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Date : 20211214


Dossier : IMM‑6818‑19

Référence : 2021 CF 1416

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

MONICA DOUGLAS ROBINSON

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Monica Douglas Robinson, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal (l’agent) a, le 18 septembre 2018, rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’elle avait présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Selon la demanderesse, l’agent a fait une mauvaise analyse des difficultés qui l’attendraient en Jamaïque, de son degré d’établissement au Canada ainsi que de l’intérêt supérieur de sa fille. Elle dit aussi que l’agent a manqué à l’équité procédurale en se fondant sur une preuve qui était étrangère à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et dont l’existence n’avait pas été révélée à la demanderesse.

[3] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la décision de l’agent est raisonnable et qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale. Je rejette donc cette demande de contrôle judiciaire.

II. Les faits

A. La demanderesse

[4] La demanderesse est une femme de nationalité jamaïcaine, âgée de 61 ans. Elle a trois enfants, qui vivent en Jamaïque, dont sa fille, Asheka, aujourd’hui âgée de 23 ans.

[5] La demanderesse vivait en Jamaïque avec son mari et ses enfants, jusqu’à la mort subite de son mari en janvier 2008. Selon elle, son mari avait été attaqué par un homme appelé M. Brown, qui serait membre d’un gang, et il avait succombé à ses blessures. Elle affirme que, depuis cette agression contre son défunt mari, le gang associé à M. Brown l’a attaquée et menacée, et qu’il a fait de même envers ses enfants. Elle dit qu’elle a communiqué avec la police, mais que celle‑ci n’a pas vraiment donné suite à son signalement.

[6] Le 19 janvier 2012, la demanderesse est arrivée au Canada, munie d’un visa de résidente temporaire (visiteur). Elle affirme que son intention n’était pas de rester au Canada de façon permanente. Mais son intention a changé quand elle a appris que sa maison en Jamaïque avait brûlé le 30 avril 2014.

[7] Comme ses trois enfants étaient encore en Jamaïque et n’avaient plus de maison, la demanderesse s’est mise à la recherche d’un emploi au Canada afin de les soutenir financièrement. Elle a pris un emploi, sans permis de travail, comme travailleuse d’appoint à temps partiel dans un foyer de soins infirmiers, avant de devoir cesser ses activités en raison de problèmes de santé. Elle envoyait périodiquement de l’argent à ses enfants en Jamaïque.

[8] Outre son diagnostic préexistant de diabète de type 2, la demanderesse a dû affronter plusieurs ennuis de santé au Canada, notamment un ulcère chronique du pied, de l’hypertension artérielle, des troubles de la vue liés à son diabète, et une infection à la jambe consécutive à une chute en août 2014, qui a restreint sa mobilité. Elle affirme que sa mauvaise santé l’a empêchée de quitter le Canada à l’expiration de son visa de résident temporaire.

[9] Le 6 juillet 2016, elle a déposé sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, dans laquelle elle a inclus sa fille Asheka comme personne à charge, faisant valoir qu’il était dans l’intérêt supérieur d’Asheka qu’elle vive auprès de sa mère au Canada. Elle a aussi fait état des difficultés liées à la violence des gangs, à la possibilité de se faire soigner et aux conséquences de l’incendie de la maison qu’elle rencontrerait à son retour en Jamaïque.

B. La décision contestée

[10] Par lettre datée du 18 septembre 2018, l’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, car il jugeait que les considérations humanitaires invoquées ne justifiaient pas l’octroi d’une dispense.

[11] L’agent a tenu compte de la situation calamiteuse existant en Jamaïque et des difficultés auxquelles serait exposée la demanderesse si elle y retournait, ainsi que de son degré d’établissement au Canada et de l’intérêt supérieur de sa fille Asheka. Après examen cumulatif de la preuve accompagnant la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il s’est dit convaincu qu’une dispense d’application des exigences de la LIPR n’était pas justifiée.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[12] Cette demande de contrôle judiciaire soulève les points suivants :

  1. La décision de l’agent est‑elle raisonnable?

  2. Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?

