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Date : 20211216


Dossier : T-1129-20

Référence : 2021 CF 1426

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 décembre 2021

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

SALVATORE VITALE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision rendue par la division d’appel (la DA) du Tribunal de la sécurité sociale (le TSS). La DA a rejeté la demande de permission d’interjeter appel de la décision par laquelle la division générale (la DG) concluait que le demandeur était exclu du bénéfice des prestations d’assurance‑emploi (l’AE) parce qu’il avait perdu son emploi en raison d’une inconduite. La DG a rendu sa décision à l’issue d’un processus de révision entamé après que le TSS eut été saisi de plusieurs demandes, dont une demande de prestations d’AE qui a initialement été accueillie, ainsi qu’une demande d’antidatation que la DA a accueillie.

II. Le contexte

[2] Le demandeur a travaillé pour le Groupe Robert Inc. de mars à mai 2019, et pour Alliance Magnésium Inc. (Alliance) d’août 2017 à janvier 2019. Après la fin de son emploi, il a présenté une demande de prestations d’AE en septembre 2019. Il a demandé que cette demande soit antidatée au mois de mai 2019, demande qui a été rejetée par la Commission de l’assurance‑emploi du Canada (la Commission) et la DG du TSS, mais accueillie par la DA. La DA a antidaté la demande de quatre mois, soit en mai 2019, et le demandeur a reçu des prestations.

[3] Après avoir été avisée que le demandeur était admissible aux prestations d’AE, Alliance a informé la Commission qu’il avait été congédié pour inconduite. La Commission a néanmoins accueilli la demande de prestations d’AE parce qu’elle a estimé que les renseignements étaient insuffisants pour conclure que la relation d’emploi avait pris fin en raison de l’inconduite du demandeur.

[4] Alliance a demandé un réexamen de cette décision. Dans le cadre de ce processus, elle a expliqué que le demandeur travaillait comme dirigeant principal des finances (DPF) et que la recherche d’investisseurs potentiels faisait partie de ses fonctions. Or, le demandeur avait demandé qu’on lui paie une commission avant de divulguer les noms d’investisseurs potentiels au courtier de l’employeur. Cela a amené Alliance à remettre en question la loyauté du demandeur et à craindre qu’il fasse passer ses intérêts personnels avant ceux de son employeur. Alliance a affirmé qu’elle avait donc congédié le demandeur pour un motif valable. Elle a expliqué à la Commission que le demandeur, en tant que DPF, savait ou aurait dû savoir qu’en demandant une commission pour divulguer les noms d’investisseurs potentiels, il contrevenait aux pratiques commerciales établies et à son code de déontologie étant donné qu’il était précisé dans son contrat de travail qu’il était censé chercher des investisseurs. Sur cette base, en août 2020, la Commission a informé le demandeur et Alliance de sa conclusion selon laquelle le demandeur avait été congédié en raison de son inconduite et était donc exclu du bénéfice des prestations d’AE en vertu de l’article 30 de la Loi sur l’assurance-emploi, LC 1996, c 23 [la LAE].

[5] Le demandeur a interjeté appel de la décision rendue à l’issue de ce réexamen devant la DG du TSS. La DG a rejeté cet appel, estimant que la Commission avait prouvé que le demandeur avait perdu son emploi en raison d’une inconduite et que celui‑ci était donc exclu du bénéfice des prestations d’AE en vertu de l’article 30 de la LAE. Pour parvenir à cette conclusion, la Commission a examiné les courriels échangés entre le demandeur et le courtier d’Alliance, a cherché à savoir si le demandeur agissait au nom de son employeur lorsqu’il envoyait des courriels au courtier et a examiné le contrat d’emploi du demandeur avec Alliance. Elle a finalement conclu que la relation d’emploi avait pris fin pour abus de confiance, que cet abus de confiance constituait une inconduite au sens de la LAE et que le demandeur était donc exclu du bénéfice des prestations d’AE en vertu de l’article 30.

[6] Le demandeur a demandé la permission de porter en appel la décision du DG devant la DA. La DA a conclu que le demandeur voulait avoir la possibilité de plaider à nouveau sa cause afin d’obtenir un résultat différent. Elle a souligné qu’il ne s’agissait pas là de son rôle. Le demandeur n’a soulevé aucune erreur susceptible de contrôle ni aucune erreur de droit ou de fait. La DA a donc conclu que l’appel n’avait aucune chance raisonnable de succès et a refusé d’accorder la permission d’en appeler.

