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Date : 20060421

Dossier : T‑1667‑04

Référence : 2006 CF 503

Ottawa (Ontario), le 21 avril 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE DE MONTIGNY

ENTRE :

LA BANQUE DE MONTRÉAL

demanderesse

et

 

DEBRA BROWN et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande présentée conformément à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales en vue du contrôle judiciaire de la décision par laquelle un arbitre a conclu que la demanderesse, la Banque de Montréal, n’avait aucun motif valable de congédier Debra Brown, la défenderesse. Le procureur général du Canada est également désigné à titre de défendeur parce que c’est lui qui a désigné l’arbitre.

 

 

LES FAITS

[2]               Debra Brown a été embauchée par la demanderesse à titre de représentante‑spécialiste, Fonds d’investissement, le 21 novembre 2000. Les représentants‑spécialistes, Fonds d’investissement, tirent une partie de leur revenu des commissions gagnées en assurant la promotion de produits de placement de la banque auprès de clients et en vendant de tels produits. Dans le cours de son emploi chez la demanderesse, Mme Brown a toujours obtenu des examens du rendement favorables et elle n’a jamais reçu d’avertissements verbaux ou écrits exprimant des préoccupations au sujet de son rendement ou d’une conduite inappropriée.

 

[3]               Le 30 octobre 2002 ou vers cette date, on a procédé à une vérification de plusieurs des dossiers de placement de Mme Brown en vue d’examiner son admissibilité à un revenu de commissions. Le 14 novembre 2002, une seconde vérification a été effectuée aux fins d’un examen additionnel des dossiers de placement de Mme Brown. À la suite de la seconde rencontre de vérification, à laquelle assistait le directeur régional de la Banque de Montréal à Lethbridge, M. Ken W. Segboer, Mme Brown a été suspendue avec paie. Elle a par la suite eu une entrevue avec M. Coyle, son superviseur, le 20 novembre 2002; le 29 novembre 2002, elle a été congédiée sans préavis ou sans recevoir d’indemnité en guise et lieu de préavis. Le congédiement de Mme Brown était fondé sur des allégations de conduite malhonnête, notamment sur le fait que Mme Brown avait demandé des commissions qui ne lui étaient pas dues.

 

[4]               Le 24 janvier 2003, Mme Brown a déposé une plainte devant Développement des ressources humaines Canada (laquelle a été modifiée le 3 février 2003), conformément à l’article 240 du Code canadien du travail, alléguant qu’elle avait été injustement congédiée. L’inspecteur n’a pas réussi à aider les parties à résoudre les questions qui les opposaient; M. Bruce Hepburn a donc été désigné comme arbitre par le ministre du Travail pour tenir une audience.

 

[5]               Il n’est pas contesté que, lorsqu’il a été désigné, M. Hepburn agissait comme avocat dans une action intentée contre la Banque de Montréal (le dossier Olsen). Dans la déclaration déposée dans cet autre dossier, il est allégué que la Banque a fait preuve de négligence dans la gestion et dans la supervision de ses employés en permettant à l’un de ceux‑ci de faire de faux chèques, négligence qui avait causé aux demandeurs des dommages de 194 955,78 $. Le ministre et les parties en cause dans la présente demande de contrôle judiciaire n’étaient pas au courant de la participation de M. Hepburn à cette autre affaire.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[6]               Dans la décision qu’il a rendue le 13 août 2004, M. Hepburn a examiné les observations de la demanderesse selon lesquelles le congédiement de Mme Brown était justifié à cause de son comportement malhonnête, notamment parce qu’elle avait faussement enregistré des ventes, parce qu’elle avait fait de fausses déclarations au sujet de sa participation à des opérations en vue d’obtenir des commissions et parce qu’elle avait fait, auprès de clients de la banque, de fausses déclarations au sujet de son expérience et de ses qualifications. M. Hepburn a également examiné la défense de Mme Brown, à savoir qu’elle n’avait jamais agi de la façon malhonnête alléguée, et qu’elle avait obtenu de façon appropriée la permission de ses superviseurs avant de demander des commissions lorsqu’elle n’était pas certaine d’y avoir droit.

 

[7]               L’arbitre a également examiné la nature du poste occupé par Mme Brown et la façon dont les commissions sont déclarées et enregistrées, faisant remarquer qu’il était possible de gagner les commissions directement au moyen de ventes finales de produits de placement auprès de clients et indirectement en déployant de grands efforts afin d’aider à la conclusion de ventes ou en effectuant des travaux préparatoires aboutissant à la conclusion de ventes. Les employés étaient tenus de fournir des documents justificatifs adéquats lorsqu’ils faisaient le suivi d’un dossier afin de gagner une commission.

 

[8]               Deux commissions enregistrées par Mme Brown ont été portées à l’attention de ses superviseurs par Mme Tracy Dykslaag, directrice de succursale, qui se demandait si ces commissions auraient dû être enregistrées au nom de Mme Brown. L’arbitre a examiné la preuve et les observations des deux parties au sujet des événements entourant le suivi de ces deux dossiers. Il a également examiné la preuve concernant les allégations selon lesquelles Mme Brown avait fait de fausses déclarations au sujet de ses déplacements et de son expérience professionnelle lors de conversations avec des clients, ainsi que la preuve concernant la réunion au cours de laquelle Mme Brown avait été congédiée.

 

[9]               L’arbitre a examiné le droit en ce qui concerne la question de savoir ce qui constitue une « preuve claire et convaincante » pour les besoins de la décision arbitrale à rendre lorsqu’une inconduite est alléguée, ainsi que la norme applicable lorsqu’il s’agit d’évaluer les allégations de malhonnêteté de la part d’un employé qui sont faites par des employés de la banque. L’arbitre a conclu qu’en l’espèce, les allégations, si elles étaient établies, seraient considérées comme causant un tort irréparable à la relation employeur‑employé.

