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Date : 20211215


Dossiers : IMM‑1374‑21

IMM‑1375‑21

Référence : 2021 CF 1424

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Manson

Dossier : IMM‑1374‑21

ENTRE :

LING ZHOU

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM‑1375‑21

ET ENTRE :

LIPING SONG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La présente audience découle de 80 demandes de contrôle judiciaire déposées entre le 19 janvier 2021 et le 22 juillet 2021 au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Toutes les demandes visent la révision d’une décision prise par le défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre], entre le 5 janvier 2021 et le 11 janvier 2021, lorsqu’il a établi quels répondants potentiels seraient invités à présenter des demandes de parrainage conformément au Programme de parrainage des parents et des grands‑parents [le programme de parrainage].

[2] Les deux demandes entendues conjointement dans la présente instance représentent des causes types pour les 80 demandes [les causes types]. Les 78 autres demandes sont en suspens ou ajournées sine die en attendant qu’une décision soit rendue relativement aux causes types. La décision relative aux causes types s’appliquera à toutes les demandes en suspens ou ajournées sine die.

[3] De plus, 325 demandes de contrôle judiciaire ont été déposées relativement à une seconde décision prise par le défendeur entre le 23 septembre 2021 et le 4 octobre 2021 conformément au programme de parrainage. Ces demandes sont également en suspens ou ajournées sine die en attendant qu’une décision soit rendue relativement aux causes types.

II. Contexte

A. Le programme de parrainage

[4] Le 29 septembre 2020, le défendeur a publié les « Instructions ministérielles sur le traitement des demandes de visa de résident permanent présentées par les parents ou grands‑parents d’un répondant, au titre de la catégorie du regroupement familial, et sur le traitement des demandes de parrainage présentées relativement à ces demandes » [Instructions ministérielles (IM‑43), Gazette du Canada, Partie I, vol 154, no 41, p. 2610‑2614, (29 septembre 2020) [les IM‑43].

[5] Les IM‑43 ont été données au titre de l’article 87.3 de la LIPR et s’appliquent aux demandes de visa de résident permanent présentées par les parents ou les grands‑parents des répondants au titre de la catégorie du regroupement familial, visées aux alinéas 117(1)c) et d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement], respectivement, ainsi qu’aux demandes de parrainage présentées relativement à ces demandes de visa.

[6] Les IM‑43 énoncent également les directives suivantes pour le processus d’admission, notamment :

  1. seules les personnes qui présentent le formulaire intitulé « Parrainer vos parents et grands‑parents : formulaire d’intérêt pour le parrainage » [le formulaire d’intérêt pour le parrainage] à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] peuvent recevoir une invitation à présenter une demande de parrainage;

  2. la période pour présenter un formulaire d’intérêt pour le parrainage a commencé à 12 h (HAE), le 13 octobre 2020, et s’est terminée à 12 h (HNE), le 3 novembre 2020;

  3. les invitations à présenter une demande de parrainage seront envoyées aux répondants potentiels à la suite d’un processus de sélection aléatoire parmi toutes les déclarations d’intérêt — excluant les doublons;

  4. un maximum de 10 000 demandes de parrainage présentées relativement au programme de parrainage sera accepté aux fins de traitement en 2021;

  5. les personnes qui auront présenté un formulaire d’intérêt pour le parrainage en 2020, mais qui n’auront pas été invitées à présenter une demande au cours de cette même année, pourraient voir leur déclaration d’intérêt examinée dans une année ultérieure, conformément à des instructions que le ministre peut donner.

[7] Du 13 octobre 2020 au 3 novembre 2020, IRCC a affiché le formulaire d’intérêt pour le parrainage sur son site Web. Le formulaire d’intérêt pour le parrainage exige que le répondant potentiel fournisse les renseignements suivants :

  • les renseignements personnels du répondant potentiel, y compris sa citoyenneté canadienne ou son statut de résident permanent, ses coordonnées et son revenu estimatif;

  • les renseignements personnels de la personne potentiellement parrainée (c.‑à‑d. le parent ou le grand‑parent). Seuls le nom et la date de naissance sont requis.

[8] Les citoyens canadiens ou les résidents permanents qui souhaitaient parrainer leurs parents ou leurs grands‑parents ont reçu la directive de présenter un formulaire d’intérêt pour le parrainage afin de donner à IRCC un avis de leur intérêt. Les répondants potentiels ont été informés qu’ils ne devraient soumettre qu’un seul formulaire et que les doublons seraient retirés.

[9] Après le 3 novembre 2020, des répondants potentiels qui avaient soumis un formulaire d’intérêt pour le parrainage ont été sélectionnés au moyen d’un processus de sélection aléatoire et invités à présenter une demande pour parrainer leurs parents ou leurs grands‑parents.

[10] Le 5 janvier 2021, le défendeur a affiché sur son site Web un avis informant les répondants potentiels qui avaient soumis un formulaire d’intérêt pour le parrainage que les invitations à présenter une demande de parrainage conformément au programme de parrainage avaient été envoyées.

