Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20211229


Dossier : T-1347-20

Référence : 2021 CF 1475

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 décembre 2021

En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

BRITISH COLUMBIA CIVIL LIBERTIES ASSOCIATION

demanderesse

et

LA COMMISSAIRE DE LA GENDARMERIE ROYALE DU CANADA BRENDA LUCKI ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

et

LA COMMISSION CIVILE D’EXAMEN ET DE TRAITEMENT DES PLAINTES RELATIVES À LA GENDARMERIE ROYALE DU CANADA

intervenante

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La British Columbia Civil Liberties Association [la BCCLA ou la demanderesse] est une organisation à but non lucratif qui promeut les libertés civiles et les droits de la personne dans tout le Canada. Une partie importante de son mandat consiste à veiller à ce que les services de police rendent compte de leurs inconduites au public.

[2] La Commission civile d’examen et de traitement des plaintes relatives à la Gendarmerie royale du Canada [la CCETP ou l’intervenante] est un organisme civil indépendant de la Gendarmerie royale du Canada [la GRC] qui reçoit des plaintes du public et procède à des examens ou ouvre des enquêtes sur la conduite de la GRC.

[3] En février 2014, la BCCLA a déposé une plainte auprès de la Commission des plaintes du public contre la GRC [la CPP] (la prédécesseure de la CCETP) dans laquelle elle alléguait que des membres de la GRC avaient illégalement espionné des environnementalistes et défenseurs des droits des Autochtones qui s’opposaient au pipeline Norther Gateway. Elle alléguait aussi que la GRC avait illégalement communiqué les renseignements recueillis à d’autres organismes gouvernementaux et acteurs du secteur privé.

[4] En juin 2017, la CCETP a rédigé son rapport [le rapport provisoire] et l’a transmis à la commissaire de la GRC afin d’obtenir sa réponse écrite, comme le prévoit la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC (1985), c R-10 [la Loi sur la GRC].

[5] Comme la demanderesse et l’intervenante avaient écrit de nombreuses fois à la commissaire pour la prier de répondre au rapport provisoire, mais qu’elles n’avaient pas obtenu de réponse, la demanderesse a déposé la présente demande de contrôle judiciaire en novembre 2020. Elle a alors demandé i) une déclaration portant que la commissaire de la GRC a manqué à l’obligation qui lui incombe au titre du paragraphe 45.76(2) de la Loi sur la GRC, ii) un bref de mandamus ordonnant à la commissaire de la GRC de fournir une réponse, iii) une déclaration portant que le délai de réponse au rapport provisoire allait à l’encontre de l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 [la Charte].

[6] Étant donné que la commissaire a finalement remis sa réponse écrite au rapport provisoire peu après le dépôt de la présente demande, la demanderesse ne sollicite plus de bref de mandamus. Toutefois, elle insiste pour que la Cour rende les autres ordonnances demandées, faisant valoir que la commissaire n’a pas répondu au rapport provisoire « dans les meilleurs délais », comme l’exige la Loi sur la GRC. Pour leur part, les défendeurs soutiennent que la demande devrait être rejetée en raison de son caractère théorique.

II. Les faits

A. Processus de la Commission civile d’examen et de traitement des plaintes et historique des réponses de la commissaire de la GRC aux rapports provisoires

[7] Les plaintes déposées contre la GRC ou l’un de ses membres font l’objet d’une enquête menée par la commission d’enquête interne de la GRC, créée en vertu de la partie I de la Loi sur la GRC, à moins que la CCETP décide de mener une enquête elle‑même. Même lorsque la GRC enquête sur une plainte à l’interne, le plaignant insatisfait peut la renvoyer à la CCETP aux fins d’examen.

[8] Dans les deux cas, l’article 45.76 de la Loi sur la GRC prévoit qu’au terme de l’enquête ou de l’audience, la CCETP établit et transmet au ministre et au commissaire de la GRC un rapport provisoire énonçant les conclusions et les recommandations qu’elle estime indiquées. Il est important de mentionner que le plaignant ne reçoit pas de copie du rapport provisoire. « Dans les meilleurs délais » après avoir reçu le rapport provisoire, le commissaire de la GRC doit fournir sa réponse et indiquer les mesures qui ont été prises ou qui seront prises concernant la plainte ou, subsidiairement, expliquer pourquoi aucune mesure n’a été prise. Après avoir examiné la réponse du commissaire, la CCETP prépare un rapport final contenant des conclusions et des recommandations. Cette fois‑ci, ce rapport est aussi envoyé au plaignant.

