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Date : 20211223


Dossier : IMM-6053-20

Référence : 2021 CF 1472

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 décembre 2021

En présence de madame la juge Pallota

ENTRE :

PURNA BAHADUR GURUNG

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur, Purna Bahadur Gurung, est un citoyen du Népal qui affirme craindre d’être persécuté en raison de ses opinions politiques réelles et perçues. Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, M. Gurung cherche à faire annuler une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté son appel et a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle il n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Bien que la SPR ait tiré plusieurs conclusions défavorables quant à la crédibilité, que M. Gurung a contestées en appel, la SAR ne les a pas abordées. La question déterminante en appel concernait l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) au Népal. Les demandeurs d’asile ont le fardeau de démontrer qu’une PRI proposée n’est pas viable et peuvent s’acquitter de ce fardeau en réfutant au moins un des deux volets du critère relatif à la PRI. La SAR a conclu que M. Gurung ne s’était pas acquitté de son fardeau d’établir (i) qu’il existe un risque sérieux de persécution dans la PRI proposée de Biratnagar, ou (ii) qu’il serait déraisonnable de déménager à Biratnagar au vu de toutes les circonstances.

[3] M. Gurung prétend que l’analyse effectuée par la SAR dans le cadre du premier volet du critère (soit, l’existence ou non d’un risque sérieux de persécution à Bartnagar)est déraisonnable. Pour les motifs qui suivent, je souscris à cette prétention. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[4] M. Gurung prétend que la SAR a commis cinq erreurs susceptibles de contrôle qui remettent en cause les conclusions tirées dans le cadre du premier volet du critère relatif aux PRI. Il affirme qu’elle a commis les erreurs suivantes : (i) elle n’a pas tenu compte du fait que, malgré ses déménagements à l’intérieur du Népal, les agents de persécution avaient réussi à le trouver; (ii) elle a conclu que les agents de persécution ne sont pas des acteurs étatiques; (iii) elle a assumé que les agents de persécution ne font pas partie d’une faction politique criminelle et violente; (iv) elle a conclu que le profil de M. Gurung ne fait pas de lui une cible; (v) elle a conclu que les agents de persécution n’ont pas de « réseau » national ni la capacité de le trouver à Biratnagar.

[5] M. Gurung soutient que la décision de la SAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[6] Le défendeur est d’accord, mais ajoute que les inférences de fait de la SAR ayant mené à des conclusions de fait ainsi que les conclusions de fait en soi sont assujetties à la norme de l’« erreur manifeste et dominante » : Aldarwish c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 1265 [Aldarwish] aux para 24-30. Par conséquent, la Cour ne devrait contrôler de telles conclusions que pour y trouver des erreurs qui sont tellement évidentes qu’elles sont faciles à repérer : Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 [Housen] aux para 3-6, 10-25, 36, comme appliqué dans Aldarwish. Le défendeur fait valoir que cette approche ne s’écarte pas de [traduction] « l’essence de l’analyse selon la norme de la décision raisonnable » effectuée dans l’arrêt Vavilov, mais y est plutôt incluse : Xiao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2021 CF 386 [Xiao] aux para 7-9. En outre, l’approche respecte le libellé de l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, qui permet à la Cour d’annuler la décision d’un tribunal si elle est convaincue qu’il a rendu sa décision en se fondant sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose.

[7] Je note que la décision Aldarwish a été rendue avant l’arrêt Vavilov. Dans la décision Xiao, la Cour a rejeté l’affirmation selon laquelle une norme différente devrait s’appliquer aux inférences de fait de la SAR et elle a plutôt appliqué la norme de la décision raisonnable : Xiao, aux para 7-10; voir aussi Liao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2021 CF 857 aux para 21-22.

[8] Dans la mesure où le défendeur prie la Cour d’adopter une démarche qui entraînerait l’application de normes de contrôle différentes en fonction des aspects de la décision de la SAR, je juge que cette approche n’est pas compatible avec les directives données dans l’arrêt Vavilov. La norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable, sauf exception. L’une des exceptions, qui ne s’applique toutefois pas en l’espèce, est lorsque le législateur prévoit un appel à l’encontre d’une décision administrative et que la cour de révision doit recourir aux normes applicables en appel suivant le cadre établi dans l’arrêt Housen : Vavilov, au para 37. Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, elle demeure une norme unique, et les éléments du contexte entourant une décision n’altèrent pas cette norme ou le degré d’examen que doit appliquer une cour de révision : Vavilov, aux para 88-90.

