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Date : 20220104


Dossier : IMM-3102-21

Référence : 2022 CF 1

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

BHAONA MOHAMMED

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Bhaona Mohammed, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 29 avril 2021 par laquelle la Section d’appel d’immigration (la SAI) a conclu qu’elle n’avait pas respecté les exigences relatives à la résidence permanente prévues à l’article 28 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La SAI a aussi conclu qu’il n’y avait pas de motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR.

[2] La demanderesse soutient que la décision de la SAI est déraisonnable parce que celle-ci a mal interprété la preuve et n’a pas tenu compte de certains éléments de preuve pertinents et importants. La demanderesse allègue aussi que la SAI a violé son droit à l’équité procédurale.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAI est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Faits

A. La demanderesse

[4] La demanderesse est âgée de 34 ans et est une ressortissante des Fidji. Elle occupe un poste d’aide-soignante dans un établissement de soins de longue durée pour personnes âgées à Airdrie, en Alberta.

[5] La demanderesse est venue pour la première fois au Canada en 2007, en qualité d’étudiante étrangère. En mai 2008, elle a réussi le programme des aide-soignants de l’Alberta (Health Care Aide Program), au terme duquel elle a obtenu un permis de travail postdiplôme (PTPD) et a travaillé comme infirmière auxiliaire. En juin 2009, elle est retournée aux Fidji avant l’expiration de son PTPD.

[6] Le 15 mars 2014, la demanderesse a obtenu le statut de résident permanent au Canada. En juin 2016, elle a planifié un voyage pour visiter son copain aux États-Unis. Selon la demanderesse, lorsque la famille de son copain a découvert qu’ils vivaient ensemble sans être mariés, celle-ci a insisté pour qu’ils se marient. En juillet 2016, le couple a tenu une cérémonie religieuse aux États-Unis.

[7] L’époux de la demanderesse est un résident permanent des États-Unis. Sa demande en vue de parrainer la demanderesse a été approuvée le 6 août 2018. En janvier 2019, la demanderesse a engagé un avocat spécialisé en droit de l’immigration américain (l’avocat américain) afin de présenter une demande en vue d’obtenir le statut de résident permanent légitime (RPL) aux États-Unis. La demanderesse soutient que l’avocat américain lui a conseillé de ne pas quitter les États-Unis pour retourner au Canada. Le 6 octobre 2020, la demande de statut de RPL de la demanderesse a été rejetée.

[8] Le 24 octobre 2020, la demanderesse est revenue au Canada. À son arrivée au pays, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’agent de l’ASFC) a établi un rapport au titre du paragraphe 44(1) de la LIPR. L’agent de l’ASFC a jugé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que la demanderesse était interdite de territoire au Canada parce qu’elle ne s’était pas conformée à l’obligation de résidence aux termes de l’article 28 de la LIPR, selon lequel elle devait être effectivement présente au Canada pour au moins 730 jours pendant chaque période quinquennale. Le 26 octobre 2020, une mesure d’interdiction de séjour a été prise contre elle en raison de son interdiction de territoire découlant du non-respect de l’obligation de résidence.

[9] Lors de l’audience de la SAI, qui a eu lieu le 9 mars 2021, la demanderesse a admis qu’elle ne s’était pas conformée à l’obligation de résidence qui s’appliquait pour qu’elle puisse conserver son statut de résident permanent au Canada, mais a demandé à la SAI une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire, au motif que son défaut de revenir au Canada plus tôt était attribuable aux mauvais conseils juridiques qu’elle avait reçus, et qu’elle serait exposée à des difficultés si elle perdait son statut de résident temporaire canadien.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[10] Dans une décision datée du 29 avril 2021, la SAI a rejeté l’appel de la demanderesse, concluant qu’il n’y avait pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour trancher en sa faveur.

[11] Conformément au paragraphe 27 de la décision Ambat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 292, la SAI a examiné chacun des facteurs suivants qui doivent être évalués pour rendre une décision relative aux motifs d’ordre humanitaire dans des affaires concernant l’obligation de résidence :

a) l’ampleur du manquement à l’obligation de résidence;

b) les motifs du départ de l’appelant du Canada et de son séjour à l’étranger;

c) les tentatives pour revenir au Canada à la première occasion;

d) le degré d’établissement de l’appelant au Canada;

e) la famille de l’appelant au Canada et les conséquences qu’entraînerait la perte du statut pour la famille;

f) les difficultés que causerait à l’appelant la perte de son statut au Canada;

g) les difficultés que la perte du statut de l’appelant au Canada causerait aux membres de sa famille au Canada;

h) l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché par la décision.