[7] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision de la DA. Le demandeur a plaidé sa propre cause de manière fort habile.

III. La question en litige

[8] La question en litige consiste à savoir si la décision de la DA de refuser la permission d’en appeler était raisonnable.

IV. La norme de contrôle

[9] La norme de contrôle applicable à la décision de la DA sur le fond est celle de la décision raisonnable. Comme l’a affirmé la Cour suprême du Canada au paragraphe 23 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], « [l]orsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond […] [l]’analyse a […] comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable ». Plus précisément, il se dégage de la jurisprudence antérieure à l’arrêt Vavilov qu’une décision par laquelle la DA refuse d’accorder la permission d’en appeler est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Griffin c Canada (Procureur général), 2016 CF 874 aux para 13‑14; Marcia c Canada (Procureur général), 2016 CF 1367 au para 23). Je ne vois pas pourquoi cette norme de contrôle serait différente après l’arrêt Vavilov. En conséquence, la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable.

[10] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable tire son origine du principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs. La Cour ne se livre pas à une analyse de novo ou ne tente pas de trancher elle‑même la question en litige (Vavilov, aux para 13, 83). Elle commence plutôt par examiner les motifs du décideur administratif et évalue si la décision est raisonnable, s’agissant du résultat obtenu et du raisonnement suivi, au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci (Vavilov aux para 81, 83, 87, 99).

[11] Une décision raisonnable est justifiée, transparente et intelligible pour la personne visée, et témoigne d’« une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » lorsqu’elle est lue dans son ensemble et que le contexte administratif, le dossier soumis au décideur et les observations des parties sont pris en compte (Vavilov aux para 81, 85, 91, 94‑96, 99, 127‑128).

V. Le cadre d’analyse

[12] Comme l’a correctement appliqué la DA du TSS, la permission d’en appeler est rejetée « si [la DA] est convaincue que l’appel n’a aucune chance raisonnable de succès » (Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, c 34 [la LMEDS] à l’art 58(2)). Selon la jurisprudence, il y a une chance raisonnable de succès lorsqu’il existe des moyens défendables sur le fondement desquels l’appel proposé pourrait être accueilli (Osaj c Canada (Procureur général), 2016 CF 115 au para 12). Comme l’a notamment souligné la DA, la permission d’interjeter appel d’une décision de la DG ne peut être accordée que si l’appel a une « chance raisonnable de succès » selon l’un des trois moyens d’appel prévus au paragraphe 58(1) de la LMEDS : a) un manquement à un principe de justice naturelle; b) une erreur de droit; c) une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.

VI. Analyse

A. Observations

[13] Le demandeur a présenté un argument défendable concernant son congédiement par Alliance. Il estime que la façon dont l’affaire a progressé dans le système était inéquitable puisqu’il n’a pas eu la possibilité de répondre à la conclusion selon laquelle il a été congédié pour abus de confiance, une conclusion qui, selon lui, reposait uniquement sur un courriel qui a été mal interprété. La décision a été prise après qu’il eut reçu des prestations d’AE et que la DA lui eut donné gain de cause et eut conclu que sa demande devait être antidatée.

[14] Comme nous le verrons, toutefois, il ne m’appartient pas, dans un contrôle judiciaire, de me mettre à la place du décideur et de trancher les mêmes questions que lui. Je ne chercherai pas à savoir, par exemple, si la preuve montre que le demandeur a été congédié pour abus de confiance. En fait, je me pencherai uniquement sur le caractère raisonnable de la décision de la DA; je chercherai à savoir s’il était raisonnable pour la DA de ne pas accorder la permission de porter en appel la décision de la DG compte tenu des moyens limités prévus au paragraphe 58(2) de la LMEDS. Cette situation est frustrante pour un demandeur, mais elle rappelle qu’il est crucial de présenter sa preuve et ses arguments concernant le congédiement au tout début de la procédure étant donné que les moyens prévus par la loi pour le faire ultérieurement sont limités.

[15] Les arguments avancés par le demandeur dans le contrôle judiciaire portent sur les faits liés à la conclusion selon laquelle il a été congédié pour abus de confiance et était par conséquent exclu du bénéfice des prestations d’AE, même si sa demande d’antidatation avait été accueillie et qu’il avait touché des prestations d’AE. Il a avancé trois arguments.

