de la justice si le juge du procès n'avait pas le pouvoir d'intervenir lorsque cela est indiqué et, comme dans le cas du présent juge du procès, de donner des directives, après avoir entendu les exposés des parties, pour s'assurer du bon déroulement du procès. Je n'estime pas qu'il s'agit là d'un pouvoir restreint qui repose uniquement sur le pouvoir de la cour d'intervenir pour empêcher l'usage abusif de la procédure judiciaire. Ce pouvoir se fonde, plutôt, sur la compétence inhérente de la cour quant au contrôle de sa propre procédure.

[614]        Il n'est assurément pas plaisant pour quelque juge que ce soit d'apprendre que l'une des parties souhaite qu'il se récuse. De nombreuses décisions viennent toutefois me rappeler quel est mon devoir dans une telle situation :

[traduction]

Bien qu'il importe qu'il soit évident que justice a été rendue, il importe tout autant que les officiers de justice s'acquittent de leur devoir d'instruction et n'encouragent pas les parties à croire, en faisant droit trop facilement aux demandes fondées sur la crainte de partialité, qu'en sollicitant le dessaisissement d'un juge, elles pourront faire instruire leur affaire par un juge qu'elles croient plus susceptible de trancher en leur faveur. Re J.R.L (1986), 161 C.L.R. 342 (H.C.), le juge Mason, au par. 5.

[615]        Plus récemment encore, la Cour d'appel fédérale a clairement déclaré, dans Bande indienne de Samson c. Canada, [1998] A.C.F. 688 (C.A.) (paragraphe 11), que ce que les demanderesses sollicitent en l'espèce « ne correspond pas à la pratique de cette cour. Nous ne tenons aucunement à l'encourager » .


LES QUESTIONS RELATIVES AU COMPORTEMENT

[616]        La présente requête a mis en cause accessoirement des questions liées au comportement et, parfois, ces questions ont fait l'objet de discussions parce que les demanderesses les avaient soulevées dans leurs observations écrites ou dans leur exposé oral.

[617]        À l'audience, j'ai partagé l'avis de M. Shibley selon lequel ce n'était pas ici le moment approprié pour traiter des plaintes visant M. Healey formulées par les avocats adverses.

[618]        Je voudrais toutefois corriger une fausse impression laissée par la Cour à l'audience d'Edmonton, lorsqu'elle a tenté de traiter avec M. Shibley, de façon neutre et familière, de la possibilité que des motifs écrits, de teneur apparemment fermes et quelque peu sarcastiques, aient avantage à être examinés en tenant compte du déroulement de l'audience et des échanges survenant entre les avocats.

[619]        J'ai alors utilisé l'expression [traduction] « grognements » pour décrire ces échanges. L'expression était malheureuse et elle a donné lieu à une impression fausse. Nul avocat ne « grogne » dans la présente affaire et la Cour présente ses excuses auprès de tous les avocats de l'expression déplacée qu'elle a utilisée. Cela a également induit quelque peu en erreur M. Shibley, qui a ainsi pensé, je crois, que les avocats se querellaient sans cesse et étaient tout aussi coupables les uns que les autres. Or, tel n'était pas le cas.

[620]        J'ai pu constater une forte antipathie entre les avocats des parties dans la présente affaire. Cela n'est guère surprenant, toutefois, si l'on tient compte de sa longue durée et de ce qui est en jeu pour chacune des parties. Les avocats n'ont pas à avoir de sympathie les uns pour les autres. L'antipathie ne devient un problème que lorsqu'elle se traduit en des comportements qui font obstacle à l'administration efficace et équitable de la justice, ou qui risquent d'enfreindre les bons usages professionnels en ayant un caractère par trop personnel. Quand de telles situations se sont produites, j'y ai fait face et le dossier en fait état. C'est toutefois le reste du dossier qu'il faudra examiner si cette question est mise en cause, et non les tentatives maladroites que j'ai faites pour discuter de « grognements » avec M. Shibley.