[10]           Après avoir longuement et minutieusement examiné la preuve et les principes juridiques applicables, l’arbitre a conclu que, même si la façon dont Mme Brown tenait les dossiers était défectueuse sur des points peu importants, cela n’était pas suffisant pour justifier le congédiement. Quant au motif fondé sur la conduite malhonnête à laquelle Mme Brown se serait livrée à l’égard des commissions et de l’enregistrement, l’arbitre a statué ce qui suit à la page 32 de ses motifs :

 

[...] les éléments de preuve soumis par la Banque de Montréal et la prépondérance des probabilités ne permettent pas de prouver de façon claire et convaincante que Mme Brown a communiqué des informations erronées sur les opérations de M. S. et des époux D. ni qu’elle a agi de quelque façon que ce soit dans une intention malhonnête. Après avoir minutieusement étudié les preuves présentées à l’audience, il m’est impossible de conclure que celles‑ci suffisent à soutenir les allégations de la Banque. D’après les preuves qu’on m’a présentées, je conclus que le démenti de Mme Brown semble aussi, sinon plus, crédible que les accusations de la Banque.

 

[11]           L’arbitre a conclu à l’existence possible d’un lien légitime entre la participation de Mme Brown aux deux dossiers et le fait qu’ils avaient été menés à bonne fin. À la page 34 de ses motifs, il a fait remarquer ce qui suit : « [...] je ne vois pas en quoi ces actions méritaient le congédiement quand, dans le cadre des activités courantes de la Banque, on aurait exigé de Mme Brown qu’elle fournisse des preuves plus convaincantes de sa participation. » En ce qui concerne le fait d’avoir menti aux clients, l’arbitre a conclu que la preuve de Mme Brown était plus crédible que celle des témoins de la Banque. Il a en outre fait remarquer qu’il serait raisonnable de s’attendre à ce que la Banque, qui avait déclaré exiger une norme rigoureuse d’honnêteté de la part de ses employés, eût pris des mesures pour soulever la question auprès de Mme Brown si une telle malhonnêteté avait été apparente; toutefois, la Banque n’en a aucunement fait mention jusqu’au jour où Mme Brown a été congédiée. Compte tenu du raisonnement qui précède, l’arbitre a statué que la Banque avait omis de prouver que le congédiement de Mme Brown était justifié.

 

[12]           La demanderesse affirme que, peu après avoir reçu la décision, elle a appris que M. Hepburn, l’arbitre, agissait également à titre d’avocat des demandeurs dans le dossier Olsen. La Banque a donc présenté la présente demande de contrôle judiciaire et a demandé à la Cour d’annuler la décision rendue par M. Hepburn, pour le motif qu’il existait une crainte raisonnable de partialité. Dans son mémoire des faits et du droit, elle sollicitait également une ordonnance obligeant le procureur général du Canada à verser les dépens à la Banque et à Mme Brown sur la base avocat‑client à l’égard de la présente demande de contrôle judiciaire ainsi qu’à l’égard de l’audience tenue devant l’arbitre.

 

[13]           Dans une requête présentée avant l’audience conformément à l’article 369 des Règles, le procureur général a demandé à la Cour de radier la demande faite à son encontre étant donné que, dans son avis de demande ou dans les affidavits justificatifs, la demanderesse n’avait pas contesté sa décision de désigner l’arbitre. Par une ordonnance en date du 19 septembre 2005, la protonotaire Tabib a statué que cette requête devait être réglée en tant que partie intégrante de la demande de contrôle judiciaire.

 

LES POINTS LITIGIEUX

[14]           Les parties s’entendent généralement sur les questions à trancher, lesquelles peuvent être énoncées comme suit :

a) La requête en radiation de l’avis de demande dans la mesure où elle se rapporte au procureur général du Canada devrait‑elle être accueillie?

b) La décision de l’arbitre peut‑elle faire l’objet d’un recours judiciaire malgré l’article 243 du Code canadien du travail?

c) L’obligation relative à l’équité procédurale a‑t‑elle été violée à cause d’une crainte raisonnable de partialité de la part de l’arbitre?

d) La Banque de Montréal a‑t‑elle renoncé à son droit de soulever la question de la crainte raisonnable de partialité?

 

ANALYSE

            a) Le texte législatif

[15]           En vertu de la section XIV de la partie III du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L‑2, toute personne qui se croit injustement congédiée peut déposer une plainte écrite auprès d’un inspecteur si elle travaille sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur et si elle ne fait pas partie d’un groupe d’employés régis par une convention collective (article 240).

 

[16]           Si la conciliation n’aboutit pas avec l’aide de l’inspecteur, le plaignant peut demander qu’un arbitre soit saisi du cas en vertu du paragraphe 242(1). En pareil cas, l’inspecteur fait rapport au ministre du Travail et transmet au ministre la plainte, l’éventuelle déclaration de l’employeur sur les motifs du congédiement et tous autres déclarations ou documents relatifs à la plainte (article 241).

 

[17]           Sur réception du rapport de l’inspecteur, le ministre peut désigner un arbitre pour entendre et trancher l’affaire. Ce pouvoir, ainsi que la procédure que l’arbitre doit suivre, sont prévus aux paragraphes 242(1) et (2) :

 

242. (1) Sur réception du rapport visé au paragraphe 241(3), le ministre peut désigner en qualité d’arbitre la personne qu’il juge qualifiée pour entendre et trancher l’affaire et lui transmettre la plainte ainsi que l’éventuelle déclaration de l’employeur sur les motifs du congédiement.

 

 

(2) Pour l’examen du cas dont il est saisi, l’arbitre :

 

a) dispose du délai fixé par règlement du gouverneur en conseil;

 

 

b) fixe lui‑même sa procédure, sous réserve de la double obligation de donner à chaque partie toute possibilité de lui présenter des éléments de preuve et des observations, d’une part, et de tenir compte de l’information contenue dans le dossier, d’autre part;

 

c) est investi des pouvoirs conférés au Conseil canadien des relations industrielles par les alinéas 16a), b) et c).

242. (1) The Minister may, on receipt of a report pursuant to subsection 241(3), appoint any person that the Minister considers appropriate as an adjudicator to hear and adjudicate on the complaint in respect of which the report was made, and refer the complaint to the adjudicator along with any statement provided pursuant to subsection 241(1).