[16] Premièrement, le demandeur soutient que la DG n’a pas appliqué ses propres règles et lignes directrices lors de l’évaluation de la demande d’AE qu’il a initialement présentée. Il affirme que la demande a été faite en septembre 2019, qu’elle a été contestée par la DG au motif qu’elle avait été déposée en retard et qu’elle a fini par être antidatée en avril 2020. Il allègue que la DG a commis une erreur puisqu’elle n’a pas procédé à l’évaluation du bien‑fondé de sa demande alors qu’elle avait eu huit mois pour le faire. Il renvoie aux règles de la DG, qui sont ainsi rédigées : « [h]abituellement, c’est lors du dépôt de votre demande de prestations que vous donnez les renseignements […] sur la raison de votre congédiement ». En conséquence, le demandeur estime que la DG a manqué à son obligation d’évaluer correctement le bien‑fondé de la demande puisqu’elle a soulevé la question de l’inconduite seulement après avoir échoué à contester la décision relative à l’antidatation. Il cite l’énoncé de mission de Service Canada, qui précise que le régime d’AE offre un soutien du revenu temporaire aux travailleurs qui ont perdu leur emploi pendant qu’ils cherchent du travail. Ainsi, le demandeur soutient que les prestataires de l’AE présentent une demande au moment où ils en ont besoin et que le fait de retarder une demande pendant huit mois, d’accepter de verser des prestations au bout du compte, puis de demander le remboursement de ces prestations pour une question d’inconduite soulevée ultérieurement s’écarte de cet énoncé de mission. De plus, il souligne que le régime d’AE — tel qu’il fonctionne actuellement — permet difficilement d’atteindre les objectifs de cet énoncé.

[17] Deuxièmement, il soutient que la DG a commis une erreur de droit. Il fait valoir qu’il ne peut pas légalement avoir commis un abus de confiance puisque la demande de l’employeur de « trouver » ou de « solliciter » des investisseurs potentiels contreviendrait aux lois québécoises sur les valeurs mobilières et créerait un conflit d’intérêts en raison des modalités de son contrat de travail. Le demandeur soutient que les lois pertinentes du Québec, qui sont régies par l’Autorité des marchés financiers, exigent que seuls les courtiers en valeurs mobilières inscrits sollicitent des capitaux. Ainsi, étant donné que le demandeur n’est pas un courtier en valeurs mobilières inscrit, il ne peut pas solliciter de capitaux dans la province de Québec. Le demandeur affirme en outre que, compte tenu de ses années d’expérience, il n’aurait jamais sollicité de capitaux puisqu’il savait que les lois ne le lui permettaient pas. Il souligne que la société avait embauché deux courtiers indépendants pour s’acquitter de cette tâche en particulier.

[18] Le demandeur affirme que la déclaration de la DG selon laquelle « une partie du rôle du prestataire, à titre de directeur des finances, était de trouver des investisseurs potentiels dans l’entreprise » et la conclusion qui en a découlé — à savoir qu’il a été congédié parce qu’il a brisé le lien de confiance en demandant qu’on lui paie une commission pour le faire — constituent une erreur de droit. Il admet qu’il était indiqué dans la description de poste de son contrat de travail qu’il lui incombait de [traduction] « chercher des occasions de financement pour Alliance », mais il affirme que ses fonctions l’obligeaient seulement à soutenir la collecte de capitaux en effectuant des tâches comme le contrôle diligent, et non à solliciter des capitaux. Il fait valoir que son contrat de travail montre qu’il recevait un salaire de base et une prime, mais qu’en aucun cas le paiement d’une commission n’était prévu.

[19] Le demandeur a également fait remarquer que la raison du congédiement n’est pas précisée dans la lettre de congédiement, ce qui est très inhabituel, tout comme le fait de congédier un cadre pour abus de confiance sans lui donner d’avertissement écrit ou d’explication sur la raison de son congédiement. Dans sa plaidoirie, le demandeur a déclaré qu’il croyait que l’entreprise — en démarrage — n’obtenait pas les capitaux dont elle avait besoin et qu’elle avait utilisé le courriel qu’il avait envoyé comme prétexte pour le congédier et économiser le salaire d’un cadre, tout en évitant de lui verser son indemnité de départ.

