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Date : 20060616

Dossier : T-214-05

Référence : 2006 CF 774

OTTAWA (ONTARIO), LE 16 JUIN 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE von FINCKENSTEIN

 

ENTRE :

ABBOTT LABORATORIES LIMITED

TAP PHARMACEUTICALS INC.

demanderesses

et

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ, NOVOPHARM LIMITED

et TAKEDA PHARMACEUTICAL COMPANY LIMITED

défendeurs

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

Contexte

[1]               La Cour est saisie de l'appel d'une ordonnance en date du 5 mai 2006 par laquelle la protonotaire Milczynski a radié l'affidavit souscrit par Me Andrew Skodyn le 7 avril 2006 (l'affidavit de Me Skodyn). Me Skodyn exerce au sein du cabinet d'avocats Heenan Blaikie, LLP, qui occupe pour Novopharm Limited (Novopharm). Novopharm a déposé l'affidavit de Me Skodyn à l'appui de la requête qu'elle a présentée en vertu de l'article 312 des Règles de la Cour fédérale, DORS/98‑106 en vue d'être autorisée à déposer des éléments de preuve complémentaires. Le 27 avril 2006, juste avant l'instruction par la protonotaire de la requête présentée par Novopharm en vertu de l'article 312 des Règles, Abbott Laboratories Limited et TAP Pharmaceuticals Inc. (ci-après collectivement appelées Abbott) ont présenté une requête préliminaire en vue de faire radier l'affidavit de Me Skodyn au motif qu'il avait été souscrit par un avocat et qu'il portait sur des questions de fond en litige entre les parties. Abbott a obtenu gain de cause sur sa requête préliminaire et la protonotaire a radié l'affidavit en entier et a par la suite rejeté la requête de Novopharm pour cause d'insuffisance de la preuve.

 

[2]               Voici l'extrait clé de l'ordonnance de la protonotaire Milczynski :

[traduction] L'affidavit de Me Skodyn renferme des arguments et offre un avis sur les conclusions juridiques à tirer au sujet de la présente requête. Comme je suis liée par la jurisprudence au sujet des affidavits qui sont souscrits par des avocats et qui renferment des faits ou des documents non litigieux, l'affidavit doit être radié en entier. En outre et à cet égard, je refuse de modifier ou de radier de simples passages de l'affidavit.

(Dossier de la requête du défendeur, onglet 2, page 10)

 

[3]               À la suite de l'ordonnance de la protonotaire, Novopharm a déposé une autre requête en vertu de l'article 312 des Règles. Cette fois-ci, les experts qui ont souscrit les affidavits subséquents proposés ont également fourni des affidavits à l'appui de la requête présentée en vertu de l'article 312 des Règles. La date du contre-interrogatoire des déclarants a été fixée et la requête sera instruite par la protonotaire Milczynski le 24 juillet 2006.

 

Questions en litige

[4]               La présente affaire soulève deux questions litigieuses :

1.         Le présent appel est-il théorique?

2.         La protonotaire s'est-elle fondée sur un mauvais principe de droit ou sur une mauvaise appréciation des faits?

Analyse

Le présent appel est-il théorique?

[5]               Les règles de droit relatives au caractère théorique ont été clairement énoncées par la Cour suprême dans l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, dans lequel le juge Sopinka déclare, aux paragraphes 15 et 16 :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer. J'examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d'exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

 

La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l'affaire. La jurisprudence n'indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s'applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s'il s'applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d'entendre. Pour être précis, je considère qu'une affaire est « théorique » si elle ne répond pas au critère du « litige actuel ». Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s'il estime que les circonstances le justifient.

 (Non souligné dans l'original.)

 

[6]               La thèse d'Abbott est la suivante :

[traduction] Novopharm ne demande pas à la Cour l'autorisation de déposer des éléments de preuve en vertu de l'article 312 des Règles, mais seulement de revenir sur la radiation de l'affidavit de Me Skodyn. Une telle ordonnance n'aura aucun effet sur les parties ou sur l'affaire. Suivant Abbott, il s'agit nettement d'un cas où l'appel est théorique parce que le tribunal disposera du témoignage des experts eux-mêmes qui ont souscrit des affidavits lors de l'instruction, au cours de la semaine du 24 juillet 2006, de la nouvelle requête présentée par Novopharm en vertu de l'article 312. À cette date, le protonotaire chargé de la gestion de l'instance examinera le fond de la requête présentée par Novopharm en vertu de l'article 312. Par conséquent, même si Novopharm devait obtenir gain de cause en ce qui concerne le présent appel, elle ne sera pas plus avancée. D'ailleurs, le présent appel interjeté par Novopharm ne semble motivé que par le désir de faire traîner en longueur une instance sommaire et d'ajouter des frais. Inutile de dire que cette façon de procéder est non seulement contraignante pour les parties mais qu'elle sollicite par ailleurs inutilement les ressources judiciaires de la Cour fédérale.