 

(2) An adjudicator to whom a complaint has been referred under subsection (1)

(a) shall consider the complaint within such time as the Governor in Council may by regulation prescribe;

 

(b) shall determine the procedure to be followed, but shall give full opportunity to the parties to the complaint to present evidence and make submissions to the adjudicator and shall consider the information relating to the complaint; and

 

 

(c) has, in relation to any complaint before the adjudicator, the powers conferred on the Canada Industrial Relations Board, in relation to any proceeding before the Board, under paragraphs 16(a), (b) and (c).

 

[18]           Les alinéas 16a), b) et c), auxquels renvoie le paragraphe 242(2), confèrent à l’arbitre le pouvoir de convoquer des témoins et de les contraindre à comparaître et à déposer sous serment, oralement ou par écrit, ainsi qu’à produire les documents que l’arbitre estime nécessaires. L’arbitre peut également faire prêter serment et recevoir des affirmations solennelles et accepter tous témoignages qu’à son appréciation il juge indiqués, qu’ils soient admissibles ou non en justice.

 

[19]           L’article 243 est une clause privative, qui soustrait, dans les termes suivants, la décision de l’arbitre au contrôle judiciaire :

243. (1) Les ordonnances de l’arbitre désigné en vertu du paragraphe 242(1) sont définitives et non susceptibles de recours judiciaires.

(2) Il n’est admis aucun recours ou décision judiciaire — notamment par voie d’injonction, de certiorari, de prohibition ou de quo warranto — visant à contester, réviser, empêcher ou limiter l’action d’un arbitre exercée dans le cadre de l’article 242.

243. (1) Every order of an adjudicator appointed under subsection 242(1) is final and shall not be questioned or reviewed in any court.

(2) No order shall be made, process entered or proceeding taken in any court, whether by way of injunction, certiorari, prohibition, quo warranto or otherwise, to question, review, prohibit or restrain an adjudicator in any proceedings of the adjudicator under section 242.

 

            b) La requête en radiation

[20]           L’avocat du procureur général a soutenu que la Banque ne peut pas solliciter une ordonnance relative aux dépens à l’encontre du procureur général puisqu’elle n’a pas contesté la décision du ministre, qu’elle n’a pas demandé de réparation à l’encontre du procureur général et que, dans son avis de demande, elle n’a allégué aucune erreur susceptible de révision de la part du ministre. Il s’est fondé sur l’article 301 des Règles, en particulier les alinéas 301d) et e), selon lesquels un avis de demande doit contenir un « énoncé précis de la réparation demandée » et « un énoncé complet et concis des motifs invoqués, avec mention de toute disposition législative ou règle applicable [...] ».

 

[21]           De plus, l’avocat du procureur général a invoqué l’article 302 des Règles, qui limite la demande de contrôle judiciaire à une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée. Si la Banque avait voulu contester la décision de l’arbitre et la décision du ministre de désigner cet arbitre, elle aurait dû présenter deux demandes distinctes de contrôle judiciaire. Quoi qu’il en soit, le procureur général soutient que le délai dans lequel la Banque peut contester la décision du ministre de désigner M. Hepburn est expiré, étant donné que l’avis de demande a été délivré le 14 septembre 2004, au moins un an après que les parties eurent été informées de la désignation de M. Hepburn par une lettre en date du 14 juillet 2003.

 

[22]           Subsidiairement, le procureur général avait initialement demandé s’il était possible de déposer des documents et un dossier complémentaires conformément à l’article 312 des Règles, en vue d’expliquer la procédure par laquelle les arbitres sont désignés. Cependant, cette demande a par la suite été abandonnée après que la protonotaire eut rendu son ordonnance, et aucune explication n’a été donnée dans le plaidoyer présenté devant la Cour au sujet de la sélection et de la désignation d’arbitres conformément à l’article 242 du Code canadien du travail.

 

[23]           En réponse, la demanderesse soutient que la décision en cause est d’une nature continue et qu’il est difficile de déterminer avec exactitude si le déni de justice naturelle a été commis par le ministre ou par l’arbitre, ou encore par les deux. La Banque a en outre déclaré qu’elle n’était pas au courant de l’existence d’un conflit d’intérêts puisque ni l’arbitre ni le ministre ne l’ont divulgué; la décision de désigner un arbitre est donc liée d’une façon inextricable à la question du conflit d’intérêts en cause, et l’avocate de la demanderesse fait valoir que l’avis de demande suffit pour informer le ministre de la chose.

 

[24]           Il est sans doute vrai qu’il y a des exceptions à la règle voulant qu’une demande de contrôle judiciaire soit limitée à une seule ordonnance, mais je ne crois pas que les faits sous‑tendant la présente demande exigent une telle exception. En particulier, je ne puis voir comment la décision du ministre de désigner l’arbitre et la décision rendue par l’arbitre peuvent être assimilées à une procédure continue. Au contraire, il me semble s’agir de deux décisions distinctes d’une nature tout à fait différente. Une décision est administrative et discrétionnaire, et l’autre est quasi judiciaire et circonscrite par les principes juridiques comme ils s’appliquent à la preuve.

 

[25]           Je suis également convaincu qu’il ne s’agit pas d’un cas dans lequel je dois exercer mon pouvoir discrétionnaire en vue d’atténuer le principe énoncé à l’article 302 des Règles. Malgré les savants arguments contraires de l’avocate de la demanderesse, je ne crois pas que le procureur général ait été avisé d’une façon acceptable que la question de la désignation de l’arbitre serait soulevée devant la Cour. En effet, seuls les motifs suivants sont mentionnés dans l’avis de demande :

 

[traduction] 1. L’arbitre a agi sans compétence, a outrepassé celle‑ci et a refusé de l’exercer;

 

2. En arrivant à sa décision, l’arbitre n’a pas observé les règles de justice naturelle et d’équité procédurale, et ce, à cause d’un conflit d’intérêts et d’une crainte raisonnable de partialité.