[13] En ce qui concerne la première question en litige, les parties reconnaissent toutes deux que la norme de contrôle à appliquer est celle de la décision raisonnable. Je confirme que la norme de contrôle devant s’appliquer aux décisions relatives à des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 988 au para 24; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy) au para 8, 44‑45; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) au para 16‑17).

[14] Selon moi, la deuxième question en litige doit être examinée en fonction d’une norme de contrôle qui s’apparente le plus à celle de la décision correcte, puisqu’elle se rapporte à la question de savoir si l’agent a respecté les principes de l’équité procédurale (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).

[15] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle rigoureuse, mais empreinte de déférence (Vavilov au para 12‑13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov au para 15). Une décision raisonnable est une décision qui est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov au para 85). Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences (Vavilov au para 88‑90, 94, 133‑135).

[16] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer que la décision comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov au para 100). Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui‑ci (Vavilov au para 125).

[17] La norme de la décision correcte est une norme qui ne commande aucune déférence. Dans le contexte de l’équité procédurale, la question centrale est celle de savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris les facteurs énumérés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 21‑28 (voir aussi l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

IV. Analyse

A. La décision de l’agent est‑elle raisonnable?

(1) Les difficultés

[18] L’agent a procédé à l’évaluation des difficultés auxquelles la demanderesse serait exposée si elle devait retourner en Jamaïque et il a jugé que la preuve censée confirmer ses dires selon lesquels elle serait exposée à la violence des gangs était peu convaincante. D’après lui, rien n’attestait que M. Brown portait la responsabilité de la mort du mari de la demanderesse, ni qu’elle‑même ou sa famille continuaient d’être menacées par un gang ou que des membres du gang avaient incendié la maison, comme le prétendait la demanderesse. Il a passé en revue et pris connaissance de la preuve documentaire objective sur la situation dans le pays, notamment l’information sur la violence des gangs, et il a conclu en fin de compte que ces documents décrivaient soit des conditions générales que devaient affronter la plupart des Jamaïcains, soit des conditions particulières qui ne correspondaient pas à la situation de la demanderesse.

[19] L’agent a admis la preuve de la demanderesse montrant qu’elle souffre de plusieurs problèmes de santé, dont un diabète de type 2, une mauvaise vue et un ulcère chronique du pied consécutif à une infection osseuse, et il a pris en compte les nombreuses lettres de professionnels de la santé qui accompagnaient la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il a cependant conclu que la demanderesse n’avait pas apporté de preuve corroborant le contenu des lettres, en particulier les affirmations des médecins assurant qu’elle serait incapable ou peu désireuse d’obtenir les mêmes soins médicaux en Jamaïque pour se rétablir, ou que sa santé périclitera si elle retourne en Jamaïque. L’agent a effectué ses propres recherches dans la preuve documentaire publique relative à la situation existant dans le pays, et il en a conclu que la demanderesse serait à même de se faire soigner en Jamaïque et que rien n’indiquait qu’elle aurait des difficultés excessives à accéder à ces services. L’agent a cité en particulier un article de septembre 2012 paru dans The Jamaica Gleaner.

[20] Selon la demanderesse, l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle, parce qu’il a examiné isolément les considérations humanitaires invoquées, au lieu de procéder à un examen global des facteurs de difficultés. Elle prétend aussi que l’agent a mal interprété ou mal appliqué, dans son analyse des difficultés, la liste de facteurs à prendre en compte, ainsi que le requiert le document IP‑5.11 Lignes directrices relatives aux demandes présentées par les immigrants au Canada pour motifs d’ordre humanitaire (les Lignes directrices).