B. Le processus de sélection aléatoire

[11] Comme il a été mentionné précédemment, les IM‑43 prévoyaient qu’IRCC accepterait les formulaires d’intérêts pour le parrainage à l’automne 2020 et que des invitations à présenter une demande de parrainage seraient envoyées à des répondants potentiels au moyen d’un processus de sélection aléatoire parmi tous les formulaires d’intérêt pour le parrainage qui n’étaient pas des doublons. De plus, un maximum de 10 000 demandes de parrainage pourrait être accepté en vue d’un potentiel traitement.

[12] Au cours de la période de trois semaines comprise entre le 13 octobre 2020 et le 3 novembre 2020, IRCC a reçu des formulaires d’intérêt pour le parrainage de la part de Canadiens et de résidents permanents qui souhaitaient parrainer leurs parents et grands‑parents pour qu’ils viennent au Canada. IRCC a reçu environ 209 174 formulaires d’intérêt pour le parrainage.

[13] Après la fin de la période de trois semaines, la Direction générale des opérations de la technologie de l’information d’IRCC a lancé un processus d’élimination des doublons pour repérer les formulaires d’intérêt pour le parrainage qui étaient des doublons. Les formulaires d’intérêt pour le parrainage qui ont été relevés comme étant des doublons ont été transmis au Réseau centralisé d’IRCC aux fins d’examen et de retrait.

[14] Après que le Réseau centralisé eut supprimé les formulaires d’intérêt pour le parrainage qui étaient des doublons, les données des 203 213 formulaires d’intérêt pour le parrainage restants ont été entrées dans un fichier chiffré.

[15] Sous la supervision de la Direction générale de la vérification et de la responsabilisation d’IRCC, la Direction générale de la planification et du rendement des opérations d’IRCC a effectué le processus de répartition aléatoire.

[16] Le processus de répartition aléatoire consiste à faire une sélection au hasard, une fois les doublons retirés, parmi le bassin de répondants potentiels qui ont soumis des formulaires d’intérêt pour le parrainage pour déterminer quels répondants potentiels seront invités à présenter des demandes. Le processus de répartition aléatoire génère une liste aléatoire à double insu, qui est véritablement aléatoire (c.‑à‑d. que les résultats ne peuvent pas être prédits ou dupliqués), est vérifiable, est libre de toute manipulation interne ou externe et est sécurisée sur le plan cryptographique. Chaque répondant potentiel avait exactement la même probabilité statistique d’être invité à présenter une demande de parrainage dans le cadre du processus de répartition aléatoire.

C. Les demanderesses

[17] Le 23 octobre 2020, conformément aux IM‑43, la demanderesse Mme Zhou (une résidente du Canada) a présenté un formulaire d’intérêt pour le parrainage exprimant son intérêt à parrainer sa mère, la demanderesse Mme Song, et son père, tous deux citoyens chinois.

[18] Mme Zhou ne faisait pas partie des répondants potentiels choisis au hasard et invités à présenter une demande de parrainage pour ses parents.

[19] Les demanderesses affirment que le défendeur, dans l’établissement des répondants potentiels qui ont présenté un formulaire d’intérêt pour le parrainage et qui seraient invités à présenter des demandes de parrainage conformément au programme de parrainage :

  1. a agi de façon contraire à la Charte canadienne des droits et libertés, article 7, Partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, soit l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 [la Charte];

  2. a agi de façon contraire à la Déclaration canadienne des droits, LC 1960, c 44;

  3. a agi sans compétence, outrepassé sa compétence ou refusé de l’exercer;

  4. n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter;

  5. a rendu une décision entachée d’une erreur de droit, que celle‑ci soit manifeste ou non au vu du dossier;

  6. a rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait;

  7. a agi de toute autre façon contraire à la loi.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[20] Comme il est mentionné plus haut, les demanderesses demandent un contrôle de la décision rendue par le défendeur entre le 5 janvier 2021 et le 11 janvier 2021, lorsque le défendeur a établi quels répondants potentiels seraient invités à présenter des demandes de parrainage conformément au programme de parrainage.

[21] Les demanderesses demandent la réparation suivante dans le cadre du contrôle judiciaire :

  1. un jugement déclarant que l’acte ou la procédure consistant à solliciter et à accepter des formulaires d’intérêt pour le parrainage de la part des répondants, au titre de l’article 87.3 et des paragraphes 92(1.1) et (2) de la LIPR, constituait une violation du paragraphe 15(1) de la Charte et n’est pas justifié au titre de l’article premier de la Charte;

  2. un jugement déclarant que l’acte ou la procédure consistant à solliciter et à accepter des formulaires d’intérêt pour le parrainage de la part des répondants, au titre de l’article 87.3 de la LIPR, était contraire à l’alinéa 1b) de la Déclaration canadienne des droits;

  3. un bref de prohibition visant à interdire au défendeur de donner un avantage mathématique objectif (c.‑à‑d. billets de loterie multiples) à tous les parents ou grands‑parents ayant deux répondants potentiels ou plus, ce qui a eu un effet préjudiciable sur tous les parents ou grands‑parents ayant un seul répondant potentiel;

  4. toute autre mesure ou réparation que l’avocat pourrait proposer et que l’honorable Cour peut autoriser.