 

 

[26]           Comme le juge Gibson l’a signalé au paragraphe 9 de la décision Arona c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 24 :

[L]e principe selon lequel la Cour ne traitera que des motifs de contrôle invoqués par le demandeur dans l’avis de requête introductif d’instance et l’affidavit à l’appui doit, à mon avis, s’appliquer. Si, comme en l’espèce, le demandeur pouvait invoquer de nouveaux motifs de contrôle dans son mémoire, le défendeur subirait vraisemblablement un préjudice du fait qu’il n’aurait eu pas la possibilité de répondre à ce nouveau motif dans son affidavit ou, à tout le moins, encore une fois comme en l’espèce, d’envisager de produire un affidavit traitant de la nouvelle question. Par conséquent, je conclus que la deuxième question soulevée par le demandeur n’a pas été soumise régulièrement à la Cour.

 

 

[27]           Le même principe doit s’appliquer en l’espèce. Étant donné que la Banque n’a pas contesté la décision du ministre, qu’elle n’a pas sollicité de réparation à l’encontre du procureur général du Canada et qu’elle n’a allégué aucune erreur susceptible de révision de la part du ministre du Travail, son avis de demande est défectueux. Peut‑il y être remédié en permettant à la demanderesse de modifier l’avis de demande, conformément à l’alinéa 75(2)a) des Règles, de façon qu’il concorde avec les questions en litige à l’audience? À l’audience, l’avocate du procureur général ne s’est pas opposée à ce que l’avis de demande soit modifié de la façon proposée par la demanderesse, et il se peut bien que ce soit la meilleure solution pour assurer l’examen de toutes les questions invoquées par la demanderesse. Je permettrais donc normalement au procureur général de déposer des affidavits additionnels et j’inviterais toutes les parties à soumettre par écrit des arguments additionnels. Il ne sera toutefois pas nécessaire de le faire, et ce, pour des raisons qui deviendront évidentes à la lecture des paragraphes suivants des présents motifs.

 

[28]           La question de savoir comment le ministre aurait omis ou refusé d’observer les principes de justice naturelle et d’équité procédurale en désignant l’arbitre n’est pas tout à fait claire. La demanderesse affirme que le ministre a complètement omis de tenir compte des règles de justice naturelle et d’équité procédurale puisqu’il n’existe aucune preuve que son obligation d’observer et d’appliquer ces principes en désignant l’arbitre ait été prise en considération. Si le ministre s’était arrêté à la question d’un conflit possible d’intérêts ou d’une crainte raisonnable de partialité, la chose aurait été fort apparente et la situation aurait pu être corrigée immédiatement, avant la désignation de l’arbitre et avant l’audience, qui a duré six jours.

 

[29]           Indépendamment de la question de savoir si M. Hepburn faisait face à un conflit d’intérêts, je ne crois pas qu’il incombait au ministre de se renseigner sur ce point avant de le désigner comme arbitre. Le paragraphe 242(1) du Code canadien du travail autorise le ministre à désigner « en qualité d’arbitre la personne qu’il juge qualifiée ». En faisant des commentaires au sujet d’une disposition similaire du Code autorisant le ministre à désigner « en qualité d’arbitre la personne qu’il juge qualifiée » (article 251.12), la Cour d’appel fédérale, en se fondant sur l’arrêt S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, a conclu que le ministre « a l’obligation de s’assurer que les arbitres ont les capacités, les connaissances, l’expérience et les habilités requises afin d’exercer les pouvoirs qui leurs sont dévolus par la loi » (Dynamex Canada Inc. c. Mamona, 2003 CAF 248, [2003] A.C.F. no 907 (QL), paragraphe 39).

 

[30]           Les qualifications de M. Hepburn n’ont pas été remises en question par la demanderesse (ni, en fait, par la défenderesse Brown). Apparemment, M. Hepburn était un arbitre agréé, désigné d’une façon régulière pour procéder à des arbitrages en vertu du Code canadien du travail et, partant, le ministre pouvait à juste titre considérer que son choix serait acceptable aux fins de l’exécution de cette tâche particulière (voir par analogie Trépanier c. Cogéco Radio‑Télévision Inc., 2002 CFPI 1064, [2002] A.C.F. no 1431 (QL), paragraphe 21 (C.F.)).

 

[31]           Il incombe à l’avocat de se conformer aux normes rigoureuses de sa profession et d’avoir à l’esprit tout conflit d’intérêts réel ou possible. En sa qualité de membre du barreau de l’Alberta, M. Hepburn était tenu de respecter les règles de son code de déontologie professionnelle. Étant donné que les conflits ne sont pas toujours au départ apparents, et puisque le rôle du ministre dans le processus prend fin au moment de la désignation de l’arbitre, le ministre doit nécessairement compter sur la personne qu’il désigne afin de déceler tout conflit qui pourrait apparaître, dès le début ou ultérieurement.

 

[32]           Comment pourrait‑il en être autrement? La personne qui fait face à un conflit d’intérêts (réel ou perçu) est bien souvent la seule à connaître les faits qui sont à l’origine du conflit; de plus, il serait beaucoup trop pénible pour le ministre ou ses représentants d’avoir à s’assurer que les arbitres éventuels ne font pas face à un conflit. Compte tenu du grand nombre de désignations de ce genre qui sont faites partout au Canada et du champ d’application du Code canadien du travail, cette tâche serait fort lourde. S’il est difficile pour une grosse société comme une banque de retrouver tous les dossiers litigieux dans lesquels elle est en cause et d’établir les liens entre certains de ces dossiers afin de déceler les conflits d’intérêts possibles, comment et pourquoi le ministre devrait‑il être mieux placé pour le faire?

 

[33]           Indépendamment des difficultés en cause dans tout processus visant à permettre de déterminer si une personne que l’on sonde pour qu’elle agisse comme arbitre pourrait faire face à un conflit d’intérêts, je crois fermement qu’il s’agit d’une responsabilité qui incombe en fait à l’expert lui‑même. Après tout, l’avocat est le seul à connaître tous les faits, et il a l’obligation professionnelle de veiller à agir conformément aux principes éthiques régissant sa profession. Je reconnais que, dans des cas comme celui‑ci, il serait commode de faire payer les frais par le gouvernement s’il était conclu que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. Cependant, la commodité ne constitue pas un fondement raisonné pour imputer la responsabilité et les frais.

