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Date : 20211223


Dossiers : IMM-6245-20

IMM-6246-20

Référence : 2021 CF 1467

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 décembre 2021

En présence de madame la juge Walker

Dossier : IMM-6245-20

ENTRE :

ALIAH CONTRERAS LUEVANO, alias

LUIS ALBERTO CONTRERAS LUEVANO, BELEN ALICIA HINOJOS DURAN,

LUIS ALBERTO CONTRERAS HINOJOS, ET LIAM CONTRERAS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur


Dossier : IMM-6246-20

ET ENTRE :

ALIAH CONTRERAS LUEVANO, alias

LUIS ALBERTO CONTRERAS LUEVANO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le présent jugement porte sur deux demandes de contrôle judiciaire présentées par une famille qui craint de retourner au Mexique : les parents et l’un des fils sont citoyens mexicains, le deuxième fils est citoyen américain et le plus jeune est citoyen canadien. La demanderesse principale, Aliah Luevano, sollicite le contrôle judiciaire d’un examen des risques avant renvoi défavorable (la décision relative à l’ERAR), et les demandeurs (tous membres de la famille, à l’exception du plus jeune fils) demandent le contrôle judiciaire du rejet de leur demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire). Dans le présent jugement, le terme « décisions » renvoie collectivement à la décision relative à l’ERAR et à la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Les décisions sont datées du 30 octobre 2020 et ont été rendues par le même agent principal au titre de l’article 112 et du paragraphe 25(1), respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Par souci de commodité, les demandes et mes renvois aux décisions sous-jacentes sont les suivants :

  1. IMM-6245-20 : la décision fondée sur des considérations d’ordre humanitaire;

  2. IMM-6246-20 : la décision du demandeur principal relative à l’ERAR.

[3] Le 13 avril 2021, le juge Fothergill a ordonné que les demandes de contrôle judiciaire des demandeurs soient instruites ensemble le 12 juillet 2021, et l’audience m’a été confiée. Je traite des deux demandes dans le présent jugement, et une copie de ma décision sera versée au dossier de la Cour pour chaque demande.

[4] Pour les motifs qui suivent, ni la décision relative à l’ERAR ni la décision fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne satisfont aux critères d’une décision raisonnable. Chacune des décisions manque de justification quant aux inférences et aux conclusions défavorables importantes tirées par l’agent. Les demandes de contrôle judiciaire des deux décisions seront donc accueillies.

I. Le contexte

[5] Les demandeurs sont arrivés au Canada en 2017 et ont demandé l’asile. Ils allèguent qu’ils sont exposés à un risque de mort ou de préjudice grave au Mexique en raison d’actes d’extorsion et de menaces visant la demanderesse principale à la suite d’une brève période de travail forcé par La Linea, une faction criminelle du cartel de Juàrez.

[6] La demanderesse principale est une femme transgenre qui utilise des pronoms féminins et des pronoms neutres. Depuis son arrivée au Canada, elle est en processus de transition de genre à l’aide de l’hormonothérapie. La demanderesse principale n’a pas vécu ouvertement comme transgenre au Mexique, mais elle a été victime de violence et de harcèlement parce qu’elle était trop [traduction] « féminine ».

[7] La demanderesse principale est entrée illégalement aux États-Unis avec sa mère alors qu’elle avait sept ans. À l’âge de 22 ans, elle a été expulsée vers le Mexique, où elle a vécu avec sa famille pendant un certain nombre d’années sans incident. En 2015, la demanderesse principale a accepté à contrecœur de vendre son camion à un homme qui, selon ce qu’elle a appris par la suite, avait des liens avec La Linea. Les modalités de la vente comprenaient un paiement en argent et un emploi en entretien municipal. Lorsque la demanderesse principale a par la suite refusé de travailler comme tueuse à gages pour le cartel, l’homme a commencé à la menacer et à la harceler. Au début de 2016, d’autres hommes de La Linea ont commencé à la recruter pour un certain nombre d’emplois, y compris le transport de drogues vers les États-Unis. La demanderesse principale a refusé et, après avoir été la cible d’autres menaces et actes d’intimidation, sa famille et elle ont déménagé à l’intérieur du Mexique, à Cancún et ailleurs, afin de fuir La Linea, mais en vain. Après qu’une maison dans laquelle la demanderesse principale louait un appartement eut été incendiée, elle a fui le Mexique et est entrée au Canada le 16 juin 2017. Peu après, la famille de la demanderesse principale a quitté les États-Unis, où elle avait trouvé refuge auparavant.