IV. Les questions en litige

[22] Voici les questions à trancher :

  1. La Cour a‑t‑elle la compétence, en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 ou de l’article 72 de la LIPR, d’effectuer un contrôle judiciaire de l’administration du processus de sélection du programme de parrainage?

  2. Le cas échéant, le processus de sélection du programme de parrainage au titre de l’article 87.3 et des paragraphes 92(1.1) et (2) de la LIPR contrevenait‑il au paragraphe 15(1) de la Charte sans être justifié par l’article premier de la Charte ou est‑il autrement illégal?

V. La norme de contrôle applicable

[23] Aucune norme de contrôle n’est applicable en ce qui concerne la question de savoir si l’administration par le défendeur du processus de sélection du programme de parrainage est une décision susceptible de contrôle [Sheikh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 199 au para 17 [Sheikh].

[24] Lorsqu’une cour examine le bien‑fondé d’une décision administrative, la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable. La présomption du contrôle selon la norme de la décision raisonnable est réfutée lorsque la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte, comme c’est le cas pour les questions constitutionnelles [Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16‑17]. En ce qui concerne la question de savoir si le processus de sélection du programme de parrainage est contraire à la Charte, la décision est examinée selon la norme de la décision correcte.

VI. Les positions des parties

[25] Les demanderesses affirment que le processus de sélection entrepris par le défendeur parmi le bassin de formulaires d’intérêt pour le parrainage soumis par les répondants potentiels est discriminatoire pour le motif énuméré qu’est l’origine nationale ou ethnique pour les ressortissants chinois, ainsi que le motif analogue proposé de la situation de famille, en contravention à l’article 15 de la Charte.

[26] Les demanderesses soutiennent que, compte tenu de l’âge des répondants potentiels au Canada dont l’origine nationale ou ethnique est la Chine, ces répondants potentiels sont susceptibles d’être issus d’une famille comptant un seul enfant en raison de la mise en œuvre par la Chine d’une [traduction] « politique de l’enfant unique » de 1979 à 2015.

[27] Les demanderesses prétendent que le défendeur porte directement préjudice aux répondants potentiels d’origine chinoise ou qui sont issus de familles qui ont un seul enfant parce que le programme de parrainage du défendeur autorisait seulement la présentation de formulaires d’intérêt pour le parrainage en fonction du nombre de répondants potentiels disponibles pour un parent ou un grand‑parent. Par conséquent, intentionnellement ou non, cela favorisait les parents ou les grands‑parents qui ont plus d’un répondant potentiel, au détriment des parents ou des grands‑parents qui n’ont qu’un seul répondant potentiel. Les demanderesses affirment que, de cette façon, le défendeur a créé de façon inappropriée une préférence pour la réunification des familles en fonction de la taille de la famille.

[28] De plus, les demanderesses prétendent que les actes discriminatoires du défendeur ne résistent pas à un examen au titre de l’article premier de la Charte, parce qu’il existe une solution de rechange simple et raisonnable, soit fonder le processus de sélection aléatoire sur le nom du parent ou du grand‑parent, et non sur le nom du répondant potentiel. Les demanderesses prétendent que cette solution de rechange corrigerait le favoritisme envers les parents ou les grands‑parents ayant plus d’un répondant potentiel et que les législateurs disposent de cette solution de rechange.

[29] Les demanderesses reconnaissent que la « situation de famille » n’est pas un motif énuméré à l’article 15 de la Charte. Cependant, elles soutiennent que la situation de famille est inscrite comme motif de distinction illicite à l’article 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC, 1985, c H‑6, et qu’elle devrait donc être considérée comme un motif analogue au titre de l’article 15 de la Charte.

[30] De plus, les demanderesses font valoir que la décision du défendeur concernant les répondants potentiels qui sont invités à présenter des demandes de parrainage n’est pas raisonnable. Les demanderesses soutiennent que cette décision est inintelligible, parce que la sélection pourrait reposer sur les noms des parents ou des grands‑parents plutôt que sur ceux des répondants potentiels. Les demanderesses affirment que c’est particulièrement le cas, puisque le quota de 10 000 demandes de parrainage est fondé sur le nombre de parents ou de grands‑parents, et non sur le nombre de répondants.

[31] Le défendeur soutient que la Cour n’a pas compétence au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, c F‑7, ou de l’article 72 de la LIPR, parce que l’administration du processus de sélection du programme de parrainage n’est pas une question pouvant faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

[32] Le défendeur attire l’attention de la Cour sur le paragraphe 87.3(5) de la LIPR, selon lequel le fait de conserver ou de retourner une demande ou d’en disposer ne constitue pas un refus de délivrer les visas ou autres documents, d’octroyer le statut ou de lever tout ou partie des critères et obligations.