 

[34]           Quoi qu’il en soit, la décision relative à la question de savoir quel arbitre doit être désigné, par opposition à la décision initiale de désigner un arbitre, découle de l’exercice d’un pouvoir purement ministériel qui n’influe pas sur les droits, privilèges et intérêts des parties. Le ministre ne tire pas de conclusions ou ne prend pas de décisions liant les parties, il ne siège pas à l’audience et il ne prend aucunement part à l’affaire si ce n’est pour désigner un arbitre précis. Il n’est donc même pas clair que les exigences liées à l’obligation d’équité s’appliquent en l’espèce (Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643).

 

[35]           Pour les motifs susmentionnés, je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire, dans la mesure où elle se rapporte au procureur général du Canada, doit être rejetée. Je ne puis constater aucun manquement aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale dans la décision du ministre de désigner M. Hepburn comme arbitre. Il serait peut‑être plus prudent pour le ministre, lorsqu’il désigne un arbitre conformément à l’article 242 du Code canadien du travail, d’attirer l’attention de la personne désignée sur son code professionnel d’éthique et sur les règles fondamentales applicables aux conflits d’intérêts. Cependant, l’omission de le faire ou d’enquêter sur la question ne peut pas être assimilée à une violation des principes d’équité procédurale de la part du ministre puisque la responsabilité ultime de respecter ces principes, dans le contexte de l’arbitrage, repose sur l’arbitre.

 

c) La clause privative

[36]           Le droit à un arbitre impartial constitue l’un des piliers de l’obligation d’équité. C’est ce qui a été dit à maintes reprises. À l’appui de cette thèse, il suffit de citer l’arrêt Newfoundland Telephone Co. Ltd. c. Terre‑Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, de la Cour suprême du Canada, dans lequel le juge Cory a dit ce qui suit au nom de la Cour :

Quiconque comparaît devant une commission administrative a droit à un traitement équitable. Ce droit est à la fois distinct et absolu. Comme je l’ai déjà mentionné, du moment que la crainte raisonnable de partialité est établie, une audience équitable ou l’équité procédurale sont impossibles. S’il y a eu négation du droit à une audience équitable, la décision subséquente du tribunal ne peut y remédier. La décision d’un tribunal qui a refusé aux parties une audience équitable ne peut être simplement annulable et être validée ensuite par la décision subséquente du tribunal. L’équité procédurale est un élément essentiel de toute audience tenue devant un tribunal. Le préjudice résultant d’une crainte de partialité est irrémédiable. L’audience, ainsi que toute ordonnance à laquelle elle aboutit, est nulle. [paragraphe 40]

 

 

[37]           Il est également bien établi qu’un manquement à la justice naturelle et à l’équité procédurale constitue une erreur de compétence (voir, par exemple, Eamor c. Air Canada Ltd. et al. (1999), 179 D.L.R. (4th) 243, page 256 (C.A.C.‑B.); Braemar Bakery Ltd. c. Manitoba (Liquor Control Commission) (1999), 181 D.L.R. (4th) 565, pages 574 et 575 (C.A.Man.)).

 

[38]           Enfin, il existe de nombreuses décisions faisant autorité portant qu’une clause privative comme celle qui figure au paragraphe 243(2) du Code canadien du travail ne peut pas éliminer le contrôle judiciaire lorsqu’une erreur de compétence est en cause. De fait, la Cour d’appel fédérale est arrivée à cette conclusion dans le contexte de cette disposition précise : Société canadienne des postes c. Pollard (1993), 109 D.L.R. (4th) 272, page 277. Voir également Banque Nationale du Canada c. Canada (Ministre du Travail) (1997), 3 Admin. L.R. (3d) 51 (C.F.), juge Rothstein; conf. par (1998), 229 N.R. 1 (C.A.F.), autorisation de pourvoi refusée (1999), 236 N.R. 196 (C.S.C.).

 

[39]           Ni l’un ni l’autre des défendeurs n’a contesté cette position, et je suppose donc qu’il existe une entente générale au sujet de la thèse selon laquelle l’article 243 du Code canadien du travail ne peut empêcher la Cour d’examiner la décision de l’arbitre s’il est établi qu’il existe une crainte raisonnable de partialité pour le motif que l’arbitre agissait également à titre d’avocat d’un demandeur qui était aux prises avec la Banque dans un autre dossier.

 

d) La crainte raisonnable de partialité

[40]           Encore une fois, il n’existe pas de désaccord entre les parties au sujet du critère reconnu permettant de déceler une crainte raisonnable de partialité. Le critère a été énoncé comme suit par le juge de Grandpré, qui était dissident, dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty et al. c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, pages 394 et 395 :

 

[...] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique ».

 

 

[41]           Cette approche a par la suite été reprise par la Cour suprême dans les arrêts R. c. R.D.S., [1997] 3 R.C.S. 484 et Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2003] 2 R.C.S. 259, et elle a été suivie dans de nombreuses décisions rendues par des tribunaux d’instance inférieure, récemment, par exemple, par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Fetherston, 2005 CAF 111, [2005] A.C.F. no 544 (QL). La raison pour laquelle on insiste pour que les décideurs soient impartiaux a été expliquée avec justesse par la Cour suprême dans l’arrêt Szilard c. Szasz, [1955] 1 D.L.R. 370, page 373 :

 

[traduction] Ces arrêts illustrent en quoi des relations commerciales ou personnelles peuvent, par leur nature ou par leur étroitesse, mettre l’impartialité en doute à tel point qu’une partie à l’arbitrage peut contester la légitimité du tribunal établi. C’est la probabilité ou le soupçon raisonnable que l’évaluation et le jugement soient empreints de partialité, même involontaire, qui vicie le jugement dès le départ. Chaque partie, agissant raisonnablement, a le droit de pouvoir compter constamment sur l’indépendance d’esprit de ceux qui porteront jugement sur elle et sur ses affaires.