[9] Depuis plus de dix ans, la CCETP et sa prédécesseure soulèvent des préoccupations concernant le délai de réponse du commissaire de la GRC à ses rapports provisoires :

Ÿ Dans son rapport de 2007, la CPP mentionnait un arriéré de rapports provisoires en attente d’une réponse du commissaire de la GRC. Le délai de réponse moyen était de 155 jours;

Ÿ Dans son rapport annuel de 2008-2009, la CPP a noté que l’arriéré de 2007 était presque réglé et qu’il ne restait que deux rapports en attente d’une réponse;

Ÿ Le rapport annuel de 2009-2010 indiquait qu’il y avait à nouveau un arriéré, notamment que 10 rapports étaient en attente de réponse depuis six à douze mois et un depuis plus d’un an;

Ÿ En 2010-2011, la CPP a signalé que 20 rapports provisoires étaient en attente de réponse depuis six à douze mois et deux depuis plus d’un an;

Ÿ En 2011-2012, la CPP a signalé que 17 rapports provisoires étaient en attente de réponse depuis six à douze mois et 21 depuis plus d’un an;

Ÿ En 2012-2013, la CPP a déclaré que quelques progrès avaient été réalisés quant à l’arriéré et qu’aucun rapport provisoire n’était en attente de réponse depuis plus de six mois;

Ÿ En 2013-2014, la CPP a déclaré que seulement deux rapports provisoires étaient en attente de réponse depuis plus de six mois.

[10] En 2014, des modifications à la Loi sur la GRC sont entrées en vigueur et la CPP est devenue la CCETP. En même temps, le législateur a modifié le libellé de l’article 45.76 afin de prévoir que le commissaire de la GRC doit répondre aux rapports provisoires de la CCETP « dans les meilleurs délais », alors qu’il n’y avait auparavant aucune limite de temps. Cependant, cela ne semble pas avoir eu de répercussions importantes et durables sur les réponses du commissaire :

Ÿ Les rapports annuels de 2014‑2015 et de 2015‑2016 de la CCETP ne soulevaient pas de problème concernant le délai de réponse du commissaire de la GRC aux rapports provisoires;

Ÿ En 2016‑2017, la CCETP a déclaré un nouvel arriéré et plus de 70 rapports provisoires en attente d’une réponse, dont « certains » étaient en attente depuis plus d’un an;

Ÿ En 2017‑2018, la CCETP a fait part de ses craintes concernant l’arriéré de rapports provisoires et le fait que « certains » étaient en attente depuis plus de 18 mois. Elle a également reconnu que le commissaire de la GRC répondait à un plus grand nombre de rapports en 2017‑2018 qu’en 2016‑2017;

Ÿ Le rapport annuel de 2018‑2019 ne mentionnait pas de retard ou d’arriéré.

[11] En décembre 2019, la CCETP et la commissaire de la GRC ont signé un protocole d’entente [PE] qui établissait une cible de six mois pour les réponses de la commissaire. Encore une fois, il semble que les parties n’aient pas atteint leur cible :

Ÿ En 2019‑2020, la CCETP a déclaré que 64 rapports provisoires étaient en attente de réponse depuis un ou deux ans, 48 depuis deux ou trois ans, et six depuis plus de trois ans.

[12] En février 2021, le directeur de la Direction nationale des plaintes du public [la Direction], qui est responsable d’analyser les rapports provisoires de la CCETP et de conseiller la commissaire de la GRC en conséquence, a déposé un affidavit au nom des défendeurs dans le cadre de la présente demande. Il affirme qu’au moment des faits, il y avait 140 rapports provisoires de la CCETP en attente d’une réponse de la commissaire de la GRC et que la Direction était en voie d’embaucher de nouveaux employés pour régler l’arriéré; il a toutefois averti qu’il s’agissait d’un processus long et compliqué.

