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Date : 20211229


Dossier : T‐114‐21

Référence : 2021 CF 1480

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 décembre 2021

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

SATNAM DHALIWAL

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par un arbitre de dernier niveau dans le cadre du système de règlement des griefs de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC). Le demandeur, membre de la GRC, avait soumis des reçus correspondant à une « procréation médicalement assistée homme-femme » effectuée par suite de son infertilité masculine. L’arbitre ne lui a accordé que le remboursement des frais de l’injection intracytoplasmique d’un spermatozoïde (IICS), lui refusant celui des frais liés à la fécondation in vitro (FIV) parce que les interventions avaient été effectuées sur son épouse, qui n’était pas membre de la GRC.

II. Contexte

[2] Le demandeur, le caporal Dhaliwal, est membre de la GRC. Il est marié, et son épouse n’est pas membre de la GRC. En 2012, il a appris qu’il souffrait d’infertilité masculine. Son médecin lui a recommandé, en même temps qu’à son épouse, de subir un traitement de fécondation médicalement assistée. Ils ont recouru à la méthode de procréation médicalement assistée appelée FIV, par injection intracytoplasmique d’un spermatozoïde.

[3] En 2017, le demandeur a soumis des demandes de remboursement de dépenses totalisant 35 710 $ pour le traitement de fécondation, soit 28 400 $ pour la FIV, et 6 770 $ pour l’IICS effectuée sur le demandeur. Le 27 juin 2017, la GRC a informé le demandeur que le remboursement de l’IICS avait été approuvé, mais pas celui de la FIV.

[4] Le 17 juillet 2017, le demandeur a déposé un grief au premier niveau. Il faisait valoir que le refus de remboursement de la FIV était contraire à la politique de la GRC, qui couvre la « procréation médicalement assistée homme-femme ». Subsidiairement, il affirmait que, si la politique était interprétée comme excluant le remboursement de la FIV aux membres de sexe masculin, alors elle était contraire à la Loi canadienne sur les droits de la personne (LRC 1985, c H‐6) pour cause de discrimination fondée sur le sexe et la déficience. Il ajoutait à cela que l’IICS et la FIV sont des procédures indissociables puisque la procréation est impossible sans un homme et une femme de sorte que la politique de la GRC devrait être interprétée comme autorisant le remboursement de tous les frais s’y rapportant.

[5] Le 10 février 2020, un arbitre de premier niveau a rejeté le grief. Selon lui, le demandeur n’avait pas établi, suivant la prépondérance de la preuve, que le refus de remboursement était contraire aux lois et politiques applicables (tout en précisant que le Règlement excluait le remboursement de procédures effectuées sur un conjoint non membre de la GRC) et qu’il avait de ce fait subi un préjudice, citant à l’appui de cette conclusion le Règlement de la GRC et la jurisprudence applicable.

[6] Le 21 février 2020, le demandeur a porté son grief au dernier niveau du processus de règlement des griefs. Le 11 décembre 2020, l’arbitre de dernier niveau a confirmé la décision de l’arbitre de premier niveau et rejeté le grief du demandeur.

III. Point litigieux

[7] La question préliminaire est la suivante : faut‐il ou non admettre un document annexé à l’affidavit du demandeur alors même qu’il ne figurait pas dans le dossier?

[8] La question que soulève la présente affaire est la suivante : la décision de l’arbitre de dernier niveau était‐elle raisonnable et conforme à l’équité procédurale?

IV. Norme de contrôle

[9] Comme l’écrivait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] para 23, « [l]orsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond [...] [l]’analyse a comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable ». Je ne vois aucune raison ici de ne pas donner effet à cette présomption générale. La norme de contrôle sera donc celle de la décision raisonnable.

[10] Lorsqu’elle procède à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit observer le principe de la retenue judiciaire et témoigner d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs (Vavilov, para 13). En appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision ne se livre pas à une analyse de novo et ne cherche pas à trancher elle‐même la question (Vavilov, para 83). Elle commence plutôt par examiner les motifs du décideur administratif, puis se demande si la décision est raisonnable, dans son résultat et son processus, au regard des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur elle (Vavilov, para 81, 83, 87, 99).