 

 

 

[42]           Il se peut bien que M. Hepburn estimait qu’il pouvait dissocier les deux dossiers dans son esprit et que son état d’esprit n’était pas tel que cela l’empêchait d’être impartial. Toutefois, cela n’est pas pertinent; en effet, il ne faut pas confondre la crainte raisonnable de partialité et la partialité réelle. Comme l’a dit la Cour d’appel du Manitoba dans l’arrêt Braemar Bakery Ltd. v. Manitoba Liquor Control Commission, précité, pages 570 et 571 :

[traduction] 13 Il a en outre été établi que lorsqu’une allégation de crainte de partialité est examinée, la preuve qui aurait pour effet de nier la partialité n’est pas pertinente et il ne faut pas en tenir compte. Dans Jones et de Villars, Principles of Administrative Law (2e éd., Toronto, Carswell, 1994), on dit ce qui suit à la page 365 :

 

[traduction] [...] Le sens commun veut que le représentant (ou une autre personne) peut soumettre une preuve en vue de contredire celle que la personne qui a demandé le contrôle judiciaire a fournie. Une telle preuve vise à montrer que les faits n’indiquent aucune crainte raisonnable de partialité. Par ailleurs, il semblerait être erroné en principe de permettre au représentant (ou à une autre personne) de soumettre une preuve en vue d’établir qu’il n’existe aucune partialité réelle, ni aucune participation réelle à la décision de la part d’une personne inhabile. Une telle preuve n’est pas pertinente lorsqu’il s’agit de décider s’il existe une crainte de partialité et elle n’est donc pas admissible. [Italiques ajoutés]

 

[...]

 

17 Dans les motifs précités qu’il a énoncés, le juge des requêtes parle de la partialité réelle, par opposition à la notion de crainte raisonnable de partialité. Ces notions sont passablement différentes et ne peuvent pas être utilisées d’une façon interchangeable. Il est erroné en droit de se fonder sur la notion d’impartialité réelle par opposition à une crainte de partialité, comme il est erroné d’accorder du poids au fait que l’organisme décideur aurait pu arriver à une décision qui semble tout à fait raisonnable ou encore de tenir compte de ce fait.

 

 

[43]           Il me semble qu’une personne raisonnable et sensée, qui est au courant de tous les faits, aurait une crainte raisonnable de partialité. Ce n’est pas uniquement le fait que M. Hepburn agissait comme avocat dans la réclamation Olsen qui avait été présentée contre la Banque de Montréal qui suscite une crainte de partialité, bien que cela ne soit pas en soi un facteur peu important. Cependant, les circonstances entourant le dossier Olsen ont également une certaine pertinence. En effet, on réclamait un montant passablement élevé, et une succursale de la Banque située dans le même secteur que dans le cas du dossier sur lequel M. Hepburn devait se prononcer en sa qualité d’arbitre était en cause; de plus, le dossier était passablement actif, même si l’action avait été intentée trois ans avant la désignation de M. Hepburn par le ministre du Travail. De fait, le dossier indique que M. Hepburn a envoyé une lettre à l’avocat représentant la Banque dans le dossier Olsen le 17 juin 2004, soit deux mois à peine avant qu’il eût fait connaître sa décision dans la présente espèce.

 

[44]           Cependant, ce n’est pas tout. L’examen de cette lettre du 17 juin 2004 ainsi que d’une autre lettre envoyée par M. Hepburn le 20 novembre 2002 dans le dossier Olsen fait ressortir une certaine frustration et même de l’exaspération au sujet de l’interrogatoire de la représentante de la Banque. M. Hepburn alléguait que la représentante de la Banque était [traduction] « mal préparée pour s’acquitter des responsabilités incombant [à la Banque] et qu’elle n’avait pas personnellement connaissance des renseignements qu’on lui demandait ou qu’elle ne les comprenait pas ». Dans la lettre du 17 juin 2004, il menaçait même de demander à la Cour d’exiger que les engagements antérieurement pris par la Banque soient honorés si les documents y afférents n’étaient pas en sa possession au plus tard le 28 juin 2004. Cela ne dénote certes pas l’existence d’une relation professionnelle harmonieuse entre M. Hepburn et la Banque.

 

[45]           Cela étant, il me semble évident qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, conclurait à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité. À tout le moins, M. Hepburn aurait dû divulguer aux parties sa participation au dossier Olsen avant de tenir l’audience, et préférablement dès qu’il avait été désigné. L’avertissement donné par lord Denning au sujet du risque de conflit d’intérêts est particulièrement pertinent en l’espèce :

 

[traduction] Nul ne doit agir à titre d’avocat pour ou contre une partie dans une poursuite et, en même temps, juger cette partie dans une autre poursuite. Tous admettront qu’un juge, ou un avocat (lorsqu’il siège comme membre spécial d’un tribunal), ne devrait pas connaître d’une cause à laquelle un proche parent ou un ami intime est partie. Par conséquent, un avocat ne devrait pas non plus connaître d’une affaire à laquelle un de ses clients est partie ni d’une affaire dans laquelle il agit déjà contre l’une des parties. Les gens penseraient inévitablement qu’il serait partial.

 

Metropolitan Properties Co (F.G.C.), Ltd. v. Lannon and Others, [1968] 3 All E.R. 304, page 310 (C.A.)

 

 

            e) La renonciation

 

[46]           Pour avoir gain de cause, la demanderesse doit seulement établir que le rôle joué par l’arbitre à titre d’avocat dans un autre dossier intéressant la Banque soulève une crainte raisonnable de partialité. La défenderesse, Mme Brown, fait valoir que la demanderesse savait avant l’audience que M. Hepburn agissait à son encontre dans le dossier Olsen et qu’elle a donc renoncé à son droit de se plaindre sur cette base.

