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Date : 20211230


Dossier : T-810-21

Référence : 2021 CF 1487

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

ELIZABETH BERNARD

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Elizabeth Bernard sollicite le contrôle judiciaire du refus, par le directeur exécutif par intérim du Conseil canadien de la magistrature [le CCM], d’examiner sa plainte déposée contre un juge de la Cour d’appel fédérale [le juge de la CAF]. Le CCM a conclu que la plainte de Mme Bernard ne soulevait aucune question relativement à la conduite du juge de la Cour d’appel fédérale [la CAF], mais qu’elle portait plutôt sur une décision judiciaire à l’égard de laquelle l’unique recours possible était de s’adresser aux tribunaux.

[2] Mme Bernard a été déclarée plaideuse quérulente par la CAF (arrêt Bernard c Canada (Procureur général), 2019 CAF 144). Elle doit demander par conséquent à cette cour l’autorisation d’engager ou de poursuivre une instance (Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, au para 40(3)).

[3] Le 12 mars 2020, Mme Bernard a sollicité l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral [CRTESPF]. Cette dernière avait rejeté sa plainte selon laquelle son agent négociateur avait commis une pratique déloyale de travail en lui refusant le droit de vote dans le cadre d’un processus de ratification d’une convention collective (Bernard c Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2020 CRTESPF 11).

[4] Dans une décision datée du 9 décembre 2020, le juge de la CAF a rejeté la demande d’autorisation de Mme Bernard (Bernard c Canada (Institut professionnel de la fonction publique), 2020 CAF 211 [Bernard] au para 29). Le juge de la CAF a souligné que l’affidavit à l’appui de Mme Bernard ne comprenait « pas d’ébauche de l’avis de demande de contrôle judiciaire ni de description détaillée des motifs et des éléments de preuve au soutien de sa demande. Ce qui est plus grave, c’est que sa demande de contrôle judiciaire est vouée à l’échec » (arrêt Bernard aux para 30-31).

[5] Mme Bernard affirme qu’une ébauche de l’avis de demande était jointe à son affidavit en tant qu’élément de preuve, mais que le juge de la CAF a omis de la lire. Il s’agit là du fondement de la plainte qu’elle a déposée devant le CCM.

[6] Le CCM possède l’expertise pour différencier, d’une part, les questions qui concernent le processus décisionnel judiciaire et qui ne peuvent être tranchées que devant les tribunaux et, d’autre part, les questions qui menacent l’intégrité de la magistrature dans son ensemble. La décision du CCM selon laquelle la plainte de Mme Bernard ne justifiait pas son examen était raisonnable et conforme à la jurisprudence antérieure. Nous devons donc faire preuve de retenue envers cette décision.

[7] La demande de contrôle judiciaire sera par conséquent rejetée.

II. Décision faisant l’objet du contrôle

[8] Le directeur exécutif par intérim du CCM a fait une distinction entre une inconduite judiciaire et des erreurs alléguées dans une décision rendue par un juge :

[traduction]
Le mandat du Conseil canadien de la magistrature consiste à déterminer s’il y a lieu de recommander au ministre de la Justice de démettre un juge de ses fonctions à l’issue d’une enquête formelle. Les motifs pouvant mener à cette recommandation sont énoncés dans la Loi sur les juges et portent sur les cas dans lesquels un juge est devenu inapte à remplir utilement ses fonctions. Ces motifs peuvent être l’âge ou une invalidité; un manquement à l’honneur et à la dignité; un manquement aux devoirs de sa charge; ou une situation d’incompatibilité, qu’elle soit imputable au juge ou à toute autre cause. Dans certains cas, le CCM peut recommander des mesures correctives ou exprimer ses préoccupations au sujet de la conduite d’un juge.

Le Conseil n’est pas un tribunal judiciaire, et il n’a pas le pouvoir d’examiner la décision ni les motifs d’un juge pour déterminer si la décision qu’il a rendue est compatible avec la loi ou la preuve. Le recours approprié relève des tribunaux, lorsque la loi l’autorise.

[9] Le directeur exécutif par intérim a conclu que la plainte de Mme Bernard ne soulevait aucune question relative à la conduite du juge de la CAF et que, de ce fait, il n’était pas justifié que le CCM l’examine.

III. Objet

[10] La seule question en litige soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision du CCM de ne pas examiner la plainte déposée par Mme Bernard contre le juge de la CAF était raisonnable.

IV. Analyse

[11] La décision du CCM est susceptible de contrôle par notre Cour en fonction de la norme de la décision raisonnable. La Cour n’interviendra que si « [la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 100).