[20] J’ai examiné les arguments du demandeur, et je constate que, bien qu’il n’y ait aucune référence dans la lettre de congédiement à des avertissements antérieurs et que la raison du congédiement n’y soit pas directement mentionnée, les [traduction] « échanges qui ont eu lieu à cette date » (la date du congédiement) et les « les raisons graves invoquées lors de ces échanges » y sont quant à ceux mentionnés. L’employeur n’a pas déposé d’autres éléments de preuve ni fait état d’autres incidents d’abus de confiance dans la preuve.

[21] Troisièmement, le demandeur soutient que la DG a commis une erreur de fait importante en adoptant une vision étroite des renseignements soumis à son attention et en ne tenant pas compte du contexte factuel général et des renseignements qui pourraient avoir été omis lorsqu’elle a déterminé la raison de son congédiement. Le demandeur affirme qu’il n’a jamais demandé de commission à son employeur. Il soutient plutôt que le courriel dans lequel il semble demander une commission a été utilisé par son ancien employeur pour cacher la véritable raison de son congédiement. Il a expliqué que le courriel était une réponse à un courtier en valeurs mobilières et qu’il l’avait envoyé pour donner suite à l’une des tentatives de son employeur de faire pression sur lui pour qu’il sollicite des capitaux auprès de sa famille et de ses relations. Dans sa plaidoirie, le demandeur a soutenu que son courriel était peut‑être [traduction] « insolent » et de mauvais goût, mais qu’il contenait simplement l’exposé des taux de commission versés au courtier pour la collecte de capitaux. Il a affirmé que le courriel avait pour but de faire valoir que c’était le rôle du courtier, et non le sien, de recueillir des capitaux.

[22] De l’avis du demandeur, le but du courriel auquel il a répondu était de l’obliger à fournir une réponse que son employeur pourrait utiliser pour le congédier. Il a déclaré que l’objectif de l’employeur était d’avoir une justification pour le congédier de façon à éviter de payer six mois de salaire à titre d’indemnité de départ. En effet, il aurait eu droit à cette indemnité si son congédiement n’avait pas été motivé, comme le prévoyait son contrat de travail. À son avis, le court délai (d’environ six jours) écoulé entre l’envoi du courriel et le congédiement est une preuve supplémentaire de cet objectif.

B. Analyse

[23] Le but du présent contrôle judiciaire est de procéder au contrôle de la décision de la DA. Si je devais accueillir la demande de contrôle judiciaire en l’espèce, ma décision ne remplacerait pas la décision de la DG; l’affaire serait renvoyée à la DA pour nouvelle décision.

[24] Si, comme l’a précisé le juge Gleeson au paragraphe 14 de la décision Sherwood c Canada (Procureur général), 2017 CF 998 [Sherwood], il est nécessaire d’examiner et de prendre en considération la décision de la DG pour évaluer le caractère raisonnable de la décision de la DA, il reste que l’erreur susceptible de contrôle doit avoir été commise par la DA. Je vais donc me pencher sur les motifs de la DA pour évaluer s’ils sont raisonnables en me fondant sur le cadre de l’arrêt Vavilov.

[25] Malgré les observations que j’ai formulées, je ne suis pas convaincue que la décision de la DA était déraisonnable.

(1) Délais et procédure

[26] Premièrement, je souligne qu’aucun des arguments avancés par le demandeur ne concerne la décision de la DA. En effet, la première phrase de chacune des questions — formulées par le demandeur — concerne la décision de la DG. La décision de la DG n’est pas la décision visée par la demande de contrôle judiciaire en l’espèce. Je garde à l’esprit les observations du juge Gleeson dans la décision Sherwood, qui, comme je l’ai déjà mentionné, a précisé à juste titre qu’il est nécessaire d’examiner et de prendre en considération la décision de la DG pour décider si la décision de la DA était raisonnable. Toutefois, dans un cas comme celui qui nous occupe, où la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est la décision par laquelle la DA a refusé d’accorder la permission d’en appeler, l’erreur susceptible de contrôle doit elle‑même découler de la décision de la DA. Voici des exemples de questions susceptibles de contrôle judiciaire : la question de savoir si la DA a commis une erreur dans son choix du critère à appliquer à une demande de permission d’en appeler (Bellefeuille c Canada (Procureur général), 2014 CF 963 au para 26 [Bellefeuille]) ou, simplement, la question de savoir si la décision de la DA était raisonnable (Bellefeuille, au para 30). Ces questions n’ont pas été soulevées à l’égard de la décision de la DA (voir également le paragraphe 12 ci‑dessus concernant les trois moyens d’appel énoncés au paragraphe 58(1) de la LDES : a) un manquement à un principe de justice naturelle; b) une erreur de droit; c) une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.)

