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Date : 20211221


Dossier : IMM‑4701‑20

Référence : 2021 CF 1452

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 décembre 2021

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

PEIYI LIN

et ZIXUAN WEN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs, Mme Peiyi Lin et son fils, Zixuan (Sam) Wen, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision datée du 17 septembre 2020 par laquelle un agent principal d’immigration (l’agent) a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’ils avaient présentée à partir du Canada au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi).

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’appréciation de l’intérêt supérieur de Sam effectuée par l’agent n’est pas conforme aux indications fournies dans la jurisprudence et comporte des conclusions qui s’appuyaient non pas sur la preuve, mais sur des conjectures. Dans l’examen de la question de savoir si une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est justifiée, une appréciation de l’intérêt supérieur d’un enfant [l’ISE] n’est pas nécessairement déterminante, mais si elle est viciée, elle ne saurait appuyer le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble.

I. Contexte

[3] Les demandeurs sont des citoyens de Chine arrivés au Canada en 2011.

[4] Dans son affidavit, Mme Lin relate que la relation entre elle et son ex‑mari en Chine avait été tumultueuse. Elle déclare qu’après son divorce en 2007, elle a subi de la discrimination fondée sur son statut de mère célibataire, ce qui lui a causé anxiété et dépression. Elle ajoute avoir commencé à pratiquer le Falun Gong en juin 2010 afin d’améliorer sa santé mentale.

[5] Le 13 août 2011, Mme Lin et Sam sont arrivés au Canada. Leur demande d’asile présentée au motif que les adeptes du Falun Gong étaient victimes de persécution a été rejetée en mai 2013.

[6] Mme Lin relate qu’elle s’est présentée à l’Agence des services frontaliers du Canada en février 2014 pour signer un formulaire de départ volontaire. Toutefois, après avoir constaté la détresse qu’éprouvait son fils à l’idée de quitter le Canada, elle a décidé de ne pas se présenter pour son renvoi. Un mandat d’arrêt a été délivré contre elle en mars 2014.

[7] La première demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires présentée par les demandeurs a été rejetée en 2017.

[8] Le 21 janvier 2019, les demandeurs ont de nouveau présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire à partir du Canada. Ils se sont appuyés sur leur établissement au Canada, sur l’intérêt supérieur de Sam, qui avait alors 16 ans, sur des considérations de santé mentale et sur des conditions défavorables en Chine.

II. La décision à l’examen

[9] L’agent a conclu que, malgré quelques facteurs favorables aux demandeurs, la situation de ces derniers ne justifiait pas l’octroi de la dispense prévue au paragraphe 25(1) de la Loi.

[10] L’agent a d’abord accordé [traduction] « un certain poids favorable » à l’établissement des demandeurs. Il a reconnu que les demandeurs vivaient au Canada depuis neuf ans et que Mme Lin avait un emploi et qu’elle subvenait elle‑même à ses besoins depuis le mois de janvier 2014. Il a mentionné les lettres d’appui du professeur d’anglais langue seconde de Mme Lin, de l’organisme au sein duquel elle faisait du bénévolat, de sa tante, de son cousin et d’amis à elle au Canada. Il a jugé que ces relations pouvaient être maintenues à distance. Il a également jugé que le fait que les demandeurs étaient demeurés au Canada sans autorisation et qu’ils ne s’étaient pas présentés à une entrevue avant renvoi réduisait la valeur des éléments favorables de leur établissement. Il a ensuite mentionné que leur établissement correspondait à ce à quoi l’on s’attendait de personnes dans la même situation que la leur. Il a conclu qu’à la lumière de la preuve, [traduction] « peu de poids » devait être accordé au facteur de l’établissement.

[11] L’agent a accordé [traduction] « un certain poids » à l’intérêt supérieur de Sam. Il a mentionné qu’au moment de la décision, Sam avait obtenu son diplôme d’études secondaires et qu’il projetait d’aller à l’université au Canada. L’agent a souligné la participation active de Sam au sein des scouts et dans des activités de bénévolat, et il l’a félicité pour ses réalisations. Il a pris acte des lettres d’appui des amis de Sam et d’autres membres des scouts, ainsi que celles d’amis de Mme Lin témoignant que Sam était comme un grand frère pour leurs enfants. L’agent a conclu que Sam pourrait maintenir ses relations avec ses amis à distance.