 

[47]           Il y a de fait un certain nombre de décisions dans lesquelles la question de la renonciation a été examinée. En particulier, la Cour a répété à maintes reprises qu’une personne qui est au courant des faits suscitant une crainte raisonnable de partialité et de son droit de soulever une objection doit le faire le plus tôt possible, à défaut de quoi la partie qui ne se plaint pas immédiatement sera considérée comme ayant implicitement renoncé à son droit d’invoquer la question de la partialité. Il serait fort inéquitable pour une partie que son adversaire puisse attendre pour voir si la décision lui sera favorable avant d’alléguer une crainte de partialité.

 

[48]           La Cour a examiné la question à fond dans la décision Oh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 161, [2003] A.C.F. no 245 (QL), où le juge MacKay a dit ce qui suit :

13   Une crainte raisonnable de partialité qui naît au cours d’une audience d’un tribunal, ou d’une entrevue de la part d’un agent d’immigration, dont les décisions ont une importance réelle pour l’intéressé peut entraîner l’annulation de la procédure. Cependant, lorsque l’intéressé est au courant des circonstances, qu’il a une crainte raisonnable et qu’il connaît son droit de se plaindre, mais qu’il ne le fait pas quand une occasion raisonnable de le faire se présente, il peut, en fait, se trouver à renoncer à son droit de s’opposer à la décision pour des motifs de partialité après que la décision a été rendue. (Voir : Abdalrithah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988) 40 F.T.R. 306; voir également Gill c. M.E.I. (1988), 5 Imm. L.R. (2d) 82 (C.F. 1re inst.).)

 

14   Dans la décision Khakh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 548 (1re inst.), M. le juge Nadon, maintenant juge à la Cour d’appel, a accueilli une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un arbitre dont il a jugé les commentaires à l’audience susceptibles de créer une crainte raisonnable de partialité, alors que l’intéressé ne s’était pas plaint des commentaires avant que la décision de l’arbitre fasse l’objet d’un contrôle judiciaire. La demande a été accueillie. Je remarque que le juge Nadon a précisément déclaré que, dans cette affaire, l’intéressé n’était pas au courant que les commentaires formulés par l’arbitre lui donnaient le droit de se plaindre et que, si le requérant avait été représenté par un conseiller juridique qui aurait pu se plaindre de cette apparence de partialité en temps utile, mais qui ne l’aurait pas fait, la décision aurait pu être différente.

 

15   Dans la décision Khakh, le juge Nadon a examiné la jurisprudence et un certain nombre de traités dans lesquels les auteurs analysent le concept de renonciation. Parmi eux, Dussault et Borgeat, dans Traité de droit administratif, t. 3 Presses de l’Université Laval, 1989, aux pages 418 et 419, énoncent la règle comme suit:

 

Selon la common law, c’est aussi une règle fondamentale de justice naturelle qu’un organisme ou tribunal inférieur soit impartial et désintéressé : Nemo judex in sua causa. Contrairement à l’existence d’une partialité réelle qui, comme nous l’avons vu, a un effet sur la capacité d’agir du tribunal et pourrait pour cette raison atteindre sa compétence, une simple crainte raisonnable de partialité n’est susceptible de lui enlever sa capacité d’agir que si elle est soulevée en temps utile.

 

David J. Mullan fait les commentaires qui suivent sous la rubrique « Administrative Law », titre 3, tome 1, du Canadian Encyclopedic Digest, 3e éd., (Ontario, Carswell, 1979), en page 57 :

 

[traduction] Un moyen de défense possible contre l’allégation de parti pris est la renonciation. Si la partie à l’instance, qui possède tous les faits, consent néanmoins à la présence continue du juge administratif qu’on peut raisonnablement soupçonner de parti pris, elle est irrecevable par la suite à se plaindre de la présence de ce juge et de sa participation à la décision. En effet, le défaut de protester a été parfois jugé suffisant pour constituer une renonciation à tout droit de se plaindre à l’avenir.

 

[49]           En l’espèce, les parties ne contestent pas qu’au moment où il a été désigné et au moment de l’audience, l’arbitre agissait comme avocat à l’encontre de la demanderesse dans une action distincte. Il n’est pas non plus contesté que la question de la partialité n’a pas été soulevée à l’audience, mais qu’elle l’a en fait été pour la première fois dans la présente demande. La question pertinente en l’espèce est de savoir si la demanderesse était au courant de la possibilité de partialité de la part de l’arbitre.

 

[50]           La Banque a soutenu que, pendant toute la durée de l’arbitrage Brown, M. Matthews, conseiller principal, Relations avec les employés, Groupe financier de la Banque de Montréal, à Toronto, était chargé de donner des instructions aux avocats qui représentaient la Banque. La preuve me convainc que M. Matthews n’était pas au courant de l’existence du dossier Olsen avant le 26 août 2004 et qu’il ne s’occupait pas du dossier Olsen avec les avocats de la Banque puisque cette réclamation n’était pas gérée par son service. Il ne pouvait donc pas consentir à ce que l’arbitre agisse à titre d’arbitre dans le dossier Brown pendant qu’il s’occupait activement de la réclamation Olsen contre la Banque.

 

[51]           Toutefois, on ne saurait dire la même chose à l’égard de M. Ken Segboer. En effet, M. Segboer affirme avoir rencontré l’arbitre pour la première fois le 22 avril 2004, lorsqu’il a comparu devant lui afin de témoigner sous serment pour le compte de la Banque dans l’arbitrage Brown. Dans son affidavit, M. Segboer a témoigné qu’il ne savait pas que l’arbitre agissait comme avocat des Olsen dans le dossier Olsen étant donné qu’il n’avait remarqué aucune mention du nom Hepburn dans les lettres qui lui avaient été remises ou qui pouvaient lui avoir été remises en sa qualité de gestionnaire chargé de superviser le dossier Olsen. Il a également allégué qu’il ne comprenait pas qu’un arbitre puisse agir à la fois comme avocat et comme arbitre, et rien ne l’amenait à croire que l’arbitre, dans l’arbitrage Brown, était l’avocat agissant pour les Olsen dans la réclamation que ces derniers avaient présentée contre la Banque étant donné le conflit auquel les deux postes donnaient naissance.