[621]        Bien qu'elle ait comme sentiment général que le moment n'est pas opportun pour aborder de front les questions de comportement, la Cour n'en est pas moins confrontée à un problème. Après examen en profondeur de la documentation présentée dans le cadre de la présente requête, en effet, un important problème se pose qu'on ne peut passer sous silence. Il est maintenant temps que la Cour s'exprime bien franchement, et cela est, comme je l'ai déjà dit, absolument essentiel, selon moi, dans le présent type de requête pour éviter que, tout simplement comme si cela allait de soi, on fasse valoir la partialité (appréhendée ou non). On ne compte plus les avertissements dans la jurisprudence selon lesquels il ne faut pas porter à la légère une allégation de partialité (appréhendée ou non), et ne le faire que si une preuve suffisante permet de l'étayer. La raison en est que de telles allégations touchent au coeur même de l'administration de la justice et minent la confiance du public en l'impartialité et l'intégrité du système judiciaire. Sur le plan personnel, dire qu'un juge a de la sorte violé son serment professionnel, c'est bien sûr lui adresser la critique la plus sévère qui soit. Comme on a pu le constater dans le cadre de la présente requête, de telles allégations sont faciles à faire mais plus difficiles à réfuter.

[622]        Après avoir confronté au dossier l'argumentation écrite et orale des avocats des demanderesses, j'en suis venu à certaines conclusions profondément troublantes qu'il m'est nécessaire de maintenant aborder, en fonction de ce dont j'ai été saisi.

[623]        M. Healey est l'ordonnateur de la présente requête. Son affidavit est le principal élément de preuve présenté à l'encontre des juges Hugessen et Russell, et il est l'auteur de l'exposé des arguments où sont précisées les plaintes des demanderesses à l'endroit de la Cour et des juges concernés. Il a établi les affidavits des témoins profanes, qui prennent la forme de formules stéréotypées, de nature identique, et qui ne sont guère plus que des répétitions d'opinions qu'il a lui-même exprimées. Ces témoins ne sont pas des observateurs objectifs de la situation qui peuvent traiter des questions substantielles que M. Healey et Mme Twinn n'ont pas fait passer à travers leur filtre. Cette dernière déclare d'ailleurs avoir lu l'affidavit de Philip Healey et être d'accord avec sa teneur. En bout de ligne, donc, tout a pour source M. Healey.

[624]        M. Healey a dit clairement, pour ce qui est du juge Russell, que ce dernier l'a toujours traité avec la courtoisie requise lorsqu'il comparaissait devant la Cour. Il a également dit ne pas croire que le juge Russell avait agi ou s'était exprimé d'une quelconque manière pouvant laisser croire en de l'animosité personnelle à son endroit ou en de la partialité contre lui dans ses fonctions d'avocat.


[625]        Le fondement de sa plainte c'est que, selon lui, le juge Russell a une prédisposition défavorable à ses clients quant à la question de l'autonomie gouvernementale, et aussi qu'il n'aime pas le « ton » adopté par la Cour dans certaines de ses décisions. On peut présumer qu'il n'a pas à se plaindre de la Cour lorsque ses décisions sont en accord avec les positions qu'il a défendues quoique, même alors, il semble laisser entendre qu'il n'y a pareil accord que lorsque la jurisprudence est tellement bien établie que la Cour ne peut suivre son penchant naturel et favoriser la Couronne. Ce qu'il n'aime vraiment pas, toutefois, c'est le « ton » exprimé dans certains des motifs où la Cour a rejeté ses arguments.

[626]        Il me semble manifeste après examen de la documentation que M. Healey n'aime pas se faire dire que des arguments soumis par lui à la Cour sont insoutenables. Il n'aime pas se faire dire qu'il ne doit pas tirer profit de la violation par ses clients d'une ordonnance préparatoire pour faire abstraction des droits des autres parties. Il n'aime pas se faire dire que la Cour juge inacceptables ses attaques ad hominem contre les avocats adverses. Il n'aime pas se faire dire, enfin, que la Cour n'apprécie guère qu'il débatte de nouveau devant elle de questions qu'elle estime clairement constituer des res judicata.

[627]        Bien sûr, s'il est en désaccord quant aux décisions de la Cour, il peut conseiller à ses clients d'interjeter appel. Dans le cadre de la présente requête, toutefois, on s'attaque de manière indirecte à plusieurs décisions dont on n'a pas fait appel, en invoquant plutôt comme recours la crainte appréhendée, parfois même réelle, de partialité.


[628]        Selon la documentation soumise dans le cadre de la présente requête, M. Healey, plutôt que d'apporter remède aux sujets de préoccupation signalés par la Cour et de faire appel de certaines décisions, a choisi de mettre en question l'impartialité de divers juges de la Cour fédérale, et ce, parfois sur un plan personnel.