[9] Dans la mesure où les principes énoncés dans la décision Aldarwish et dans l’arrêt Housen sont inclus dans l’approche établie dans l’arrêt Vavilov pour procéder à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, les principes applicables peuvent alors être tirés de l’arrêt Vavilov en soi.

[10] Lorsqu’elle examine le fond d’une décision administrative, la cour de révision doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci : Vavilov, au para 99. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.

III. Les décisions de la SPR et de la SAR

[11] La demande d’asile de M. Gurung est fondée sur son appartenance au parti démocratique national Rastriya Prajatantra et à son aile jeunesse, l’organisation démocratique nationale des jeunes, dont il a rejoint les rangs à la fin des années 1990 alors qu’il était à l’école secondaire. Les membres de ce parti ont reçu des menaces de la part des membres du parti communiste unifié du Népal (maoïste) et de son aile jeunesse, la ligue des jeunes communistes.

[12] M. Gurung allègue qu’en 2002-2003, il a été approché par les maoïstes, lesquels voulaient qu’il se joigne à leur parti, mais il a refusé. Il affirme également qu’en 2004, il a été agressé par de jeunes maoïstes et qu’il a dû être hospitalisé en raison des blessures découlant de cette agression.

[13] En 2005, M. Gurung a obtenu un visa lui permettant de travailler à Dubaï, ce qu’il a fait jusqu’en 2013. Il est retourné au Népal plusieurs fois durant cette période.

[14] M. Gurung est arrivé au Canada en mars 2014 muni d’un visa de travail. Il affirme qu’il est retourné au Népal en avril 2015, parce que son père était malade. Pendant qu’il était là, le 30 juin 2015, il prétend que lui et des membres de sa famille ont été menacés et agressés par cinq dirigeants maoïstes à Katmandou et qu’ils ont aussi été victimes de vol. Il est revenu au Canada en juillet 2015 et a présenté une demande d’asile en novembre 2015.

[15] La SPR a conclu que certains des éléments de la demande d’asile de M. Gurung n’étaient pas crédibles. Elle a reconnu que, lorsqu’un demandeur d’asile affirme solennellement que certains faits sont véridiques, il est présumé que ces faits sont effectivement véridiques, à moins qu’il y ait une raison de douter de leur véracité. La SPR s’est penchée sur le témoignage de M. Gurung et a conclu que la présomption de crédibilité avait été réfutée, parce que ce dernier n’avait fourni aucune explication raisonnable au sujet de certaines des réserves qu’elle avait au sujet de la crédibilité. Elle a fait observer ce qui suit :

  1. M. Gurung ne pouvait nommer que très peu de partis et de groupes maoïstes au Népal.La SPR se serait attendue à ce que M. Gurung, un homme instruit ayant déjà participé à la vie politique pendant de nombreuses années, connaisse les opposants politiques de son propre parti.De surcroît, il ne savait pas quel parti le prenait pour cible.La SPR a conclu qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que les agents de persécution, qui auraient déployé des efforts considérables pour l’obliger à se joindre à leur parti maoïste, identifient leur parti.Ces éléments ont [traduction] « donné naissance à quelques réserves » quant à la crédibilité des faits allégués par M. Gurung.

  2. Dans son formulaire de l’annexe A (Antécédents/Déclaration), M. Gurung a déclaré qu’on ne lui avait jamais refusé de visa dans un pays alors qu’en fait, il avait présenté une demande de visa de travail aux États‑Unis lors de son voyage au Népal en 2015, demande qui a été refusée en mai 2015.La SPR a conclu que M. Gurung tentait de cacher aux autorités canadiennes de l’immigration que l’information contenue dans sa demande de visa aux États‑Unis était incompatible avec l’information contenue dans ses formulaires d’immigration canadiens, notamment :

  3. Son départ tardif du Népal et le fait qu’il y était retourné plusieurs fois après avoir supposément quitté le pays parce qu’il craignait pour sa vie étaient incompatibles avec sa crainte subjective alléguée et cela a nui à sa crédibilité.

  4. M. Gurung a présenté des renseignements contradictoires et inexacts à diverses autorités gouvernementales canadiennes concernant l’endroit où il vivait au Canada, ce qui a également nui à sa crédibilité.