 

[52]           Apparemment, ce n’est que le 16 août 2004 ou vers cette date, lorsqu’il a examiné une lettre que M. Hepburn avait envoyée le 17 juin 2004 à l’avocat représentant la Banque dans le dossier Olsen, qu’il aurait remarqué le nom de l’auteur de la lettre et qu’il se serait rendu compte que l’avocat des Olsen agissait également comme arbitre dans le dossier Brown. Cependant, encore une fois, ce n’est qu’après que M. Matthews eut communiqué avec lui le 26 août 2004 ou vers cette date et qu’il l’eut informé de la décision rendue dans l’arbitrage Brown qu’il a dit à celui‑ci qu’il se demandait si la Banque avait bénéficié d’une audience équitable par suite de la participation de M. Hepburn, à titre d’avocat, dans la réclamation Olsen.

 

[53]           Je dois dire que je trouve cette histoire difficile à croire, et ce, pour un certain nombre de raisons. Premièrement, M. Segboer s’occupait du dossier Olsen depuis l’été 2000 et, en sa qualité d’agent principal de la Banque à Lethbridge, il avait à plusieurs reprises été informé au sujet de ce dossier par l’avocat de la Banque. Il s’agissait d’une réclamation sérieuse, et M. Segboer avait reçu au sujet du litige un grand nombre de lettres dans lesquelles M. Hepburn était désigné à titre d’avocat au fil des ans, notamment au moins deux lettres pendant la période où l’arbitrage Brown était en cours. Il est difficile de croire qu’il n’aurait jamais remarqué le nom de l’avocat de la partie adverse puisque le nom de celui‑ci figure en gros caractères sur le papier à en‑tête, et qu’il n’aurait jamais fait le lien, en particulier après avoir comparu devant M. Hepburn comme témoin de la Banque dans l’arbitrage Brown.

 

[54]           Cependant, ce n’est pas tout. M. Segboer a soutenu qu’il avait remarqué, dans la lettre du 17 juin 2004, le nom de l’avocat qui agissait dans le dossier Olsen à cause de la gravité des allégations. Pourtant, il n’y a pas d’explication au sujet de la raison pour laquelle le même genre d’allégations, faites à l’égard du même dossier, dans la lettre du 20 novembre 2002, n’ont pas éveillé sa curiosité. Il est fort difficile de croire qu’il n’aurait pas connu le nom de l’avocat représentant les Olsen avant de comparaître dans l’arbitrage Brown et qu’il n’aurait pas fait ou ne pouvait pas faire le lien avant le 16 août 2004.

 

[55]           À mon avis, il est également étrange que M. Segboer ait examiné le 16 août 2004 seulement la lettre de M. Hepburn en date du 17 juin 2004. Interrogé à ce sujet, M. Segboer a répondu que la lettre (que l’avocat de la Banque a jointe à la réponse du 23 juillet 2004) avait été reçue pendant qu’il était en vacances (jusqu’au 10 août 2004) et qu’un marché important qui avait mal tourné l’avait empêché de regarder cette lettre pendant une semaine à son retour. C’est peut‑être bien vrai, mais je ne puis m’empêcher de penser que c’est un hasard fort commode.

 

[56]           Enfin, la défenderesse, Mme Brown, a soutenu que l’indication la plus révélatrice du manque de crédibilité de la preuve présentée par M. Segboer se trouve peut‑être dans le contre‑interrogatoire auquel celui‑ci a été soumis à l’égard de son affidavit, lorsqu’il a été interrogé au sujet de la gravité des allégations figurant dans la lettre que M. Hepburn avait envoyée à M. Richard Low, avocat de la Banque, le 20 novembre 2002. M. Segboer admet avoir parlé des allégations à M. Low et répond : [traduction] « Cela ne l’inquiétait pas. Il croyait que Bruce était – que c’était exagéré, je pense. » Je suis d’accord pour dire que la mention familière de « Bruce » par M. Segboer, et les hésitations notées par le sténographe dans la transcription immédiatement après cette mention, à un moment où M. Segboer maintenait qu’il ne savait pas qui était l’avocat des Olsen, tendent à confirmer que M. Segboer savait de fait qui était M. Hepburn à ce moment‑là et pendant toute la durée de l’arbitrage Brown. Les explications données par l’avocate de la demanderesse à l’audience au sujet de cet incident n’étaient pas convaincantes.

 

[57]           Pour les motifs susmentionnés, je suis d’avis que la demanderesse, par l’entremise de M. Segboer, était au courant du conflit d’intérêts découlant du double rôle qu’avait M. Hepburn dans l’arbitrage Brown et le dossier Olsen. M. Segboer a tout au moins été négligent en ne cherchant pas à obtenir des renseignements supplémentaires au sujet du conflit d’intérêts auquel pouvait faire face M. Hepburn avant le 16 août 2004. La Banque ne peut donc plus invoquer une crainte raisonnable de partialité en vue de tenter de faire annuler la décision de l’arbitre.

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée, les dépens étant adjugés à l’encontre de la demanderesse.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge 

 

 

Traduction certifiée conforme

Michèle Ali


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

DOSSIER :                                        T‑1667‑04

 

INTITULÉ :                                       LA BANQUE DE MONTRÉAL

c.

                                                            DEBRA BROWN et LE PGC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 7 FÉVRIER 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 21 AVRIL 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Laurie M. Robson                                POUR LA DEMANDERESSE

 

Wayne C. Peterson                              POUR LA DÉFENDERESSE 

                                                            (DEBRA BROWN)

 

Balji Rattan                                           POUR LE DÉFENDEUR

                                                            (PGC)

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Borden Ladner Gervais LLP                 POUR LA DEMANDERESSE

Calgary (Alberta)

 

North & Company LLP                        POUR LA DÉFENDERESSE 

Lethbridge (Alberta)                             (DEBRA BROWN)

 

John H. Sims, c.r.                                 POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada       (PGC)

Ottawa (Ontario)

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