[629]        Dans son témoignage et son exposé des arguments, M. Healey recourt à des propos et à des méthodes laissant voir qu'il tente de mettre en doute l'intégrité du juge du procès tout particulièrement, et cela ne peut être effacé par le retrait de la simple allégation selon laquelle le juge Russell a eu [traduction] « des apartés avec la Couronne [...] » . La documentation est profondément empreinte d'attaques personnelles, ce qui en explique les excès, les interprétations tendancieuses et les inexactitudes. Il n'est pas possible de se tromper sur ce qu'on laisse entendre : [traduction] « il exerçait de la pression sur nous et en avait conscience, et il savait que vous et les avocats adverses exerciez de la pression sur nous » . Il ne peut y avoir de doute non plus sur la personne que M. Healey croit défendre : [traduction] « jamais il n'a été traité de cette manière ni ses arguments décrits comme ils l'ont été » .

[630]        Le message transmis dans la documentation est on ne peut plus clair : non seulement M. Healey considère-t-il la présente instance comme une bataille personnelle l'opposant aux avocats adverses, mais il estime aussi être en situation d'affrontement personnel avec la Cour.

[631]        Un tel esprit de confrontation et l'empressement à mettre en doute d'une manière personnelle l'intégrité de juges nommément désignés n'ont pas leur place dans une cour de justice. Ils n'y ont pas leur place parce que cela fait obstacle à l'administration juste et efficace de la justice et menace directement les droits de toutes les parties concernées. La Cour doit s'assurer que ce qu'un avocat en est venu à considérer comme son conflit personnel ne porte pas atteinte aux droits de toutes les parties. Ce qui ressort clairement de la documentation, selon moi, c'est la mise en échec du processus judiciaire. Dans la présente requête, M. Healey ne s'acquitte pas de manière détachée de ses devoirs envers la Cour, et son comportement n'est pas empreint de l'objectivité requise par notre système accusatoire.

[632]        Les demanderesses et la Couronne en sont venues à un stade en l'instance où une question d'importance extrême doit être tranchée avant que le procès débute : dans quelle mesure la question de l'autonomie gouvernementale est-elle soulevée dans les actes de procédure? La réponse à cette question aura une incidence directe sur la préparation en vue du procès et sur la nature de la preuve que chacune des parties décidera de présenter.


[633]        La présente requête fait obstacle au règlement de l'impasse par la Cour. Il est extrêmement injuste pour toutes les parties que des décisions sur d'importantes questions soient reportées parce que M. Healey n'aime pas le « ton » parfois employé par la Cour, à moins, bien entendu, que ce ton ne constitue la preuve d'un type quelconque de partialité à l'endroit des demanderesses. L'examen du dossier m'a convaincu que, eu égard au critère du point de vue de la personne raisonnable, absolument aucun motif ne permet de croire que la Cour n'est pas pleinement consciente des droits des demanderesses ou qu'elle n'a pas veillé à les protéger, et ce, alors que le comportement de M. Healey était parfois inconséquent voire même extrêmement décourageant. Ce « ton » n'a pas mis en péril les droits respectifs des parties; de fait, il compte parmi les tentatives menées par la Cour pour s'assurer qu'un conflit personnel ne porte pas atteinte à ces droits.

[634]        M. Healey semble aussi croire qu'il peut faire changer d'avis le juge Russell et le faire se ranger à ses arguments s'il allègue la crainte de partialité dans un avis d'appel. En d'autres termes, alors qu'en un premier temps le juge Russell a été manipulé par la Couronne et les intervenants de manière à ce qu'il exclue des éléments de preuve pertinents aux fins de la demande des demanderesses, on pourrait ensuite faire en sorte qu'il se range du côté des demanderesses et soit équitable pour une fois.

[635]        On met ainsi directement en question l'intégrité d'un juge et le respect par lui de son serment professionnel. De telles opinions ne sont pas particulièrement agréables à entendre, il va sans dire, mais ce n'est pas là mon véritable sujet de préoccupation.

[636]        Ce que cela révèle à la Cour à ce stade - et c'est là mon sujet de préoccupation - c'est qu'un comportement que la Cour a tenté de corriger comme étape préalable à un long procès ne sera pas en fait corrigé, et que M. Healey demeure impénitent et tout disposé à affronter la Cour d'une manière personnelle plutôt que de suivre les procédures et directives énoncées dans les décisions de la Cour.


