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Date : 20211231


Dossier : IMM-3219-20

Référence : 2021 CF 1484

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 31 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

ANTOINE NYABUZANA

CAPITOLINE NZEYIMANA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, M. Antoine Nyabuzana et Mme Capitoline Nzeyimana, sont des citoyens du Burundi. En mars 2019, ils ont présenté une demande de résidence permanente au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Cette disposition confère au ministre d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté [ministre] le pouvoir discrétionnaire de soustraire les étrangers aux exigences habituelles de la LIPR s’il est d’avis qu’une telle exemption est justifiée pour des motifs d’ordre humanitaire, y compris l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché. En juillet 2020, un agent principal d’immigration [agent] de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté la demande au motif que les demandeurs n’avaient pas démontré que leur situation personnelle justifiait l’octroi d’une exemption discrétionnaire fondée sur des motifs d’ordre humanitaire [décision].

[2] M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de l’agent. Ils soutiennent que la décision est déraisonnable. À l’appui de leur demande, M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana font valoir que l’agent a mal interprété les arguments et les éléments de preuve qu’ils ont présentés, qu’il a commis une erreur dans son appréciation de la preuve concernant les difficultés auxquelles ils seraient confrontés s’ils retournaient au Burundi, et qu’il n’a pas convenablement tenu compte des répercussions de leur renvoi sur la santé mentale de M. Nyabuzana. Ils demandent que l’affaire soit renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

[3] La seule question à trancher est celle de savoir si la décision par laquelle l’agent a rejeté la demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire de M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana est raisonnable.

[4] Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la demande de contrôle judiciaire de M. Nyabuzana et de Mme Nzeyimana. Compte tenu des conclusions de l’agent, de la preuve qui lui a été présentée et du droit applicable, je ne vois aucune raison d’infirmer la décision, que ce soit à cause de la façon dont l’agent a apprécié la preuve ou des conclusions qu’il a tirées après avoir examiné les facteurs d’ordre humanitaire en jeu. Les motifs fournis par l’agent possèdent les qualités d’un raisonnement logique et cohérent eu égard aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Il n’existe aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.

II. Contexte

A. Le contexte factuel

[5] M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana sont tous deux de nationalité burundaise et d’ethnie tutsie. Ils sont mariés depuis 1977 et ont quatre enfants d’âge adulte. Avant de fuir le Burundi, M. Nyabuzana était producteur laitier depuis plusieurs décennies, et Mme Nzeyimana travaillait pour une entreprise énergétique parapublique.

[6] En 2001, M. Nyabuzana a joint un parti politique d’opposition appelé « Union pour la paix et le développement » [UPD]. Il soutient qu’il est un membre actif de cette organisation et qu’il est responsable du recrutement et de la mobilisation des partisans dans son secteur résidentiel.

[7] En 2015, le président en exercice, membre du Conseil national pour la défense de la démocratie — Forces de défense de la démocratie —, a pris la décision de briguer un troisième mandat en contravention de la constitution du pays, ce qui a marqué le début d’une période de grande instabilité politique au Burundi. Les opposants au régime sont depuis victimes de persécution.

[8] M. Nyabuzana soutient qu’en août 2016, il a commencé à recevoir des menaces de la part de la police, des forces de sécurité et de la ligue des jeunes du parti au pouvoir (appelée « Imbonerakure »). Ces menaces visaient à le pousser à joindre le parti au pouvoir et à y contribuer financièrement. Comme il craignait d’être arrêté et croyait que sa vie était en danger, M. Nyabuzana a quitté le domicile familial et s’est caché.

[9] En janvier 2017, M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana se sont enfuis du Burundi pour se réfugier aux États‑Unis. En février 2017, M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana, qui auraient craint la montée des sentiments anti‑immigrants aux États-Unis, ont tenté d’entrer au Canada pour y demander l’asile. L’agent de l’Agence des services frontaliers du Canada leur a refusé l’entrée au motif qu’il ne croyait pas que M. Nyabuzana avait un demi‑frère au Canada, ce qui aurait permis au couple de bénéficier d’une exception prévue par l’Entente sur les tiers pays sûrs. Le couple a par conséquent été renvoyé aux États‑Unis.