[33] De plus, le défendeur fait valoir que, de façon similaire aux conclusions de la Cour dans la décision Sheikh, le processus de sélection du programme de parrainage n’a privé les demanderesses d’aucun droit en l’espèce. La possibilité d’être parrainé conformément à tout futur programme de parrainage demeure intacte. Mme Zhou n’a pas été invitée à présenter une demande de parrainage et, par conséquent, elle n’a essuyé aucun refus à l’égard d’une telle demande. Aucune obligation juridique n’a été imposée aux demanderesses, et bien qu’elles aient pu être déçues de ne pas avoir été invitées à présenter une demande de parrainage dans le cadre du programme de parrainage, les demanderesses n’ont pas établi qu’il s’agit d’une question qui a une incidence sur leurs droits, qui leur impose des obligations juridiques ou qui leur cause directement un préjudice. Par conséquent, la présente affaire n’est pas susceptible de contrôle judiciaire au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales et de l’article 72 de la LIPR.

[34] De plus, le défendeur soutient que le régime de parrainage est de nature législative et qu’il n’existe aucun droit de parrainer un membre de la famille avant qu’une décision favorable ne soit prise à l’égard de la demande de parrainage. De plus, un demandeur pourrait ne pas avoir le droit au traitement de sa demande, conformément au paragraphe 87.3(4) de la LIPR.

[35] Le défendeur souligne également que l’article 13 de la LIPR ne confère pas un droit inconditionnel de parrainer un membre de sa famille. Les tribunaux ont toujours reconnu le vaste pouvoir du défendeur de donner des instructions au titre des dispositions de la LIPR afin de limiter le nombre de demandes à traiter, d’établir l’ordre de priorité des demandes parrainées et de fournir des directives sur la façon dont le traitement doit être effectué, notamment la prise de règlements qui « établissent et régissent » la catégorie du regroupement familial et le parrainage [LIPR, art 14(2)].

[36] De plus, le défendeur soutient que les demanderesses n’ont présenté aucun élément de preuve ou argument selon lequel le processus de sélection aléatoire est discriminatoire en raison de l’origine nationale ou ethnique chinoise ou de la situation de famille, en ce sens que cela imposerait un fardeau ou priverait des gens de certains avantages, d’une manière pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’exacerber les désavantages.

[37] Le défendeur fait également valoir que les demanderesses n’ont pas présenté d’éléments de preuve ou d’arguments juridiques suffisants pour démontrer que la situation de famille (en l’espèce, la situation de famille à un seul enfant) est un motif analogue à l’article 15 de la Charte, comme il est énoncé dans Fraser c Canada (PG), 2020 CSC 28 [Fraser]. Le défendeur soutient que les demanderesses s’appuient simplement sur la référence à la « situation de famille » à l’article 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne et proposent la solution de rechange qu’est l’utilisation du nom des parents ou des grands‑parents dans le processus de sélection aléatoire plutôt que le nom du répondant potentiel.

[38] Enfin, le défendeur affirme que, même si les demanderesses peuvent établir que la situation de famille est un motif analogue, les demanderesses n’ont présenté aucun élément de preuve ou argument selon lequel le processus de sélection aléatoire a créé une distinction fondée sur un motif illicite, et que cette distinction est discriminatoire en ce sens qu’elle impose un fardeau ou nie des avantages d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’exacerber le désavantage. Le défendeur soutient que cette absence de fondement de la preuve est fatale à l’allégation des demanderesses fondée sur la Charte.

VII. ANALYSE

A. Les objections du défendeur à l’affidavit de la demanderesse

[39] Au moyen d’une requête préliminaire, le défendeur s’oppose aux paragraphes 24 à 29, 32 et 33 de l’affidavit de Mme Zhou daté du 11 mars 2021 déposé dans le dossier de demande des demanderesses [l’affidavit Zhou]. Le défendeur prétend que l’affidavit Zhou contient des arguments et devrait être radié.

[40] Je conclus que les paragraphes 24 à 27 inclusivement et le paragraphe 32 de l’affidavit Zhou contiennent des arguments, et qu’ils contreviennent au paragraphe 81(1) des Règles de la Cour fédérale, DORS/98‑106, et sont par les présentes radiés. Les paragraphes 28, 29 et 33 de l’affidavit Zhou sont autorisés.

B. La Cour a‑t‑elle compétence pour effectuer un contrôle judiciaire de l’administration du processus de sélection du programme de parrainage?

[41] Comme il a été mentionné précédemment, le défendeur soutient que la Cour n’a pas compétence au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales ou de l’article 72 de la LIPR, parce que l’administration du processus de sélection du programme de parrainage n’est pas une question qui peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire au titre du paragraphe 87.3(5) de la LIPR.

[42] Les demanderesses font valoir que le paragraphe 87.3(5) de la LIPR ne s’applique pas, parce qu’il n’y a pas de « demande » au sens du paragraphe 87.3(1) de la LIPR : un [traduction] « intérêt pour le parrainage » n’entre pas dans la définition.

[43] L’article 13 de la LIPR prévoit qu’un citoyen canadien ou un résident permanent peut, sous réserve du Règlement, parrainer la demande de visa de résident permanent d’un étranger.

[44] À la suite de la demande de visa de résident permanent de son répondant, un étranger peut être sélectionné pour recevoir un visa de résident permanent au titre de la catégorie du regroupement familial. La « catégorie du regroupement familial » est une catégorie réglementaire au titre du Règlement, qui est définie en fonction de la relation du demandeur avec un citoyen canadien ou un résident permanent, à titre d’époux, de conjoint de fait, d’enfant ou de père ou mère ou à titre d’autre membre de la famille prévu par règlement [LIPR, art 12; Règlement, art 1(3), 117(1)c) et 117(1)d)].