[12] L’agent n’était pas d’avis que Sam serait incapable de réintégrer le système d’éducation chinois à cause de son degré de maîtrise de la langue et de la forte concurrence lors des examens d’admission à l’université. Il a jugé que, comme Sam avait réussi à s’adapter à la vie au Canada à neuf ans, il serait probablement capable aujourd’hui de s’adapter à la vie en Chine. Il a également jugé que Sam pourrait compter sur le soutien de sa mère, de ses grands‑parents et de sa famille élargie. Il a mentionné que Sam avait donné des leçons de mandarin à un de ses amis et il en a conclu que ses compétences linguistiques en mandarin seraient probablement adéquates. Il a jugé que, si Sam voulait entreprendre des études postsecondaires, il serait en mesure de hausser ses compétences linguistiques en mandarin afin de passer les examens d’admission, et que, sinon, il pourrait étudier à l’étranger.

[13] L’agent a pris acte de la preuve établissant que Sam n’entretenait pas de relation avec son père, qui résidait en Chine. Toutefois, il a conclu qu’une réunification familiale était un important facteur à considérer et qu’il serait dans l’intérêt de Sam d’avoir accès à ses deux parents, ce qu’un retour en Chine rendait possible.

[14] En ce qui a trait aux observations de la demanderesse à propos des conditions défavorables en Chine, l’agent a mentionné qu’il y avait peu d’éléments de preuve corroborant que Mme Lin pratiquait le Falun Gong. Il a pris acte de l’observation de Mme Lin selon laquelle elle aurait du mal à se trouver un emploi en Chine, entre autres parce que sa licence d’infirmière avait expiré, et il a reconnu que les femmes pouvaient y être confrontées à de la discrimination sur le marché du travail, mais il a conclu que, le cas échéant, elle aurait des recours. Il a renvoyé à un article décrivant les dispositions de la constitution chinoise contre la discrimination et il a fait observer que des femmes victimes de discrimination de la part d’employeurs les avaient poursuivis et avaient eu gain de cause.

[15] Relativement à sa conclusion selon laquelle [traduction] « peu de poids » devait être accordé aux conditions défavorables en Chine, l’agent a mentionné que les dispenses pour des considérations humanitaires ne visaient pas à remédier aux différences de qualité de vie entre le Canada et les autres pays.

[16] L’agent a aussi accordé [traduction] « peu de poids » à d’autres facteurs pertinents. En ce qui concerne les observations des demandeurs au sujet de leur santé mentale, il a accepté l’opinion du psychothérapeute selon laquelle les demandeurs souffraient d’anxiété et présentaient des symptômes de dépression causés par leur crainte d’être contraints de quitter le Canada. Il a aussi mentionné la description faite par Mme Lin de son état psychologique pendant et après son mariage. Il a jugé que peu d’éléments de preuve indiquaient que les demandeurs avaient cherché de l’aide relativement à leur santé mentale, en Chine ou au Canada, avant de consulter un psychothérapeute aux fins de la présentation de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il a aussi jugé que rien dans la preuve n’indiquait qu’un traitement ne serait pas offert en Chine ou que Mme Lin ne pouvait pas obtenir un tel traitement discrètement.

[17] L’agent a reconnu qu’une réinstallation en Chine pourrait présenter des difficultés, mais il a jugé que les demandeurs étaient des personnes débrouillardes et instruites qui pourraient mettre à profit leurs connaissances et leurs compétences acquises au Canada sur le marché du travail en Chine, et qui pourraient probablement se réintégrer à la société chinoise et s’établir à nouveau en Chine. L’agent a pris note des lettres de membres de leur famille en Chine selon lesquelles les demandeurs ne pourraient compter sur le soutien financier de leur famille, mais il a conclu que rien n’indiquait que la famille ne pourrait pas les soutenir à court terme. L’agent a aussi mentionné que les demandeurs pouvaient utiliser leurs économies.