[27] Le défendeur souligne que l’argument du demandeur concernant les délais et le retard — dont il est question au paragraphe 16 des présents motifs — n’a été soulevé ni devant la DG ni devant la DA, et qu’il s’agit donc d’un argument soulevé pour la première fois lors du contrôle judiciaire. Il est établi en droit qu’un demandeur n’est pas autorisé dans un contrôle judiciaire à soulever des arguments qui n’ont pas été présentés au décideur (voir, p. ex., Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 aux para 22 à 26). Lorsqu’elle a rejeté la demande de permission d’en appeler, la DA n’a pas tenu compte des délais ou de la façon de procéder de la DG, qui n’a pas évalué l’admissibilité du demandeur lorsqu’elle a tranché la demande d’antidatation, puisque cet argument n’avait pas été soulevé devant elle ni devant la DG. Même si cet argument avait été présenté devant elles, il n’aurait pas été retenu à mon avis, car tout a été fait dans les délais prévus par la loi.

[28] Avec le recul, je conviens avec le demandeur qu’il ne semble pas logique de ne pas statuer sur l’admissibilité de la demande avant de rendre une décision sur la demande d’antidatation. La procédure suivie — à savoir traiter d’abord la demande d’antidatation et évaluer ensuite l’admissibilité — est prévue par la Loi, et toutes les décisions ont été rendues dans les délais prescrits par le législateur. Encore une fois, mon rôle dans le cadre du contrôle judiciaire n’est pas de décider si la procédure suivie pour traiter la demande est déraisonnable puisque cet argument n’a pas été soulevé devant la DA. Mon rôle est de procéder au contrôle de la décision de cette dernière de rejeter la demande de permission d’en appeler.

(2) Erreur de droit

[29] Deuxièmement, comme nous l’avons vu plus haut, le demandeur fait valoir que la DG a commis une erreur de droit. Il fait valoir qu’il ne peut pas légalement avoir commis un abus de confiance puisqu’il aurait alors enfreint les lois québécoises sur les valeurs mobilières et se serait mis en position de conflit d’intérêts en raison des modalités de son contrat de travail. Le demandeur affirme que la conclusion de la DG selon laquelle « une partie du rôle du prestataire, à titre de directeur des finances, était de trouver des investisseurs potentiels dans l’entreprise » et la conclusion qui en a découlé — à savoir qu’il a été congédié parce qu’il a brisé le lien de confiance en demandant qu’on lui paie une commission pour le faire — constituent une erreur de droit.

[30] La DG a conclu que le demandeur avait enfreint les modalités de son contrat de travail parce que, à titre de DPF, il lui incombait de chercher des occasions de financement pour son employeur. La DG a conclu qu’il y avait eu abus de confiance lorsque le demandeur avait communiqué avec le courtier de l’employeur pour lui dire qu’il avait deux investisseurs potentiels et qu’il avait ensuite demandé une commission pour lui fournir leurs coordonnées. La DG a souligné que le demandeur avait nié avoir demandé une commission et avait déclaré à plusieurs reprises qu’il n’était pas autorisé à solliciter des investisseurs, mais la DG a tout de même conclu que la preuve démontrait que le demandeur avait parlé aux investisseurs potentiels et avait demandé une commission en échange de leurs coordonnées.

[31] Je qualifie cette observation d’erreur de fait ou, tout au plus, d’erreur de fait et de droit. La conclusion tirée par la DG, selon laquelle le demandeur avait brisé le lien de confiance avec son employeur en demandant une commission pour avoir trouvé des investisseurs, était une conclusion de fait.

[32] Contrairement à ce qu’affirme le demandeur, il ne s’agit pas de savoir s’il était autorisé en vertu des lois québécoises sur les valeurs mobilières à solliciter des investisseurs, mais plutôt s’il était raisonnable pour la DG de tirer la conclusion qu’elle a tirée compte tenu de la preuve. Il importe peu de savoir si je parviendrais à la même décision; la question est de savoir si cette décision était raisonnable. Il est bien établi en droit que le rôle de la Cour dans un contrôle judiciaire n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov, au para 125).