[45] Le processus pour devenir résident permanent au titre de la catégorie du regroupement familial suivant une demande parrainée comporte deux étapes :

  1. Le répondant doit présenter une demande de parrainage qui est traitée aux fins de détermination de l’admissibilité au centre de traitement des demandes d’IRCC au Canada;

  2. L’étranger qui cherche à venir au Canada doit présenter une demande de visa de résident permanent, qui est présentée et traitée à un bureau des visas à l’étranger et accompagnée d’une demande de parrainage déposée conformément au Règlement. [Règlement, art 10(4) et 130(1)c)].

[46] La section 3 de la partie 7 du Règlement énonce les dispositions relatives au parrainage d’un étranger qui présente une demande de visa de résident permanent au titre de la catégorie du regroupement familial, y compris les critères d’admissibilité, l’engagement financier, les exigences et les interdictions pour les répondants [Règlement, art 130 à 137].

[47] Diverses dispositions de la LIPR permettent au ministre de donner des instructions aux agents d’immigration pour aider le Canada à atteindre ses objectifs en matière d’immigration. Les instructions ministérielles sont publiées pour des périodes limitées et traitent d’un éventail de questions, y compris le traitement et les mesures de réception des demandes.

[48] L’article 87.3 de la LIPR autorise le ministre à donner des instructions concernant le traitement de certaines demandes. Cela comprend l’établissement de conditions par catégorie qui doivent être respectées avant ou pendant le traitement d’une demande et l’établissement du nombre de demandes à traiter au cours d’une année. Ces instructions ministérielles sont publiées dans la Gazette du Canada [LIPR, art 87.3].

[49] Le défendeur a publié les IM‑43, qui donnent les instructions pour le programme de parrainage, comme décrit précédemment, conformément à l’article 87.3 de la LIPR.

[50] Les IM‑43 précisent ce qui suit :

Les présentes instructions sont publiées dans la Gazette du Canada conformément au paragraphe 87.3(6) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi).

Ces instructions sont données, en vertu de l’article 87.3 et des paragraphes 92(1.1) et (2) de la Loi, par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration car, selon le ministre, celles‑ci permettront de contribuer dans la mesure du possible à l’atteinte des objectifs en matière d’immigration fixés par le gouvernement du Canada, qui consistent à veiller à la réunification des familles au Canada.

[51] L’article 87.3 de la LIPR est ainsi libellé :

Instructions sur le traitement des demandes

Application

87.3 (1) Le présent article s’applique aux demandes de visa et autres documents visées aux paragraphes 11(1) et (1.01) — sauf à celle faite par la personne visée au paragraphe 99(2) —, aux demandes de parrainage faites au titre du paragraphe 13(1), aux demandes de statut de résident permanent visées au paragraphe 21(1) ou de résident temporaire visées au paragraphe 22(1) faites par un étranger se trouvant au Canada, aux demandes de permis de travail ou d’études ainsi qu’aux demandes prévues au paragraphe 25(1) faites par un étranger se trouvant hors du Canada.

Atteinte des objectifs d’immigration

(2) Le traitement des demandes se fait de la manière qui, selon le ministre, est la plus susceptible d’aider l’atteinte des objectifs fixés pour l’immigration par le gouvernement fédéral.

Instructions

(3) Pour l’application du paragraphe (2), le ministre peut donner des instructions concernant le traitement des demandes, notamment des instructions :

a) prévoyant les groupes de demandes à l’égard desquels s’appliquent les instructions;

a.1) prévoyant des conditions, notamment par groupe, à remplir en vue du traitement des demandes ou lors de celui‑ci;

b) prévoyant l’ordre de traitement des demandes, notamment par groupe;

c) précisant le nombre de demandes à traiter par an, notamment par groupe;

d) régissant la disposition des demandes dont celles faites de nouveau.

Application

(3.1) Les instructions peuvent, lorsqu’elles le prévoient, s’appliquer à l’égard des demandes pendantes faites avant la date où elles prennent effet.

Précision

(3.2) Il est entendu que les instructions données en vertu de l’alinéa (3)c) peuvent préciser que le nombre de demandes à traiter par an, notamment par groupe, est de zéro.

Respect des instructions

(4) L’agent — ou la personne habilitée à exercer les pouvoirs du ministre prévus à l’article 25 — est tenu de se conformer aux instructions avant et pendant le traitement de la demande; s’il ne procède pas au traitement de la demande, il peut, conformément aux instructions du ministre, la retenir, la retourner ou en disposer.

Précision

(5) Le fait de retenir ou de retourner une demande ou d’en disposer ne constitue pas un refus de délivrer les visa ou autres documents, d’octroyer le statut ou de lever tout ou partie des critères et obligations applicables.

Publication

(6) Les instructions sont publiées dans la Gazette du Canada.

Précision

(7) Le présent article n’a pas pour effet de porter atteinte au pouvoir du ministre de déterminer de toute autre façon la manière la plus efficace d’assurer l’application de la loi.