[8] En octobre 2018, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu que la demanderesse principale était exclue de la protection accordée aux réfugiés aux termes de la section Fb) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention) et de l’article 98 de la LIPR pour avoir commis des crimes graves de droit commun aux États-Unis en raison d’accusations criminelles, dont une accusation de tentative de meurtre. Bien que les accusations aient finalement été rejetées, la SPR a conclu que le témoignage de la demanderesse principale niant l’accusation de tentative de meurtre n’était pas crédible et qu’il contredisait les rapports de police versés au dossier. La SPR a également rejeté les demandes d’asile des autres demandeurs.

[9] Le 17 avril 2019, la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté l’appel interjeté par les demandeurs de la décision de la SPR, et leur demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR a été rejetée à l’étape de l’autorisation.

[10] Le 4 octobre 2019, la demanderesse principale a présenté une demande d’ERAR fondée sur le fait qu’elle était exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au Mexique de la part de La Linea.

[11] En novembre 2019, les demandeurs ont présenté leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qui reposait sur leur degré d’établissement au Canada, l’intérêt supérieur des enfants et les conditions défavorables au Mexique.

[12] Après avoir reçu les décisions défavorables relatives à l’ERAR et aux considérations d’ordre humanitaire, les demandeurs ont déposé les présentes demandes de contrôle judiciaire le 1er décembre 2020.

II. Analyse

1. La norme de contrôle des décisions

[13] Les demandeurs font valoir que l’analyse de l’agent dans chacune des décisions était viciée et que les décisions doivent être annulées. Les demandeurs, dans leurs arguments, contestent le bien-fondé des décisions, et la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 10, 23; Senay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 200 au para 12).

2. La décision relative à l’ERAR

[14] La demanderesse principale est une personne visée à l’alinéa 112(3)c) de la LIPR, parce qu’elle s’est vu refuser l’asile au titre de la section F de l’article premier de la Convention. Par conséquent, sa demande d’ERAR a été examinée en fonction des facteurs énoncés à l’article 97 de la LIPR pour les personnes à protéger. L’agent a reconnu que les risques allégués par la demanderesse principale n’avaient pas été appréciés par la SPR, et il a examiné tous les éléments de preuve présentés à l’égard de ces allégations.

[15] La décision défavorable de l’agent relative à l’ERAR repose sur deux conclusions : (1) la demanderesse principale n’a pas présenté une preuve suffisante pour établir l’existence d’un risque prospectif en raison de l’absence d’éléments de preuve corroborant les menaces et l’intimidation qu’elle avait subies de la part des membres de La Linea; et (2) la demanderesse principale n’a pas présenté d’éléments de preuve clairs et convaincants pour réfuter la présomption de protection de l’État au Mexique, si le fait qu’elle était exposée à un risque avait été établi.

La preuve corroborante

[16] La demanderesse principale soutient que l’agent a examiné sa demande d’ERAR en partant de la prémisse erronée selon laquelle la corroboration de son récit de première main était nécessaire. Elle affirme que l’agent a dressé une liste de documents qui auraient pu être présentés, mais qu’il n’a pas expliqué pourquoi une corroboration était requise.

[17] Je suis d’accord avec la demanderesse principale. L’agent n’a pas expliqué pourquoi la preuve dont il disposait n’était pas, en l’absence de preuve corroborante, suffisante pour établir les faits qui sous-tendent la demande d’ERAR. Par conséquent, je conclus que le raisonnement et les conclusions de l’agent concernant l’insuffisance de la preuve ne sont pas justifiés. L’argument du défendeur selon lequel l’agent ne faisait que constater des lacunes évidentes quant à la preuve dans la demande présentée par la demanderesse principale n’est pas convaincant à la lumière de la jurisprudence récente de la Cour.