  5. Lorsque M. Gurung est revenu au Canada en juillet 2015, il n’a pas mentionné l’attaque qui aurait eu lieu à Katmandou en juin 2015 aux autorités de l’immigration ni qu’il craignait de retourner au Népal.En outre, son permis de travail ne l’autorisait pas à revenir au Canada, il se limitait à un seul employeur précis et il ne lui permettait pas d’occuper un autre poste.La SPR n’a pas accepté l’explication de M. Gurung selon laquelle l’agent d’immigration canadien ne lui a posé aucune question à son retour au Canada et elle a jugé que le défaut d’informer les autorités d’immigration du changement important de sa situation a nui à sa crédibilité.

    1. l’endroit où il vivait au Népal et, fait important, s’il vivait à Katmandou ou à Pokhara au moment de l’agression alléguée de juin 2015 par les maoïstes à Katmandou; le formulaire de l’annexe A que M. Gurung a rempli en novembre 2015 indique qu’il vivait à Katmandou depuis septembre 2013 alors que la demande de visa aux États‑Unis qu’il a présentée lors de son voyage au Népal en 2015 indique qu’il vivait à Pokhara à ce moment‑là et qu’il n’a pas vécu ailleurs depuis l’âge de 16 ans;
    2. s’il faisait partie d’organisations sociales, ce qui était important à savoir, puisqu’un élément de sa demande d’asile était qu’il avait été un membre actif de certaines organisations sociales et que l’une des raisons pour lesquelles les maoïstes s’intéressaient à lui était qu’il était bien connu en raison de son profil social actif et qu’ils croyaient qu’il pourrait inciter d’autres membres de ces organisations à se joindre au parti maoïste;
    3. s’il avait donné de l’argent aux maoïstes, ce qui était important à savoir, parce qu’un élément de sa demande d’asile était qu’il avait été victime d’extorsion et forcé de donner de l’argent au parti maoïste.

[16] Malgré les conclusions défavorables quant à la crédibilité qu’elle a tirées, la SPR n’a pas déclaré qu’elle ne croyait pas le fondement de la crainte de persécution de M. Gurung. Elle n’a pas non plus conclu que les faits allégués n’étaient pas réellement arrivés, et elle n’a pas rejeté la demande d’asile de M. Gurung en raison d’un manque de crédibilité. La SPR a plutôt jugé que la question déterminante dans le rejet de la demande d’asile de M. Gurung était l’existence d’une PRI à Biratnagar.

[17] En appel devant la SAR, M. Gurung a avancé que la conclusion déterminante de la SPR concernant la PRI portait à confusion, parce que l’analyse relative à la PRI avait été effectuée après une série de conclusions défavorables en matière de crédibilité. M. Gurung a déclaré qu’il [traduction] « avait dû présumer qu’au moment d’examiner l’existence d’une PRI, la SPR avait reconnu sa crédibilité » et que si la SPR n’était pas convaincue de la crédibilité de ses allégations concernant le fait qu’il était ciblé par les maoïstes, alors il n’était pas logique de procéder à une analyse de la PRI. M. Gurung a invoqué plusieurs précédents et s’est notamment fondé sur la décision Karim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 279 au paragraphe 24 [Karim] :

[24] [...] De plus, on ne sait pas vraiment si l’analyse relative à l’existence d’une PRI repose sur la conclusion concernant la crédibilité, ou s’il s’agit d’un raisonnement subsidiaire par rapport à cette conclusion. Si l’analyse en question repose sur la conclusion concernant la crédibilité ‑ c’est‑à‑dire, si elle part de la prémisse que le demandeur n’était plus exposé à un risque après décembre 2012 ‑, la Commission n’a pas du tout conclu à l’existence d’une PRI, mais a plutôt simplement réitéré sa conclusion concernant la crédibilité. S’il s’agit d’un raisonnement subsidiaire ‑ c’est‑à‑dire, si cette analyse repose sur l’hypothèse que toutes les allégations sont vraies et que le demandeur était encore ciblé après décembre 2012 ‑, la Commission n’a donc pas tenu compte du témoignage du demandeur exposant les raisons pour lesquelles il s’est senti ciblé après 2012.