[13] Le 7 septembre 2021, le directeur par intérim de la Direction a déposé un affidavit dans lequel les nombres susmentionnés ont été mis à jour. Il déclare que la Direction a fait des progrès, que l’arriéré a diminué et qu’en date de septembre 2021, il n’y avait que 32 rapports provisoires en attente d’une réponse de la commissaire de la GRC. Il ajoute qu’il est convaincu que l’arriéré devrait être réglé d’ici la fin de novembre 2021 et que tous les rapports provisoires reçus après le 1er avril 2021 devraient recevoir une réponse dans les six mois.

B. La plainte déposée auprès de la CCETP par la demanderesse

[14] En février 2014, la BCCLA a déposé une plainte auprès de la CCETP, alléguant que des membres de la GRC avaient illégalement mis des environnementalistes sous surveillance et qu’ils avaient violé leurs droits constitutionnels dans le cadre des audiences de l’Office national de l’énergie tenues en Colombie‑Britannique en lien avec le pipeline Northern Gateway.

[15] En juin 2017, la CCETP a produit son rapport provisoire contenant des conclusions et des recommandations, et l’a transmis au commissaire de la GRC.

[16] Lors de son contre-interrogatoire, l’ancien surintendant de la GRC a confirmé qu’aucun analyste n’avait été affecté à ce rapport provisoire avant juillet 2020.

[17] La commissaire de la GRC a répondu au rapport provisoire en novembre 2020, après que la présente demande ait été déposée, soit plus de trois ans après l’avoir reçu et près de sept ans après le dépôt de la plainte par la demanderesse auprès de la CCETP.

[18] Enfin, la CCETP a rendu son rapport final sur la plainte de la demanderesse le 15 décembre 2020.

III. Les questions en litige

[19] La présente demande soulève les questions suivantes :

  1. Le litige est-il dénué de portée pratique? Dans l’affirmative, la Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire et instruire la demande?

  2. La Cour peut-elle rendre un jugement déclaratoire en l’espèce?

  3. La commissaire a-t-elle manqué à son obligation de répondre au rapport provisoire « dans les meilleurs délais »?

  4. La Cour devrait-elle procéder à une analyse fondée sur la Charte et, dans l’affirmative, l’alinéa 2b) entre-t-il en jeu?

  5. La Cour devrait-elle adjuger des dépens spéciaux?

IV. Analyse

A. Le litige est-il dénué de portée pratique? Dans l’affirmative, la Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire et instruire la demande?

[20] Les défendeurs soutiennent que la demande est dénuée de portée pratique, car la commissaire a répondu au rapport provisoire. Ils font valoir que la doctrine relative au caractère théorique s’applique également à la possibilité de rendre un jugement déclaratoire (Moses c Canada, 2003 CF 1417 au para 13). Le fondement sous‑jacent du litige entre les parties n’existe plus parce que la demanderesse a obtenu la réparation principale qu’elle demandait en l’espèce.

[21] Par ailleurs, les défendeurs soutiennent que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire et instruire cette affaire théorique, car les facteurs pertinents mis de l’avant dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, [Borowski] jouent en défaveur de l’exercice de ce pouvoir. Rendre une décision quant à ce litige ne constituerait pas une utilisation économique des ressources judiciaires puisque cette décision n’aurait pas d’effet pratique sur les droits des parties (Syndicat canadien de la fonction publique (Composante Air Canada) c Air Canada, 2021 CAF 67 au para 14). Enfin, les défendeurs affirment qu’il serait préférable de se pencher sur l’interprétation de l’expression « as soon as feasible » de la version anglaise dans le cadre d’un litige réel étant donné que le législateur a expressément choisi de ne pas inclure de délai précis dans la Loi sur la GRC.

[22] À mon avis, la question n’est pas de savoir si je conclus que la présente affaire est théorique. Il s’agit plutôt de savoir si, d’après les circonstances décrites ci‑dessus, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et se prononcer sur les deux réparations demandées en l’espèce. C’est le cas, car même si je concluais que l’affaire est théorique, je choisirais d’exercer mon pouvoir discrétionnaire pour trancher ces questions. À la page 353 de l’arrêt Borowski, la Cour suprême du Canada a établi une analyse en deux étapes pour déterminer si une affaire est théorique :

En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire. La jurisprudence n’indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s’applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s’il s’applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d’entendre. Pour être précis, je considère qu’une affaire est « théorique » si elle ne répond pas au critère du « litige actuel ». Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s’il estime que les circonstances le justifient.