[11] Une décision raisonnable est une décision qui est justifiée, transparente et intelligible pour les personnes concernées, et qui est fondée « sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » lorsqu’elle est lue dans sa globalité, d’une manière qui prenne en compte le contexte administratif, le dossier soumis au décideur et les observations des parties (Vavilov, para 81, 85, 91, 94‐96, 99, 127‐128).

[12] S’agissant de la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale, il s’agit pour l’essentiel de la norme de la décision correcte, bien qu’il ne soit pas parfaitement exact de formuler la chose ainsi. Le juge Little en faisait un résumé succinct dans le jugement Garcia Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 321 :

À l’égard des questions d’équité procédurale, la norme de contrôle est celle de la décision correcte. Plus précisément, qu’il soit question de la norme de contrôle de la décision correcte ou de l’obligation de la Cour de s’assurer que le processus a été équitable sur le plan procédural, le contrôle judiciaire d’une question relative à l’équité procédurale ne laisse aucune marge de manœuvre à la cour de révision ni n’autorise cette dernière à faire preuve de déférence. La question fondamentale demeure celle de savoir si la partie visée connaissait la preuve à réfuter et si elle a eu une occasion réelle et équitable d’y répondre [...] Dans l’arrêt Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, le juge de Montigny a affirmé que « [c]e qui importe, en fin de compte, c’est de savoir si l’équité procédurale a été respectée ou non » (au paragraphe 35).

[Non souligné dans l’original.]

V. Analyse

A. Le défendeur

[13] Le défendeur a indiqué requérir des orientations sur la manière de traiter les cas de ce genre, le seul précédent dont il ait connaissance étant le jugement rendu par le juge Harrington Canada (Procureur général) c Buffett, 2007 CF 1061 [Buffett].

[14] Selon moi, le jugement Buffett n’est d’aucune aide ici parce que le texte législatif régissant la couverture santé au sein des Forces canadiennes est complètement différent du Règlement de la GRC. Pour l’aide à la procréation, les Forces canadiennes rattachent leur couverture santé aux lois de la province où l’intervention est effectuée, ce qui n’est pas le cas pour le Règlement sur la GRC. Il importe aussi de noter que le domaine de la procréation médicalement assistée a évolué considérablement depuis l’époque de l’affaire Buffett, qui avait commencé en 1996.

[15] Malheureusement, comme on le verra à la lecture des motifs ci‐après, ce n’est pas le présent cas qui apportera au défendeur les orientations souhaitées.

B. Question préliminaire

[16] En l’espèce, le demandeur a déposé son propre affidavit, qui contient une décision de l’arbitre de premier niveau de la GRC se rapportant aux frais médicaux du caporal X (nom anonymisé et ci‐après désigné caporal X), datée du 25 janvier 2016 et annexée comme pièce H à l’affidavit du demandeur. Au paragraphe 14 de son affidavit, le demandeur écrit que [traduction] « En décembre 2020, j’ai eu connaissance d’une décision antérieure dans laquelle la GRC avait fait droit au remboursement des dépenses de FIV d’un membre de sexe masculin... » La décision Caporal X, qui accordait un remboursement pour les mêmes interventions médicales, est d’une importance cruciale pour le grief du demandeur.

[17] Dans ses observations écrites, le défendeur a indiqué à la Cour que la pièce annexée à l’affidavit n’avait pas été soumise au décideur et qu’elle n’était pas visée par les exceptions reconnues autorisant la production de nouvelles preuves dans une procédure de contrôle judiciaire. Ces exceptions sont énumérées par le juge Stratas dans l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [Association des universités]. La pièce annexée à l’affidavit du demandeur ne devrait donc pas être admise.

[18] Le défendeur a signalé à l’audience que nous n’avons que la décision Caporal X de premier niveau, mais n’a produit aucun élément ou argument susceptible d’informer la Cour s’il existe une décision Caporal X de dernier niveau, ou quelque autre information du genre. À l’audience, le défendeur a été formel : la décision Caporal X ne constitue pas une nouvelle preuve.