[12] La SAI s’est penchée sur le degré d’établissement initial et subséquent de la demanderesse au Canada, sur ses liens avec le Canada et sur les motifs de son départ du Canada et de son séjour à l’étranger. La SAI a également tenu compte du fait que la demanderesse croyait qu’elle ne pouvait pas revenir au Canada sans compromettre son processus d’immigration aux États-Unis, et a examiné l’ampleur des difficultés auxquelles la demanderesse serait exposée aux Fidji. Enfin, la SAI a tenu compte des efforts de la demanderesse pour mettre à profit sa formation et son expérience professionnelle dans le domaine des soins de santé pendant la pandémie de COVID-19, et a jugé qu’ils constituaient un facteur légèrement favorable.

[13] En ce qui a trait à l’ampleur du manquement de la demanderesse à l’obligation de résidence, la SAI a souligné que, même si le nombre de jours pendant lesquels elle avait été présente au Canada durant la période en cause était incertain, il était bien en deçà du minimum de 730 jours de résidence prévu par la Loi. La SAI a donc conclu que la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire n’était pas justifiée.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[14] La présente demande de contrôle judiciaire soulève deux questions en litige :

  1. L’analyse de la preuve effectuée par la SAI était-elle raisonnable?

  2. La SAI a-t-elle manqué à l’équité procédurale?

[15] Les parties conviennent que la première question doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Je suis du même avis.

[16] Les décisions prises par la SAI relativement à l’évaluation des motifs d’ordre humanitaire sont soumises à la norme de la décision raisonnable (Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1028 au para 8; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 23-25). La question de l’équité procédurale doit être examinée selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée) aux para 37-56).

[17] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle fondée sur la déférence, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, notamment en ce qui concerne le résultat obtenu et le raisonnement suivi (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[18] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer que la décision comporte une lacune suffisamment capitale ou importante (Vavilov, au para 100). Ce ne sont pas toutes les erreurs ou préoccupations au sujet des décisions qui justifieront une intervention. Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

[19] La norme de la décision correcte, en revanche, est une norme de contrôle qui ne commande aucune déférence. La question centrale pour les questions d’équité procédurale est de savoir si la procédure était équitable compte tenu de toutes les circonstances, y compris les facteurs énumérés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 21-28 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, au para 54).

IV. Analyse

[20] Aux termes de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, pour faire droit à l’appel d’une mesure de renvoi, la SAI doit être convaincue que les motifs d’ordre humanitaire justifient la prise de mesures spéciales. Ce recours est discrétionnaire et constitue une sorte de « soupape de sécurité disponible pour des cas exceptionnels » (Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082 au para 15).

A. L’analyse de la preuve effectuée par la SAI était-elle raisonnable?

[21] La demanderesse fait valoir que la SAI a commis une erreur dans son examen a) des motifs pour lesquels elle n’est pas revenue au Canada, b) des difficultés associées à une séparation à long terme de son époux et c) de son établissement au Canada. Elle soutient que la SAI a adopté une approche fragmentaire dans le cadre de son analyse, au lieu de soupeser l’ensemble des motifs d’ordre humanitaire.

[22] Le défendeur soutient que la SAI a raisonnablement évalué la situation de la demanderesse et a tiré une conclusion rationnelle fondée sur la preuve. Le défendeur affirme que les pouvoirs de la SAI dans le cadre d’un appel interjeté à l’égard d’une mesure de renvoi sont hautement discrétionnaires, mais ne doivent pas être exercés à la légère ou de manière routinière (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Abou Antoun, 2018 CF 540 au para 19).

(1) Défaut de revenir au Canada

[23] La SAI n’a pas jugé que le motif de départ du Canada de la demanderesse constituait un facteur convaincant en faveur de son appel. Elle a accordé un poids modérément favorable aux tentatives de la demanderesse pour revenir au Canada et aux raisons pour lesquelles elle est restée aux États-Unis, et a tiré la conclusion suivante :

Il est évident que sa priorité était davantage d’obtenir un statut aux États-Unis que de préserver son statut au Canada. Ce choix diminue le poids favorable que je peux accorder de manière générale à ces facteurs, qui militent donc légèrement en faveur de l’accueil de l’appel.