 

(Dossier de réponse à la requête des demanderesses, par. 37)

 

 

[7]               Novopharm soutient que la question n'est pas théorique. À son avis, on ne sait pas avec certitude si la protonotaire Milczynski a eu raison d'affirmer « Comme je suis liée par la jurisprudence au sujet des affidavits qui sont souscrits par des avocats et qui renferment des faits ou des documents non litigieux, l'affidavit doit être radié en entier ». Suivant Novopharm, en employant le mot « doit », la protonotaire laisse entendre qu'elle n'avait d'autre choix que de radier l'affidavit en entier. Or, Novopharm affirme que la protonotaire avait toute latitude pour radier ou non l'affidavit ou pour l'expurger ou non.

 

[8]               Novopharm fait en outre valoir que, même si la question est théorique, le tribunal a de toute façon le pouvoir discrétionnaire de l'instruire quand même et elle affirme que c'est ce qu'elle devrait faire en l'espèce. Lorsque la Cour a demandé à Novopharm quel avantage lui procurerait une décision qui lui serait favorable (compte tenu du fait que les mêmes éléments de preuve subséquents proposés seront soumis à la Cour le 24 juillet 2006, à cette différence près qu'ils seront accompagnés cette fois-ci d'affidavits souscrits à l'appui), Novopharm a avancé les raisons suivantes : 

1. Elle permettrait d'établir au profit de la Cour un lien entre les divers éléments de la preuve en expliquant comment les éléments de preuve subséquents proposés se rapportent à ceux qui ont déjà été déposés;

 

2. Elle permettrait de préciser le type d'éléments de preuve exigés dans le cas d'une requête présentée en vertu de l'article 312 des Règles;

 

3. Elle permettrait de préciser comment la décision de principe en matière d'affidavits souscrits par des avocats, l'arrêt Cross Canada Auto Body Supply (Windsor) Ltd c. Hyundai Auto Canada, a division of Hyundai Motor America, 2006 CAF 133, devrait être appliquée dans le cas d'une requête fondée sur l'article 312 des Règles.

 

[9]               En appliquant l'arrêt Borowski, précité, je constate avec étonnement que le fait pour moi de trancher la présente affaire n'aura pas le moindre effet pratique. Premièrement, la question sera de nouveau soumise à la protonotaire le 24 juillet 2006, qui sera une fois de plus appelée à déterminer s'il y a lieu d'autoriser Novopharm à déposer les affidavits subséquents proposés qui ont déjà été soumis à la Cour le 5 mai 2006. 

 

[10]           Deuxièmement, les deux parties ne contestent pas qu'il s'agit d'une instance purement interlocutoire. Aucune des parties ne devraient donc subir de préjudice durable.

 

[11]           Troisièmement, la Cour aura en main les affidavits subséquents souscrits par les déclarants. Elle n'a pas besoin de l'affidavit de Me Skodyn qui, pour reprendre le qualificatif utilisé par Novopharm, ne renferme que des « éléments de preuve dérivés » et non des éléments de preuve originaux. La question cruciale que la Cour doit résoudre, outre les trois éléments mentionnés par la protonotaire Milczynski (en l'occurrence, si le fait de déposer de tels documents sera dans l'intérêt de la justice, aidera la Cour, et ne causera pas de préjudice grave à la partie adverse), est celle de savoir si les experts auraient raisonnablement pu communiquer plus tôt les éléments de preuve en question. Comme il ne renferme que des éléments de preuve dérivés, l'affidavit de Me Skodyn ne sera d'aucune utilité à cet égard.

 

[12]           Pour ce qui est des trois arguments déjà avancés par Novopharm pour me persuader d'exercer mon pouvoir discrétionnaire, j'estime qu'ils ne sont pas convaincants et je refuse par conséquent d'exercer mon pouvoir discrétionnaire pour les trois motifs suivants.