III. Les observations des demandeurs

[18] Les demandeurs soutiennent que la décision est déraisonnable du fait que l’agent a commis une erreur dans l’appréciation de l’ISE, qu’il a fait fi d’éléments de preuve pertinents et, plus généralement, qu’il a appliqué un critère excessivement rigoureux pour trancher la question de savoir si la dispense pour des considérations humanitaires était justifiée, ce qui ne témoigne pas de la compassion et de l’empathie censées orienter les décisions à l’égard de demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire.

[19] En ce qui concerne l’appréciation de l’intérêt supérieur de Sam, les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas tenu adéquatement compte du traumatisme psychologique et émotionnel que lui causerait un renvoi, du fait, notamment, de son intégration à sa communauté et à son école ainsi que de l’impossibilité pour lui de poursuivre ses études en Chine. Ils soutiennent également qu’une relation à distance ne remplace pas une relation en personne, en particulier pour des membres d’une famille ou pour des jeunes. Ils ajoutent que l’agent a utilisé la débrouillardise et les autres qualités de Sam contre lui lorsqu’il a conclu ce dernier pourrait facilement se réadapter à la Chine.

[20] Les demandeurs soutiennent que l’agent a fait fi de la preuve et qu’il a tiré des conclusions qui la contredisent. Par exemple, ils contestent sa conclusion selon laquelle Sam pourrait combler ses lacunes en mandarin et s’inscrire à l’université en Chine. Ils renvoient à une lettre de l’école intermédiaire locale de l’endroit où ils vivaient auparavant, dans laquelle il était expliqué que Sam ne pourrait pas aller à l’école secondaire en Chine parce qu’il n’a pas passé certains examens et qu’il n’a pas vu certains éléments du programme. Ils renvoient également à la preuve faisant état de la difficulté des examens d’admission à l’université et de l’extrême pression qu’exerce le système d’éducation en général.

[21] Les demandeurs soutiennent également qu’il était inique de la part de l’agent de conclure qu’il serait dans l’intérêt supérieur de Sam de retrouver son père, alors que Mme Lin et Sam avaient tous deux déclaré qu’il était violent.

[22] En ce qui concerne leur établissement au Canada, les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur lorsqu’il a comparé leur établissement à celui d’autres personnes dans la même situation. Ils affirment que l’agent a accordé une importance excessive au fait que Mme Lin ne s’était pas présentée pour son renvoi et qu’il n’a pas tenu compte de l’explication qu’elle avait donnée, laquelle était corroborée par l’opinion du psychothérapeute sur son état mental et émotionnel à ce moment.

[23] Ils ajoutent que l’agent n’a pas fait de distinction entre la situation de Mme Lin et celle de Sam, qui, lui, était demeuré au Canada sans autorisation pour des raisons indépendantes de sa volonté.

IV. Les observations du défendeur

[24] Le défendeur soutient que, de toute évidence, l’agent a examiné la situation individuelle de chacun des demandeurs et que ceux‑ci demandent simplement à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve.

[25] Le défendeur souligne qu’un agent n’est pas tenu de mentionner chaque élément de preuve dans sa décision, et que, si l’agent ne mentionne pas un élément de preuve essentiel contredisant sa conclusion, on peut, mais ne doit pas nécessairement, en inférer qu’il n’a pas examiné et pris en compte la preuve.

[26] Le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement examiné l’intérêt supérieur de Sam et qu’il a accordé un poids favorable à ce facteur, mais qu’un poids favorable à l’égard de l’ISE n’est pas déterminant quant à la dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il affirme que l’agent n’était pas tenu de mentionner la lettre de l’école intermédiaire locale en Chine, car, au moment où la décision a été rendue, Sam avait déjà obtenu son diplôme d’études secondaires.