[52] Selon le paragraphe 87.3(1) de la LIPR, l’article 87.3 de la LIPR s’applique aux demandes de parrainage présentées au titre du paragraphe 13(1) de la LIPR. Je conviens avec les demanderesses que la présentation d’un formulaire d’intérêt pour le parrainage ne constitue pas une demande de parrainage. Le formulaire d’intérêt pour le parrainage est un formulaire présenté par un citoyen canadien ou un résident permanent pour déclarer son intérêt pour le parrainage.

[53] Toutefois, l’article 87.3 de la LIPR semble considérer la présentation d’un formulaire d’intérêt pour le parrainage comme une « demande ». L’article 87.3 de la LIPR est intitulé « Instructions sur le traitement des demandes ». Les IM‑43 du défendeur concernant le programme de parrainage ont été établies au titre de l’article 87.3 de la LIPR. Le paragraphe 87.3(3) permet au ministre défendeur de donner des instructions concernant le traitement des demandes en vue d’atteindre les objectifs en matière d’immigration énoncés au paragraphe 87.3(2). Les IM‑43 mentionnent leur objectif comme étant l’atteinte des objectifs en matière d’immigration. Conformément à l’alinéa 87.3(3)a), le défendeur a établi une catégorie de demande intitulée « intérêt pour le parrainage » dans les IM‑43. Conformément à l’alinéa 87.3(3)a.1), le défendeur a établi des conditions pour la catégorie de demande intitulée « intérêt pour le parrainage » dans les IM‑43. Plus précisément, les répondants potentiels qui veulent parrainer un parent ou un grand‑parent peuvent soumettre des formulaires d’intérêt pour le parrainage et les formulaires d’intérêt pour le parrainage doivent être remplis et présentés dans le délai prescrit. De plus, tous les formulaires d’intérêt pour le parrainage qui sont des doublons seront retirés.

[54] Par conséquent, le paragraphe 87.3(5) de la LIPR semble s’appliquer aux répondants potentiels qui ont présenté un formulaire d’intérêt pour le parrainage, parce que la présentation d’un formulaire d’intérêt pour le parrainage constitue une demande au sens de l’article 87.3 de la LIPR.

[55] Le paragraphe 87.3(5) prévoit que le fait de retenir ou de retourner une demande ou d’en disposer ne constitue pas un refus de délivrer les visas ou autres documents, d’octroyer le statut ou de lever tout ou partie des critères et obligations. Comme il a été mentionné précédemment, l’IM‑43 prévoit que « les personnes qui auront présenté un formulaire d’intérêt pour le parrainage en 2020, mais qui n’auront pas été invitées à présenter une demande au cours de cette même année, pourraient voir leur déclaration d’intérêt examinée dans une année ultérieure, conformément à des instructions que le ministre pourrait produire ». Par conséquent, les demandes liées au formulaire d’intérêt pour le parrainage sont retenues, ce qui ne constitue pas une décision de ne pas délivrer un visa de résident permanent au parent ou au grand‑parent mentionné dans le formulaire d’intérêt pour le parrainage.

[56] La Cour a récemment conclu, dans la décision Sheikh mentionnée précédemment, que le retour par IRCC d’une demande de parrainage présentée dans le cadre d’un programme antérieur de parrainage des parents et des grands‑parents en 2018 n’était pas une décision pouvant faire l’objet d’un contrôle judiciaire au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales ou de l’article 72 de la LIPR. La Cour a conclu que le retour de la demande de parrainage était un acte purement administratif qui n’avait aucune incidence sur les droits d’une partie, n’imposait aucune obligation juridique à une partie ou ne portait pas directement préjudice à une partie et, par conséquent, ne pouvait faire l’objet d’un contrôle judiciaire [Sheikh au para 63].

[57] De même, le fait de retenir les demandes liées au formulaire d’intérêt pour le parrainage n’a pas d’incidence sur les droits d’une partie, n’impose aucune obligation juridique à une partie et ne cause pas directement préjudice à une partie. Le droit de parrainer un membre de la famille n’est pas dévolu ou acquis et ne commence pas à être acquis jusqu’à ce qu’une décision favorable soit prise à l’égard d’une demande. D’ici là, un demandeur pourrait ne pas avoir un droit au traitement de sa demande [Lukaj c Canada (MCI), 2013 CF 8 aux para 22 à 23; Burton c Canada (MCI), 2016 CF 345 au para 24].

[58] Par conséquent, comme les demanderesses n’ont pas encore présenté de demande de parrainage, il n’y a eu aucune incidence sur leurs droits. La possibilité d’être parrainé conformément à tout futur programme de parrainage demeure intacte. Aucune obligation juridique n’a été imposée aux demanderesses, et bien qu’elles aient pu être déçues de ne pas avoir été invitées à présenter une demande de parrainage dans le cadre du programme de parrainage, les demanderesses n’ont pas établi qu’il s’agit d’une question qui a une incidence sur leurs droits, leur impose des obligations juridiques ou leur cause directement un préjudice. Par conséquent, la présente affaire ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales et de l’article 72 de la LIPR.

[59] Par souci d’exhaustivité, j’ai également examiné l’argument fondé sur le paragraphe 15(1) de la Charte des demanderesses ci‑après, argument qui constitue le fondement apparent de la présente demande.