[21] Plus précisément, la demanderesse affirme que l’agent n’a pas pris en compte le fait qu’elle n’a pas de soutien familial en Jamaïque, le fait qu’elle n’a pas terminé ses études secondaires, enfin l’absence de perspectives d’emploi en Jamaïque, compte tenu en particulier de ses ennuis de santé. Elle dit que l’agent a aussi mal interprété la preuve confirmant ses ennuis de santé, et plus précisément en quoi sa santé se dégraderait si elle devait retourner en Jamaïque.

[22] La demanderesse ajoute que l’agent n’a pas pleinement pris en compte la preuve montrant à quel point les inégalités, le sexisme, la criminalité des gangs, la corruption, l’absence d’emploi et la pauvreté sont des fléaux rampants en Jamaïque. Elle maintient que l’agent a commis une erreur en concluant que son cas ne pouvait se distinguer du cas d’autres personnes dans la même situation qu’elle en Jamaïque, vu qu’il ne s’agit pas là d’une condition de la LIPR ou des Lignes directrices. Finalement, elle affirme que l’agent a fait fi de la preuve montrant qu’elle‑même et sa famille sont exposées à la violence des gangs en Jamaïque. Je ne souscris pas à ses affirmations.

[23] Je ne suis pas d’avis que l’agent a mal interprété la preuve concernant les difficultés excessives ou qu’il en a fait fi, comme le prétend la demanderesse. Il a tout simplement jugé que cette preuve ne suffisait pas à justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Il a pris acte de la situation existant en Jamaïque et a résumé la preuve produite par la demanderesse, dont les lettres de ses enfants. Ainsi, il a constaté que le dossier ne renfermait aucune preuve selon laquelle l’incendie de la maison, ou le décès ou meurtre du mari de la demanderesse, étaient imputables à la violence des gangs, et, selon lui, les lettres des enfants de la demanderesse ne disaient pas qu’ils étaient les cibles de la violence des gangs.

[24] Je suis également d’avis que la preuve se rapportant à l’état de santé de la demanderesse ne montrait pas qu’il lui serait impossible d’obtenir des soins médicaux en Jamaïque. Selon moi, l’agent a eu raison de conclure qu’il n’était nullement certain que la santé de la demanderesse péricliterait si elle devait retourner en Jamaïque, et il a eu raison de dire que la preuve de la demanderesse n’était pas objective.

[25] Après examen des lettres produites par des professionnels de la santé, tels le médecin de la demanderesse, un agent de santé communautaire, le podologue de la demanderesse, un psychiatre et une infirmière autorisée, on constate que toutes précisent que la santé de la demanderesse se dégraderait probablement si elle retournait en Jamaïque et cessait de recevoir des soins au Canada. Cependant, ces lettres ne disent pas en quoi ou pourquoi la demanderesse ne serait pas en mesure de recevoir les mêmes soins ou des soins similaires en en Jamaïque. Assurément, cela ne veut pas dire qu’elle n’aurait aucune difficulté à se faire soigner en Jamaïque, mais les lettres n’étaient pas accompagnées par des éléments qui corroboraient que les soins médicaux dont la demanderesse a besoin n’existaient pas en Jamaïque ni en quoi leur absence lui serait préjudiciable. Compte tenu du caractère insuffisant de la preuve, l’agent a eu parfaitement raison de conclure que cet argument était vague et peu étoffé.

[26] L’agent a cité des articles et des rapports montrant que la demanderesse serait à même d’obtenir des services médicaux, sociaux et de santé mentale en Jamaïque, ce qui contredit la teneur des lettres produites par les professionnels de la santé. J’admets que la demanderesse requiert sans doute des soins particuliers qui ne seront peut‑être pas disponibles ou accessibles en Jamaïque, et qu’elle connaîtrait des difficultés si elle n’y avait pas accès, mais elle n’a pas apporté une preuve suffisante pour étayer cette affirmation. Dans ses observations, elle renvoie à des rapports objectifs qui relèvent les graves lacunes du système de santé jamaïcain, et son incapacité, [traduction] « en particulier pour les personnes aux prises avec des ennuis sérieux de santé tels que le diabète ». Néanmoins, il n’est pas expliqué en quoi cette situation particulière aurait une incidence sur la situation personnelle de la demanderesse. Compte tenu de ce qui précède, je ne peux conclure que l’agent a commis une erreur dans son appréciation.