[12] Le CCM est une création de la loi qui tire son mandat de la partie II de la Loi sur les juges, LRC (1985), c J-1. La mission et les pouvoirs du CCM sont exposés aux paragraphes 60(1) et 60(2) de cette loi :

Mission du Conseil

60 (1) Le Conseil a pour mission d’améliorer le fonctionnement des juridictions supérieures, ainsi que la qualité de leurs services judiciaires, et de favoriser l’uniformité dans l’administration de la justice devant ces tribunaux.

Pouvoirs

(2) Dans le cadre de sa mission, le Conseil a le pouvoir:

a) d’organiser des conférences des juges en chef et juges en chef adjoints;

b) d’organiser des colloques portant notamment sur des questions liées au droit relatif aux agressions sexuelles et au contexte social, lequel comprend le racisme et la discrimination systémiques, en vue de la formation continue des juges;

c) de procéder aux enquêtes visées à l’article 63;

d) de tenir les enquêtes visées à l’article 69.

Objects of Council

60 (1) The objects of the Council are to promote efficiency and uniformity, and to improve the quality of judicial service, in superior courts.

Powers of Council

(2) In furtherance of its objects, the Council may

(a) establish conferences of chief justices and associate chief justices;

(b) establish seminars for the continuing education of judges, including seminars on matters related to sexual assault law and social context, which includes systemic racism and systemic discrimination;

(c) make the inquiries and the investigation of complaints or allegations described in section 63; et

(d) make the inquiries described in section 69.

[13] Selon le paragraphe 63(2) de la Loi sur les juges, le CCM peut « enquêter sur toute plainte ou accusation relative à un juge d’une juridiction supérieure. » À issue d’une enquête, le CCM peut faire rapport de ses conclusions au ministre de la Justice et, dans des circonstances précises, recommander la révocation d’un juge (Loi sur les juges, aux para 65(1)-(2)) :

Rapport du Conseil

65 (1) À l’issue de l’enquête, le Conseil présente au ministre un rapport sur ses conclusions et lui communique le dossier.

Recommandation au ministre

(2) Le Conseil peut, dans son rapport, recommander la révocation s’il est d’avis que le juge en cause est inapte à remplir utilement ses fonctions pour l’un ou l’autre des motifs suivants:

a) âge ou invalidité;

b) manquement à l’honneur et à la dignité;

c) manquement aux devoirs de sa charge;

d) situation d’incompatibilité, qu’elle soit imputable au juge ou à toute autre cause.

Report of Council

65 (1) After an inquiry or investigation under section 63 has been completed, the Council shall report its conclusions and submit the record of the inquiry or investigation to the Minister.

Recommendation to Minister

(2) Where, in the opinion of the Council, the judge in respect of whom an inquiry or investigation has been made has become incapacitated or disabled from the due execution of the office of judge by reason of

(a) age or infirmity,

(b) having been guilty of misconduct,

(c) having failed in the due execution of that office, or

(d) having been placed, by his or her conduct or otherwise, in a position incompatible with the due execution of that office,

the Council, in its report to the Minister under subsection (1), may recommend that the judge be removed from office.

[14] Le CCM a établi, puis publié diverses politiques et procédures au sujet des enquêtes, dont les Procédures du Conseil canadien de la magistrature pour l’examen de plaintes ou d’allégations au sujet de juges de nomination fédérale, 29 juillet 2015 [les Procédures d’examen]. Tant le Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes, DORS/2015-203, que les Procédures d’examen prescrivent un processus en plusieurs étapes.

[15] À la première étape, le directeur exécutif du CCM passe la plainte en revue et décide si la question justifie un examen. Les critères d’examen préalable sont exposés à l’article 5 des Procédures d’examen. Conformément à l’alinéa 5b) de celles-ci, les plaintes qui n’impliquent pas la conduite d’un juge ne justifient pas un examen par le CCM.

[16] À l’audition de la demande de contrôle judiciaire, la question s’est posée de savoir si le mandat du CCM en matière d’enquêtes se limite à une conduite qui pourrait mener à la recommandation de démettre un juge de ses fonctions. Les parties ont eu l’occasion de présenter d’autres observations écrites à ce sujet.

[17] Aux termes des Procédures d’examen, si une plainte justifie un examen au-delà de la revue initiale, le directeur exécutif doit la déférer au président du comité d’examen de la conduite judiciaire. Après avoir donné au juge l’occasion de se faire entendre, le président, même s’il rejette finalement la plainte, peut remettre au juge une évaluation et lui exprimer ses préoccupations concernant sa conduite. Le président peut aussi suspendre l’affaire et recommander des services de consultation ou l’application d’autres mesures correctives (Procédures d’examen, aux para 8.2-8.4).