[27] Le défendeur concède que l’agent aurait dû traiter de la preuve faisant état de la violence et de la négligence du père de Sam, mais il soutient que cette lacune n’est pas fatale, car, si Sam retourne en Chine, rien ne l’oblige à renouer avec son père.

[28] Le défendeur soutient que l’agent n’a pas commis d’erreur dans son appréciation de l’établissement des demandeurs par rapport au degré d’établissement habituel de personnes ayant passé à peu près autant de temps qu’eux au Canada. Il soutient également qu’un agent a le droit de tenir compte du fait qu’un demandeur a résidé et travaillé au Canada sans avoir un statut d’immigration en règle. Il ajoute que l’agent n’a pas rejeté la demande pour ce seul motif.

[29] En ce qui concerne les considérations relatives à la santé mentale, le défendeur soutient que les faits dans l’affaire Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], diffèrent de ceux de la présente affaire, car en l’espèce, les demandeurs n’ont pas reçu le diagnostic d’un trouble de santé mentale en particulier et ils n’ont pas démontré qu’ils seraient confrontés à des difficultés plus grandes que ce à quoi l’on doit raisonnablement s’attendre concernant quiconque fait face à un renvoi du Canada. Il soutient également que la prise en compte de l’accessibilité d’un traitement dans le pays d’origine ne constitue pas nécessairement une erreur.

V. La question en litige et la norme de contrôle

[30] La question en litige est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable. Pour répondre à cette question, la Cour doit se demander si l’appréciation de l’ISE était conforme aux indications de la jurisprudence, et si l’agent a fait fi d’éléments de preuve ou tiré des conclusions non étayées par la preuve dans son appréciation des facteurs pertinents ou dans l’appréciation globale de la question de savoir si la dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était justifiée.

[31] Les décisions relatives aux demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire sont des décisions discrétionnaires examinées selon la norme de la décision raisonnable (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 57‑62, 174 DLR (4th) 193 [Baker]; Kanthasamy au para 44).

[32] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de la décision raisonnable était la norme de contrôle applicable à l’égard des décisions discrétionnaires. La Cour suprême a donné aux tribunaux des indications détaillées à propos du contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable.

[33] Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov aux para 85, 102, 105‑107). La Cour ne juge pas des motifs au regard d’une norme de perfection (Vavilov au para 91).

[34] Au paragraphe 100 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a souligné qu’une décision ne doit pas être infirmée sauf si elle souffre de « lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » et que « [l]a cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable ».

VI. La dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire

[35] Pour bien rendre compte du contexte, il est important de souligner l’objet d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’article 25 de la Loi prévoit que certaines déclarations d’interdiction de territoire et des critères ou obligations de la Loi peuvent être levés pour des considérations d’ordre humanitaire. Il s’agit d’une mesure discrétionnaire par laquelle un demandeur est dispensé des exigences légales auxquelles il serait autrement assujetti. Dans la présente affaire, la dispense, si elle était accordée, aurait préséance sur la nécessité de retourner en Chine et de demander à immigrer au Canada conformément à la Loi.

[36] Il incombe au demandeur d’établir au moyen d’une preuve suffisante que la dispense devrait être accordée.

[37] Pour décider si une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est justifiée, il faut s’appuyer sur une appréciation globale des facteurs pertinents, y compris l’intérêt supérieur de tout enfant touché par la décision. Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a expliqué que ce qui justifie une dispense au titre de l’article 25 dépend des faits et du contexte de l’affaire.

[38] Un agent qui examine une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire peut relever plusieurs facteurs favorables et néanmoins conclure que la dispense n’est pas justifiée. Il n’y a pas de formule rigide ou de points attribués à chaque facteur. L’agent accorde un poids à chaque facteur ou considération à sa discrétion, et il n’appartient pas à la Cour de soupeser de nouveau les facteurs un par un ou dans leur ensemble. Cependant, une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’est pas à l’abri d’un contrôle, par exemple si un agent a négligé ou mal interprété des éléments de preuve pertinents, ou s’il a tiré des conclusions non étayées par la preuve qui ont eu une incidence sur le poids accordé aux facteurs pertinents.