[18] L’agent a reconnu que la demanderesse principale avait déposé ses dossiers de la SPR et de la SAR, des extraits de rapports et de dossiers de la police mexicaine, ainsi que des documents traitant des conditions dans le pays, mais a déclaré qu’elle n’avait pas présenté d’éléments de preuve précis à l’appui de son exposé circonstancié. L’agent a conclu que la nature et la qualité de la preuve dont il disposait n’étaient pas suffisantes pour permettre à la demanderesse principale de s’acquitter du fardeau de la preuve qui lui incombait. L’agent a fait remarquer l’absence d’éléments de preuve supplémentaires concernant le transport du camion de la demanderesse principale des États-Unis au Mexique, la vente de son camion, la plainte qu’elle avait déposée auprès de l’arbitre municipal pour des salaires impayés et la transmission de messages de menace en 2016. L’agent a également souligné que la demande d’ERAR ne contenait pas de déclarations écrites de membres de sa famille ni d’éléments de preuve établissant un lien entre La Linea et les incidents survenus à Cancún ou l’incendie criminel qui avait finalement mené à son départ du Mexique.

[19] Dans la décision Senadheerage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 968, mon collègue, le juge Grammond, a récemment passé en revue les principes généraux se rapportant à l’obligation de corroboration dans les affaires en matière d’immigration et de statut de réfugié. Le décideur peut exiger des éléments de preuve corroborants dans les cas suivants (au para 36) :

1. Il établit clairement un motif indépendant pour exiger la corroboration, comme des doutes quant à la crédibilité du demandeur d’asile, l’invraisemblance du témoignage du demandeur d’asile ou le fait qu’une grande partie de la demande d’asile repose sur le ouï-dire;

2. On pouvait raisonnablement s’attendre à ce que les éléments de preuve soient accessibles et, après avoir été invité à le faire, le demandeur d’asile a omis de donner une explication raisonnable pour ne pas avoir pu les obtenir.

[20] L’agent doit trouver et fournir un motif pour exiger la corroboration de la preuve d’un demandeur. L’agent en l’espèce ne l’a pas fait, déclarant seulement que la preuve était insuffisante. Je conclus que le défaut de l’agent d’énoncer ses doutes quant au récit et à la preuve de la demanderesse principale, sauf en ce qui concerne l’absence de corroboration, constitue une erreur susceptible de contrôle dans la décision relative à l’ERAR qui est suffisante pour justifier l’intervention de la Cour.

[21] L’agent n’a tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité et n’a pas laissé entendre que les faits survenus au Mexique, relatés par la demanderesse principale, étaient invraisemblables. Il n’y avait aucune contradiction dans le récit de la demanderesse principale ni dans les renseignements contenus dans les dossiers de la SPR et de la SAR, et il ne s’agit pas d’une affaire qui repose en grande partie sur des ouï-dire concernant les faits qui sont au cœur du récit de la demanderesse principale. Enfin, l’agent n’a fait aucune mention d’autres motifs pour lesquels la corroboration des faits relatés par la demanderesse principale était requise ou espérée, et de tels motifs ne ressortent pas non plus clairement de l’analyse effectuée dans le cadre de la décision relative à l’ERAR.

La protection de l’État

[22] La demanderesse principale soutient que l’agent a commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État (1) en s’appuyant sur les efforts déployés par le gouvernement mexicain pour lutter contre la violence criminelle, la violence des cartels et la corruption gouvernementale, et (2) en ne tenant pas compte du fait que la demanderesse principale s’adresserait à la police pour obtenir une protection contre la violence des cartels en tant que femme transgenre autochtone.

[23] L’agent a fait remarquer que le Mexique est une démocratie et que les autorités ont généralement exercé un contrôle efficace sur les forces de sécurité, mais a reconnu les problèmes bien documentés de violence commise par des criminels organisés et de corruption de représentants du gouvernement. L’agent a souligné que la demanderesse principale n’avait signalé les menaces et les actes d’intimidation de la part de La Linea mentionnés dans son récit dans aucune des trois villes où ils ont eu lieu. L’agent a déclaré qu’elle ne pouvait pas réfuter la présomption relative à la protection de l’État dans une démocratie en faisant valoir une réticence subjective à communiquer avec l’État, et a conclu que la demanderesse principale aurait dû s’adresser aux autorités pour vérifier la protection offerte.

[24] Le fait que le Mexique soit une démocratie ne garantit pas la protection de ses citoyens, et cela n’est pas non plus une justification suffisante pour qu’un agent d’ERAR conclue que la protection de l’État sera assurée (Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 367 au para 19). Un agent est tenu d’examiner la portée et la force du contrôle exercé par les autorités dans le pays, et d’évaluer l’efficacité opérationnelle de la protection offerte par l’État. Bien que les efforts déployés par l’État soient pertinents pour évaluer la protection de l’État,ces efforts doivent mener à des mesures adéquates sur le plan opérationnel (Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 (Magonza) aux para 72, 75; Giraldo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1052 au para 14).

