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Date : 20211213


Dossier : IMM-5544-19

Référence : 2021 CF 1405

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

TONG JIANG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Tong Jiang, est une citoyenne chinoise qui déclare avoir commencé à pratiquer le Falun Gong pour des raisons de santé en mars 2011. Le Bureau de la sécurité publique [le BSP] a effectué une descente dans les locaux où elle pratiquait le Falun Gong avec un groupe en mars 2012. La demanderesse s’est échappée par une porte arrière, elle s’est cachée, puis elle est entrée au Canada en août 2012, avec l’aide d’un passeur.

[2] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a mis en doute la crédibilité générale de la demanderesse, faisant état de contradictions dans les documents justificatifs, et a conclu qu’il n’était pas possible qu’elle ait été autorisée à quitter la Chine sur présentation de son propre passeport, contrairement à ce qu’elle prétendait. En outre, selon la SPR, bien que la demanderesse ait démontré qu’elle possédait une connaissance de base du Falun Gong, elle n’a pas produit d’éléments de preuve suffisants pour établir qu’elle avait pratiqué le Falun Gong en Chine. De plus, la SPR a accordé peu de poids à la preuve documentaire présentée à l’appui du volet « sur place » de la demande d’asile de la demanderesse au moment de conclure que celle-ci n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[3] La demanderesse sollicite, conformément à l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire de la décision rendue par la SPR le 31 juillet 2019.

[4] Pour les motifs qui suivent, la demande sera rejetée.

II. La question en litige et la norme de contrôle

[5] Dans ses observations écrites, la demanderesse a soulevé deux éléments principaux : (1) la SPR a contrevenu aux principes de l’équité procédurale en omettant d’aviser la demanderesse des préoccupations que suscitait sa crédibilité; (2) la SPR a procédé à une appréciation déraisonnable de la preuve présentée par la demanderesse à l’appui de sa demande d’asile et du fait qu’elle avait pu quitter la Chine. Au cours des plaidoiries, l’avocate de la demanderesse a indiqué qu’elle renonçait à invoquer l’argument relatif à l’équité procédurale, de sorte qu’il ne restait qu’une seule question en litige, soit celle du caractère raisonnable de la décision de la SPR, notamment son appréciation de la preuve.

[6] Les conclusions de la SPR, y compris les décisions relatives à la crédibilité et le poids accordé à la preuve, sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles » (Vavilov, au para 85). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable. La cour de justice doit être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable (Vavilov, au para 100).

III. La question préliminaire — l’affidavit irrégulier

[7] La demanderesse n’a pas déposé d’affidavit à l’appui de la présente demande. Celle-ci est plutôt étayée par un affidavit souscrit par Yuanyuan Xu [l’affidavit de Mme Xu], une assistante juridique employée par l’ancienne conseil de la demanderesse.

[8] Le défendeur soutient que l’absence d’un affidavit personnel souscrit par le demandeur peut suffire à justifier le rejet de la demande (et il invoque l’ancien alinéa 10(2)d) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, modifié le 17 juin 2021 et devenu le sous-alinéa 10(2)a)(v)). Se fondant sur le paragraphe 11 de la décision Muntean c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 1449, le défendeur soutient que l’affidavit déposé à l’appui de la demande constitue l’une des principales sources d’information en matière d’immigration et qu’il est important que l’affidavit soit établi par une personne qui connaît de première main le processus décisionnel; habituellement le demandeur lui-même.

[9] Subsidiairement, le défendeur fait valoir qu’en l’absence de preuve fondée sur la connaissance personnelle, toute erreur alléguée par le demandeur doit être manifeste au vu du dossier (Ling c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1198 au para 14).

[10] À l’affidavit de Mme Xu sont joints comme pièces divers documents pertinents pour les besoins de la demande. Ces documents se trouvent également dans le dossier certifié du tribunal [le DCT]. Le paragraphe 5 de l’affidavit contient un résumé de la [traduction] « transcription faite par l’avocate de l’audience de la demanderesse » devant la SPR. Ni la transcription utilisée pour rédiger ce résumé ni l’enregistrement audio de l’audience devant la SPR ne sont trouvent dans le dossier de la demanderesse ou dans le DCT.

[11] L’omission de produire un affidavit à l’appui fondé sur la connaissance personnelle ne donne pas automatiquement lieu au rejet d’une demande de contrôle judiciaire. Toutefois, le témoignage rendu dans un affidavit fondé sur des renseignements tenus pour véridiques reçoit peu de poids (Huang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 788 (CF 1re inst).