[10] En août 2017, M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana ont traversé la frontière canadienne à pied, au point d’entrée de Lacolle. N’étant pas admissibles à présenter une demande d’asile, ils ont choisi de présenter une demande de résidence permanente et de solliciter une dispense pour considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Ils ont soulevé les éléments suivants à l’appui de leur demande : (i) le climat d’insécurité et de violence qui règne au Burundi; (ii) les opinions politiques qui leur sont imputées; (iii) leur ethnie tutsie; (iv) leur insécurité économique; et (v) les répercussions de leur renvoi sur la santé mentale de M. Nyabuzana.

B. La décision

[11] L’agent a rejeté la demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire de M. Nyabuzana et de Mme Nzeyimana et s’est appuyé sur deux éléments principaux pour justifier cette conclusion.

[12] Premièrement, l’agent a conclu qu’en raison de la tentative infructueuse des demandeurs d’obtenir l’asile au Canada, l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire contreviendrait à l’esprit de la LIPR. Selon l’article 11 de la LIPR, les étrangers doivent présenter leur demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada. Autrement dit, l’agent a estimé que le couple demandait la résidence permanente, car il n’avait pas réussi à obtenir l’asile.

[13] Deuxièmement, l’agent a conclu que M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana n’avaient pas démontré que l’instabilité politique qui régnait au Burundi les touchait particulièrement sur le plan personnel. Bien que l’agent n’ait pas mis en doute la véracité du portrait que le couple avait fait de la situation générale au Burundi, il a conclu que M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana n’avaient pas établi qu’ils éprouveraient des difficultés personnelles s’ils étaient renvoyés au Burundi, que ce soit en raison de leur appartenance politique ou de leur ethnie.

[14] Pour en venir à cette conclusion, l’agent s’est appuyé sur le manque d’éléments de preuve personnels fournis par M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana, et sur le faible poids qu’il convenait de leur accorder. Par exemple, l’agent a relevé la faiblesse de la preuve présentée par M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana en ce qui concerne la détérioration de leurs conditions de vie avant leur départ du pays. L’agent a également souligné que M. Nyabuzana ne semblait pas particulièrement touché par le fait qu’il avait abandonné sa ferme et les animaux dont il s’était occupé pendant les 35 dernières années. En outre, le couple n’a pas précisé si M. Nyabuzana avait obtenu les traitements psychologiques recommandés par son psychologue après avoir reçu un diagnostic de stress post‑traumatique. Le psychologue a simplement mentionné que la santé mentale de M. Nyabuzana s’était détériorée, sans fournir d’éléments de preuve à cet égard.

[15] Plus loin dans son analyse, l’agent a reconnu que M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana avaient commencé à démontrer un certain degré d’établissement au cours des trois ans qui s’étaient écoulés depuis leur arrivée au Canada. Ils travaillaient tous deux à temps partiel et faisaient du bénévolat dans leur communauté. Ils avaient également noué certains liens personnels avec le Canada : ils avaient repris contact avec six amis burundais qui se trouvaient désormais au Canada, une de leurs filles habitait en Alberta, et leur petite‑fille, qui avait demandé l’asile, habitait à Montréal. L’agent a néanmoins conclu que les éléments de preuve soumis par M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana n’étaient pas suffisamment solides pour conclure que leur degré d’établissement et leurs liens personnels avec le Canada étaient importants.

[16] Finalement, l’agent a conclu que ces considérations n’étaient pas suffisantes pour justifier l’octroi d’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

C. La norme de contrôle

[17] Le cadre d’analyse relatif au contrôle judiciaire d’une décision administrative a été revu par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Ce cadre d’analyse repose désormais sur la présomption que la norme de la décision raisonnable est la norme applicable dans tous les cas. Cette présomption ne peut être réfutée que dans deux types de situations. La première est celle où le législateur a prescrit une norme de contrôle ou a prévu un droit d’appel de la décision administrative devant une cour de justice; la deuxième est celle lorsque la question faisant l’objet du contrôle tombe dans l’une des catégories de questions à l’égard desquelles la primauté du droit commande un contrôle selon la norme de la décision correcte (Vavilov aux para 10, 17; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] au para 27).