[25] Je conviens avec la demanderesse principale que l’agent n’a pas évalué la capacité opérationnelle des autorités mexicaines à la protéger adéquatement contre l’intimidation et la violence de la part des membres de La Linea. L’agent a fait référence aux documents sur le Mexique, ainsi qu’au fait que le président du pays a fait de la lutte contre la corruption une priorité absolue et a pris des mesures législatives à cet égard :

[traduction]
[…] Je souligne également que le président a fait de la lutte contre la corruption une priorité absolue. Le même rapport mentionne ce qui suit : « Le président López Obrador a pris des mesures législatives et politiques particulières pour lutter contre la corruption endémique au Mexique, y compris de nouveaux règlements concernant la confiscation d’actifs et des lois pour convertir le Bureau du procureur général (PGR) en une entité plus indépendante [Fiscalía General de la República - FGR]. De nombreuses parties prenantes mexicaines voient la création de la FGR comme une occasion de rétablir le système de poursuites, de lutter contre la corruption et de soutenir la primauté du droit. » Par conséquent, au vu de la preuve dont je dispose, je juge la protection de l’État adéquate au Mexique. En fait, je n’ai pas trouvé d’éléments de preuve relatifs à l’effondrement complet de l’appareil étatique, mais plutôt au fait (i) que l’État a maintenu le contrôle efficient de son territoire, (ii) qu’il possède des autorités militaires et civiles et une force policière établies, et (iii) qu’il a fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens.

[26] Un demandeur d’ERAR est tenu de démontrer qu’il a mis à l’épreuve la capacité de son pays d’origine à offrir une protection avant de présenter une demande d’asile dans un autre pays, mais cette exigence présuppose l’existence d’une protection de l’État. L’agent doit d’abord s’assurer du caractère adéquat de cette protection avant d’examiner les efforts déployés par le demandeur pour obtenir cette protection. En l’espèce, l’agent s’est appuyé sur les efforts déployés par le gouvernement mexicain pour améliorer la protection de ses citoyens contre la violence et la corruption, sans avoir soupesé la preuve documentaire détaillant la violence des cartels et la corruption gouvernementale. Ce faisant, l’agent a eu recours au mauvais critère quant à la question de la protection de l’État, ce qui a fait en sorte que sa décision relative à l’ERAR était déraisonnable (Magonza, aux para 74, 75).

[27] Je conclus également que l’agent a mal interprété l’observation de la demanderesse principale selon laquelle toute protection policière offerte contre la violence des cartels serait davantage compromise étant donné son identité en tant que femme transgenre autochtone. La demanderesse principale soutient que l’agent disposait de nombreux éléments de preuve documentaire concernant le caractère généralisé de la discrimination et de la violence au Mexique contre toutes les personnes LGBT, et contre les femmes transgenres en particulier.

[28] L’agent a déclaré que le risque mentionné par la demanderesse principale dans sa demande était lié à la violence d’un cartel. Étant donné que la demanderesse principale ne signalait pas un crime commis contre elle en tant que personne non binaire et qu’elle n’avait pas fourni d’éléments de preuve dans sa demande d’ERAR à l’appui de ses observations, l’agent a conclu qu’il ne pouvait pas évaluer de manière significative tout autre obstacle supplémentaire à la protection de l’État.

[29] Bien que la crainte de la demanderesse principale de retourner au Mexique soit fondée sur la violence des cartels, la possibilité d’obtenir la protection de l’État contre cette violence pourrait être compromise par le fait qu’elle s’adresserait aux autorités mexicaines en tant que femme transgenre autochtone. Autrement dit, la nature ou la source de la crainte sous-jacente ne sont pas nécessairement déterminantes dans le cadre de l’analyse. La question dont l’agent était saisi était de savoir si la protection de la police et de l’État serait vraisemblablement offerte à la demanderesse principale en tant que femme transgenre (AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 237 au para 18). L’erreur de l’agent réside dans le fait qu’il n’a pas tenu compte de l’incidence de la situation personnelle de la demanderesse principale sur sa capacité d’obtenir une protection adéquate au Mexique.