[27] On pourrait soutenir que l’analyse de l’agent soulève un point rappelant celui évoqué dans l’arrêt Kanthasamy, car l’agent a accepté en preuve le rapport d’un psychiatre qui décrivait les symptômes de dépression et d’anxiété de la demanderesse, et ses « réminiscences » d’épisodes traumatisants, pour finalement en faire abstraction, parce que la demanderesse n’avait pas produit des éléments de preuve appuyant les faits sous‑jacents à l’évaluation du psychiatre. C’est‑à‑dire, le meurtre de son mari par des membres du gang, les agressions et menaces dont elle avait fait l’objet aux mains de ces derniers et le fait qu’elle avait été victime d’agressions durant son enfance. En effet, la Cour, citant l’arrêt Kanthasamy, s’est exprimée ainsi au paragraphe 27 de la décision Montero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 776 (Montero) :

Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a confirmé que, lorsqu’un diagnostic en matière de santé mentale est accepté, le fait même qu’une personne verrait, selon toute vraisemblance, sa santé mentale se détériorer si elle était renvoyée dans son pays d’origine constitue une considération pertinente qui doit être retenue puis soupesée, peu importe la possibilité d’obtenir dans son pays des soins susceptibles d’améliorer son état (Kanthasamy, au para 48). La jurisprudence de la Cour suprême du Canada a reconnu ce principe de façon constante (voir la décision Esahak‑Shammas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 461 au para 26, et les décisions qui y sont citées).

[28] À l’instar des décisions mentionnées ci‑dessus, l’agent a admis le diagnostic relatif à la santé mentale de la demanderesse et signalé l’existence d’un système de santé en Jamaïque pour affirmer que la demanderesse n’aurait pas de difficulté à obtenir des soins en santé mentale dans ce pays. Je relève que l’agent n’a pas analysé en profondeur les difficultés que connaîtrait la demanderesse au regard de sa santé mentale si elle retournait en Jamaïque, mais je suis d’avis qu’il est possible d’effectuer une distinction entre la présente affaire et les décisions mentionnées ci‑dessus. D’abord, le contexte factuel doit être distingué de celui des affaires Kanthasamy et Montero, parce que les diagnostics de santé mentale invoqués dans ces précédents concernaient un trouble de stress post‑traumatique, un trouble de l’adaptation, une dépression et des idées suicidaires; or, aucune de ces affections n’a été constatée en l’espèce. Plus important encore, l’agent a évoqué les lacunes du système et mis en doute les constatations du psychiatre, parce qu’elles étaient fondées sur des faits qui n’étaient pas corroborés par la demanderesse dans ses observations.

[29] Selon moi, la demanderesse ne s’est pas acquittée de son obligation d’apporter une preuve montrant que sa situation justifiait une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Je suis donc d’avis que l’appréciation des difficultés effectuée par l’agent était raisonnable.

(2) Le degré d’établissement

[30] En ce qui concerne le degré d’établissement de la demanderesse au Canada, l’agent a reconnu les liens personnels que la demanderesse avait tissés depuis son arrivée au Canada, tout en constatant qu’elle n’avait pas démontré le caractère interdépendant de ces relations; il a aussi conclu qu’elle serait en mesure de maintenir des contacts au moyen de courriels ou d’appels téléphoniques sans que cela lui cause des difficultés. L’agent a reconnu les efforts faits par la demanderesse pour parfaire son éducation ainsi que son bénévolat et sa participation aux activités de l’église de son quartier, tout en notant aussi qu’elle n’avait pas apporté la preuve des sommes d’argent qu’elle envoyait à ses enfants, ni n’avait indiqué précisément comment elle subvenait à ses propres besoins quand elle était sans travail au Canada. Il a conclu que, bien qu’il puisse être difficile pour la demanderesse de quitter le Canada après y avoir vécu durant six ans, la preuve produite ne montrait pas que son départ du Canada lui occasionnerait des difficultés.