[18] Aucune des situations justifiant de déroger à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce. La décision de l’agent est donc assujettie à la norme de la décision raisonnable. Les parties ne le contestent pas. D’ailleurs, la jurisprudence a déjà établi que la norme de contrôle applicable à une décision discrétionnaire portant sur une demande présentée en application du paragraphe 25(1) de la LIPR est celle de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] aux para 44-45; Bhatia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1000 au para 21; Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 757 aux para 24-25).

[19] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle de la cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85; Société canadienne des postes aux para 2, 31). La cour de révision doit tenir compte « du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov au para 15). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov au para 99, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] aux para 47, 74, et Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).

[20] Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [En italique dans l’original.] (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse à la fois au résultat de la décision et au raisonnement suivi (Vavilov au para 87). J’observe que cette façon de voir s’inscrit dans la foulée de la directive de l’arrêt Dunsmuir voulant que le contrôle judiciaire porte à la fois sur le résultat et sur le processus (Dunsmuir aux para 27, 47-49).

[21] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse de la décision administrative en cause. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable de la décision, la cour de révision doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de déférence et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). Il est important de rappeler que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable tire toujours son origine du principe de la retenue judiciaire et doit encore témoigner d’un respect envers le rôle distinct conféré aux décideurs administratifs (Vavilov aux para 13, 75). La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable repose sur le « respect du choix d’organisation institutionnelle de la part du législateur qui a préféré confier le pouvoir décisionnel à un décideur administratif plutôt qu’à une cour de justice » (Vavilov au para 46). Autrement dit, selon la majorité de la Cour suprême du Canada, l’arrêt Vavilov ne sonne pas le glas du principe de la déférence envers les décideurs administratifs.

III. Analyse

[22] M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana s’appuient sur trois motifs principaux pour contester la décision de l’agent.

A. Les observations et les éléments de preuve à l’appui de la demande de M. Nyabuzana et de Mme Nzeyimana

[23] M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana soutiennent d’abord que la décision est déraisonnable parce que l’agent a mal interprété les arguments et les éléments de preuve qu’ils ont présentés et qu’il n’a pas fourni une justification adéquate aux conclusions qu’il a tirées.

[24] En ce qui concerne l’évaluation des difficultés auxquelles le couple serait confronté au Burundi, M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana font valoir qu’il était déraisonnable pour l’agent de se concentrer uniquement sur le risque lié à leurs opinions politiques imputées, car la preuve qu’ils ont présentée mentionnait d’autres types de risques, comme les suivants : (i) le climat d’insécurité et de violence qui règne au Burundi; (ii) leur ethnie tutsie; (iii) leur insécurité économique; et (iv) les répercussions de leur renvoi sur la santé mentale de M. Nyabuzana. M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana soutiennent également qu’il était déraisonnable pour l’agent de conclure que la preuve qu’ils avaient présentée était ténue et manquait de clarté, car ils ont fourni de nombreux éléments de preuve provenant de sources fiables. Le couple ajoute qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de conclure que l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire contreviendrait à l’esprit de la LIPR.

[25] M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana soutiennent aussi qu’ils devaient seulement démontrer qu’ils se heurteraient vraisemblablement à des difficultés au Burundi compte tenu du fait que les conditions dans ce pays sont telles qu’elles confortent l’inférence raisonnable relativement aux difficultés auxquelles ils seraient exposés (Kanthasamy au para 56). Ils estiment que les éléments de preuve documentaire décrivant en détail la situation actuelle au Burundi expliquaient non seulement les raisons pour lesquelles le gouvernement du Canada avait imposé un sursis administratif aux renvois vers le Burundi, mais aussi les difficultés auxquelles ils seraient vraisemblablement confrontés s’ils étaient renvoyés dans leur pays de résidence.

