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Date : 20211215


Dossier : IMM-5111-20

Référence : 2021 CF 1422

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 décembre 2021

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

HAFIZ MUHAMMAD WASEEM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Hafiz Muhammad Waseem, sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 18 septembre 2020 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] au titre du paragraphe 111(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[2] Le demandeur est un citoyen du Pakistan qui est arrivé au Canada en décembre 2015 en possession d’un permis d’études. En mars 2018, il a présenté une demande d’asile fondée sur des allégations selon lesquelles il aurait été pris pour cible par la famille de son ancienne fiancée et par le Lashkar-e-Jhangvi [LeJ] en raison de sa conversion à la foi chiite.

[3] Le 26 juin 2019, la SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les problèmes allégués que le demandeur aurait connus au Pakistan ne se sont pas matérialisés. Plus précisément, la SPR a conclu que la conversion du demandeur à la foi chiite n’était pas crédible et que le fait qu’il ait tardé à présenter une demande d’asile minait encore davantage sa crédibilité. Elle a également conclu que même si l’histoire du demandeur était crédible, ce dernier avait une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable ailleurs au Pakistan.

[4] Le demandeur a interjeté appel de la décision à la SAR. Comme la SPR, la SAR a estimé que la crédibilité était la question déterminante. La SAR a conclu que la conversion du demandeur à la foi chiite était peu crédible. Elle a également conclu que les documents justificatifs du demandeur et le fait qu’il ait tardé à présenter une demande d’asile minaient encore davantage sa crédibilité. La SAR a conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi pour appuyer sa demande de conversion à la foi chiite et les allégations de menaces et d’agressions à son égard de la part du LeJ et de la famille de son ancienne fiancée. N’ayant pas réussi à établir, selon la prépondérance des probabilités, les principaux fondements de sa demande, il n’y avait pas lieu d’examiner la question de l’existence d’une PRI viable.

[5] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en rejetant des éléments de preuve essentiels en considérant ce qu’ils ne disaient pas plutôt que ce qu’ils disaient. Il soutient également que la SAR a enfreint les règles de l’équité procédurale en tirant de nombreuses conclusions nouvelles relatives à la crédibilité sans l’en aviser au préalable.

II. Analyse

A. La norme de contrôle

[6] La norme de contrôle applicable aux décisions de la SAR portant sur la crédibilité et l’appréciation de la preuve est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 16-17 [Vavilov]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35; Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (QL) au para 4 (CA)).

[7] Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, la Cour se demande « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, au para 99). La décision doit être intrinsèquement cohérente et rationnelle (Vavilov, au para 85). Il incombe à la partie sollicitant le contrôle judiciaire de démontrer que la décision en cause est déraisonnable et la cour « doit […] être convaincue que la lacune ou la déficience […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov au para 100).

[8] En ce qui concerne la question de l’équité procédurale, la Cour d’appel fédérale a précisé dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Chemin de fer Canadien Pacifique] que les questions d’équité procédurale ne se prêtent pas nécessairement à une analyse relative à la norme de contrôle applicable. Le rôle de la Cour est plutôt de se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique aux para 54-56; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).

B. La crédibilité du demandeur et l’appréciation de la preuve

[9] Le demandeur conteste la conclusion de la SAR selon laquelle sa conversion à la foi chiite est peu crédible. Il soutient que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a apprécié la valeur probante de la lettre de l’imam bargah, de l’affidavit de son ami intime H. A., de la lettre de la Al-Eman Society of Canada, des reçus de dons et des photos. Il soutient que la SAR aurait dû apprécier les éléments de preuve susmentionnés en considérant ce qu’ils disaient et non ce qu’ils ne disaient pas. Il soutient également que la SAR aurait dû apprécier ces éléments de preuve dans leur ensemble plutôt qu’isolément.

[10] Les arguments du demandeur ne me convainquent pas.