[31] Selon la demanderesse, l’agent a interprété erronément ou méconnu la preuve attestant son degré d’établissement au Canada, ou il en a fait fi. Ainsi, elle affirme qu’il n’a pas tenu compte des éléments attestant son intégration dans la collectivité, par exemple son rôle dans des organismes communautaires et son bénévolat, ainsi que le fait qu’elle ait suivi des cours destinés à favoriser son admission à un programme de formation des préposés au service de soutien à la personne au Canada. Elle ajoute que l’agent n’a pas tenu compte de son incapacité à quitter le Canada en raison de circonstances échappant à sa volonté, dont l’incendie qui avait détruit sa maison en Jamaïque et la détérioration de sa santé, qui lui avaient compliqué la tâche pour quitter le pays quand son visa de visiteur avait expiré.

[32] Je ne souscris pas à ses observations. Je conclus que l’agent a tenu compte de toute la preuve produite, qu’il a reconnu certains facteurs qui attestaient un degré d’établissement, et qu’il a expliqué pourquoi, globalement, la preuve demeurait insuffisante. Il a fait une appréciation raisonnable de la preuve, et son examen est validé par la jurisprudence.

[33] Dans la décision Lada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 270 au para 29, la Cour a tiré la conclusion suivante :

[…] [L’agente] a répété pour chacun des facteurs que la preuve fournie par les demandeurs au soutien de leur demande CH était insuffisante, mais ses conclusions étaient toujours accompagnées d’explications.

[34] Je suis d’avis que, dans la présente affaire, l’agent a lui aussi accompagné d’explications chacune de ses conclusions. D’ailleurs, comme l’écrit la Cour dans la décision Small c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 930 au para 34 :

Il est bien établi en droit que le degré d’établissement du demandeur n’est pas suffisant en soi pour justifier qu’il soit dispensé de l’obligation d’obtenir un visa d’immigrant à l’étranger.

[35] Par conséquent, je ne crois pas que l’agent a commis une erreur dans son appréciation du degré d’établissement de la demanderesse au Canada.

[36] Quant à l’argument articulé autour du fait que l’agent n’aurait pas tenu compte de l’incapacité de la demanderesse à quitter le Canada en raison de circonstances échappant à sa volonté, il ne figurait pas dans les observations présentées à l’agent par la demanderesse, et rares étaient les indices validant cette prétention. Comme l’écrivait la Cour dans la décision Arshad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 510 au para 24, il est également bien établi en droit que :

[…] il incombe au demandeur de présenter des éléments de preuve pertinents, et [...] ce n’est pas le rôle de l’agent que d’explorer toute la documentation pour trouver le trésor qui est maintenant présenté comme un élément de preuve dont on n’a pas tenu compte. Ce n’est pas non plus le rôle de l’agent de suivre des « pistes » et de faire des recherches plus approfondies.

[Renvois omis]

[37] Finalement, je ne souscris pas non plus à l’argument de la demanderesse selon lequel l’agent n’a considéré qu’isolément les considérations d’ordre humanitaire. Comme l’attestent les motifs de l’agent, celui‑ci a procédé à une appréciation globale de la preuve et des facteurs qui lui avaient été présentés :

[traduction]

J’ai examiné, au moyen d’une appréciation cumulative de la preuve produite par la demanderesse, la mesure dans laquelle la demanderesse, compte tenu de sa situation particulière, serait exposée à des difficultés si elle devait quitter le Canada pour solliciter la résidence permanente depuis l’étranger. Comme indiqué ci‑dessus, des difficultés s’attacheront inévitablement à son obligation de quitter le Canada, mais cela ne suffira pas en général à justifier une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1). Pour arriver à cette conclusion sur les considérations d’ordre humanitaire, j’ai très attentivement considéré et évalué tous les faits pertinents ainsi que les facteurs qui m’ont été soumis.