C. Le processus de sélection du programme de parrainage contrevenait‑il au paragraphe 15(1) de la Charte sans être justifié par l’article premier de la?

[60] Comme il a été mentionné précédemment, les demanderesses prétendent que le programme de parrainage du défendeur est discriminatoire pour le motif énuméré de l’origine nationale ou ethnique et pour le motif analogue proposé de la situation de famille, en contravention de l’article 15 de la Charte.

[61] Dans l’examen de la validité d’une contestation fondée sur la Charte, les observations formulées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72 aux para 56 à 59 sont instructives :

56 La Charte énonce les droits et libertés qui sont garantis. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Or, aucune disposition de la Charte n’invite les tribunaux à se distancier de leur rôle judiciaire. Aucune n’invite les juges — d’anciens avocats d’expérience à qui on a conféré une charge judiciaire — à suivre la procédure de leur choix. Au contraire, la Charte est un document de droit, circonscrit par le droit et fondé sur le droit. Des dizaines de milliers de décisions ont été rendues sur le fondement de la Charte, une véritable montagne de jurisprudence.

57 De cette montagne découlent certains principes immuables et incontournables. Suivant un de ces principes fondamentaux, il incombe aux demandeurs qui invoquent la Charte de démontrer qu’un acte de l’État — par exemple une loi ou une mesure administrative prise par un fonctionnaire — a enfreint un droit ou une liberté. Ce principe comporte deux critères essentiels : les demandeurs doivent indiquer l’acte de l’État qui a causé la violation, c’est‑à‑dire qu’ils doivent démontrer un lien de causalité entre l’acte de l’État et la violation, et produire une preuve suffisante pour démontrer le lien de causalité et la violation. Voir, p. ex., Operation Dismantle c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, p. 447 et 490, 1985 CanLII 74; Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, p. 764 à 765, 1993 CanLII 55; Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, par. 60; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 73 à 78; Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 R.C.S 176, par. 126 et 131 à 134; R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398, par. 251 à 254 et la jurisprudence qui y est mentionnée. Le point commun de ces critères est le lien de causalité. Le lien de causalité est crucial.

58 Il en ressort deux règles pratiques énoncées dans la jurisprudence :

(a) Les dispositions qui appartiennent à un régime légal aux composantes interreliées ne sauraient être examinées et contestées isolément (Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134). Il se peut que les dispositions, examinées isolément, n’aient pas causé la violation de la Charte. D’autres dispositions connexes peuvent en être la cause ou servir à prévenir toute lacune ou à y remédier. Ce genre de recours artificiel et étroit se traduit souvent par un dossier de preuve indûment artificiel et étroit.

(b) Dans les cas où la violation des droits résulte d’un acte — ou d’une omission —administratif pris en application d’une loi, c’est sur ce dernier, et non sur la loi, que le recours doit porter (Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120). En attaquant la loi, et non l’acte ou l’omission administratif, on ne démontre pas l’existence d’un lien de causalité entre l’acte de l’État et la violation du droit. On risque également de monter un dossier de preuve indûment artificiel et étroit.

59 Dans un recours fondé sur la Charte, il importe de garder à l’esprit un autre principe fondamental : les tribunaux sont des tribunaux et se doivent d’agir comme tels. Ainsi, le juge peut instruire uniquement le recours fondé sur la Charte intenté par les demandeurs, et ce uniquement sur le fondement du dossier de preuve constitué par les parties. Il ne lui est pas loisible de transcender l’objet du recours pour se prononcer sur un autre recours, ni de recueillir de la preuve comme s’il appartenait à une commission d’enquête itinérante. Le tribunal qui instruit une contestation est [traduction] « ancré solidement dans la discipline que requiert la méthodologie de la common law » (Brian Morgan, « Proof of Facts in Charter Litigation » dans Robert J. Sharpe, dir, Charter Litigation, Toronto, Butterworths, 1987, 159, p. 162, mentionné avec approbation par la Cour suprême dans les arrêts MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, p. 363, 1989 CanLII 26 et Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086, p. 1099 à 1101, 1990 CanLII 93).

[62] L’article 15 de la Charte est ainsi libellé :

15 (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

(2) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.

[63] Pour prouver une violation à première vue du paragraphe 15(1) de la Charte, le demandeur doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que la loi ou la mesure prise par l’État contestée :

1. crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue;

2. impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage [R c CP, 2021 CSC 19 au para 56; Fraser, au para 27; Ontario (AG) c G, 2020 CSC 38 aux para 39‑43].

[64] L’article premier de la Charte s’applique seulement une fois qu’il est conclu qu’un droit a été restreint. L’article premier de la Charte permet à l’État de justifier la restriction d’un droit garanti par la Charte dans le cas où il s’agit d’une restriction « dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Le fardeau de la preuve incombe à la personne qui cherche à justifier la restriction – en l’espèce, le défendeur [R c Oakes, [1986] 1 RCS 103].