[12] Au paragraphe 5 de son affidavit, Mme Xu présente un résumé et une interprétation de la teneur de l’audience devant la SPR. Il ne s’agit pas de faits dont la déposante avait une connaissance personnelle, et les documents qu’elle a consultés pour préparer son résumé ne se trouvent pas dans le dossier. Compte tenu des circonstances, j’accorde peu de poids au paragraphe 5 de l’affidavit de Mme Xu. Néanmoins, le dossier ainsi que l’affidavit de Mme Xu sont suffisants pour justifier l’examen des questions soulevées par la demanderesse. L’absence d’un affidavit personnel ne porte pas un coup fatal à la présente demande.

IV. Analyse

A. L’appréciation de la preuve par la SPR n’était pas déraisonnable

[13] La demanderesse a déclaré qu’après la descente effectuée dans les locaux où s’était réuni son groupe d’adeptes du Falun Gong, et l’arrestation de cinq membres du groupe, le BSP s’était présenté chez elle plusieurs fois et avait remis à ses parents une assignation en matière criminelle en deux occasions distinctes. La SPR a dit de ces documents qu’il s’agissait d’assignations en matière criminelle et a noté qu’ils étaient identiques à l’exception de leurs dates.

[14] La SPR a jugé que les assignations étaient probablement frauduleuses et leur a accordé peu de poids. La SPR a conclu qu’il était raisonnable de supposer que le BSP délivrerait d’abord une assignation coercitive plutôt qu’une assignation en matière criminelle. Elle a fondé cette conclusion sur les éléments de preuve contenus dans le cartable national de documentation [le CND] et sur l’allégation de la demanderesse selon laquelle cinq membres de son groupe avaient été arrêtés. La SPR a également conclu que même si le BSP avait initialement délivré une assignation en matière criminelle, il aurait assurément délivré une seconde assignation à caractère coercitif, et, non pas, simplement une seconde assignation en matière criminelle identique à la première. Cette conclusion concorde avec le libellé standard de l’assignation du BSP, qui avertit la personne concernée que [traduction] « faute de comparaître et en l’absence de motif valable, une assignation contraignante sera délivrée ». Ces conclusions sont compatibles avec la preuve documentaire, et étayées par celle-ci, et il était raisonnablement loisible à la SPR de les tirer.

[15] La SPR a également émis des doutes quant à la forme des assignations en matière criminelle qui avaient été déposées en preuve, et elle a fait observer, après avoir comparé celles-ci à des exemples figurant dans le CND, que la section des assignations qui aurait été laissée aux parents de la demanderesse correspondait plutôt à la section du document que le BSP était censé conserver.

[16] La demanderesse soutient qu’il était déraisonnable que la SPR juge frauduleuses les deux assignations. Elle s’appuie sur une phrase tirée du CND qui indique que la procédure applicable à la délivrance des assignations par le BSP n’est pas toujours suivie et que le BSP délivre parfois la même assignation à répétition. La demanderesse soutient également qu’il était déraisonnable que la SPR compare les assignations délivrées en 2012 aux spécimens figurant dans le CND, qui remontent à 2006, parce que ces spécimens sont vieux et qu’il est possible que les formulaires utilisés par le BSP aient été modifiés dans l’intervalle. Ces arguments ne me convainquent pas.

[17] Comme il a été mentionné précédemment, les conclusions qu’a tirées la SPR au sujet de la nature de l’assignation délivrée en l’espèce sont raisonnables. La SPR était au fait des éléments de preuve au dossier qui démontraient que la procédure du BSP n’était pas appliquée de manière uniforme; la SPR a expressément pris acte du fait que les pratiques du BSP en matière de délivrance de mandats d’arrestation variaient d’une localité à l’autre. L’omission par la SPR de traiter explicitement d’une seule phrase du CND indiquant que la procédure du BSP n’était pas systématiquement appliquée ne suffit pas, compte tenu des faits en l’espèce, pour remettre en question le caractère raisonnable de la décision. Pour parvenir à sa conclusion, la SPR ne s’est pas uniquement penchée sur les incohérences liées à la forme des assignations ou sur les erreurs manifestes au vu des documents. La SPR a également apprécié les éléments de preuve en tenant compte du contexte plus général dans lequel s’inscrivait le récit fait par la demanderesse de la descente effectuée par le BSP, au cours de laquelle d’autres membres du groupe avaient été arrêtés, et des multiples visites du BSP au domicile de ses parents, alors que la demanderesse se cachait et après qu’elle eut quitté la Chine.

[18] Lorsqu’elle s’est penchée sur l’absence de mandat d’arrestation, la SPR a pris acte du fait que la preuve documentaire révélait une diversité dans les pratiques utilisées par le BSP pour délivrer des mandats d’arrestation. Toutefois, la SPR a conclu qu’il était raisonnable de supposer qu’un mandat d’arrestation aurait été lancé dans une situation caractérisée par de multiples visites du BSP, et elle a cité les précédents de la Cour qui l’avaient éclairée sur cette question. La demanderesse n’a pas contesté la façon dont la SPR avait interprété et appliqué la jurisprudence, et je suis convaincu que la SPR a mené une analyse raisonnable de la question (Lan Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1398 au para 35; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 654 au para 22; Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1200 au para 30).