[26] Je ne suis pas convaincu par les arguments de M. Nyabuzana et de Mme Nzeyimana et je ne crois pas que l’agent a mal interprété les arguments et la preuve qu’on lui avait présentés ou qu’il les a évalués de façon déraisonnable en écartant des éléments de preuve et en se concentrant sur des facteurs dépourvus de pertinence.

[27] Les arguments soulevés par M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana ont peu à voir avec le problème qui est au cœur de leur demande, ce que l’agent et le ministre ont bien compris. La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ne peut pas servir à contourner le processus habituel de demande d’asile. Comme l’a souligné le ministre, le « risque » n’est pas le facteur qu’il convient d’évaluer dans le cas d’une demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et l’agent avait raison de faire une distinction entre les deux processus (Kanthasamy au para 51). Les « difficultés » qui peuvent justifier l’octroi d’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire vont « au-delà de celles qui sont inhérentes au fait d’avoir à quitter le Canada » (Rocha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1070 au para 17). M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana ont présenté de nombreux éléments de preuve objectifs, mais ils n’ont pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles décrivant en détail leurs circonstances personnelles et étayant le narratif de leurs demandes. La preuve qu’ils ont produite ne saurait les dispenser de l’obligation que la loi leur impose de présenter leur demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada, d’autant plus qu’ils ne seront pas renvoyés tant que la situation ne se sera pas améliorée au Burundi en raison du sursis administratif aux renvois en vigueur.

[28] Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a précisé le critère juridique que les représentants du ministre doivent utiliser pour évaluer les demandes présentées sur le fondement de motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. La Cour suprême du Canada a conclu que la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1970) AIA 338 [Chirwa] avait énoncé un principe directeur important qui devait dorénavant régir l’évaluation des demandes fondées sur des considérations humanitaires : « la série de dispositions « d’ordre humanitaire » formulées en termes généraux dans les différentes lois sur l’immigration avaient un objectif commun, à savoir offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Chirwa à la p 364) » (Kanthasamy au para 21).

[29] Il ne suffit plus d’examiner les considérations d’ordre humanitaire uniquement selon la perspective des difficultés, et l’agent d’immigration ne doit pas, dans un cas précis, appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreigne sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes (Kanthasamy au para 33). Une cour de révision doit donc être convaincue que l’approche décrite dans l’arrêt Kanthasamy se dégage des motifs du décideur administratif et que, dans son analyse, ce dernier a dûment tenu compte non seulement des difficultés, mais aussi de toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes au sens large.

[30] Cela dit, ce n’est pas parce que l’agent d’immigration doit tenter de « soulager les malheurs » d’un demandeur qu’il doit automatiquement accorder une demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Le langage employé dans les décisions Chirwa et Kanthasamy n’impose certainement pas un résultat donné. L’approche préconisée exige plutôt un certain état d’esprit de la part de l’agent d’immigration, et elle lui impose une certaine voie à suivre afin que son analyse de la preuve tienne compte de l’objectif des dispositions relatives aux considérations d’ordre humanitaire. L’agent d’immigration conserve toutefois son pouvoir discrétionnaire d’évaluer la preuve en se servant de l’expertise spécialisée qu’il possède dans le domaine de l’immigration. Autrement dit, si l’approche adoptée dans les décisions Chirwa et Kanthasamy trace la voie que le décideur doit suivre dans l’analyse d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, elle ne prescrit pas le résultat auquel il peut ultimement parvenir (Braud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 132 aux para 37‑39).

[31] Je conclus que, dans le cas de M. Nyabuzana et de Mme Nzeyimana, les motifs de l’agent et son analyse des considérations d’ordre humanitaire reflètent l’attitude d’une personne sensible et attentive aux malheurs des autres, et de quelqu’un qui est animé par le désir de les soulager. Le langage employé dans les décisions Chirwa et Kanthasamy dicte une certaine voie à suivre dans l’analyse de la preuve, d’une façon qui s’harmonise avec l’objet général des dispositions relatives aux circonstances d’ordre humanitaire, telles que le paragraphe 25(1) de la LIPR. En l’espèce, je suis convaincu que l’agent a raisonnablement suivi la voie prescrite et a traité la demande de M. Nyabuzana et de Mme Nzeyimana selon la perspective établie dans l’arrêt Kanthasamy.