[65] Les demanderesses prétendent que le programme de parrainage crée une distinction fondée sur le motif énuméré de l’origine nationale et ethnique, à savoir la nationalité et l’origine chinoises. Les demanderesses soutiennent qu’en raison de la [traduction] « politique de l’enfant unique » de la Chine, les répondants potentiels de nationalité ou d’origine chinoise sont susceptibles d’avoir fait partie d’une famille d’un seul enfant. Par conséquent, il est plus probable que les personnes de nationalité ou d’origine chinoise ne pourront soumettre qu’un seul formulaire d’intérêt pour le parrainage afin de manifester leur intérêt à parrainer un parent. Les demanderesses prétendent que le programme de parrainage porte directement préjudice à ces répondants potentiels qui ne peuvent soumettre qu’un seul formulaire d’intérêt pour le parrainage comparativement aux familles qui peuvent avoir plusieurs répondants potentiels.

[66] Le défendeur soutient que les demanderesses n’ont présenté aucun élément de preuve à l’appui de leurs allégations. De plus, le défendeur soutient que l’existence de l’ancienne politique de l’enfant unique de la Chine ne crée pas de lien entre le programme de parrainage du défendeur et le motif énuméré de l’origine nationale et ethnique.

[67] Les demanderesses ont fourni des éléments de preuve selon lesquels une politique de l’enfant unique existait en Chine de 1979 à 2015 et que la Chine est le deuxième pays source d’immigrants au Canada. Toutefois, la preuve des demanderesses ne démontre pas comment le programme de parrainage crée une distinction fondée sur le motif énuméré de la nationalité ou de l’origine chinoise.

[68] Comme il a été mentionné précédemment, le programme de parrainage du défendeur fait une sélection au hasard, une fois les doublons retirés, parmi le bassin de répondants potentiels qui ont soumis des formulaires d’intérêt pour le parrainage afin de déterminer quels répondants potentiels seront invités à présenter des demandes. Le processus de répartition aléatoire génère une liste aléatoire à double insu, qui est véritablement aléatoire (c.‑à‑d. que les résultats ne peuvent pas être prédits ou dupliqués), est vérifiable, est libre de toute manipulation interne ou externe et est sécurisée sur le plan cryptographique. Chaque répondant potentiel avait exactement la même probabilité statistique d’être invité à présenter une demande de parrainage dans le cadre du processus de répartition aléatoire. Le processus de sélection ne repose pas sur la nationalité ou l’origine ethnique.

[69] Bien qu’il soit probable que les répondants potentiels au Canada de nationalité ou d’origine ethnique chinoise proviennent de familles comptant un seul enfant en raison de la politique de l’enfant unique, les demanderesses n’ont pas fourni de preuve d’un lien entre le programme de parrainage du défendeur et une distinction fondée sur la nationalité et l’origine ethnique chinoise.

[70] De plus, le témoignage des demanderesses ne démontre pas en quoi le programme de parrainage impose un fardeau ou nie des avantages d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’exacerber le désavantage.

[71] Étant donné que les demanderesses n’ont pas présenté d’éléments de preuve établissant l’existence d’une violation du paragraphe 15(1) de la Charte pour le motif énuméré de la nationalité et de l’origine ethnique, l’article premier de la Charte ne s’applique pas.

[72] Les demanderesses soutiennent également que la Cour devrait conclure que la « situation de famille » est un motif analogue et que le programme de parrainage viole le paragraphe 15(1) de la Charte en raison de la situation de famille à un seul enfant.

[73] Pour établir un motif analogue, les demanderesses doivent satisfaire au critère décrit dans Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203. Les motifs analogues sont semblables aux motifs énumérés, en ce sens qu’ils sont souvent à la base de décisions stéréotypées ou encore qu’ils définissent un groupe qui a historiquement fait l’objet de discrimination. Les motifs analogues décrivent des caractéristiques personnelles qui sont soit immuables, soit considérées comme immuables (caractéristiques qui sont modifiables uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle).

[74] La Cour suprême du Canada a récemment déclaré que des observations et des éléments de preuve détaillés sont nécessaires pour établir un motif analogue [Fraser, aux para 117 à 123]. Les observations des demanderesses signalent simplement que la situation de famille est un motif reconnu dans la Loi canadienne sur les droits de la personne et, à ce titre, devrait être reconnue comme un motif analogue au titre du paragraphe 15(1) de la Charte. Les demanderesses n’ont pas fourni les observations suffisantes requises pour établir qu’une situation de famille à un seul enfant est un motif analogue.

[75] Étant donné que les demanderesses n’ont pas fourni les observations et les éléments de preuve nécessaires pour établir la situation de famille à un seul enfant comme étant un motif analogue, il n’est pas nécessaire de trancher la question de savoir s’il y a violation du paragraphe 15(1) de la Charte pour ce motif analogue proposé.


JUGEMENT dans les dossiers IMM‑1374‑21 et IMM‑1375‑21

LA COUR ORDONNE :

  1. Les demandes sont rejetées.
  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1374‑21

 

INTITULÉ :

LING ZHOU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

DOSSIER :

IMM‑1375‑21

 

INTITULÉ :

LIPING SONG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 DÉCEMBRE 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 DÉCEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Richard Kurland

POUR LA DEMANDERESSE

 

Helen Park

Jocelyn Mui

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kurland, Tobe

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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