[19] Le demandeur a confirmé à l’audience que la décision Caporal X n’est venue à son attention qu’en décembre, ajoutant qu’elle avait été rendue le 11 décembre 2020. Il a indiqué qu’il ne l’invoque pas comme nouvelle preuve en tant que telle, mais plutôt pour montrer le traitement inégalitaire des membres devant la même couverture santé. Il n’a pas expliqué comment la décision Caporal X avait été portée à son attention.

[20] Il m’est impossible de dire si les décisions relatives aux griefs des membres sont distribuées ou publiées. Cependant, j’ai bien devant moi une décision (Caporal X) qui intéresse directement la présente affaire. En résumé, dans la décision Caporal X, un membre de sexe masculin de la GRC, qui souffrait d’infertilité masculine, avait recouru à l’IICS et la FIV pour une procréation médicalement assistée. Dans cette décision bien motivée, la GRC était priée de payer ses factures liées aux deux interventions. Certaines conclusions qui ne sont pas sans rappeler la présente affaire sont reproduites ci‐après :

[traduction]

[12] [...] l’IICS n’est pas une procédure autonome, et la FIV, qui en est un volet essentiel, n’est pas propre à un sexe plutôt qu’à l’autre. Le défendeur n’a pas prouvé que la FIV devrait être considérée uniquement comme une intervention s’adressant aux femmes. Puisque la conception, qu’elle se produise naturellement ou par intervention médicale, requiert l’un et l’autre sexe, cette distinction est hors de propos.

[42] À mon avis, l’extrait tiré de la politique de la GRC valide la position du plaignant. Le manuel d’administration dit clairement que tout membre, homme ou femme, a droit à la procréation médicalement assistée dans la mesure où le traitement n’est pas couvert par son régime de santé provincial ou territorial, et sous réserve des limites figurant dans la grille des prestations de la GRC. L’expression « procréation médicalement assistée » comprend toutes les méthodes ou techniques permettant aux couples infertiles de concevoir. Cet objectif ne sera pas atteint pour un membre de sexe masculin si seule l’IICS lui est remboursée au titre de la couverture santé de la GRC. En effet, à elle seule, l’IICS ne permet pas la conception d’un enfant. Cette intervention fait partie intégrante de la FIV.

[56] Le plaignant a soutenu avec raison que l’infertilité influe négativement sur ses droits reproductifs, lesquels sont reconnus comme un droit fondamental dans la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies. Par ailleurs, en tant que membre des Nations Unies, le Canada « doit promouvoir, protéger et assurer la jouissance pleine et entière des droits des personnes handicapées, y compris leur pleine égalité devant la loi ». La LCDP reflète l’engagement du Canada « de compléter la législation canadienne en donnant effet au principe suivant : le droit de tous les individus à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment de tout acte discriminatoire fondé sur des motifs de distinction illicite ».

[Non souligné dans l’original.]

[21] L’arrêt Association des universités est la décision de principe à consulter pour déterminer le contenu du dossier qui servira dans un contrôle judiciaire. Cette décision concernait une requête en radiation d’un affidavit contenant des éléments de preuve qui n’avaient pas été portés à la connaissance de la Commission du droit d’auteur et qui se rapportaient au fond de l’affaire soumise à la Commission. Le juge Stratas, s’exprimant pour la Cour d’appel fédérale, a estimé qu’« il faut constamment garder à l’esprit le rôle différent joué par notre Cour et par la Commission du droit d’auteur. Le législateur a conféré à la Commission du droit d’auteur — et non à notre Cour — la compétence pour trancher certaines questions sur le fond, telles que celles de l’opportunité d’homologuer un tarif provisoire, d’en définir la teneur et de préciser les modalités dont ils peuvent être assortis ». (para 17).