[30] En résumé, je conclus que la décision d’ERAR présente un certain nombre d’erreurs importantes qui compromettent de manière déraisonnable l’analyse de l’agent et la justification de son rejet de la demande d’ERAR (Vavilov, au para 85). La décision d’ERAR sera annulée et renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

3. La décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire

[31] Le paragraphe 25(1) de la LIPR permet au ministre d’accorder une dispense à un étranger qui demande le statut de résident permanent et qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la loi. La dispense ne sera accordée que si le ministre est convaincu qu’elle est justifiée pour des considérations d’ordre humanitaire. La disposition est fondée sur des considérations d’équité et vise à offrir la souplesse nécessaire pour mitiger les effets d’une application sévère de la loi selon le cas, sans établir un système d’immigration parallèle (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 19, 23 (Kanthasamy)). La question soulevée dans chaque demande fondée sur le paragraphe 25(1) est de savoir s’il faut faire exception à l’application usuelle de la loi (Reducto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 511 au para 43, citant Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 aux para 16-22). Les décideurs doivent prendre en compte et apprécier tous les faits et les considérations d’ordre humanitaire pertinents et se demander si ces facteurs, lorsqu’ils sont « établis par la preuve, [sont] de nature à inciter [toute personne] raisonnable […] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne – dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi » (Kkanthasamy, au para 13, citant Chirwa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351).

[32] La décision défavorable rendue par l’agent à l’égard de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire porte sur les éléments suivants : (1) le degré d’établissement des demandeurs au Canada; (2) l’intérêt supérieur des trois enfants, et (3) les conditions au Mexique.

[33] En bref, l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants effectuée par l’agent est compromise par le fait qu’il n’a pas tenu dûment compte des observations des demandeurs concernant les répercussions de la discrimination et de la violence que craint la demanderesse principale en tant que personne transgenre et parente au Mexique sur les enfants. Autrement, je conclus que les observations et la preuve des demandeurs n’établissent pas l’existence d’une erreur susceptible de contrôle dans l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants. L’agent a cerné et pris en compte l’intérêt supérieur de chacun des trois enfants, et était conscient du fait que leurs intérêts différaient à certains égards en raison de leur âge et de leur citoyenneté respectifs. Je reviendrai sur les répercussions du fait de vivre au Mexique avec un parent transgenre sur les enfants dans mon examen des conditions au Mexique.

a) Le degré d’établissement au Canada

[34] L’appréciation par l’agent du degré d’établissement des demandeurs au Canada présente une erreur susceptible de contrôle dans son traitement des antécédents d’immigration de la demanderesse principale au pays. L’agent a qualifié le degré d’établissement des demandeurs de favorable dans l’ensemble, mais a conclu que la demanderesse principale faisait l’objet d’une mesure d’interdiction de séjour exécutoire en date depuis le 7 août 2019. Elle a par la suite eu la possibilité de régulariser son statut, mais elle ne l’a pas fait. Par conséquent, l’agent a tiré une inférence défavorable du fait que la demanderesse principale n’était pas disposée à se conformer aux lois canadiennes et à retourner volontairement au Mexique. Cette inférence défavorable, jumelée à la stabilité financière intermittente au Canada et aux liens étroits des demandeurs avec les États-Unis et le Mexique, a amené l’agent à conclure que leur degré d’établissement au Canada était faible.

[35] Une mesure d’interdiction de séjour a été prise contre la demanderesse principale en juin 2017 et est devenue exécutoire le 7 août 2019, lorsque sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de la SAR a été rejetée (paragraphe 49(2) de la LIPR et paragraphe 231(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002 227 (le RIPR)). L’analyse de l’agent est exacte à cet égard. Cependant, la demanderesse principale s’est vu offrir la possibilité de présenter une demande d’ERAR le 19 septembre 2019, ce qu’elle a fait le 4 octobre 2019. Conformément à l’article 232 du RIPR, la mesure d’interdiction de séjour prise à l’encontre de la demanderesse principale a fait l’objet d’un sursis lorsque celle-ci a été avisée de sa capacité de présenter une demande d’ERAR.

[36] Le défendeur fait valoir que l’analyse par l’agent sur le caractère exécutoire de la mesure d’interdiction de territoire ne contient aucune erreur, car il y avait une période, entre le 7 août 2019 et le 19 septembre 2019, pendant laquelle la mesure d’interdiction de séjour était exécutoire.