[19] De même, je ne suis pas convaincu que la comparaison faite par la SPR entre les assignations de 2012 et les spécimens datant de 2006 contenus dans le CND actuellement applicable rende la décision déraisonnable, simplement parce qu’il est possible que le format des assignations ait été modifié dans l’intervalle. Je conviens qu’un décideur doit être attentif à la possibilité qu’au fil du temps, le format des documents puisse changer. Cependant, lorsque aucune preuve n’indique qu’un document a été révisé ou qu’un spécimen de document n’est pas fiable pour une autre raison, il n’est pas déraisonnable qu’un décideur s’appuie sur un spécimen de formulaire contenu dans le CND actuellement applicable. Une simple hypothèse selon laquelle une modification pourrait avoir eu lieu ne saurait justifier l’intervention de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[20] La demanderesse invoque les décisions Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 288 [Lin], et Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 311 [Chen], pour étayer la thèse selon laquelle le seul écoulement du temps suffit à rendre déraisonnable le recours à des spécimens de documents. Pour autant que ce puisse être justifié, je me déclare respectueusement en désaccord. Toutefois, je ne considère pas que l’une ou l’autre de ces décisions soutienne cette proposition.

[21] Par exemple, dans la décision Chen, les préoccupations de la Cour ne se limitaient pas au seul écoulement du temps. La Cour a également fait remarquer que le document en cause dans cette affaire, soit une assignation, avait été comparé à un modèle d’assignation assortie d’un mandat d’arrestation, ce qui, selon la Cour, constituait une distinction que le décideur était tenu de reconnaître (Chen, aux para 16 et 18). Dans la décision Lin, la Cour a examiné les modèles de formulaires à la lumière de la conclusion qu’elle avait déjà tirée, à savoir que le décideur avait effectué une appréciation déraisonnable des documents d’identité du demandeur et que cette appréciation avait ensuite déraisonnablement entaché l’analyse de la demande d’asile du demandeur, y compris l’appréciation des autres documents qu’il avait présentés.

[22] La demanderesse fait également valoir qu’il était déraisonnable que la SPR ait considéré comme étayant ses conclusions antérieures et comme indiquant que la demanderesse n’était pas recherchée par le BSP le fait que celle-ci ait réussi à franchir de nombreux points de contrôle de sécurité de l’aéroport en présentant son propre passeport authentique. Plus précisément, la demanderesse fait valoir que la SPR s’est livrée à des conjectures lorsqu’elle a conclu qu’il aurait fallu que le passeur soudoie tous les agents de l’aéroport chargés de contrôler les passagers en instance de départ.

[23] Lorsqu’elle a traité de la manière dont la demanderesse était sortie de Chine, la SPR a pris acte de la preuve documentaire concernant le projet du Bouclier d’or de la Chine et s’est appuyée sur celle-ci. Selon la jurisprudence de la Cour, lorsqu’un demandeur ne sait pas comment un passeur a procédé pour franchir les contrôles de sécurité d’un aéroport sans se faire repérer, il convient de faire preuve de prudence au moment de conclure qu’il est invraisemblable qu’une personne recherchée par la police ait pu quitter la Chine en utilisant son propre passeport (Zhang c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 533). Toutefois, lorsque la preuve est vague (comme c’est le cas en l’espèce), contradictoire ou qu’elle repose sur des conjectures, il n’est pas déraisonnable de tirer une inférence défavorable ou une conclusion défavorable en matière de vraisemblance (Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 790 au para 45; voir aussi Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 FC 877 aux para 17-21; Wei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 230 au para 20).

[24] La demanderesse fait également valoir que la preuve relative au contrôle des passeports à l’aéroport n’a pas été prise en compte par la SPR. Or la preuve sur laquelle s’appuie la demanderesse n’est pas contenue dans le dossier. L’argument n’a pas été considéré.

V. Conclusion

[25] Je ne suis pas convaincu que la SPR a commis une erreur dans son examen de la demande d’asile de la demanderesse et je suis convaincu que la conclusion de la SPR, selon laquelle la demanderesse n’a qualité ni de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger, était raisonnable.

[26] La demande sera rejetée. Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5544-19

LA COUR STATUE :

1. La demande est rejetée.

2. Aucune question n’est certifiée.

Blank

« Patrick Gleeson »

Blank

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste-traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5544-19

 

INTITULÉ :

TONG JIANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 décemBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 13 décembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Stephanie Fung

 

pour la demanderesse

 

Alex C. Kam

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McLaughlin & Chin Professional Corporation

Avocats

North York (Ontario)

 

pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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