[22] Le juge Stratas a écrit que, en règle générale, « [...] le dossier de la preuve qui est soumis à notre Cour lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire se limite au dossier de preuve dont disposait la Commission » (para 19). Il a cependant ajouté qu’il y avait quelques exceptions reconnues, dont un bon nombre étaient « susceptibles de faciliter ou de favoriser la tâche de la juridiction de révision sans porter atteinte à la mission qui est confiée au tribunal administratif ». Il s’agit d’exceptions à la règle générale qui interdit à la Cour d’admettre de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire. Le juge Stratas a d’abord mentionné que « la liste des exceptions n’est sans doute pas exhaustive » (non souligné dans l’original), puis a explicité trois d’entre elles :

a) Parfois, notre Cour admettra en preuve un affidavit qui contient des informations générales qui sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire (voir, par ex. Succession de Corinne Kelley c. Canada, 2011 CF 1335, aux paragraphes 26 et 27; Armstrong c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1013, aux paragraphes 39 et 40; Chopra c. Canada (Conseil du Trésor) (1999), 1999 CanLII 8044 (CF), 168 F.T.R. 273, au paragraphe 9). On doit s’assurer que l’affidavit ne va pas plus loin en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s’immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond [...]

b) Parfois les affidavits sont nécessaires pour porter à l’attention de la juridiction de révision des vices de procédure qu’on ne peut déceler dans le dossier de la preuve du tribunal administratif, permettant ainsi à la juridiction de révision de remplir son rôle d’organe chargé de censurer les manquements à l’équité procédurale (voir, par ex. Keeprite Workers’ Independent Union c. Keeprite Products Ltd., (1980) 1980 CanLII 1877 (ON CA), 29 O.R. (2d) 513 (C.A.)). Ainsi, si l’on découvrait qu’une des parties a versé un pot‐de‐vin au tribunal administratif, on pourrait soumettre à notre Cour des éléments de preuve relatifs à ce pot‐de‐vin pour appuyer un argument fondé sur l’existence d’un parti pris.

c) Parfois, un affidavit est admis en preuve dans le cadre d’un contrôle judiciaire pour faire ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le tribunal administratif lorsqu’il a tiré une conclusion déterminée (Keeprite, précitée).

(Access Copyright, para 20)

[23] L’application de ces principes au document annexé à l’affidavit du demandeur n’est pas chose aisée. La difficulté découle du fait que, bien que ce document soit essentiel et qu’il intéresse le processus décisionnel, il ne figurait pas dans le dossier soumis au décideur. C’est aussi un document qui était, semble‐t‐il, en la seule possession du défendeur et n’était pas accessible au demandeur. Je sais parfaitement que c’est au demandeur qu’il incombe d’apporter au décideur la preuve nécessaire et qu’il ne saurait étoffer son éventuelle demande de contrôle judiciaire en invoquant un document dont le décideur ne disposait pas. Cependant, ce document pourrait entrer dans l’une des exceptions de l’arrêt Access Copyright.

[24] Pour récapituler, le demandeur s’est vu refuser une couverture santé. Il a joint à sa demande de contrôle judiciaire un document (dont le qualificatif de preuve est contesté) qui n’avait pas été soumis au premier décideur. Dans un contexte identique, un autre membre de la GRC de sexe masculin s’est vu rembourser intégralement (pour la FIV et l’IICS) l’intervention elle-même pour laquelle le demandeur dans la présente affaire veut être remboursé. La question que je dois trancher est donc celle‐ci : la décision Caporal X peut‐elle être prise en compte dans le présent contrôle judiciaire?

[25] S’agissant de la question préliminaire — celle de savoir si la décision Caporal X entre dans une exception Access Copyright à l’irrecevabilité générale de nouveaux éléments de preuve dans un contrôle judiciaire — je réponds par l’affirmative, parce que j’estime qu’il est contraire à l’équité procédurale qu’elle n’ait pas figuré dans le dossier soumis au décideur.

[26] Je crois qu’il est évident que la décision Caporal X n’entre pas dans la première exception relative aux informations générales pouvant faciliter la tâche de la Cour. Selon moi, la décision Caporal X ne cadre pas avec l’expression « informations générales ».

[27] Cependant, je suis d’avis que la décision Caporal X entre dans la seconde exception concernant l’équité procédurale. Il m’apparaît nécessaire d’admettre les pièces annexées à l’affidavit du demandeur, parce que le fait que la décision Caporal X n’ait pas figuré dans le dossier soumis au décideur constitue un manquement à l’équité procédurale. Ainsi, conformément à l’exception b) de l’arrêt Access Copyright, je crois devoir, eu égard à ces circonstances très particulières, admettre en preuve la décision Caporal X dans le présent contrôle judiciaire, même si elle était absente du dossier soumis au décideur, afin que la Cour puisse remplir son rôle d’organe de rectification des manquements à l’équité procédurale.