 

[13]           Premièrement, c'est aux avocats et non aux auteurs des affidavits qu'il appartient de fournir des éclaircissements au sujet de la preuve et d'établir des liens entre les éléments de preuve.

 

[14]           Deuxièmement, les éléments de preuve déposés au soutien d'une requête présentée en vertu de l'article 312 des Règles devraient de toute évidence être conçus de manière à démontrer au tribunal pourquoi les éléments de preuve complémentaires sont nécessaires. Or, la personne la mieux placée pour expliquer pourquoi il n'était pas possible d'obtenir plus tôt les éléments de preuve complémentaires proposés n'est nul autre que l'expert proposé comme souscripteur de l'affidavit, et l'avocat de la partie adverse devrait avoir la possibilité de vérifier le bien-fondé de ses assertions en le soumettant à un contre-interrogatoire.

 

[15]           Troisièmement, en ce qui concerne l'arrêt Cross Canada, précité, les deux parties s'entendent pour dire que, bien qu'elle ne la cite pas dans sa décision, la protonotaire Milczynski en a discuté à l'audience. La Cour d'appel précise bien, dans l'arrêt Cross Canada, qu'il n'existe pas de règle absolue en ce qui concerne les affidavits souscrits par des avocats. Elle suggère cependant, au paragraphe 5, les neuf facteurs suivants dont il y a lieu de tenir compte (dans la mesure où ils s'appliquent) en ce qui a trait aux affidavits souscrits par des avocats :

a.       l’état de l’instance;

b.      la probabilité que le témoin soit appelé à comparaître;

c.       la bonne foi (ou non) de la partie qui présente la demande;

d.      l’importance de la preuve à présenter;

e.       l’effet du retrait de l’avocat sur le droit qu’a la partie d’être représentée par un avocat de son choix;

f.        la tenue du procès devant un juge seul ou un jury;

g.       la probabilité qu’il survienne un conflit réel ou que la preuve soit « entachée »;

h.       laquelle des parties appellera le témoin si, par exemple, il est probable que les avocats soient en mesure de contre-interroger un témoin favorable;

i.         le lien ou la relation entre les avocats, le témoin éventuel et les parties au litige.

 

 

[16]           Comme nul ne prétend que la protonotaire Milczynski n'a pas appliqué les principes posés dans l'arrêt Cross Canada ou qu'elle les a mal appliqués, je ne vois pas comment le réexamen de la décision de la protonotaire Milczynski pourrait contribuer à faire avancer le droit.

 

[17]           À titre incident, j'ajoute que, si j'avais révisé la décision de la protonotaire Milczynski sur le fond, je l'aurais confirmée car j'abonde dans son sens lorsqu'elle affirme que l'affidavit « renferme des arguments et offre un avis sur les conclusions juridiques à tirer au sujet de la présente requête ». À mon sens, le mot « doit » ne signifie pas qu'elle n'avait aucune latitude en l'espèce, mais bien que les faits de l'affaire la conduisaient inévitablement à la décision qu'elle a rendue.

 

[18]           La présente demande est par conséquent rejetée au motif qu'elle est théorique.

 


 

ORDONNANCE

 

 

LA COUR ORDONNE :

1.                  L'appel de l'ordonnance prononcée le 5 mai 2005 par la protonotaire Milczynski est rejeté;

 

2.                  Les dépens sont adjugés aux défendeurs indépendamment de l'issue de la cause. 

 

« Konrad W. von Finckenstein »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-214-05

 

INTITULÉ :                                       ABBOTT LABORATORIES ET AL.

                                                            c.

                                                            MINISTRE DE LA SANTÉ ET AL.

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 14 JUIN 2006

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE von FINCKENSTEIN

 

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 16 JUIN 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Reddon

Aaron Sawchuk

 

POUR LES DEMANDERESSES

Ian Godfrey

Jan Parnega

 

POUR LA DÉFENDERESSE

NOVOPHARM LIMITED

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

McCarthy Tétrault LLP

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES

 

 

Heenan Blaikie LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

NOVOPHARM LIMITED

Gowling Lafleur Henderson LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESE TAKEDA

PHARMACEUTICAL COMPANY LTD.

F.B. (Rick) Woyiwada

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

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