[18] Dans les observations écrites qu’il a présentées à la SAR, M. Gurung a séparé ses critiques concernant l’analyse de la SPR en deux parties. Premièrement, il a allégué que la SPR avait commis une erreur dans son analyse de la preuve documentaire objective sur la situation dans le pays et qu’elle n’avait pas tenu compte de la preuve démontrant qu’il n’y avait pas de PRI viable pour lui à Biratnagar ou dans une autre ville du Népal. Deuxièmement, dans la mesure où l’évaluation de la SPR a été influencée par ses conclusions défavorables en matière de crédibilité, M. Gurung a avancé que ces conclusions ne sauraient résister à un examen. Dans la deuxième partie de ses observations, M. Gurung a allégué que la SPR avait tiré une série de conclusions non étayées en matière de crédibilité et il a énoncé les motifs pour lesquels il contestait chacune des conclusions défavorables susmentionnées, sauf celle qui se trouve au point (v.), soit le défaut d’informer les autorités de l’immigration du changement important de sa situation à son retour au Canada. De plus, M. Gurung a avancé que la SPR avait commis une [traduction] « erreur prépondérante et déterminante » en ne tenant pas compte de la preuve documentaire corroborante qu’il avait déposée à l’appui de sa demande d’asile et en ne la mentionnant même pas. Ces documents comprenaient des déclarations faites sous serment, des dossiers médicaux, des dossiers de police et des lettres des maoïstes.

[19] Dans sa décision du 9 novembre 2020, la SAR a rejeté l’appel au motif que M. Gurung avait une PRI à Biratnagar.

[20] La SAR a examiné les arguments avancés dans la première partie des observations écrites de M. Gurung. À cet égard, elle a rejeté les arguments selon lesquels le gouvernement actuel est maoïste et donc que les agents de persécution sont effectivement des acteurs étatiques dont la portée est nationale. La SAR a conclu que les maoïstes [traduction] « traditionnels » ont cessé d’avoir recours à des menaces d’extorsion depuis qu’ils ont joint le gouvernement, et que les incidents récents de menaces, d’extorsion et de violence sont dirigés par des groupes dissidents, particulièrement le groupe maoïste Biplav qui a été banni par le gouvernement maoïste en 2019. En outre, la SAR a conclu que la fréquence de tels incidents a diminué considérablement depuis 2006 et que les cibles d’extorsion sont des personnes fortunées et non les membres d’un parti politique opposé. La SAR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, M. Gurung ne s’est pas acquitté du fardeau d’établir qu’il est exposé à un risque sérieux de persécution dans la PRI proposée.

[21] Bien que M. Gurung n’ait pas allégué que la SPR avait commis une erreur dans son analyse du deuxième volet du critère relatif aux PRI, la SAR a examiné le dossier et a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle M. Gurung ne serait pas exposé à des difficultés excessives s’il devait déménager à Biratnagar.

[22] La SAR n’a pas abordé les arguments avancés par M. Gurung pour contester les conclusions de la SPR en matière de crédibilité—peut-être parce que la deuxième partie des observations écrites de M. Gurung commençait par l’expression [traduction] « subsidiairement » et que la SAR n’a pas jugé qu’il était nécessaire d’aborder d’autres arguments si la question de la PRI était déterminante.

IV. Analyse

[23] Le critère applicable à l’évaluation d’une PRI est énoncé à la page 711 de l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [Rasaratnam] (CA) [1992] 1 CF 706.

[...] la Commission se devait d’être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que l’appelant ne risquait pas sérieusement d’être persécuté à Colombo et que, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles lui étant particulières, la situation à Colombo était telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour l’appelant d’y chercher refuge.

[24] Comme il a été mentionné, M. Gurung soutient que la SAR a commis une erreur dans son analyse du premier volet du critère : (i) elle n’a pas tenu compte du fait que, malgré ses déménagements à l’intérieur du Népal, les agents de persécution avaient réussi à le trouver; (ii) elle a conclu que les agents de persécution ne sont pas des acteurs étatiques; (iii) elle a assumé que les agents de persécution ne font pas partie d’une faction politique criminelle et violente; (iv) elle a conclu que le profil de M. Gurung ne fait pas de lui une cible; (v) elle a conclu que les agents de persécution n’ont pas de « réseau » national ni la capacité de le trouver à Biratnagar.

[25] Parmi ces cinq erreurs alléguées, le fait que la SAR n’ait pas abordé les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la SPR et que M. Gurung a contestées en appel n’a aucune incidence sur la conclusion de la SAR selon laquelle les agents de persécution ne sont pas des acteurs étatiques. Je ne suis pas convaincue que la conclusion de la SAR ou l’analyse qu’elle a faite du point (ii) est déraisonnable et j’aborderai ce point séparément ci‑dessous. À mon avis, les quatre autres points sont entachés par la même erreur et je les examinerai ensemble avant d’aborder le point (ii).