[24] La demanderesse soutient que la SAI n’a pas examiné adéquatement les motifs de son départ du Canada, sa décision de rester aux États-Unis et ses tentatives pour revenir au Canada. Lors de l’audience de la SAI, la demanderesse a expliqué qu’elle avait demandé une modification de son statut pour obtenir le statut de RPL aux États-Unis, et que son avocat américain lui avait conseillé de ne pas revenir au Canada parce que l’on considérerait qu’elle avait renoncé à sa demande si elle quittait les États-Unis. La demanderesse a déclaré que, si elle n’avait pas reçu ce mauvais conseil, elle serait revenue au pays pour demander son statut de RPL depuis le Canada et aurait conservé son statut de résident permanent au Canada.

[25] De plus, la demanderesse affirme que, à la lumière de son témoignage, il était déraisonnable de la part de la SAI de conclure que « […] la preuve documentaire relative aux conseils erronés de son avocat spécialiste de l’immigration ou aux conseils obtenus par ailleurs est mince ». La demanderesse a déclaré que ses conversations avec son avocat américain avaient eu lieu en personne ou au téléphone, et qu’elle lui avait écrit pour lui demander d’expliquer les mesures qu’il avait prises dans le cadre de sa demande, mais n’avait obtenu aucune réponse. Elle soutient que la conclusion de la SAI est dénuée de la compassion requise dans une évaluation des motifs d’ordre humanitaire.

[26] Le défendeur souligne le fait que la SAI a relevé les divergences entre le témoignage et les documents d’immigration de la demanderesse, qui comprenaient une lettre indiquant que sa demande de visa américain avait été approuvée le 6 août 2018, mais que la demanderesse [traduction] « […] ne [semblait] pas être admissible à la modification de son statut aux États-Unis ». La SAI a trouvé surprenant que la demanderesse n’ait pas compris que son statut américain était compromis jusqu’à ce que sa demande de RPL soit rejetée le 6 octobre 2020. Le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour la SAI de conclure que la raison pour laquelle la demanderesse n’avait pas été présente au Canada découlait de son choix personnel de rester aux États-Unis après son mariage et non d’événements indépendants de sa volonté.

[27] Même si je conviens que la demanderesse est ultimement responsable de ses demandes d’immigration, la preuve soumise à la SAI démontre que la demanderesse croyait sincèrement qu’elle ne devait pas quitter les États-Unis pendant que sa demande de RPL était en traitement. La SAI a admis ce fait dans sa décision lorsqu’elle a déclaré : « Cependant, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que l’appelante croyait ne pas pouvoir revenir au Canada sans compromettre son processus d’immigration aux États-Unis et, qu’en conséquence, elle n’y est pas revenue. »

[28] La SAI a diminué le poids favorable global de ces facteurs parce qu’elle a conclu que « [la] priorité [de la demanderesse] était davantage d’obtenir un statut aux États-Unis que de préserver son statut au Canada ». Je remarque que la demanderesse est revenue au Canada dès que sa demande de statut de RPL a été rejetée. Bien que la SAI considère que le fait que la demanderesse soit restée aux États-Unis signifie qu’elle a préféré obtenir un statut aux États-Unis plutôt qu’au Canada, je ne suis pas d’avis qu’elle disposait d’un tel choix, comme le démontre le fait qu’elle croyait qu’elle devait rester aux États-Unis.

(2) Difficultés

[29] La SAI a évalué les difficultés de la demanderesse par rapport à son retour aux Fidji.

J’estime que, dans l’ensemble, l’appelante n’éprouvera pas de difficultés excessives si elle ne conserve pas son statut de résident permanent au Canada. Elle affirme ne pas pouvoir retourner avec son époux aux États-Unis en raison du refus essuyé en octobre 2020. Elle déclare, de plus, que son époux pourrait essayer de présenter une nouvelle demande de résidence pour elle par la suite, mais comme il est lui-même seulement résident permanent aux États-Unis, les chances que la demande aboutisse sont très minces. J’évaluerai donc les difficultés de l’appelante par rapport à son retour aux Fidji.

[…]

S’il est compréhensible que l’appelante connaisse quelques difficultés en étant éloignée de sa famille immédiate au Canada, j’estime que ces circonstances ne constituent pas des difficultés considérables.