[39] En ce qui concerne l’argument plus général des demandeurs selon lequel l’agent n’a pas fait preuve de la compassion exigée dans l’arrêt Kanthasamy, rien dans les motifs de l’agent ne le donne à penser. Subjectivement, une décision défavorable peut être vue comme un manque de compassion, mais il demeure qu’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est une mesure exceptionnelle. Un agent doit examiner tous les facteurs pertinents et soupeser le favorable par rapport au défavorable pour parvenir à une appréciation globale de la question de savoir si, dans les circonstances, la dispense est justifiée.

[40] Depuis l’arrêt Kanthasamy, il est de jurisprudence constante que les difficultés sont une conséquence normale d’un renvoi et ne justifient pas à elles seules une dispense, et qu’il ne suffit pas qu’une affaire attire la sympathie pour que la dispense soit justifiée (voir par exemple Shackleford c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1313 aux para 11‑12, 16 [Shackleford]; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 265 aux para 17‑19 [Huang]).

[41] Au paragraphe 19 de la décision Huang, le juge en chef a souligné que « [c]’est donc dire que la personne qui demande la dispense exceptionnelle fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’offre la [Loi] doit faire la preuve de l’existence réelle ou probable de malheurs ou d’autres considérations d’ordre humanitaire qui sont supérieurs à ceux auxquels sont habituellement confrontées les personnes qui demandent la résidence permanente au Canada » [souligné dans l’original].

[42] J’ai appliqué les principes issus de la jurisprudence régissant les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaires pour trancher la question de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

VII. La décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est déraisonnable

[43] Dans la présente affaire, l’agent a accordé [traduction] « un certain poids » à l’intérêt supérieur de l’enfant, [traduction] « peu de poids » à l’établissement, [traduction] « peu de poids » aux conditions défavorables en Chine et [traduction] « peu de poids » aux autres considérations relatives aux difficultés qu’engendrerait un renvoi. Cette démarche permettant de déterminer le poids à accorder aux facteurs pertinents n’est pas inhabituelle, car aucune formule mathématique n’a été établie, mais elle rend plutôt difficile la tâche qu’a la Cour d’évaluer le caractère raisonnable de l’appréciation globale.

A. Des conclusions de l’agent sont raisonnables, alors que d’autres sont déraisonnables

[44] L’agent a tiré plusieurs conclusions raisonnables étayées par la preuve et conformes à la jurisprudence. Toutefois, il a également tiré des conclusions s’appuyant non pas sur la preuve, mais sur des conjectures, et ne tenant pas compte d’éléments pertinents.

[45] L’agent n’a pas commis d’erreur lorsqu’il a analysé le degré d’établissement des demandeurs par rapport à celui auquel on pourrait s’attendre de personnes dans une situation similaire à la leur : Villanueva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 585 au para 11. Les demandeurs soutiennent, d’un point de vue plus général, que les agents qui traitent des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire devraient expliquer ce qu’est un degré exceptionnel d’établissement, mais, à mon avis, cela imposerait indûment un élément de rigidité dans des décisions discrétionnaires qui portent sur des situations pouvant différer grandement d’une affaire à l’autre. Les demandeurs soutiennent également que l’établissement de Sam au Canada aurait dû être davantage pris en compte, car il a passé ses années formatrices au Canada, et ce, pour des raisons indépendantes de sa volonté. Je conviens avec le défendeur que l’agent a analysé l’établissement de Sam dans le cadre de son appréciation de l’ISE.

[46] L’agent n’a pas commis d’erreur non plus en considérant que les demandeurs étaient demeurés au Canada sans statut après le rejet de leur demande d’asile, soit pendant au moins sept ans, qu’ils ne s’étaient pas présentés à l’entrevue avant renvoi, et qu’ils avaient travaillé sans autorisation : Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 au para 19; Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 904 aux para 27‑29; Choi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 494 aux para 22‑24 [Choi]; Shackleford aux para 23‑25). L’agent n’a pas considéré cet aspect comme un facteur déterminant; il l’a plutôt examiné parallèlement aux autres aspects de l’établissement des demandeurs.