[33] La preuve soumise à la DG comprenait les éléments suivants :

  • le relevé d’emploi;

  • le courriel en question (que le demandeur a d’abord nié avoir envoyé avant de reconnaître l’avoir fait);

  • la lettre de congédiement;

  • le contrat de travail;

  • le témoignage de vive voix du demandeur.

[34] La DG a conclu à partir de ces éléments de preuve que le congédiement du demandeur pour abus de confiance découlait du fait qu’il avait demandé une commission. Dans ses motifs, la DG a indiqué qu’elle privilégiait la preuve révélée dans le courriel plutôt que le témoignage du demandeur. Elle a conclu que les éléments de preuve étayaient cette conclusion et que le demandeur cherchait simplement, avec sa demande de permission d’en appeler, à plaider à nouveau sa cause afin d’obtenir un résultat différent, ce qui n’est pas le rôle de la DA. En fin de compte, la DA a estimé que le demandeur n’avait relevé aucune erreur qui permettrait à l’appel d’avoir une chance raisonnable de succès. Je juge cette conclusion raisonnable.

(3) Erreur de fait

[35] Le demandeur soutient que la DG a commis une erreur de fait importante en adoptant une vision étroite des renseignements dont elle disposait et en ne tenant pas compte du contexte factuel général et des renseignements qui pourraient avoir été omis lorsqu’elle a évalué la raison de son congédiement. Le demandeur affirme qu’il n’a jamais demandé de commission à son employeur. Il fait plutôt valoir que son ancien employeur se sert du courriel dans lequel il semble demander une commission pour cacher la véritable raison de son congédiement. Il explique que le courriel était une réponse à un courtier en valeurs mobilières et qu’il l’a envoyé pour donner suite à l’une des tentatives de l’employeur de faire pression sur lui pour qu’il sollicite des capitaux. Le demandeur fait valoir que son courriel contenait simplement un exposé des taux de commission versés au courtier pour la collecte de capitaux et qu’il avait pour but de faire valoir que c’était le rôle du courtier, et non le sien, de recueillir des capitaux. De l’avis du demandeur, le but du courriel auquel il a répondu était de l’obliger à fournir une réponse que son employeur pourrait utiliser pour le congédier et éviter de payer une indemnité de départ.

[36] Lors d’un contrôle judiciaire, la cour de révision ne doit pas apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov, au para 125). Elle doit plutôt chercher à savoir si la décision était fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et était justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur était assujetti (Vavilov, au para 85).

[37] Le contrôle judiciaire doit donc englober donc un examen de la conclusion de la DA selon laquelle un appel de la décision de la DG n’avait pas de chance raisonnable de succès. Les motifs de la DA reposent en grande partie sur les conclusions de la DG relatives à la preuve. La DG a conclu de façon catégorique que le demandeur avait perdu son emploi en raison de cet abus de confiance. Cette conclusion s’appuie sur le courriel échangé entre le demandeur et un courtier qui, selon elle, démontre que le demandeur a demandé une commission. La DA a souligné que le demandeur avait fait valoir que le courriel avait été mal interprété, mais que la DG avait au bout du compte accordé une plus grande valeur probante au courriel qu’au témoignage du demandeur.

[38] La DA a rejeté la demande de permission d’en appeler après avoir conclu que la DG avait appliqué aux faits le bon critère en matière d’inconduite, que la preuve prépondérante dont disposait la DG étayait sa conclusion selon laquelle le comportement du demandeur constituait une inconduite au sens de la LAE et, par conséquent, que le demandeur n’avait aucune chance raisonnable de succès en appel si la permission d’en appeler était accordée.

[39] Je ne puis conclure que la décision de la DA était déraisonnable compte tenu des conclusions et des motifs de la DG. La présente affaire, cependant, devrait servir de leçon à tous ceux qui sont aux prises avec des problèmes d’emploi semblables : s’il existe des questions concernant le motif de leur congédiement, ils doivent veiller à les régler ou à les contester dès qu’elles se présentent et s’assurer de présenter au décideur la preuve nécessaire.

[40] La présente demande est rejetée. Le défendeur n’a pas demandé de dépens, et aucuns ne sont adjugés.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T‑1129‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1129-20

 

INTITULÉ :

SALVATORE VITALE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 novembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

Le 16 décembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Attila Hadjirezaie

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Salvatore Vitale

Kirkland (Québec)

 

LE DEMANDEUR, POUR SON PROPRE COMPTE

 

Procureur général du Canada

Gatineau (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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