[26] M. Gurung soutient que la SAR n’a pas abordé la question de sa crédibilité et n’a pas remis en doute sa preuve. En conséquence, elle a commis une erreur en ne tenant pas compte du fait que les agents de persécution maoïstes avaient continué à le chercher à Pokhara et à Katmandou après son départ du Népal et qu’ils avaient réussi à le trouver ainsi que sa famille à Katmandou, comme en témoigne l’agression dont il a été victime en juin 2015. M. Gurung fait valoir qu’il incombait à la SAR d’expliquer pourquoi il serait en sécurité à Biratnagar alors que les agents de persécution avaient réussi à le trouver dans au moins deux autres villes du Népal, ce qu’elle n’a pas fait.

[27] De surcroît, M. Gurung avance qu’il était déraisonnable de la part de la SAR : (i) d’assumer que les maoïstes qui le prenaient pour cible ne faisaient pas partie du groupe Biplav ou d’une autre faction maoïste qui continue de mener des activités criminelles, (ii) de conclure qu’il n’avait pas suffisamment d’importance pour être une cible, (iii) de conclure que les agents de persécution n’avaient pas de « réseau » leur permettant de le trouver à Biratnagar.

[28] Le défendeur est d’avis que M. Gurung interprète mal les motifs de la SAR et qu’il tente d’inverser le fardeau de la preuve. Ce ne sont pas toutes les factions maoïstes qui ont recours à la violence et à la coercition, ou qui pratiquent l’extorsion. M. Gurung n’a pas démontré quelle faction le poursuivait, et il n’a pas établi que certaines factions qui pourraient avoir été dangereuses et l’auraient ciblé lorsqu’il vivait au Népal il y a de nombreuses années représenteraient encore une menace pour sa sécurité aujourd’hui. Le défendeur soutient que M. Gurung n’a pas relevé d’erreur dans les conclusions de la SAR ou dans son raisonnement. Il a plutôt mis l’accent sur la preuve sur la situation dans le pays qui permet de tirer une autre conclusion, ce qui revient à demander à la Cour de soupeser à nouveau la preuve, chose qui n’est pas appropriée lors d’un contrôle judiciaire.

[29] Le défendeur prétend que M. Gurung n’a pas précédemment établi de lien entre le fait que les maoïstes l’ont trouvé à Katmandou et à Pokhara et leur capacité à le trouver à Biratnagar. Devant la SPR et la SAR, la crainte qu’il avait d’être trouvé à Biratnagar était fondée sur le [traduction] « réseau national » décrit dans la documentation objective sur la situation dans le pays. De l’avis du défendeur, en soulevant ce point pour la première fois dans le cadre du présent contrôle judiciaire, M. Gurung cherche à transformer le contrôle judiciaire en deuxième appel et demande à la Cour de tirer des inférences sans profiter du point de vue de la SAR. Le défendeur mentionne qu’il incombe à l’appelant de soulever des motifs d’erreur en appel devant la SAR, et de définir ainsi la portée de l’évaluation indépendante de la SAR. Le caractère raisonnable de la décision de la SAR ne peut normalement pas être contesté sur le fondement d’une question qui ne lui a pas été présentée : Broni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 365 au para 15.

[30] Dans tous les cas, le défendeur soutient que l’argument de M. Gurung ne démontre pas que le raisonnement de la SAR est illogique.

[31] Je ne souscris pas à l’observation du défendeur selon laquelle M. Gurung soulève cette question pour la première fois dans le cadre du présent contrôle judiciaire. Dans ses plaidoiries devant la SPR,le conseil de M. Gurung a mentionné que l’incident du 30 juin 2015 était un [traduction] « élément clé », que les maoïstes avaient été capables de trouver M. Gurung à sa résidence de Katmandou et qu’ils étaient armés, l’avaient menacé et l’avaient agressé. En fait, l’argument principal du conseil était que l’analyse du premier volet du critère relatif aux PRI dépendait de la question de savoir si la SPR croyait en la véracité de la preuve de M. Gurung :

[traduction]
À mon avis, votre évaluation de la viabilité de Biratnagar comme lieu sûr fait partie intégrante de votre évaluation de la crédibilité de la preuve dont vous disposez.