[32] La plupart des arguments de M. Nyabuzana et de Mme Nzeyimana sont fondés sur leur critique de l’évaluation faite par l’agent de la preuve présentée en l’espèce. Cependant, dans un contrôle judiciaire, une cour de révision ne doit pas apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur. Une cour de révision ne peut modifier les conclusions de fait du décideur administratif que dans des circonstances exceptionnelles (Vavilov au para 125; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 [CCDP] au para 55; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 aux para 61, 64; Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 16 au para 16). Il convient notamment de faire preuve d’une grande déférence au poids accordé à l’évaluation des facteurs d’ordre humanitaire faite par un agent (Wang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 705 au para 29). Dans la mesure où tous les éléments de preuve ont dûment été examinés, la question du poids à leur attribuer relève entièrement de l’expertise de l’agent d’immigration (Lopez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1172 au para 31). C’est le cas en l’espèce.

[33] Il est utile de rappeler que, comme l’a souligné le ministre, dans les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, la norme applicable est très élevée et il incombe au demandeur de présenter une preuve suffisante pour justifier l’octroi d’une dispense (Qureshi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 88 au para 10; Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189 au para 45). À cet égard, dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a souligné ceci : « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le par. 25(1) […] De plus, ce paragraphe n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle » (Kanthasamy au para 23). En fait, la dispense pour motifs d’ordre humanitaire est une mesure d’exception discrétionnaire (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Legault, 2002 CAF 125 au para 15) qui n’entre pas dans les catégories régulières d’immigration ou d’asile au titre desquelles un étranger peut venir au Canada de manière permanente.

[34] En l’espèce, M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana ne se sont pas acquittés du fardeau auquel ils étaient tenus afin de pouvoir obtenir la dispense qu’ils demandaient. En fait, ils ont surtout présenté des éléments de preuve objectifs portant sur les risques auxquels ils sont exposés en général dans le pays et n’ont pas fourni suffisamment d’éléments de preuve visant à étayer leurs allégations, à démontrer la gravité de leur situation personnelle au Burundi et à établir un lien entre leur situation et les conditions prévalant au Burundi. Les conditions générales qui prévalent au pays, qui n’ont aucun lien avec leur situation personnelle, ne sauraient justifier l’octroi du statut de résident permanent fondé sur une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire (Laguerre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 603 au para 28). En ce qui concerne les quelques éléments de preuve qui étaient véritablement de nature personnelle, je souscris à l’observation du ministre selon laquelle l’agent a eu raison de leur accorder peu de foi. Le courriel que le fils de M. Nyabuzana et de Mme Nzeyimana aurait écrit lorsqu’il était caché fournit des renseignements anormalement détaillés en vue de corroborer les allégations du couple. En outre, la lettre fournie par la fille de M. Nyabuzana et de Mme Nzeyimana ne contenait que des renseignements qui se trouvaient déjà dans les affidavits souscrits par ses parents. Le couple avait le temps de rassembler des éléments de preuve sur ses conditions de vie au Burundi et sur le degré de participation de M. Nyabuzana à l’UPD, car les épisodes de persécution qu’il aurait vécus se sont échelonnés sur plusieurs mois. Cependant, il ne l’a pas fait et n’a pas expliqué pourquoi il n’avait pas pu le faire.

B. Éléments de preuve non pris en compte et importance accordée à des facteurs non pertinents

[35] Le deuxième argument de M. Nyabuzana et de Mme Nzeyimana, étroitement lié au premier, veut que l’agent ait conclu à tort que la preuve n’était pas suffisante pour justifier l’allégation selon laquelle ils s’exposaient à des difficultés. M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana ajoutent que l’agent a peu tenu compte de la preuve dont il disposait pour tirer les conclusions énoncées tout au long de la décision, et que ces conclusions possèdent les caractéristiques d’un examen sélectif.