[47] L’agent a examiné l’évaluation de la santé mentale des demandeurs réalisée par le psychothérapeute, et, en ce qui concerne Mme Lin, l’appréciation de l’agent est raisonnable. Un rapport ou une opinion sur la santé mentale d’un demandeur présenté à l’appui d’une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire doit être examiné minutieusement, et c’est ce que l’agent a fait (Choi aux para 16‑19; Egwuonwu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 231 au para 84).

[48] Mme Lin a décrit la détresse psychologique qu’elle avait éprouvée en Chine, les répercussions de cette détresse sur sa relation avec Sam, et les améliorations survenues depuis leur arrivée au Canada. Dans son rapport, le psychothérapeute a indiqué que Mme Lin souffrait toujours d’une grave anxiété et présentait des symptômes de dépression modérés, et il s’est dit préoccupé par les idées suicidaires de Mme Lin.

[49] L’agent n’a pas contesté les conclusions au sujet de Mme Lin; il s’est plutôt concentré sur la question de savoir si un traitement serait offert en Chine et sur la déclaration de Mme Lin selon laquelle cette dernière n’avait pas obtenu de traitement précédemment en Chine par crainte d’être stigmatisée. L’agent a raisonnablement conclu qu’il n’y avait aucune preuve convaincante établissant que Mme Lin ne pourrait accéder à des services de santé mentale discrètement en Chine, au besoin.

[50] Cependant, l’agent a tiré d’autres conclusions qui s’appuyaient sur des conjectures et ne concordaient pas avec la preuve dont il disposait, par exemple que les demandeurs pourraient, à court terme, bénéficier du soutien de leur famille en Chine, que Mme Lin pourrait se trouver un emploi, et qu’elle pourrait recourir aux tribunaux si elle était victime de discrimination sur le marché du travail.

[51] Nul ne conteste qu’il incombe aux demandeurs de démontrer que la dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est justifiée. Toutefois, il est difficile pour un demandeur de prévoir les conclusions potentielles de l’agent et de présenter des éléments de preuve en vue de réfuter des conclusions qui ne s’appuient pas sur la preuve. Par exemple, les demandeurs n’ont pas présenté d’éléments de preuve relativement à la question de savoir s’il serait possible pour Sam d’étudier à l’étranger, car ils ne pouvaient probablement pas prévoir que l’agent tirerait une conclusion en ce sens, surtout après que Mme Lin eut déclaré qu’elle ne pourrait se trouver un emploi en Chine ni bénéficier du soutien financier de sa famille.

[52] Outre les conclusions déraisonnables mentionnées ci‑dessus, l’analyse de l’ISE souffre d’une grave lacune qui amène la Cour à conclure, eu égard aux circonstances de l’espèce, que la décision est déraisonnable.

B. L’appréciation de l’ISE faite par l’agent est déraisonnable

[53] L’ISE est un important facteur à prendre en compte dans l’examen d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qui concerne directement un enfant, et, même si Sam avait 16 ans lorsque la demande a été présentée, il n’en demeure pas moins qu’il était un enfant et que son intérêt supérieur avait une grande importance. Les principes établis dans l’arrêt Baker s’appliquent toujours (Kanthasamy aux para 38‑39).

[54] Le décideur doit « considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Baker au para 75). L’intérêt supérieur de l’enfant ne doit pas nécessairement être déterminant ou l’emporter sur les autres considérations, mais s’il est indûment minimisé, la décision est déraisonnable (Baker).

[55] Je conviens avec le défendeur que la démarche d’appréciation de l’ISE énoncée au paragraphe 63 de la décision Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166, (déterminer d’abord l’intérêt supérieur de l’enfant, ensuite le point auquel cet intérêt serait compromis par une décision par rapport à l’autre, et enfin le poids à accorder à l’ISE relativement à l’ensemble de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire) n’est ni rigide ni obligatoire.