[23] Lorsqu’elle choisit d’exercer son pouvoir discrétionnaire et d’instruire une affaire qui est théorique, la Cour doit tenir compte des trois objectifs de base de la doctrine relative au caractère théorique.

[24] Premièrement, la capacité des tribunaux de trancher des litiges a sa source dans le système contradictoire. Par conséquent, il peut être approprié d’instruire une affaire si, malgré la disparition du litige actuel, le débat contradictoire demeure (Borowski, aux pp 358-359).

[25] Deuxièmement, il faut rationner les ressources judiciaires limitées. Dans certains cas, il pourrait valoir la peine d’instruire un litige pour préserver des ressources judiciaires. Plus particulièrement, cette préoccupation est pertinente si la décision de la cour aura des effets concrets sur les droits des parties même si elle ne résout pas le litige qui a donné naissance à l’action (Borowski, à la p 360). De même, il pourrait être pertinent d’instruire des causes théoriques, mais qui sont de nature répétitive et de courte durée (Borowski, à la p 360). En outre, cela pourrait être justifié dans les cas où se pose une question d’importance publique qu’il est dans l’intérêt public de trancher (Borowski, à la p 361).

[26] Troisièmement, la Cour doit prendre en considération sa « fonction véritable dans l’élaboration du droit ». On pourrait penser que prononcer des jugements sans qu’il y ait de litige pouvant affecter les droits des parties est un empiétement sur la fonction législative (Borowski, à la p 362).

[27] À mon avis, le deuxième objectif de la doctrine relative au caractère théorique joue beaucoup en faveur du règlement des questions restantes soulevées dans le cadre de la présente demande. La Cour a déjà consacré beaucoup de ressources à cette affaire et tout cela serait vain si elle décidait de ne pas rendre de décision. Au paragraphe 26 de la décision 0769449 B.C. Ltd. (Kimberly Transport) c Vancouver-Fraser (Administration portuaire) [Kimberly Transport], la Cour a déclaré « [qu’u]ne demande de contrôle judiciaire peut néanmoins être rejetée en raison de son caractère théorique lors de l’audience sans qu’il soit nécessaire qu’une requête ait préalablement été déposée ». Par contre, elle a également conclu que « [r]elativement à l’obligation de la Cour de veiller à ne pas gaspiller des ressources judiciaires peu abondantes en instruisant des affaires par ailleurs théoriques, la majorité des ressources en question ont déjà été utilisées au moment de l’audience de cette affaire » (Kimberly Transport, au para 26).

[28] Par ailleurs, si le passé est une indication de l’avenir, il est probable que, sans l’intervention de la Cour, la situation se répète. La demanderesse comme l’intervenante veulent obtenir un jugement à l’égard des questions qu’elles ont soulevées et plaidées afin que l’histoire ne se répète pas. Comme je l’ai indiqué précédemment, la CCETP est aux prises avec des retards importants depuis plus de dix ans. Lorsqu’elle attend une réponse de la commissaire de la GRC, elle ne peut pas rendre son rapport final sur la plainte, et la GRC prend du retard dans la mise en œuvre des recommandations et dans l’amélioration de ses processus.

[29] À titre d’illustration de ce qui précède, la demanderesse était l’une des plaignantes qui a demandé à la CCETP de lancer une enquête sur l’intervention de la GRC à l’égard des manifestants du territoire Wet’suwet’en, au Nouveau-Brunswick. Dans son rapport annuel de 2019-2020, la CCETP a déclaré que le fait que la commissaire n’a pas répondu à un rapport provisoire antérieur (concernant les manifestations dans le comté de Kent, au Nouveau-Brunswick), lequel contenait des questions semblables à celles soulevées durant la « crise des Wet’suwet’en », a eu des répercussions négatives sur son enquête et les mesures prises. Autrement dit, les retards systémiques décrits plus haut sont récurrents pour toutes les parties. Ils ont une incidence sur la capacité de la CCETP d’exercer pleinement son rôle de supervision de la GRC et des bonnes pratiques policières de celle‑ci.