[30] La demanderesse soutient que la SAI a eu tort de fonder son analyse sur la conclusion selon laquelle elle serait avec son époux aux Fidji et affirme que la SAI n’a pas tenu compte des difficultés associées à une séparation à long terme de son époux si elle devait retourner aux Fidji pendant que son époux demeurerait aux États-Unis, où il vit et travaille. La demanderesse affirme que, si elle conservait son statut de résident permanent au Canada, elle pourrait parrainer son époux au titre de la catégorie du regroupement familial afin qu’ils puissent être ensemble au Canada. Elle fait également valoir qu’il était déraisonnable de la part de la SAI de supposer qu’elle pourrait s’établir de nouveau aux Fidji sans éprouver de difficultés excessives, surtout en raison de l’ampleur des dommages que la pandémie de COVID-19 a causés à l’économie fidjienne.

[31] Je conviens avec la demanderesse que, bien que la SAI ait conclu que la demanderesse n’éprouverait pas de difficultés considérables si elle était séparée de sa famille au Canada, elle n’a pas tenu compte des difficultés que la demanderesse éprouverait si elle perdait son statut de résident permanent au Canada et qu’elle devait se séparer de son époux. La demanderesse et son époux ont travaillé pendant de nombreuses années pour s’établir en Amérique du Nord. Selon moi, il serait excessivement difficile pour la demanderesse et son époux d’être contraints de retourner aux Fidji pour pouvoir vivre ensemble. Étant donné que la SAI a omis d’évaluer les répercussions de la séparation du couple, je juge que son évaluation des facteurs liés aux difficultés n’est pas justifiée.

(3) Établissement au Canada

[32] La SAI a accordé un poids neutre à l’établissement de la demanderesse, concluant que, même si elle détenait la résidence permanente depuis sept ans, elle n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve démontrant son établissement au Canada.

[33] La demanderesse soutient que cette conclusion est déraisonnable, surtout compte tenu des éléments de preuve établissant que tous les membres de sa famille immédiate résident au Canada, qu’elle a obtenu un diplôme dans le cadre d’un programme d’études postsecondaires au Canada, qu’elle a été admise à l’Université de Calgary et qu’elle travaille actuellement comme aide-soignante dans un établissement de soins de longue durée en Alberta.

[34] La demanderesse invoque la décision de la SAI rendue dans l’affaire Bhimji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CanLII 54638 (CA CISR) (Bhimji), qui ne lie pas notre Cour, mais dans laquelle la SAI a accordé un poids favorable à l’établissement de l’appelante, dont la situation était semblable à celle de la demanderesse en l’espèce (aux para 9-11). L’appelante dans l’affaire Bhimji était une médecin qui avait été effectivement présente au Canada pendant seulement 41 jours au cours de la période quinquennale visée, en raison de difficultés liées à la reconnaissance de ses qualifications. Dans cette affaire, la SAI a conclu que la détermination de l’appelante à faire bénéficier de ses compétences médicales la population canadienne mal servie constituait un facteur très favorable dans l’analyse des motifs d’ordre humanitaire.

[35] Le défendeur soutient qu’il était raisonnable de la part de la SAI de considérer l’établissement de la demanderesse au Canada comme un facteur neutre, surtout compte tenu de ses liens aux Fidji, où elle a vécu la majeure partie de sa vie et où elle a de la famille élargie.

[36] Je ne suis pas d’accord. Je juge que l’analyse de l’établissement de la demanderesse effectuée par la SAI manque d’intelligibilité. Dans ses motifs, la SAI a reconnu que toute la famille immédiate de la demanderesse réside au Canada avec elle et que son établissement original au Canada avant son départ en juin 2016 milite en faveur de l’appel. La SAI a également indiqué ceci :

Depuis son retour en octobre 2020, l’appelante a trouvé un emploi temporaire d’aide-soignante dans un établissement de soins de longue durée local. Elle vient d’être admise à l’Université de Calgary dans un programme sanctionné par un diplôme. Je prends en compte le fait que l’appelante a de la famille élargie en dehors du Canada, mais n’a guère d’établissement ailleurs dans le monde, et que son établissement canadien devrait être considéré dans ce contexte plus large. Je conclus donc qu’il s’agit, dans l’ensemble, d’un facteur neutre.

[37] À mon avis, tous ces facteurs liés à l’établissement étaient favorables. Même si la décision Bhimji ne lie pas la Cour, je la juge convaincante, particulièrement en ce qui concerne le poids favorable accordé à la contribution de l’appelante dans le domaine des soins de santé au Canada.

(4) Contribution pendant la pandémie de COVID-19

[38] À son retour au Canada, la demanderesse a commencé à travailler comme aide-soignante dans une résidence pour personnes âgées en Alberta, en pleine pandémie de COVID-19. À la fin de sa décision, la SAI s’est exprimée ainsi :

Je reconnais les efforts déployés par l’appelante au cours des derniers mois pour mettre à profit sa formation et son expérience professionnelle dans le domaine des soins de santé pendant cette période difficile et j’estime qu’il s’agit d’un facteur légèrement favorable en l’espèce.