[11] En appréciant la preuve, la SAR devait trancher la question de l’authenticité de la conversion du demandeur à la foi chiite et de sa pratique de cette foi. La SAR a rejeté la preuve du demandeur au motif qu’elle ne contenait pas suffisamment de renseignements sur sa pratique après sa conversion à la foi chiite en février 2015 jusqu’à son départ du Pakistan en décembre 2015, puis de décembre 2015 à mars 2018, moment où il a demandé l’asile.

[12] Le demandeur affirme qu’il a quitté le Pakistan en décembre 2015 pour cause de persécution en raison de sa conversion en février 2015. La question de sa fréquentation et ses activités sont des facteurs importants lorsqu’il s’agit d’évaluer si le demandeur a effectivement adopté la foi chiite. Si la lettre de l’imam bargah et l’affidavit mentionnent la conversion du demandeur en février 2015, ils ne fournissent aucun renseignement pertinent sur sa pratique de la foi chiite au Pakistan. En fait, la lettre de l’imam bargah, qui est datée du 18 avril 2019, soulève davantage de questions puisqu’elle indique que le demandeur [traduction] « est venu à notre imam bargah ». L’absence de renseignements de base sur la nature de la pratique du demandeur pendant la période décisive en question a raisonnablement affaibli la valeur de la preuve.

[13] De même, la lettre de la Al-Eman Society of Canada, les reçus de dons et les photos ne démontrent pas que le demandeur continuait de pratiquer la foi chiite lorsqu’il est arrivé au Canada. La SAR a souligné que, bien que la lettre mentionne que le demandeur a assisté à tous les programmes religieux au cours des vingt-quatre mois précédents, le demandeur lui-même n’a pas été en mesure de fournir beaucoup de précisions lorsqu’il a témoigné sur ce qu’il y faisait, quand il a commencé à y assister, à quelle fréquence il y assistait et s’il y assistait encore lorsqu’il a présenté sa demande d’asile.

[14] Après avoir examiné la preuve du demandeur, je suis convaincue qu’elle a été appréciée dans le contexte pour lequel elle a été produite. Les éléments de preuve ont été présentés pour permettre de trancher la question de la conversion du demandeur et de sa pratique de la foi chiite, qui est la cause de la crainte de persécution par la famille de l’ancienne fiancée du demandeur et du LeJ.

[15] Le demandeur n’a pas réussi à me convaincre que l’appréciation de la SAR est déraisonnable.

C. Le manquement à l’équité procédurale

[16] Le demandeur soutient également que la SAR a contrevenu à l’équité procédurale en tirant de nombreuses conclusions nouvelles relatives à la crédibilité sans l’en aviser.

[17] Il est bien établi que la SAR ne peut soulever de nouvelles questions sans en aviser les parties. Toutefois, elle peut formuler des conclusions indépendantes relatives à la crédibilité d’un appelant lorsque les conditions suivantes sont réunies : 1) la crédibilité était en cause devant la SPR; 2) les conclusions de la SPR sont contestées dans le cadre d’un appel; 3) les conclusions additionnelles de la SAR découlent du dossier de preuve (Mohamed c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 657 au para 52; Nuriddinova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1093 au para 47; Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 aux paras 23‑24.

[18] En l’espèce, la question de la crédibilité était au cœur de la conclusion de la SPR. Celle-ci n’a pas cru l’allégation de conversion du demandeur à la foi chiite. Elle a conclu que le demandeur n’était pas un croyant authentique et que sa seule raison de fréquenter des organisations chiites au Canada était d’obtenir des preuves à l’appui de sa demande d’asile. La SPR a également conclu que le fait que le demandeur ait beaucoup tardé à demander l’asile a considérablement miné sa crédibilité. La SPR a examiné les éléments de preuve produits par le demandeur à l’appui de son allégation selon laquelle il a fait l’objet de menaces et d’attaques de la part du LeJ et de la famille de son ancienne fiancée. Toutefois, la SPR a estimé que la valeur probante de la preuve était considérablement affaiblie par le fait que le demandeur a été jugé non crédible en ce qui concerne les allégations centrales de sa demande. En tirant cette conclusion, la SPR a également souligné que les documents relatifs aux conditions dans le pays indiquaient que les documents frauduleux étaient faciles à obtenir au Pakistan.