[30] Je suis consciente de la preuve déposée par les défendeurs selon laquelle la GRC a embauché de nouveaux analystes en 2020 et en 2021 pour régler l’arriéré. Cependant, de l’autre côté de la médaille, on pourrait dire que la présente demande a joué un rôle fondamental dans la décision de dotation de la GRC. Je suis également d’accord avec la demanderesse pour dire qu’il est trop tôt pour savoir si ces changements régleront les problèmes systémiques, car des changements similaires ont été apportés dans le passé et n’ont pas donné de résultats durables. À plusieurs reprises, la commissaire de la GRC a réglé l’arriéré, mais il est toujours revenu.

[31] À mon avis, il est dans l’intérêt du public d’avoir une institution de supervision de la police qui fonctionne bien et sans entraves. La CCETP a jugé que la plainte qu’elle a reçue de la demanderesse justifiait une enquête d’intérêt public. La demanderesse a expliqué les conséquences importantes de ces retards sur la capacité du public à obtenir des renseignements sur l’inconduite policière et à faire modifier les politiques qui peuvent leur causer du tort. Ainsi, il est dans l’intérêt du public que la Cour interprète le paragraphe 45.76(2) de la Loi sur la GRC.

B. La Cour peut-elle rendre un jugement déclaratoire en l’espèce?

[32] Un tribunal peut prononcer un jugement déclaratoire dans les situations suivantes : a) lorsqu’il a compétence pour entendre le litige, b) lorsque la question en cause est réelle et non pas simplement théorique, c) lorsque la partie qui soulève la question a véritablement intérêt à ce qu’elle soit résolue, d) lorsque l’intimé a intérêt à s’opposer au jugement déclaratoire sollicité (Ewert c Canada, 2018 CSC 30 au para 81; SA c Metro Vancouver Housing Corp, 2019 CSC 4 au para 60).

[33] En l’espèce, la question en litige est celle de savoir si le différend est « réel et non pas simplement théorique ». Il n’est pas contesté que cette question relève de la compétence de la Cour, que la demanderesse (ainsi que l’intervenante) souhaite réellement un règlement et que les défendeurs veulent s’opposer au jugement déclaratoire demandé. Bien que la commissaire de la GRC ait maintenant fourni sa réponse au rapport provisoire, les questions des retards systémiques et de l’interprétation du paragraphe 45.76(2) de la Loi sur la GRC demeurent. Dans son avis de demande, la demanderesse a initialement sollicité une déclaration portant que la commissaire de la GRC a manqué à l’obligation qui lui incombe au titre du paragraphe 45.76 de la Loi sur la GRC. Les parties ont déposé de nombreux éléments de preuve sur les années de retards systémiques et elles ont fourni de longues observations sur l’interprétation de la disposition législative. À mon avis, cet aspect du différend est réel, la Cour a compétence, la preuve documentaire est suffisante et le débat contradictoire est aussi suffisant pour rendre le jugement déclaratoire demandé.

C. La commissaire a-t-elle manqué à son obligation de répondre au rapport provisoire « dans les meilleurs délais »?

[34] La demanderesse soutient que le sens ordinaire de l’expression « as soon as feasible » dans la version anglaise est le même que « as soon as possible », particulièrement si l’on tient compte de la version française du paragraphe 45.76(2) de la Loi sur la GRC, où l’expression est rendue par « dans les meilleurs délais ». Elle fait valoir qu’une analyse de l’objet de la disposition révèle que le législateur a ajouté cette expression après une [traduction] « crise de confiance envers la GRC » et que le fait de permettre un long délai dans le règlement des plaintes sur la conduite de la GRC serait contraire à l’objet de la disposition. Elle ajoute qu’une analyse du contexte externe montre qu’un délai de 30 jours à six mois serait [traduction] « faisable ». De plus, la demanderesse souligne que la Cour suprême du Canada a interprété l’expression « as soon as feasible » qui se trouve dans la Loi sur le droit d’auteur, LRC (1986), c C-42, comme voulant dire que des étapes doivent être suivies pour veiller à ce que les obligations soient respectées « rapidement et efficacement » (Rogers Communications Inc. c Voltage Pictures, LLC, 2018 CSC 38 [Rogers Communications] au para 31).