[18] Le 6 décembre 2021, le gouvernement a déposé à la Chambre des communes le projet de loi C-9, intitulé Loi modifiant la Loi sur les juges. Selon le sommaire de ce projet de loi, qui n’a franchi que l’étape de la première lecture :

Le texte modifie la Loi sur les juges afin de remplacer le processus par lequel la conduite des juges de nomination fédérale est examinée par le Conseil canadien de la magistrature. Il établit un nouveau processus d’examen des accusations d’inconduite qui ne sont pas suffisamment graves pour justifier la révocation d’un juge et apporte des changements au processus par lequel les recommandations concernant la révocation peuvent être faites au ministre de la Justice. […]

[19] Mme Bernard mentionne que le CCM n’a rejeté sa plainte ni parce qu’elle ne pouvait mener à la recommandation de révoquer le juge de la CAF ni parce qu’elle était futile. À son avis, le directeur exécutif par intérim du CCM a plutôt estimé que sa plainte ne soulevait aucune question sur la conduite du juge.

[20] Mme Bernard affirme que le directeur exécutif par intérim a mal interprété sa plainte en concluant qu’elle concernait l’omission alléguée du juge de la CAF de tenir compte des documents et des arguments qu’elle avait présentés. Elle soutient que sa plainte portait plutôt sur le fait que le juge n’avait pas lu ses observations. Selon elle, le fait qu’un juge ne lise pas les observations d’une partie à l’égard d’une requête qui doit être instruite par écrit constitue une inconduite judiciaire au même titre qu’un juge qui s’endormirait pendant l’audience. Elle souligne que le paragraphe 40(5) de la Loi sur les Cours fédérales empêche les plaideurs quérulents d’interjeter appel contre le rejet d’une demande d’autorisation d’engager d’autres instances, et qu’elle n’a donc aucun recours devant les tribunaux.

[21] Dans la décision Singh c Canada (Procureur général), 2015 CF 93 [Singh], la juge Elizabeth Heneghan a confirmé la décision du CCM de rejeter une plainte formulée à l’égard de plusieurs juges de la Cour supérieure de justice et de la Cour d’appel de l’Ontario. Le demandeur « affirmait que les juges [avaient] fait abstraction de la jurisprudence ayant force obligatoire, ils se sont fondés sur des décisions antérieures non pertinentes, n’ont pas tenu compte des faits et des arguments, ont truqué l’instance et agi de manière corrompue et arbitraire » (Singh, au para 9). La juge Heneghan a affirmé que « le mandat du Conseil se limit[ait] à l’examen de la conduite répréhensible des juges qui nuit à leur capacité de remplir leurs fonctions. Cette disposition ne confère pas au Conseil le vaste pouvoir d’examiner les décisions des juges » (Singh, au para 51).

[22] Dans la décision Lochner c Canada (Procureur général), 2021 CF 692 [Lochner], la juge Catherine Kane a de la même façon conclu que le CCM avait raisonnablement refusé d’examiner des plaintes voulant que les jugements et les décisions d’un juge ne respectaient pas le principe de primauté du droit, qu’il n’avait pas suivi les précédents, que le mauvais critère avait été appliqué, et que la preuve n’avait pas été traitée comme il se doit (au para 101). Au paragraphe 100, la juge Kane a fait remarquer ce qui suit :

[L]es conseils de la magistrature possèdent l’expertise nécessaire pour faire la distinction entre les questions qui relèvent de la prise de décisions judiciaires (lesquelles peuvent faire l’objet d’un appel) et les questions qui menacent « l’intégrité de la magistrature dans son ensemble », lesquelles ne peuvent être réglées au moyen d’un appel. Il faut faire preuve de déférence à l’égard des décisions des conseils de la magistrature, y compris le CCM.

[23] À l’instar des demandeurs dans les décisions Singh et Lochner, Mme Bernard allègue que le juge de la CAF a fait fi des faits et des observations présentés, et qu’il n’a pas traité la preuve comme il se doit. Le fait que l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales ne prévoie pas de procédure d’appel n’a pas pour effet que la plainte de Mme Bernard, qui porte sur une décision judiciaire, se transforme en une plainte qui concerne une inconduite judiciaire.

[24] Le CCM possède l’expertise nécessaire pour différencier, d’une part, les questions qui concernent le processus décisionnel judiciaire et qui ne peuvent être tranchées que devant les tribunaux et, d’autre part, les questions qui menacent l’intégrité de la magistrature dans son ensemble. La décision du CCM selon laquelle la plainte de Mme Bernard ne justifiait pas son examen était raisonnable et conforme à la jurisprudence antérieure. Nous devons donc faire preuve de retenue envers elle.

V. Conclusion

[25] La demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens établis à une somme forfaitaire de 500 $ en faveur du défendeur.


JUGEMENT

LA COUR STATUE : la demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens établis à une somme forfaitaire de 500 $ en faveur du défendeur.

« Simon Fothergill »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-810-21

 

INTITULÉ :

ELIZABETH BERNARD c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 NOVEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 30 DÉCEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Elizabeth Bernard

(pour son propre compte)

 

Pour lA demandeRESSE

 

Julie Chung

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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