[19] En appel, le demandeur a contesté les conclusions de la SPR relatives à la crédibilité. Il a également contesté la conclusion de la SPR selon laquelle elle n’a accordé aucun poids à ses documents justificatifs et a soutenu que l’appréciation de la SPR était déraisonnable. De plus, il a fait valoir que la SPR avait commis une erreur en omettant de conclure explicitement que les documents justificatifs étaient frauduleux.

[20] La SAR a déterminé que les documents justificatifs du requérant ne fournissaient pas suffisamment de preuves indépendantes et crédibles des menaces et des agressions de la part de la famille de sa fiancée et du LeJ. La SAR a estimé que les preuves étaient insuffisantes pour établir un lien crédible entre la famille de l’ancienne fiancée du demandeur et le LeJ. En ce qui concerne la lettre de menace, la SAR a noté qu’elle était manuscrite et non signée. Elle a également ajouté qu’elle aurait pu être écrite par n’importe qui. Quant aux autres lettres, la RAD a constaté qu’elles ne contenaient pas de connaissance de première main des menaces et des agressions et que les auteurs n’indiquaient pas comment ils avaient eu connaissance de ces renseignements. La SAR a également exprimé sa préoccupation quant au fait que les lettres de soutien et le rapport de police présentaient des similitudes presque identiques dans la formulation et les précisions. Elle a estimé que la similitude des documents et des descriptions indiquait, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils n’étaient pas authentiques, ce qui minait encore davantage la crédibilité des allégations de menaces et d’agressions du demandeur. La SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en n’accordant aucun poids aux documents justificatifs du demandeur.

[21] Je conclus que la SAR n’a pas soulevé de nouvelle question. Elle a examiné la question même qu’a soulevée le demandeur. La SAR a effectué sa propre analyse de la preuve pour déterminer si la SPR avait commis une erreur en n’accordant aucun poids à la preuve et ses conclusions découlaient directement du dossier de preuve.

[22] Le demandeur n’a pas réussi à me convaincre que l’appréciation par la SAR de ses pièces justificatives a entraîné un manquement à l’équité procédurale.

[23] En outre, même si le demandeur n’a pas soulevé la question en tant que motif de révision distinct dans son mémoire, il soutient que la SAR a commis une erreur en n’examinant pas correctement les explications qu’il a fournies pour justifier le fait qu’il a tardé à demander l’asile. Le demandeur n’a pas démontré comment ni pourquoi la décision de la SAR est déraisonnable.

[24] Néanmoins, il est bien établi que le fait de tarder à présenter une demande d’asile est un facteur pertinent dans l’évaluation de la crainte subjective d’un demandeur. Bien qu’il ne soit pas déterminant en soi, il peut nuire à la crédibilité d’un demandeur. En l’absence d’une explication satisfaisante quant aux raisons pour lesquelles la protection n’a pas été demandée à la première occasion, le décideur peut conclure que le demandeur ne craint pas d’être persécuté.

[25] Il est important de rappeler que les conclusions relatives à la crédibilité d’un demandeur et l’appréciation de la preuve commandent un degré élevé de retenue de la part de la Cour. Le demandeur peut ne pas être d’accord avec les conclusions de la SAR, mais il n’appartient pas à la Cour de réexaminer ou de soupeser à nouveau la preuve afin de tirer des conclusions qui lui seraient favorables (Vavilov au para 125; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au para 59.

[26] En terminant, je suis convaincue que, lorsqu’elle est lue de façon globale et contextuelle, la décision de la SAR répond à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov. De plus, le demandeur n’a pas réussi à faire la preuve d’un manquement à l’équité procédurale.

[27] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification, et la Cour est d’avis que la cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5111-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5111-20

INTITULÉ :

HAFIZ MUHAMMAD WASEEM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 août 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 15 DÉCEMBRE 2021

COMPARUTIONS :

Ian R.J. Wong

Pour le demandeur

Leanne Briscoe

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ian R.J. Wong

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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