[39] La SAI a évalué les efforts déployés par la demanderesse pendant la pandémie de COVID-19 sous la rubrique « Autres considérations », mais je suis d’avis qu’il s’agit d’un autre élément favorable lié à l’établissement de l’appelante au Canada.

[40] Pendant que la majorité des Canadiens restaient à la maison pour limiter la propagation de la COVID-19, les travailleurs de première ligne mettaient à risque leur propre santé pour fournir des services essentiels. Les personnes qui ont travaillé sans relâche dans les établissements de longue durée, où il y a eu beaucoup d’éclosions de COVID-19 et de décès, font partie de ces travailleurs. En l’espèce, la SAI disposait notamment d’éléments de preuve démontrant les lourdes conséquences de la COVID-19 sur les immigrantes travaillant dans le domaine des soins de santé.

[41] Selon une lettre d’emploi versée au dossier, la demanderesse est une employée de la Bethany Care Society depuis le 7 décembre 2020 et travaille actuellement comme aide-soignante au Bethany Airdrie, un établissement de soins de longue durée à Airdrie, en Alberta. La lettre indique que la demanderesse [traduction] « [...] occupe un emploi occasionnel à Bethany et peut accepter des quarts de travail supplémentaires selon ce qui lui plaît ». Comme l’avocat de la demanderesse l’a souligné à juste titre lors de l’audience, travailler dans un établissement de longue durée à cette époque n’avait rien de plaisant. Cet établissement a été touché par une éclosion de COVID-19 en janvier 2021. Selon la preuve soumise à la SAI, le 4 janvier 2021, Bethany Airdrie a signalé que 40 personnes étaient atteintes de la COVID-19 dans l’établissement, soit 19 employés et 21 résidents, et que deux résidents y avaient succombé. L’établissement entier est resté en confinement durant cette période.

[42] En tant qu’aide-soignante, la demanderesse a pris des risques pour sa propre santé et sécurité afin d’aider des personnes âgées ayant des problèmes de santé. Elle met à profit les compétences qu’elle a acquises au Canada il y a plus de dix ans à une époque où le pays en a désespérément besoin, en ne sachant même pas si elle pourra demeurer au Canada. Le fait de définir cette contribution comme un simple facteur « légèrement favorable » dans le cadre de l’appel de l’appelante est inintelligible.

[43] La dette morale envers les immigrants qui ont travaillé en première ligne pour protéger les personnes vulnérables au Canada durant les premières vagues de la pandémie de COVID-19 ne peuvent être surestimées. Je conclus que la SAI n’a pas accordé à cette contribution le poids qu’elle méritait.

[44] Les motifs d’ordre humanitaire ont pour objet de fournir une dispense souple dans les cas appropriés afin de mitiger la sévérité de la loi (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy) au para 19). Globalement, à la lumière de la preuve présentée en l’espèce, je juge que la SAI n’a pas véritablement examiné tous les facteurs d’ordre humanitaire dans une optique de compassion, comme l’exige la jurisprudence (Kanthasamy, au para 25, citant Baker, aux para 74-75).

[45] Le contexte entourant la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de la demanderesse est unique et important : le travail de la demanderesse durant la pandémie de COVID-19 mérite plus qu’une note de passage de la part de la SAI. Compte tenu de cette lacune dans le raisonnement de la SAI et des autres lacunes relevées, je conclus que la décision de la SAI manque d’intelligibilité et est déraisonnable.

[46] Ayant déterminé que la décision est déraisonnable, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de me pencher sur les arguments relatifs à l’équité procédurale soulevés par la demanderesse.

V. Conclusion

[47] Compte tenu du fait que la SAI a reconnu que la demanderesse croyait sincèrement qu’elle ne devait pas revenir au Canada pendant le traitement de sa demande d’immigration aux États-Unis, des difficultés auxquelles la demanderesse serait exposée si elle était séparée de son époux et des éléments de preuve établissant la contribution de la demanderesse pendant la pandémie de COVID-19, je juge que la conclusion de la SAI est déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[48] Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3102-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée pour réexamen par un tribunal différemment constitué.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3102-21

 

INTITULÉ :

BHAONA MOHAMMED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 DÉCEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 JANVIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Raj Sharma

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Justine Lapointe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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