[36] Selon les demandeurs, l’agent a retenu une définition restrictive des groupes risquant d’être persécutés par le régime burundais, et il les a ainsi exclus en tant que victimes potentielles de persécution. Ils avaient en fait présenté des éléments de preuve indiquant que M. Nyabuzana était membre de l’UPD et qu’il avait été pris pour cible et menacé parce qu’il avait refusé de joindre le parti au pouvoir et d’y contribuer financièrement. En outre, le couple soutient que l’agent n’a absolument pas tenu compte des éléments de preuve concernant les difficultés particulières auxquelles sont exposées les personnes d’ethnie tutsie au Burundi. En outre, M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana font valoir que l’agent a conclu à tort qu’il n’y avait aucun élément de preuve sur leurs conditions de vie avant leur départ du Burundi. Ils soutiennent de plus que la décision est déraisonnable, car l’agent s’est concentré sur des considérations dénuées de pertinence, comme le sort réservé à leur troupeau de vaches, et qu’il s’est livré à des hypothèses sur la façon dont M. Nyabuzana devrait se sentir par rapport à la perte de sa ferme et de son troupeau.

[37] Après avoir examiné la décision, je rejette les prétentions de M. Nyabuzana et de Mme Nzeyimana.

[38] Depuis l’arrêt Vavilov, les motifs donnés par les décideurs administratifs revêtent une plus grande importance et sont maintenant le point de départ de l’analyse. Ils constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision (Vavilov au para 81). Ils servent à « expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause » et à démontrer que « la décision a été rendue de manière équitable et licite », en plus de servir de bouclier contre « la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public » (Vavilov au para 79). En somme, ce sont les motifs qui permettent d’établir la justification de la décision.

[39] En l’espèce, je suis d’avis que les motifs de l’agent justifient la décision de manière transparente et intelligible (Vavilov aux para 81, 136; Société canadienne des postes aux para 28-29; Dunsmuir au para 48). Ils démontrent que l’agent a suivi un raisonnement rationnel, cohérent et logique dans son analyse et que la décision est conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur le décideur et sur la question en litige (Société canadienne des postes au para 30, citant Vavilov aux para 105-107).

[40] En définitive, les erreurs alléguées par M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana ne m’amènent pas « à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » (Vavilov au para 122). J’ajoute qu’il n’est pas nécessaire que les motifs d’une décision soient parfaits ou même exhaustifs. Il suffit qu’ils soient compréhensibles. La norme de contrôle de la décision raisonnable ne porte pas sur le degré de perfection de la décision, mais plutôt sur son caractère raisonnable (Vavilov au para 91). Cette norme exige que la cour de révision commence par examiner la décision et reconnaître que le décideur administratif est la principale personne chargée de tirer des conclusions factuelles. La cour de révision examine les motifs, le dossier et le résultat et, si une explication justifie le résultat obtenu, elle s’abstient d’intervenir.

[41] Je peux comprendre que M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana puissent ne pas souscrire à l’évaluation faite par l’agent et qu’ils veuillent contester le poids attribué à leur établissement. Toutefois, il n’appartient pas à la Cour de modifier le poids accordé par l’agent aux différents motifs d’ordre humanitaire (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Solmaz, 2020 CAF 126 aux para 142-146). Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour ne peut substituer sa propre appréciation de la preuve à celle du décideur administratif. La déférence envers un décideur administratif inclut une déférence à l’égard de ses conclusions et de son appréciation de la preuve (Société canadienne des postes au para 61). La cour de révision doit en fait « éviter de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » (CCDP au para 55).

[42] En l’espèce, les arguments soulevés par M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana en ce qui concerne leur degré d’établissement expriment davantage leur opposition à l’analyse de la preuve faite par l’agent et au poids que ce dernier a accordé à cette preuve dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et de son expertise. Il ne s’agit pas d’un cas où le décideur administratif a écarté la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision, ou « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise » (Vavilov au para 126). Il n’appartient pas à la Cour de modifier l’importance accordée par l’agent aux différents motifs d’ordre humanitaire.