[38] Je suis d’avis que l’agent a conclu à juste titre que les facteurs invoqués ne justifiaient pas une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

(3) L’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant

[39] L’agent a examiné l’intérêt supérieur de la fille de la demanderesse, Asheka, qui était âgée de 18 ans au moment de la présentation de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a noté que la lettre produite par Asheka comme preuve de sa situation en Jamaïque remontait à trois ans et n’avait pas été mise à jour. Il a donc conclu qu’aucune preuve ne confirmait qu’Asheka fréquentait encore l’école ou indiquait l’endroit où elle habitait. Il a aussi conclu à une insuffisance de la preuve montrant qu’Asheka préférerait vivre au Canada plutôt qu’en Jamaïque. Globalement, l’agent a conclu que la preuve versée au dossier ne montrait pas que l’intérêt supérieur d’Asheka serait menacé si la demanderesse retournait en Jamaïque.

[40] Selon la demanderesse, l’analyse par l’agent de l’intérêt supérieur d’Asheka présentait des lacunes, parce qu’il n’a pas considéré qu’il était dans son intérêt supérieur de retrouver sa mère au Canada. La demanderesse prétend que l’agent n’a pas bien analysé les difficultés auxquelles Asheka pourrait être exposée au regard des renseignements dont il disposait, et qu’il devait se montrer réceptif, attentif et sensible à son intérêt supérieur, notamment au fait que l’accès futur d’Asheka à l’éducation, aux soins de santé et à la sécurité en général allait dépendre de la situation financière de la demanderesse. La demanderesse cite la décision Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 718 (Singh), où la Cour avait jugé qu’un agent faisant abstraction des conséquences financières du renvoi d’un parent sur l’enfant ne se montre pas réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant (au para 12).

[41] Le défendeur soutient que les conclusions de l’agent en ce qui a trait à l’intérêt supérieur de l’enfant étaient raisonnables et en adéquation avec les arguments de la demanderesse. Je partage son avis. La demanderesse a produit peu d’éléments sur le sujet, et il n’a donc pas été facile pour l’agent d’évaluer si Asheka requiert véritablement le soutien allégué par sa mère, ou si elle souhaite même quitter la Jamaïque pour venir au Canada.

[42] La demanderesse se fonde sur la jurisprudence qui concerne les cas de parents prenant financièrement en charge leurs enfants qui vivaient hors du Canada. Cependant, je suis d’avis que cette jurisprudence n’est pas applicable en l’espèce. La décision Singh concernait un cadre factuel différent : le demandeur, dans cette affaire, avait produit un témoignage et un affidavit attestant qu’il était la source principale de soutien financier pour son enfant né au Canada et la mère canadienne de celui‑ci. En ce qui concerne la décision Ranji c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 521, rendue par la Cour fédérale, le demandeur dans cette affaire avait produit de nombreux éléments à l’appui de son allégation, telle la preuve qu’il avait :

[…] réussi à épargner une somme considérable en banque, à acheter une maison avec son frère, à accumuler une valeur nette importante sur cette résidence, à cotiser à un REER, à appuyer financièrement sa famille en Inde et à inscrire ses deux enfants dans des écoles privées en Inde. Il a également présenté des lettres de soutien provenant de groupes communautaires et sociaux concernant ses activités au sein de ceux‑ci (para 24).

[43] On ne peut en dire autant de la demanderesse dans la présente affaire, car l’agent a conclu, à juste titre, que la preuve produite ne suffisait pas à étayer son argument.