M. Gurung a déclaré qu’il avait appris de sa mère que les maoïstes posaient des questions sur ses allées et venues à Pokhara. En outre, la preuve dont vous disposez établit que le demandeur d’asile a commencé à avoir des problèmes dans son village en 2004 et qu’il a à nouveau été pris pour cible en juin 2015.

[L]e demandeur d’asile a des démêlés avec les maoïstes depuis longue date. Son profil montre qu’il est une personne qui a travaillé au sein d’un parti politique de l’opposition et une rumeur court selon laquelle il aurait fourni de l’information ayant mené eu meurtre d’un dirigeant maoïste qui l’avait menacé en 2004.

Si vous croyez en la véracité de la preuve du demandeur d’asile concernant ce qui lui est arrivé en 2004 et, plus important encore, en juin 2015, si vous croyez en la véracité de la preuve du demandeur d’asile concernant le fait que les maoïstes continuent de s’enquérir au sujet de ses allées et venues, vous devez prendre ces éléments en compte, de même que la preuve objective sur la situation dans le pays, laquelle montre que le Népal est chroniquement instable sur le plan politique et que les maoïstes de diverses factions continuent de commettre des actes de violence [...]

[...] Y a-t-il plus qu’une simple possibilité que M. Gurung soit persécuté au Népal aujourd’hui? À mon avis, on peut répondre à la question en regardant votre évaluation de la crédibilité de la preuve qui vous a été présentée.

[32] Comme il a été mentionné, malgré les conclusions défavorables quant à la crédibilité qu’elle a tirées, la SPR n’a pas déclaré qu’elle ne croyait pas le fondement de la crainte de persécution de M. Gurung. Elle n’a pas non plus conclu que les faits allégués n’étaient pas réellement arrivés, et elle n’a pas rejeté la demande d’asile de M. Gurung en raison d’un manque de crédibilité. Contrairement à ce que le conseil de M. Gurung a pu plaider à l’audience devant la SPR, celle-ci a rejeté la demande d’asile sur le fondement de son analyse de la PRI, laquelle était distincte de ses conclusions défavorables quant à la crédibilité.

[33] Par ailleurs, M. Gurung a effectivement soulevé la question en appel devant la SAR. Invoquant plusieurs précédents, dont la décision Karim, il a fait valoir que la SPR a tiré la conclusion déterminante concernant la PRI après une série de conclusions défavorables en matière de crédibilité et que son analyse de la PRI n’avait guère de sens si la SPR n’était pas convaincue de la crédibilité de ses allégations concernant le fait qu’il était ciblé par les maoïstes. La question de savoir si M. Gurung vivait à Katmandou était une question de crédibilité, et il a contesté presque toutes les conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité, mais la SAR n’a pas abordé ces arguments.

[34] À mon avis, la décision de la SAR est déraisonnable, car, tout comme la SPR, la SAR n’a pas déclaré qu’elle ne croyait pas le fondement de la crainte de persécution de M. Gurung, elle n’a pas conclu que les faits allégués n’étaient pas réellement arrivés, et elle n’a pas rejeté la demande d’asile de M. Gurung en raison d’un manque de crédibilité. Cependant, si la SAR a assumé que les allégations de M. Gurung étaient vraies, alors son analyse de la PRI n’est pas transparente, intelligible ou justifiée. Si elle croyait en la véracité du témoignage et de la preuve documentaire de M. Gurung, alors la SAR n’a pas expliqué adéquatement pourquoi M. Gurung serait en sécurité à Biratnagar et protégé contre les membres d’une faction maoïste qui l’avaient violemment agressé en 2004 et en 2015, lui avaient extorqué de l’argent et l’avaient pris pour cible même s’il n’était pas fortuné, avaient continué de le chercher après qu’il eut quitté le Népal et l’ont trouvé dans différentes villes aussi récemment qu’en 2015.