[37] Le paragraphe 25(1) de la LIPR présuppose qu’un demandeur ne s’est pas conformé à une ou à plusieurs des dispositions de la Loi. La nature et la portée du manquement en cause sont des facteurs pertinents dans chaque affaire, mais doivent être raisonnablement soupesées par rapport à toutes les autres considérations d’ordre humanitaire pertinentes (Lopez Bidart c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 307 au para 32). En l’espèce, l’agent n’a fait preuve d’aucune réserve lorsqu’il a traité du défaut de la demanderesse principale de se conformer à une mesure d’interdiction de séjour exécutoire. Il a seulement déclaré que la mesure d’interdiction de séjour [traduction] « était exécutoire à compter du 7 août 2019 ». Les motifs de l’agent donnent à penser qu’il n’a aucunement tenu compte du fait que la mesure d’interdiction de séjour n’avait été exécutoire que pendant une très brève période pendant laquelle la mesure d’interdiction de déjour était exécutoire, et n’a fourni aucune explication sur les possibilités que la demanderesse principale avait pour régulariser son statut. À mon avis, le fait que la demanderesse principale a fait l’objet d’une mesure d’interdiction de séjour exécutoire pendant un peu plus d’un mois avant que les autorités canadiennes ne lui offrent la possibilité de présenter une demande d’ERAR, demande qu’elle a déposée dans les délais, est raisonnablement qualifié de manquement mineur.

[38] Je conclus que le fait que l’agent s’est appuyé sans réserve sur ce manquement pour tirer une conclusion défavorable constitue une erreur importante. L’agent a accordé peu de poids au degré d’établissement des demandeurs en raison des antécédents d’immigration de la demanderesse principale et de l’incapacité des demandeurs à démontrer leur stabilité financière au Canada, en partie en raison de circonstances indépendantes de leur volonté. Ces deux facteurs ont été utilisés pour faire contrepoids à une conclusion générale selon laquelle la famille s’était établie de façon favorable. La Cour n’est pas en mesure d’apprécier l’incidence du défaut de l’agent de tenir raisonnablement compte des antécédents d’immigration de la demanderesse principale dans sa conclusion concernant le degré d’établissement.

b) Les conditions défavorables au Mexique

[39] Les demandeurs soutiennent que l’analyse des conditions défavorables au Mexique effectuée par l’agent ne tient pas compte de la preuve objective d’une violence et d’une discrimination généralisées visant particulièrement les personnes transgenres. Ils affirment que l’agent s’est appuyé sur des extraits de sources indépendantes qui donnent à entendre que des progrès sont réalisés dans certaines régions géographiques du Mexique, mais qu’il a omis des extraits des mêmes sources qui soulignaient la violence continue et omniprésente contre les personnes non conformes au genre. Les demandeurs font valoir que le fait que l’agent s’est appuyé de manière sélective sur les aspects favorables de ces sources a pour effet de fournir peu de contexte sur les conditions de vie dans de vastes segments de la société mexicaine. Ils soutiennent également que l’agent a rejeté la menace d’intimidation et de harcèlement à l’endroit des enfants du fait qu’ils avaient un parent transgenre.

[40] J’ai examiné les documents sur les conditions au Mexique auxquels les parties ont fait référence par rapport à leurs observations respectives et à la décision fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Je conclus que l’analyse par l’agent des conditions au Mexique pour la demanderesse principale et sa famille est entachée d’une approche sélective de la preuve documentaire. L’approche de l’agent ne peut être justifiée par l’argument selon lequel il est présumé avoir examiné tous les éléments de preuve dont il disposait.

[41] Je conclus également que le raisonnement de l’agent manque d’intelligibilité. L’agent a reconnu que la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre était répandue au Mexique et qu’elle était particulièrement grave pour les femmes transgenres, mais il a conclu que les demandeurs pourraient atténuer toute difficulté excessive en vivant dans des régions du Mexique plus tolérantes envers la communauté LGBT. L’agent n’a pas réussi à concilier sa conclusion avec la preuve statistique et anecdotique de harcèlement et de violence envers les personnes transgenres. L’agent s’est plutôt appuyé sur des exemples distincts de progrès. De plus, la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne tient pas compte des éléments de preuve donnant à penser que la demanderesse principale fait face à des obstacles supplémentaires pour obtenir du soutien en tant que membre de la population autochtone du Mexique. Par conséquent, je juge que la conclusion générale de l’agent concernant les mesures d’atténuation à la disposition des demandeurs ne peut être considérée comme justifiée et raisonnable.