[28] Je me garderai néanmoins d’élargir les exceptions restreintes énumérées dans l’arrêt Access Copyright, et je n’y suis d’ailleurs pas habilitée. Les circonstances auxquelles j’ai affaire sont très particulières. D’après l’information dont je dispose, il est certain que le décideur n’a pas pris la décision Caporal X en considération alors qu’il lui appartenait de la connaître, et qu’elle n’était sans doute pas de notoriété publique. Je dis « sans doute » parce que, eu égard aux droits à la protection des renseignements personnels, il est très improbable que cette information soit accessible aux autres membres ou au public. En outre, la Cour n’a pas été informée si l’arbitre de premier niveau ou celui de dernier niveau aurait accès aux décisions antérieures. Mais, encore une fois, il est très probable que les arbitres y auraient accès puisque ces documents relèvent de l’autorité du défendeur et font partie intégrante du système de règlement des griefs de la GRC.

[29] Comme indiqué plus haut, je ne sais pas si les décisions relatives aux griefs des membres sont distribuées ou autrement accessibles, ce qui aurait été très pratique. J’en déduis donc qu’elles le sont et, dans les décisions futures, cette déduction pourra être réfutée si le contexte s’y prête.

[30] Bien entendu, il ressort de l’arrêt Vavilov (para 129) qu’un décideur administratif n’est pas lié par sa décision antérieure suivant le principe de l’autorité de la chose jugée. Pour autant, la Cour suprême du Canada fait aussi observer, dans cet arrêt, que « [l]es décideurs administratifs et les cours de révision doivent toutefois se soucier de l’uniformité générale des décisions administratives. Les personnes visées par les décisions administratives sont en droit de s’attendre à ce que les affaires semblables soient généralement tranchées de la même façon et que les résultats ne dépendent pas seulement de l’identité du décideur – des attentes qui ne s’évaporent pas du simple fait que les parties ne comparaissent devant un juge » (Vavilov, para 129) [non souligné dans l’original].

[31] En l’espèce, le point de savoir quelles interventions médicales devraient être remboursées est pour l’essentiel identique au point soulevé dans l’affaire Caporal X. Ainsi, bien que le décideur ne soit pas lié par la décision Caporal X, il me semble que, s’il décide de s’en écarter, cela pourrait jeter un doute quant à savoir si cette décision respecte la norme exprimée dans l’arrêt Vavilov, à savoir l’uniformité générale des décisions administratives et le droit des administrés de s’attendre à ce que les mêmes affaires reçoivent le même traitement. Autrement dit, tous les membres de la GRC devraient être traités de la même façon dans leurs demandes de remboursement en matière de couverture santé. Les interventions médicales admissibles à un remboursement ne devraient pas, comme indiqué dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 129, « dépend[re] seulement de l’identité du décideur ».

[32] Le décideur, dans la présente affaire, a dit que le demandeur ne lui avait pas apporté la preuve que les membres de la GRC de sexe féminin se voyaient rembourser à la fois l’IICS et la FIV. La décision Caporal X est un exemple patent de remboursement de toutes les interventions. Cependant, par sa nature même — et eu égard au caractère privé de tels sujets — cette preuve (le fait qu’un membre de la GRC de sexe féminin obtienne un remboursement pour les deux traitements) serait uniquement en la possession des décideurs. Il est donc, selon moi, contraire à l’équité procédurale pour le décideur de faire une telle affirmation alors que la preuve qu’il exige est peut‐être en sa seule possession ou que lui seul en a connaissance, de sorte que le demandeur ne pourra jamais la produire à moins qu’un autre membre ne la lui communique.