[35] Je souscris à l’argument du défendeur selon lequel il ne suffit pas pour un demandeur de simplement présenter des éléments de preuve sur la situation dans un pays pour étayer une conclusion différente de celle qui a été tirée par la SAR. Cela reviendrait à demander à la Cour de soupeser à nouveau la preuve dans le cadre d’un contrôle judiciaire, ce qui est inapproprié. Toutefois, en l’espèce, M. Gurung a contesté, en appel, l’approche [traduction] « portant à confusion » adoptée par la SPR pour analyser la PRI, et il a contesté la plupart des conclusions défavorables quant à la crédibilité. Si la SAR n’était pas prête à accepter la version des faits de M. Gurung, il lui incombait d’examiner ses arguments et de conclure que les faits ne s’étaient pas déroulés comme il l’avait allégué. Elle ne l’a pas fait. Par conséquent, bien que l’évaluation, par la SAR, de la documentation relative à la situation dans le pays puisse être raisonnable en soi (il n’est pas nécessaire de trancher cette question dans le présent contrôle judiciaire), la preuve présentée par M. Gurung concernant ce qui lui est arrivé précisément – et que la SAR n’a pas remise en doute – ne concordait pas avec les renseignements généraux sur la situation dans le pays. La SAR n’a pas examiné cette contradiction.

[36] Concernant le point (ii) (tel qu’il est énoncé au paragraphe 24 ci-haut), M. Gurung conteste la conclusion de la SAR selon laquelle les maoïstes [traduction] « traditionnels » ne pratiquent plus l’extorsion et que ceux qui l’ont pris pour cible ne sont pas des acteurs étatiques. Ses arguments sont les suivants : (i) aucune preuve ne permettait à la SAR d’assumer que les maoïstes qui l’avaient pris pour cible ne font pas partie du gouvernement népalais; (ii) la SAR a examiné de manière sélective les éléments de preuve dans la documentation sur le pays, a écarté les éléments de preuve démontrant que, même si l’activité criminelle avait diminué, certains maoïstes ayant joint le gouvernement continuent d’envoyer des lettres de menaces et de demander de l’argent.

[37] Je conviens avec le défendeur que l’argument de M. Gurung inverse le fardeau de la preuve et le transfère à la SAR, ce qui l’oblige à réfuter une hypothèse formulée dans sa demande, soit que des maoïstes inconnus l’ayant pris pour cible proviennent de la faction au pouvoir. M. Gurung a allégué qu’il ne savait pas quel groupe de maoïstes le ciblait. Il était loisible à la SAR de conclure que les agents de persécution ne sont pas des acteurs étatiques en fonction de la documentation sur le pays qui décrit les diverses factions de maoïstes et attribue la plupart des activités violentes et criminelles aux membres de la faction qui n’est pas au pouvoir, soit la faction Biplav. La SAR s’est penchée sur l’observation de M. Gurung selon laquelle le premier ministre avait encouragé l’aile jeunesse du parti communiste unifié du Népal (maoïste) à exercer des représailles contre les [traduction] « gens de droite » et elle a noté que ce premier ministre n’était plus au pouvoir. Elle a également examiné les articles de presse présentés par M. Gurung et a conclu que les actes de violence étaient commis par la faction Biplav, qui avait été bannie par le gouvernement en 2019. En conséquence, la SAR a conclu que cette faction était en conflit direct avec le gouvernement maoïste traditionnel et elle n’était pas convaincue que, selon la prépondérance des probabilités, le gouvernement maoïste actuel est l’agent de persécution.

[38] L’analyse réalisée par la SAR quant à la question de savoir si les agents de persécution sont des acteurs gouvernementaux est raisonnable. La SAR a tenu compte des observations de M. Gurung et a examiné ses arguments à la lumière de la documentation sur le pays. Ses conclusions n’étaient pas incompatibles avec la preuve de M. Gurung, car il a déclaré qu’il ne savait pas quelle faction l’avait pris pour cible dans le passé.

V. Conclusion

[39] M. Gurung a démontré que la décision de la SAR au titre du premier volet du critère relatif à la PRI est déraisonnable. Cela suffit à rendre la décision déraisonnable, étant donné que la PRI était la question déterminante et que, pour être viable, une PRI doit respecter les deux volets du critère énoncé dans l’arrêt Rasaratnam. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision de la SAR sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[40] Aucune partie n’a soulevé de question à certifier et, à mon avis, aucune ne se pose.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6053-20

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la SAR est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6053-20

 

INTITULÉ :

PURNA BAHADUR GURUNG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

22 SEPTEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE PALLOTTA

 

DATE DES MOTIFS :

23 DÉCEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Michelle Beck

 

Pour le demandeur

 

Stephen Jarvis

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Korman and Korman LLP

Cabinet d’avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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