[42] À titre d’exemple, l’agent s’est appuyé sur un rapport de 2017 de l’Autriche comme preuve d’une réforme positive et de l’acceptation des personnes LGBT+ et transgenres au Mexique. Toutefois, l’agent n’a pas mentionné les parties du rapport qui faisaient référence aux taux croissants de violence à l’égard des femmes transgenres (Croix Rouge autrichienne et Austrian Centre for Country of Origin and Asylum Research and Documentation, Mexico: Sexual Orientation and Gender Identity (SOGI), COI Compilation, mai 2017). De plus, les réponses à la demande d’information MEX106111.E sur lesquelles l’agent s’est fondé mentionnent qu’il y a [traduction] « [t]rès peu » d’organisations au Mexique qui offrent du soutien aux personnes non conformes au genre et que les minorités sexuelles autochtones, dont la demanderesse principale, font face à des obstacles encore plus importants pour obtenir du soutien en raison de la discrimination au sein de la communauté LGBT à l’égard des personnes autochtones :

[traduction]
[…] Les organisations LGBT se soucient peu de la population autochtone, et l’inclusion des membres de celle-ci n’est pas évidente. Au sein de la communauté LGBT, les personnes autochtones sont victimes de discrimination et de ségrégation en raison, entre autres, de leur pauvreté et de leurs traits physiques, ainsi que de leur façon de se vêtir et de s’exprimer.

[43] Enfin, l’agent a reconnu la crainte des demandeurs pour les enfants, mais a déclaré qu’aucun des éléments de preuve ne démontrait que les enfants seraient victimes de harcèlement ou d’intimidation au Mexique en raison du fait que l’un de leurs parents est transgenre. La déclaration très brève de l’agent ne traite pas de la preuve de la discrimination répandue contre les personnes transgenres; au moins un rapport fait référence à la discrimination à l’égard des enfants de couples de même sexe.

[44] En résumé, je juge que l’analyse du degré d’établissement des demandeurs au Canada effectuée par l’agent n’est pas justifiée en raison du manque de nuance dans son traitement des antécédents d’immigration de la demanderesse principale. Je conclus également que l’agent s’est appuyé de manière sélective sur les documents sur les conditions au Mexique pour conclure que les demandeurs pouvaient considérablement atténuer toute difficulté excessive. La déclaration de l’agent est vague et n’est pas étayée par une analyse dans laquelle il se penche sur les conditions de vie réelles de la demanderesse principale, qui vit ouvertement comme une femme transgenre dans les régions définies comme étant progressistes.

III. Conclusion

[45] Les demandes de contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR et de la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire seront accueillies.

[46] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et les présentes demandes n’en soulèvent aucune.

 


JUGEMENT DANS LES DOSSIERS IMM-6245-20 ET IMM-6246-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par l’agent d’immigration dans le dossier de la Cour IMM-6245-20 (la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire) est accueillie.

  2. La demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par l’agent d’immigration dans le dossier de la Cour IMM-6246-20 (la décision relative à l’ERAR) est accueillie.

  3. Une copie du présent jugement et des motifs sera placée dans chacun des dossiers suivants de la Cour : IMM-6245-20 et IMM-6246-20.

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée à l’égard des demandes.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christopher Cyr


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossiers :

IMM-6245-20 ET IMM-6246-20

 

 

DOSSIER :

IMM-6245-20

 

INTITULÉ :

ALIAH CONTRERAS LUEVANO, ALIAS LUIS ALBERTO CONTRERAS LUEVANO, BELEN ALICIA HINOJOS DURAN, LUIS ALBERTO CONTRERAS HINOJOS, ET LIAM CONTRERAS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

ET DOSSIER :

IMM-6245-20

 

INTITULÉ :

ALIAH CONTRERAS LUEVANO, ALIAS LUIS ALBERTO CONTRERAS LUEVANO v LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 juillet 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 décembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Juliana Dalley

 

POUR LES DEMANDEURS DANS LES DOSSIERS

IMM-6245-20 ET IMM-6246-20

 

Helen Park

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Immigration and Refugee Clinic

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS DANS LES DOSSIERS

IMM-6245-20 ET IMM-6246-20

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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