[35] Les défendeurs conviennent qu’un délai d’environ six mois serait raisonnable et compatible avec l’obligation de fournir une réponse « dans les meilleurs délais » prévue au paragraphe 45,76(2) de la Loi sur la GRC, et qu’il pourrait y avoir une certaine souplesse pour les rapports plus complexes. Ils conviennent également que le délai de réponse de la commissaire de la GRC en l’espèce ne respectait pas cet élément de son obligation. Ils sont en faveur d’une [traduction] « approche souple adaptée à chaque cas » qui reconnaît que la commissaire a un certain pouvoir discrétionnaire de déterminer s’il est possible de donner une réponse dans le délai prévu. Les défendeurs ne sont pas en accord avec l’argument de la demanderesse selon laquelle la signification que donne le dictionnaire pour l’expression anglaise « as soon as feasible » a une connotation d’urgence. Ils sont plutôt d’avis qu’il est question de commodité ou de raisonnabilité. Selon eux, l’arrêt Rogers Communications n’est pas d’une grande aide parce que l’expression « as soon as feasible » se trouvait dans une autre loi et que l’interprétation de cette expression n’était pas directement mise en cause.

[36] Pour sa part, l’intervenante est d’avis que l’expression « as soon as feasible » veut dire [traduction] « bientôt, rapidement ou raisonnablement rapidement » et qu’un délai maximal de six mois est un délai raisonnable que la commissaire de la GRC devrait respecter dans tous les cas. Le dictionnaire Hansard démontre que l’intention du législateur était d’ajouter une limite temporelle au délai que prend la GRC pour répondre aux rapports provisoires de la CCETP. Le sens ordinaire de « feasible », en anglais, est « faisable », et le critère relatif à la faisabilité est celui de la raisonnabilité. En outre, l’intervenante demande à la Cour de donner d’autres directives sur l’obligation du commissaire de la GRC prévue à l’article 45.76 de la Loi sur la GRC, car elle craint que, vu les retards précédents susmentionnés, les ressources consacrées aujourd’hui puissent être affectées à d’autres priorités urgentes demain.

[37] Au terme de l’audience, il est devenu évident que les parties s’entendaient en principe sur le fait que lorsqu’il n’y a pas de circonstances exceptionnelles, un délai de six mois constituerait une interprétation raisonnable de l’expression « as soon as possible ».

[38] Cette interprétation est compatible avec l’approche moderne d’interprétation des lois. Au paragraphe 21 de l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, la Cour suprême a déclaré qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur ».

[39] À mon avis, un délai de trois ans et demi n’est certainement pas une interprétation raisonnable de l’expression « as soon as feasible ». Cette expression ne veut pas dire non plus « lorsque les ressources seront disponibles ». En l’espèce, il a fallu à la commissaire trois années complètes pour affecter un agent au dossier et ensuite, il ne lui a fallu que quelques mois pour fournir une réponse de cinq pages au rapport provisoire, dans laquelle elle accepte toutes les conclusions et recommandations de la CCETP. Je souscris à l’opinion de l’intervenante selon laquelle il serait imprudent de permettre à la commissaire d’affecter des ressources insuffisantes à la Direction et d’avancer que les longs retards sont attribuables au volume de rapports provisoires reçus et au manque de ressources. L’expression « as soon as feasible » exige plutôt que les institutions organisent leurs ressources de façon à pouvoir s’acquitter de leurs obligations « rapidement et efficacement » (Rogers Communications, au para 31).

[40] En outre, il est important de tenir compte de l’ensemble de la Loi, y compris de la version française qui utilise l’expression « dans les meilleurs délais ». Certains pourraient dire que celle-ci indique une obligation pour laquelle le facteur temps est plus important que pour l’expression anglaise « as soon as feasible ». Dans les lois bilingues, lorsqu’il y a une incohérence apparente entre les deux versions officielles, « le sens commun favorisera normalement la version la plus restrictive » (R c Daoust, 2004 CSC 6 aux paras 27-29). Je favorise donc l’interprétation plus restrictive de l’expression « as soon as feasible », qui a une connotation d’urgence. Compte tenu du consensus auquel les parties sont parvenues à l’audience, et vu les conditions du PE conclu entre la CCETP et la GRC, un délai de six mois serait une interprétation raisonnable de l’obligation qui incombe à la commissaire de la GRC. Ce serait donc à elle d’avancer l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant un plus long délai.

D. La Cour devrait-elle procéder à une analyse fondée sur la Charte et, dans l’affirmative, l’alinéa 2b) entre-t-il en jeu?