[637]        Je ne crois pas que les droits des parties puissent être pleinement protégés si l'on mène l'instance sur un tel plan. Il faut prendre en compte, tout d'abord, l'énorme gaspillage de ressources ainsi occasionné, qu'on peut compenser en partie, mais pas entièrement, au moyen des dépens. Il faut aussi tenir compte du fait qu'un affrontement inutile se produit si un avocat se met à juger acceptables les attaques personnelles visant les avocats adverses et la mise en question de l'intégrité du juge du procès. Et il y a enfin le fait, bien sûr, qu'on fait beaucoup de tort aux parties lorsqu'on perd de vue leurs droits, et lorsque la Cour est entraînée malgré elle à trancher des questions dont elle ne devrait pas être saisie, en plus d'être déviée de sa route par des attaques personnelles.

[638]        La présentation impeccable de la plaidoirie par M. Shibley à l'audience ne peut faire oublier les véritables problèmes qui entachent la présente instance. Comme je l'ai déjà dit à ce moment-là, M. Shibley a davantage aidé la Cour qu'il en a conscience. En effet, quoiqu'il ne connaissait pas le dossier et qu'il dépendait de Mme Twinn et de M. Healey pour son argumentation et son interprétation des faits, il a fait se rappeler à la Cour à quel point un avocat peut se montrer efficace et coopératif, même lorsque les autres parties sont considérées être des adversaires, dans le contexte d'une requête à forte charge contentieuse.


[639]        J'ai dit à l'audience que quelque chose de constructif devait, dans l'intérêt des parties, se dégager de la présente requête. Je ne puis me récuser puisque, selon moi, il est clairement établi en droit que j'ai l'obligation de ne pas me désister dans pareilles circonstances. En même temps, toutefois, je ne vois pas comment la présente instance peut aller de l'avant si l'on abandonne toute objectivité et tout détachement et si on laisse les attaques personnelles prendre tout le terrain.

[640]        J'aurai besoin des conseils de tous les avocats sur cette question. J'espérais pouvoir éviter une telle conclusion et que le problème se réglerait de lui-même. Toutefois, l'examen attentif de la documentation qu'on m'a présentée dans le cadre de la présente requête m'a convaincu que fermer les yeux sur le problème n'était pas la façon la plus appropriée de protéger les droits de toutes les parties et de garantir que le procès sur le fond soit équitable et que son déroulement soit efficace.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          La requête des demanderesses est rejetée.

2.          Les parties peuvent s'adresser à la Cour quant à la question des dépens.

                                                                                  « James Russell »               

                                                                                                     Juge                          

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-66-86-A

INTITULÉ :                                        LA BANDE DE SAWRIDGE c.

SA MAJESTÉ LA REINE ET AL.

T-66-86-B

LA PREMIÈRE NATION TSUU T'INA (anciennement la bande indienne de Sarcee) c. SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Edmonton (Alberta)

DATE DE L'AUDIENCE :                Du 29 mars 2005 au 1er avril 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE RUSSELL

DATE DE L'ORDONNANCE :        LE 3 MAI 2005

COMPARUTIONS :

Richard E. Shibley, c.r.                      POUR LES DEMANDERESSES

E. James Kindrake                                  POUR LA DÉFENDERESSE

Kathleen Kohlman

Mary Eberts                                      POUR LES INTERVENANTS -

L'ASSOCIATION DES FEMMES AUTOCHTONES DU CANADA

Jon Faulds LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA (ALBERTA)

Derek A. Cranna

Karen E. Gawne

Paul Fitzgerald LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA

Ryan Flemming

Michael Donaldson                                  LA NON-STATUS INDIAN

Robert O. Millard                              ASSOCIATION OF CANADA


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shibley Righton LLP                          POUR LES DEMANDERESSES

Toronto (Ontario)

John Sims                                               POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

Eberts Syms Street & Corbett                   POUR L'INTERVENANTE

L'ASSOCIATION DES FEMMES AUTOCHTONES DU CANADA,

Field Atkinson Perraton LLP                       POUR L'INTERVENANT

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA (ALBERTA),

Lang Michener                                            POUR L'INTERVENANT

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA,

Burnet Duckworth & Palmer LLP             POUR L'INTERVENANTE

          LA NON-STATUS INDIAN ASSOCIATION OF CANADA,

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