[33] Cette affirmation du décideur est évidemment compliquée par le fait que l’on ignore de quelle intervention il s’agit ni si les décisions sont accessibles au public, un aspect qui devrait être précisé après nouvel examen. Je ne sais pas non plus comment la décision Caporal X est venue à la connaissance du demandeur en décembre, ni s’il aurait pu l’obtenir plus tôt. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il n’avait pas en main la décision Caporal X pour la remettre au décideur ou pour l’invoquer dans ses arguments. Il n’en a eu connaissance qu’en décembre, et la décision qui le concerne a été rendue le 11 décembre 2020; il n’a donc tout simplement pas eu l’opportunité de l’invoquer dans ses arguments.

[34] Bien que la décision Caporal X ne soit clairement pas un précédent et qu’il ne soit pas obligatoire de la suivre au titre du principe de l’autorité de la chose jugée, elle constitue selon moi une information dont l’arbitre devait tenir compte pour que soit appliquée uniformément la politique de la GRC relative à la couverture santé des membres. Les circonstances de la présente affaire — à savoir le fait que, selon le décideur, le demandeur n’avait pas apporté la preuve que d’autres comme lui, ou des membres féminins de la GRC, sont remboursés intégralement, et le fait que le décideur était la seule partie à l’instance qui pouvait véritablement savoir qu’il existait d’autres cas semblables — confirment son caractère exceptionnel. Je suis d’avis que l’arbitre est tenu d’appliquer la politique uniformément et, en conséquence, que l’affidavit et ses annexes doivent être déclarés admissibles pour éviter tout manquement à l’équité procédurale.

[35] Il se pourrait aussi que la décision Caporal X relève de la troisième exception de l’arrêt Access Copyright, à savoir qu’elle pourrait être utilisée pour faire ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur administratif lorsqu’il a tiré une conclusion déterminée. La conclusion en cause est qu’il n’était pas établi que les membres femmes de la GRC se voyaient rembourser à la fois l’IICS et la FIV, à moins que ces deux interventions ne soient effectuées sur celle qui en réclamait le remboursement. Puisque le Caporal X — un membre de la GRC de sexe masculin — s’est vu rembourser l’IICS et la FIV, alors qu’il avait seulement subi une IICS (comme c’est le cas pour le demandeur), on doit en déduire qu’en l’espèce, le décideur a tiré sa conclusion en l’absence de toute preuve. L’absence de preuve vient de ce que le défendeur n’a fait aucun cas de la connaissance qu’il avait que d’autres membres étaient remboursés à la fois pour l’IICS et la FIV, qu’ils soient hommes ou femmes, en application de la politique selon laquelle la couverture santé s’applique à la « procréation médicalement assistée homme-femme ».

C. Analyse

[36] Ayant déclaré admissibles l’affidavit du demandeur ainsi que la décision Caporal X, j’examinerai maintenant si la décision de l’arbitre de dernier niveau était déraisonnable ou contraire à l’équité procédurale.

[37] Depuis l’arrêt Access Copyright rendu par la Cour d’appel fédérale en 2012, la Cour suprême a rendu son arrêt Vavilov en 2019. L’arrêt Vavilov ne désavoue pas l’arrêt Access Copyright, il s’attarde plutôt sur le principe de la cohérence du droit administratif. Déjà cité plus haut, le paragraphe 129 de l’arrêt Vavilov est formulé ainsi :

Les décideurs administratifs ne sont pas liés par leurs décisions antérieures au même titre que le sont les cours de justice suivant la règle du stare decisis. Comme l’a fait remarquer la Cour dans l’arrêt Domtar, « l’absence d’unanimité est le prix à payer pour la liberté et l’indépendance décisionnelle » accordées aux décideurs administratifs, et la simple existence d’un certain conflit dans la jurisprudence d’un organisme administratif ne menace pas la primauté du droit : p. 800. Les décideurs administratifs et les cours de révision doivent toutefois se soucier de l’uniformité générale des décisions administratives. Les personnes visées par les décisions administratives sont en droit de s’attendre à ce que les affaires semblables soient généralement tranchées de la même façon et que les résultats ne dépendent pas seulement de l’identité du décideur — des attentes qui ne s’évaporent pas du simple fait que les parties ne comparaissent pas devant un juge. [Non souligné dans l’original.]