[41] La demanderesse soutient que le [traduction] « retard extrême » de la commissaire de la GRC pour répondre au rapport provisoire a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression garanti par l’alinéa 2b) de la Charte, que ce soit en raison de son objet ou de son effet. Elle avance qu’il est établi que l’accès à l’information est un droit dérivé de l’alinéa 2b) de la Charte (Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c Criminal Lawyers’ Association, 2010 CSC 23 [CLA] au para 30). Depuis longtemps, la demanderesse commente publiquement les conclusions de la CCETP, mais dans le cas qui nous occupe, elle ne pouvait pas le faire avant que le rapport final soit publié, ce qui ne pouvait pas se faire avant que la commissaire de la GRC réponde au rapport provisoire. Elle avance donc que cela établit son argument prima facie, car le délai l’a empêchée de faire un examen public complet des conclusions et de formuler des critiques concernant des questions d’intérêt public.

[42] Les défendeurs soutiennent que, selon la jurisprudence de la Cour suprême, lorsqu’une affaire peut être tranchée sur le fondement de motifs administratifs, les tribunaux devraient s’abstenir de trancher des questions liées à la Charte. Ils font valoir que le retard de la commissaire de la GRC n’a pas empêché la demanderesse de procéder à ses travaux ou d’examiner publiquement le fondement de la plainte. Ils sont d’avis que le cadre proposé par la Cour suprême dans l’arrêt CLA ne s’applique pas en l’espèce, car i) il a été appliqué uniquement aux demandes d’accès à l’information, ii) la demanderesse n’a pas démontré que le retard de la commissaire de la GRC l’avait empêchée d’exercer son droit à la liberté d’expression.

[43] Tout d’abord, je souscris à l’argument des défendeurs selon lequel lorsqu’une affaire peut être tranchée en vertu des principes du droit administratif, la Cour devrait s’abstenir de trancher des questions liées à la Charte (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 11; Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3 au para 19; Taseko Mines Limited c Canada (Environnement), 2019 CAF 320 au para 105). Cette règle de conduite repose sur l’idée que toute déclaration inutile sur un point de droit constitutionnel risque de causer à des affaires à venir un préjudice dont les conséquences n’ont pas été prévues (Rebel News Network Ltd c Canada (Commission des débats des chefs), 2020 CF 1181 au para 62).

[44] Je souscris également à l’argument des défendeurs selon lequel ce principe est particulièrement important en l’espèce, car la demande fondée sur la Charte que la demanderesse a présentée nécessite un nouvel élargissement de la protection accordée à l’alinéa 2b) afin de l’appliquer aux retards dans les processus administratifs. À mon avis, il conviendrait de laisser cet argument à un débat ultérieur, car il pourrait avoir des répercussions importantes sur les tribunaux et les décideurs administratifs.

[45] Je ne procèderai donc pas à une analyse fondée sur la Charte.

E. La Cour devrait-elle adjuger des dépens spéciaux?

[46] Bien que l’intervenante ne demande pas de dépens, la demanderesse soutient qu’il s’agit de l’un des rares cas où il serait approprié d’adjuger des dépens spéciaux.

[47] Au paragraphe 140 de l’arrêt Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 [Carter] au para 140), la Cour suprême a conclu qu’il est possible de rendre une ordonnance d’adjudication de dépens spéciaux lorsque l’affaire porte sur des questions d’intérêt public véritablement exceptionnelles, lorsque la partie n’a dans le litige aucun intérêt personnel, propriétal ou pécuniaire et lorsqu’il n’aurait pas été possible de poursuivre l’instance en question avec une aide financière privée.

[48] Au paragraphe 89 de son mémoire des faits et du droit, la demanderesse donne peu d’exemples pour expliquer pourquoi elle juge que la confiance du public envers la responsabilisation de la force de police nationale du pays ne peut être décrite que comme une question d’intérêt public :

[traduction]
Certains de ces dossiers sont extrêmement graves, notamment un rapport de la CCETP sur l’enquête menée par la GRC concernant l’agression sexuelle d’un enfant mineur. Ce rapport a été rédigé il y a bien plus de deux ans et est toujours en attente d’une réponse. Dans un autre dossier troublant, la GRC a pris presque quatre ans pour répondre au rapport provisoire de la CCETP concernant un incident dans le cadre duquel une femme a été laissée seule, seins nus et le bras cassé dans une cellule de la GRC sans recevoir de soins médicaux parce que les agents croyaient qu’elle « faisait semblant » d’être blessée. La SRC a fait un reportage sur la triste histoire de Michael Mullock, qui est décédé d’un accident vasculaire cérébral dans une cellule de la GRC alors que le rapport provisoire de la CCETP, qui contenait des recommandations liées à une histoire très similaire dans le même détachement, reposait sur le bureau de la commissaire de la GRC. [Renvois omis.]