[44] Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que l’agent est arrivé à une conclusion raisonnable dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant.

B. Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?

[45] La demanderesse soutient que, pour arriver à sa décision, l’agent s’est fondé sur une preuve étrangère à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, preuve qui ne lui avait pas auparavant été communiquée et à laquelle on ne lui avait pas donné la possibilité de répondre. Ainsi, l’agent s’est fondé sur un article de septembre 2012 publié dans The Jamaican Gleaner, obtenu grâce à une recherche Google. Il a cité l’article du Jamaican Gleaner pour réfuter la position de la demanderesse selon laquelle il lui serait impossible d’obtenir des services médicaux et des soins de santé en Jamaïque ou qu’elle rencontrerait des difficultés pour y parvenir. Elle prétend que l’agent devait, pour s’acquitter de ses obligations en matière d’équité procédurale, lui faire connaître les faits qu’il entendait lui opposer et lui donner une occasion de dissiper ses doutes.

[46] Le défendeur soutient que, si l’agent s’est fondé sur des documents accessibles au public et obtenus grâce à une recherche Google de base, cela ne signifie pas qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale. Il cite la décision Shah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 537, où la Cour a affirmé que « la consultation de renseignements de source ouverte ne constituait pas une preuve extrinsèque et que l’agent n’était pas tenu de soumettre cette preuve au demandeur pour qu’il puisse y répondre » (au para 38), et que « les demandeurs auraient facilement pu avoir accès aux renseignements objectifs recueillis par l’agent […], de la même manière qu’ils ont eu accès aux articles qu’eux‑mêmes ont produits. L’agent n’avait donc aucune obligation de partager ces articles avec les demandeurs. » (au para 42).

[47] Je partage l’avis du défendeur. Je ne crois pas que l’agent a manqué à l’équité procédurale lorsqu’il s’est fondé sur un article de septembre 2012 du Jamaican Gleaner, obtenu grâce à une recherche Google, pour valider son analyse. Cet article était à la disposition du public et la demanderesse aurait pu y accéder facilement (Rutayisire c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 970 (Rutayisire) au para 83). L’information donnée dans l’article n’était d’ailleurs pas récente et, pour l’essentiel, elle reprenait l’information figurant dans les propres documents justificatifs de la demanderesse. En fait, la demanderesse elle‑même avait produit, au soutien de sa demande, un article du Jamaican Gleaner, ce qui prouve que cette source est facilement accessible en ligne. Je reconnais en outre avec le défendeur que, en dernière analyse, c’est à la demanderesse qu’il incombait d’apporter la preuve selon laquelle l’impossibilité à accéder à des soins de santé en Jamaïque lui occasionnerait des difficultés à son retour dans ce pays.

[48] Compte tenu de ce qui précède, je ne suis pas d’avis que l’agent était tenu de partager cet article avec la demanderesse ou de lui donner la possibilité d’y réagir. Je suis d’avis que la demanderesse était parfaitement au courant des faits que l’agent entendait lui opposer et qu’elle « a eu une possibilité réelle de participer au processus décisionnel de l’agent, y compris une possibilité complète et équitable de présenter sa cause » (Rutayisire au para 81). Je ne crois donc pas qu’il y a eu atteinte à ses droits à l’équité procédurale.

V. Conclusion

[49] Pour les motifs énoncés ci‑dessus, je conclus que la décision de l’agent est raisonnable et qu’il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale. Je rejette donc la présente demande de contrôle judiciaire.

[50] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je reconnais que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6818‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad Ahmed »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6818‑19

 

INTITULÉ :

MONICA DOUGLAS ROBINSON c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience tenue par viDÉOconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 OctobRe 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 DÉcembRe 2021

 

COMPARUTIONS :

Roger Rowe

 

POUR LA demanderesse

 

Nick Continelli

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

The Law Offices of Roger Rowe

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE défendeur

 

 

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