[38] Selon moi, est implicite dans les principes de l’arrêt Vavilov, à savoir celui de l’uniformité générale des décisions administratives et celui du traitement analogue, l’idée selon laquelle le décideur administratif doit se garder de tirer des conclusions factuelles qui sont en totale contradiction avec l’information qu’il a en sa possession, ou qu’il devrait avoir en sa possession, et qu’il doit adéquatement expliquer, différencier ou analyser les décisions semblables qui ont conduit à des résultats contradictoires. Comme indiqué, il ne s’agit nullement d’allégeance au principe de l’autorité de la chose jugée, et je suis consciente que ce ne doit pas en être une. Cependant, dans un cas comme celui‐ci, où deux situations comparables ne sont pas traitées de la même façon, et où le demandeur — ou un autre membre comme lui — n’aurait pas connaissance et ne pourrait avoir connaissance de cette différence de traitement, une telle disparité va à l’encontre de l’équité procédurale ou pourrait être jugée déraisonnable au motif qu’elle ne saurait se justifier.

[39] L’analyse a commencé par la question suivante : faut‐il ou non déclarer admissible un document dont ne disposait pas le décideur? Or, indissociable de cette question est celle de savoir si, parce que ce document en particulier n’a pas été soumis au décideur – ni considéré par lui – la décision est, dans ce contexte, contraire à l’équité procédurale ou injustifiable (déraisonnable). Aux deux questions, je réponds par l’affirmative. Je suis d’avis que cet affidavit et le document y annexé sont visés par la seconde exception (et peut‐être aussi la troisième) de l’arrêt Access Copyright. Comme la décision Caporal X ne figurait pas dans le dossier soumis au décideur de dernier niveau, la décision de ce dernier est, selon moi, entachée d’un manquement à l’équité procédurale parce que cette absence a privé le demandeur de la possibilité de faire valoir pleinement son point de vue.

[40] Dans ce cas très particulier, où un document dont le décideur avait, ou aurait dû avoir, la connaissance et la possession était exclu de sa délibération, et où la décision rendue est en totale contradiction avec ce document, force est de conclure que cette décision est contraire à l’équité procédurale à laquelle a droit le demandeur et qu’elle est déraisonnable. La décision est déraisonnable parce qu’elle n’est pas fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur était assujetti (Vavilov, para 85).

[41] Voilà qui suffit à trancher la question. J’accueille la présente demande de contrôle judiciaire et je renvoie l’affaire à un autre décideur pour réexamen, sous réserve des observations complémentaires des parties.

[42] Je n’examinerai pas les autres points litigieux, puisque le dossier dont je dispose n’est pas suffisamment complet pour me permettre d’arriver à une conclusion adéquate (comme cela a été largement évoqué dans la présente décision). L’expression d’un avis sur les points très importants que soulève la présente affaire n’est possible que sur la base de renseignements complémentaires dont la Cour ne dispose pas actuellement.

[43] Le défendeur souhaitait bénéficier d’orientations sur ce genre de cas, mais la présente affaire n’en est pas une où l’on peut exposer des orientations juridiques après analyse approfondie des véritables enjeux, car elle a été faussée par un dossier incomplet.

D. Dépens

[44] Les parties ont convenu que des dépens de 2 500 $devraient être adjugés. Je partage leur avis, et j’ordonnerai au défendeur de payer cette somme au demandeur à titre de dépens.


JUGEMENT prononcé dans le dossier T‐114‐21

LA COUR :

  1. accueille la demande de contrôle judiciaire et renvoie l’affaire à un autre décideur pour réexamen, après que les parties auront pu soumettre d’autres documents et d’autres observations;

  2. condamne le défendeur à payer sans délai au demandeur la somme de 2 500 $ à titre de dépens.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐114‐21

 

INTITULÉ :

SATNAM DHALIWAL c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par VIdéocONFéRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 13 OCTOBrE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 dÉcembRe 2021

 

COMPARUTIONS :

Christopher Rootham

 

pour le demandeur

Erica Louie

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nelligan O’Brien Payne LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

pour le demandeur

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‐Britannique)

 

pour le défendeur

 

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