[56] Comme l’a souligné le juge Pentney au paragraphe 22 de la décision Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 777 :

En effet, il serait contraire aux enseignements de la Cour suprême dans les arrêts Baker et Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, d’exiger qu’un agent suive une formule précise pour une décision aussi discrétionnaire.

[57] L’appréciation de l’intérêt supérieur d’un enfant devrait fortement dépendre du contexte et tenir compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité (Kanthasamy au para 35; Huang au para 24).

[58] Au paragraphe 39 de l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a souligné que :

Par conséquent, la décision rendue en application du par. 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte (Baker, par. 75). L’agent ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte (Hawthorne, par. 32). L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve (Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 C.F. 358 (C.A.), par. 12 et 31; Kolosovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, par. 9‑12 (CanLII)).

[59] En l’espèce, l’agent a traité de divers aspects des réalisations et des aptitudes de Sam, par exemple son obtention du diplôme d’études secondaires, ses demandes d’admission à l’université et son apprentissage de l’anglais depuis son arrivée au Canada, et il en a conclu que Sam pourrait probablement améliorer sa connaissance du mandarin après son retour en Chine et que, vu son éthique de travail, il pourrait s’y adapter et s’y réintégrer. Cependant, l’agent n’a pas clairement déterminé ou défini l’intérêt supérieur de Sam. Le fait qu’il ait accordé [traduction] « un certain poids » à l’ISE n’indique même pas clairement qu’il est dans l’intérêt supérieur de Sam de demeurer au Canada. Je reconnais qu’il n’existe pas de formule rigide pour l’appréciation de l’ISE, mais les motifs pour lesquels l’agent y a accordé [traduction] « un certain poids » ne permettent pas de savoir comment il est parvenu à cette conclusion.

[60] Qui plus est, l’agent a tiré des conclusions erronées dans son appréciation de l’ISE concernant, d’une part, la capacité de Sam de poursuivre ses études en Chine ou à l’étranger et, d’autre part, les bénéfices de renouer avec son père. Il a également négligé les répercussions psychologiques, décrites par le psychothérapeute, qu’un possible renvoi pourrait avoir sur Sam. Je considère que ces conclusions sont de graves lacunes dans l’analyse de l’ISE, lesquelles mènent à la conclusion que la décision dans son ensemble est déraisonnable.

[61] La preuve à la disposition du demandeur démontrait que Sam réussissait bien à l’école au Canada, qu’il avait présenté des demandes d’admission à plusieurs universités canadiennes, et que, s’il retournait en Chine, il ne pourrait y être admis à l’université. Contrairement à ce qu’a conclu l’agent, il ne s’agirait pas simplement pour Sam d’améliorer sa connaissance du mandarin. La conclusion de l’agent selon laquelle Sam y arriverait probablement et pourrait être admis à l’université est contredite par la preuve, et la conclusion de l’agent selon laquelle Sam pourrait sinon étudier à l’étranger est conjecturale et n’est aucunement appuyée par la preuve.

[62] Mme Lin a déclaré que Sam ne parlait pas couramment le mandarin et qu’il n’avait jamais appris à écrire correctement le chinois. L’agent n’a renvoyé ni à la lettre de l’école intermédiaire locale ni à la preuve objective établissant que les examens d’admission à l’université sont extrêmement difficiles, que les étudiants en Chine se préparent pour ces examens plusieurs années durant, et que les résultats peuvent décider de la trajectoire de leur vie à un jeune âge. Le défendeur fait remarquer que Sam avait déjà obtenu son diplôme d’études secondaires et soutient que l’agent n’était donc pas tenu de prendre en considération la lettre de l’école. Toutefois, la preuve objective, qui comprend la lettre, indique que ce diplôme ne serait pas suffisant pour être admis à l’université en Chine et que Sam devrait reprendre ses études secondaires du début. De plus, rien dans la preuve n’indiquait qu’il serait possible pour Sam, entre autres sur le plan financier, d’étudier à l’étranger. Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, les demandeurs ne pouvaient pas prévoir qu’ils auraient à réfuter une conclusion de cet ordre.