[49] Selon la demanderesse, les personnes dont il est question dans ces dossiers sont habituellement très vulnérables et ne sont pas en mesure de contester le comportement de la GRC devant les tribunaux.

[50] Cependant, les défendeurs affirment que dans l’arrêt Carter, la Cour suprême a précisé que les questions d’importance pour le public ne signifient pas en soi que « le plaideur a automatiquement droit à un traitement préférentiel en matière de dépens » (Carter, au para 139). En outre, ils soutiennent que contrairement à la contestation constitutionnelle dispendieuse en cause dans l’arrêt Carter, la portée de la présente demande est plutôt limitée. La demanderesse n’est pas un plaideur particulier et n’a pas démontré qu’il n’aurait pas été possible de poursuivre l’instance en question avec une aide financière privée ou qu’il serait autrement contraire aux intérêts de la justice de refuser d’adjuger des dépens spéciaux.

[51] Bien que je convienne avec la demanderesse que la présente affaire soulève des questions d’intérêt public importantes, je souscris néanmoins à l’argument des défendeurs selon lequel elle ne soulève pas de questions très complexes et sa portée est plutôt limitée. J’exercerai donc mon pouvoir discrétionnaire pour accorder à la demanderesse des dépens d’une somme globale de 30 000 $, tout compris.

V. Conclusion

[52] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis qu’il serait contraire aux intérêts de la justice de ne pas trancher les questions restantes même si la demande de mandamus est maintenant sans objet. Je suis également d’avis qu’il serait préférable de recourir aux principes de droit administratif pour examiner le contexte factuel de l’espèce et que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et refuser de trancher la question liée à la Charte soulevée par la demanderesse. Cela étant dit, je conclus que la commissaire de la GRC n’a pas respecté l’obligation qui lui incombe au titre de l’article 45.76 de la Loi sur la GRC de répondre au rapport provisoire « dans les meilleurs délais ». Je conclus également qu’une période maximale de six mois constitue une interprétation raisonnable de l’expression « as soon as feasible » dans la version anglaise de l’article 45.76 de la Loi sur la GRC, sauf dans des circonstances exceptionnelles. Enfin, des dépens de 30 000 $, tout compris, seront adjugés à la demanderesse.


JUGEMENT dans le dossier T-1347-20

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande est accueillie en partie;

  2. La commissaire de la GRC n’a pas respecté l’obligation qui lui incombe au titre de l’article 45.76 de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC (1985), c R‑10, de répondre au rapport provisoire « dans les meilleurs délais »;

  3. Une période maximale de six mois constitue une interprétation raisonnable de l’expression « as soon as feasible » dans la version anglaise de l’article 45.76 de la Loi sur la GRC, sauf dans des circonstances exceptionnelles;

  4. Les défendeurs sont condamnés à verser des dépens de 30 000 $, tout compris, à la demanderesse.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1347-20

 

INTITULÉ :

BRITISH COLUMBIA CIVIL LIBERTIES ASSOCIATION c LA COMMISSAIRE DE LA GENDARMERIE ROYALE DU CANADA BRENDA LUCKI ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et LA COMMISSION CIVILE D’EXAMEN ET DE TRAITEMENT DES PLAINTES RELATIVES À LA GENDARMERIE ROYALE DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

2021-09-21

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

Le 29 décembre 2021

COMPARUTIONS :

Paul Champ

Jessica Magonet

 

Pour la demanderesse

 

Michael Roach

Marshall Jeske

 

Pour les défendeurs

 

Jason Tree

Pour l’intervenante

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Champ & Associates

Ottawa (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour les défendeurs

 

Commission civile d’examen et de traitement des plaintes relatives à la Gendarmerie royale du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour l’intervenante

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.