C. Évaluation des répercussions du renvoi sur la santé mentale de M. Nyabuzana

[43] À l’appui de leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana ont soumis un rapport d’évaluation psychologique [le rapport] préparé par un psychologue agréé. Dans ce rapport, le psychologue a indiqué qu’il avait diagnostiqué un trouble de stress post‑traumatique chez M. Nyabuzana et qu’un retour au Burundi entraînerait probablement la détérioration de l’état psychologique de celui‑ci, car il serait confronté à de multiples facteurs de stress avec lesquels il ne serait pas en mesure de composer. Il a ajouté qu’il serait probablement victime d’une dépression nerveuse. M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana font valoir que l’agent n’a pas suffisamment tenu compte des conclusions du psychologue, et qu’il n’a donc pas examiné la preuve concernant la santé mentale de M. Nyabuzana que ce dernier a présentée à l’appui de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Ils soutiennent que l’agent était simplement préoccupé par l’absence d’éléments de preuve concernant la diligence avec laquelle M. Nyabuzana avait suivi les recommandations du psychologue relatives au traitement.

[44] Je ne suis pas d’accord.

[45] Je ne nie pas qu’un agent doit examiner les répercussions que le renvoi du Canada aurait sur la santé mentale du demandeur (Kanthasamy au para 48), ni que s’il ne le fait pas, sa décision pourrait être jugée déraisonnable (Saidoun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1110 au para 19). Toutefois, je conclus qu’en l’espèce, l’agent a analysé le rapport du psychologue et qu’il a eu raison de lui accorder peu de poids, voire aucun, dans son appréciation de la preuve. Comme l’a mentionné l’agent, ce rapport s’appuyait sur une seule séance de thérapie et le diagnostic du psychologue était fondé sur le récit des événements livré par M. Nyabuzana lui-même. En outre, aucun élément de preuve n’a été fourni à l’appui de l’allégation selon laquelle M. Nyabuzana avait suivi les recommandations du psychologue ou que sa santé mentale s’était en fait détériorée.

[46] L’agent n’a pas simplement rejeté ou ignoré le rapport du psychologue. Il a plutôt décidé de lui accorder peu de poids, ce qui ne rend pas la décision déraisonnable (Egwuonwu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 231 au para 75; Evans c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 733 au para 56). Il était loisible à l’agent de mentionner, d’une part, que M. Nyabuzana n’avait fourni aucun élément de preuve indiquant qu’il avait suivi les recommandations du psychologue, et d’autre part, qu’il n’était pas rare que les personnes sans statut au Canada soient victimes de trouble de stress post‑traumatique. Il incombe aux agents de décider du poids à accorder aux rapports d’évaluation psychologique. C’est exactement ce que l’agent a fait en l’espèce, et il a fourni des motifs à l’appui de sa conclusion. Je conclus donc que, dans les circonstances, l’agent a agi de façon raisonnable en accordant peu de poids au rapport.

IV. Conclusion

[47] Pour tous les motifs exposés ci-dessus, la décision par laquelle l’agent a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par M. Nyabuzana et Mme Nzeyimana constituait une issue raisonnable fondée sur le droit et la preuve, et elle possède les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité. Selon la norme du caractère raisonnable, il suffit que la décision s’appuie sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et soit justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. C’est le cas en l’espèce. Je dois donc rejeter la demande de contrôle judiciaire.

[48] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-3219-20

LA COUR STATUE que:

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée et aucuns dépens ne sont adjugés.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3219-20

 

INTITULÉ :

ANTOINE NYABUZANA ET CAPITOLINE NZEYIMANA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 SEPTEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 31 décembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Laïla Demirdache

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Elsa Michel

 

pOUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Services juridiques communautaires d’Ottawa

Bureau du centre‑ville

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pOUR LE DÉFENDEUR

 

 

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