[63] L’agent est également parvenu à la conclusion qu’il serait dans l’intérêt supérieur de Sam d’[traduction] « avoir accès à ses deux parents », et ce, alors que la preuve indiquait le contraire. L’affidavit de Mme Lin attestait que le père de Sam faisait peu pour entretenir la relation avec son fils, et Sam, dans la lettre qu’il avait rédigée, s’était opposé avec véhémence à quelque relation que ce soit avec son père. La conclusion générale de l’agent selon laquelle [traduction] « la réunification de la famille était un facteur considérable » ne s’appuie que sur sa propre opinion à propos de ce qui serait préférable pour cette famille.

[64] Bien que, comme le souligne le défendeur, Sam aurait à son âge le choix de renouer ou non avec son père, l’opinion de l’agent à propos des bénéfices d’une réunification de la famille a pesé sur l’appréciation globale, et il ne s’agit pas d’une considération valable en l’espèce.

[65] Une appréciation de l’intérêt supérieur d’un enfant devrait tenir compte du point de vue de celui‑ci, selon son âge et son degré de maturité : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Hawthorne, 2002 CAF 475 au para 48; Huang au para 25. Bien que le point de vue d’une « personne mineure et à l’esprit mûr » ne soit pas déterminant, un poids considérable doit être accordé à ce que dit cette personne à propos de ses intérêts, et l’agent ne doit pas y substituer son propre point de vue (Huang au para 31). Dans sa lettre, Sam avait clairement exprimé son point de vue sur les conséquences d’un retour en Chine, y compris en qui avait trait à son père, mais l’agent ne semble pas l’avoir dûment pris en compte.

[66] Je reconnais que l’agent n’était pas tenu de traiter de chaque élément de preuve, surtout étant donné que, comme l’a fait remarquer le défendeur, le dossier de la demande était volumineux. Cependant, le rapport du psychothérapeute était mis en évidence dans les observations à l’appui de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et l’agent a traité du rapport, mais en se concentrant sur ce qui concernait Mme Lin. Il n’a pas traité de l’opinion du psychothérapeute au sujet de Sam dans le cadre de l’appréciation de l’intérêt supérieur de ce dernier.

[67] Dans son rapport, le psychothérapeute a écrit que Sam présentait des symptômes modérés d’anxiété et de dépression, et que l’anxiété de Mme Lin se répercutait sur Sam. Le psychothérapeute a expliqué que Sam serait considérablement affecté s’il était [traduction] « déraciné », car il passerait d’une situation stable à une situation instable. Il est clairement établi en droit que des conséquences malheureuses sont inhérentes au renvoi, mais il incombait à l’agent d’examiner la question de savoir si les conséquences que Sam subirait, selon l’opinion du psychothérapeute, sont de celles qui sont inhérentes à un renvoi ou si elles iraient au‑delà de cette catégorie. L’agent ne semble pas l’avoir fait.

[68] Je reconnais que même une appréciation très favorable de l’intérêt supérieur d’un enfant n’est pas nécessairement déterminante dans l’examen d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Toutefois, la mention d’[traduction] « un certain poids » ne permet pas de savoir, même par comparaison avec le [traduction] « peu de poids » accordé à d’autres facteurs, le poids que l’agent a accordé à l’ISE. Étant donné que l’analyse de l’ISE n’indique pas clairement en quoi consiste l’intérêt supérieur de Sam et qu’elle comporte des erreurs, il se peut que l’ISE, selon une appréciation adéquate, justifie que plus de poids y soit accordé, et que ce poids supérieur ait une incidence sur l’appréciation globale de la question de savoir si la dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est justifiée.

[69] Par conséquent, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire doit être examinée par un autre agent afin qu’une nouvelle décision soit rendue.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4701‑20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. Aucune question à certifier n’a été proposée et l’affaire n’en soulève aucune.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4701‑20

 

INTITULÉ :

PEIYI LIN et ZIXUAN WEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 décembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 21 décembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Nancy Myles Elliott

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Zofia Rogowska

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Elliott Law Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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