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Date : 20060713

Dossier : IMM‑5916‑05

Référence : 2006 CF 856

Ottawa (Ontario), le 13 juillet 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PAUL U.C. ROULEAU

 

ENTRE :

ORJETA SHKABARI

KLIDIS SHKABARI

JACQUELINE SHKABARI

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), en date du 6 septembre 2005, qui leur a refusé la qualité de réfugiés au sens de la Convention et la qualité de personnes à protéger, expressions définies dans les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). La Commission a estimé que la demanderesse principale, Orjeta Shkabari, n’était pas crédible, et elle a donc rejeté sa demande d’asile. Les autres demandeurs sont les enfants mineurs de la demanderesse principale, et leurs demandes sont fondées sur celle de leur mère; puisque la demande de la demanderesse principale a été rejetée, celles de ses enfants l’ont été aussi.

[2]               La demanderesse principale est une citoyenne albanaise. Le demandeur Klidis Shkabari, son fils mineur, est lui aussi de citoyenneté albanaise. La demanderesse Jacqueline Shkabari, sa fille mineure, est citoyenne des États‑Unis par la naissance. Les demandeurs sollicitent l’asile en invoquant des motifs sociaux, car ils craignent la persécution aux mains d’une famille qui leur aurait déclaré une vendetta en Albanie.

 

[3]               La demanderesse principale dit qu’un homme du nom de Halil Shkjau, un voleur de banque et un incendiaire, a extorqué de l’argent à son mari et à son beau‑père. Shkjau a extorqué de l’argent à la famille de la demanderesse principale trois fois en 1999. Les deux premières fois, la famille a payé. Cependant, la troisième fois, le beau‑père de la demanderesse principale a protesté. Shkjau aurait pointé un fusil sur le beau‑père, une lutte s’en serait suivie, et Shkjau aurait finalement été atteint. Il ne fut pas blessé gravement, mais une vendetta fut déclarée contre la famille de la demanderesse principale.

 

[4]               La demanderesse principale dit que, en raison de la querelle qui s’en est suivie, son mari a quitté l’Albanie. Elle ajoute qu’elle a été enlevée, puis violée, par Shkjau en septembre 1999. Elle a quitté l’Albanie avec son fils.

 

[5]               En 2000, la demanderesse principale, son mari et son fils ont demandé l’asile aux États‑Unis. Les demandes d’asile, qui étaient fondées sur des motifs politiques, ont été rejetées. La fille de la demanderesse principale est née aux États‑Unis en 2002, et toute la famille est entrée au Canada en 2004, où elle a demandé l’asile.

 

[6]               Comme le mari de la demanderesse principale avait déposé une demande d’asile au Canada en 1999, puis s’était ensuite désisté de sa demande, il a été considéré inhabile à maintenir sa demande. Celles de la demanderesse principale et de ses enfants sont l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[7]               La Commission a estimé que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. Selon elle, la demanderesse principale et son fils n’avaient pas apporté une preuve crédible ou digne de foi d’une crainte fondée de persécution, ni d’un risque de subir la torture, de menaces pour leurs vies ou d’un risque de traitements ou peines cruels et inusités. Elle a trouvé que le témoignage de la demanderesse principale n’était pas suffisamment crédible et elle a donc rejeté sa demande. La Commission a relevé qu’aucune preuve n’avait été produite au soutien de la demande de la demanderesse mineure au regard des États‑Unis.

 

[8]               La Commission a jugé qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves crédibles et dignes de foi attestant la présumée vendetta et le présumé viol, et qu’il n’était pas prouvé que la vendetta reprendrait si les demandeurs étaient renvoyés en Albanie.

 

[9]               La demanderesse principale a présenté le rapport d’un médecin légiste censé prouver le viol qu’elle disait avoir subi. La Commission n’a pas trouvé que le rapport était digne de foi. Elle a dit à plusieurs reprises que la fraude documentaire est très répandue en Albanie et a trouvé des contradictions entre le récit de la demanderesse principale et le rapport.

 

[10]           Selon la Commission, la demanderesse principale n’avait pas précisé qu’elle avait été examinée par un médecin légiste. Il est dit dans le rapport que le médecin était un médecin légiste. Elle a affirmé ensuite que le rapport ne faisait pas état des points de suture que la demanderesse prétendait avoir reçus. La Commission a déclaré aussi que, selon le rapport, la demanderesse principale avait été examinée dans un hôpital, alors qu’elle disait avoir été examinée chez elle.

 

[11]           Le rapport médical précise aussi qu’un enquêteur était intervenu, alors que, dans son témoignage, la demanderesse principale avait dit que la police n’était pas intervenue.

 

[12]           La Commission a trouvé d’autres contradictions entre le témoignage de la demanderesse principale et le rapport. Le rapport précisait que la demanderesse principale avait été agressée par deux hommes, alors que, d’après son témoignage, elle avait été agressée par trois hommes (elle dit que Shkjau était accompagné de deux hommes).

 

[13]           La demanderesse principale a été invitée à expliquer les contradictions entre son récit et le rapport. Elle a expliqué que le médecin qui s’était présenté chez elle avait simplement utilisé un formulaire type pour remplir le rapport. La Commission a conclu que l’emploi d’un formulaire type n’expliquait pas les contradictions relatives à l’enquête, à l’examen médico‑légal et au nombre de gens impliqués dans l’agression.

 

[14]           La Commission a conclu que le rapport médical n’était pas un document digne de foi, en raison des contradictions, et elle a donc estimé que la demanderesse principale n’était pas globalement crédible.

 

[15]           La Commission a également trouvé des contradictions entre le récit de la demanderesse principale et les deux attestations qu’elle avait produites pour prouver la présumée vendetta. La Commission a estimé que l’organisation qui, selon la demanderesse principale, avait tenté de mettre fin à la vendetta, à savoir les Missionnaires d’Albanie pour la réconciliation et la paix, n’existait pas en 1999. Cependant, la demanderesse principale disait dans son témoignage que l’organisation avait tenté, sans succès, de mettre fin à la vendetta en avril 1999. La preuve montrait que l’organisation n’avait été fondée qu’en 2004.

 

[16]           La demanderesse principale a expliqué que l’homme qui avait fondé l’organisation, Mustafa Daija, était le vice‑président d’une autre organisation en 1999, qui avait tenté d’intercéder en faveur de la famille de la demanderesse principale. La Commission n’a pas trouvé crédible l’explication de la demanderesse principale. Elle a estimé qu’il n’y avait aucune preuve établissant un lien entre les deux organisations, ni aucune preuve établissant un lien entre M. Daija et les deux organisations.

 

[17]           La Commission a conclu que les deux attestations produites par la demanderesse principale avaient été fabriquées pour embellir sa demande.

 

[18]           La Commission s’est alors brièvement exprimée sur le rapport psychologique produit par la demanderesse principale. Elle a conclu que le rapport psychologique avait une valeur probante faible, étant donné que le fondement factuel de la demande de la demanderesse principale avait été jugé non suffisamment crédible.

 

[19]           La Commission a tiré une autre conclusion défavorable sur la crédibilité de la demanderesse principale, quand celle‑ci a reconnu avoir menti dans sa demande déposée aux États‑Unis. La demanderesse principale avait avoué avoir appuyé le récit inventé du mari, afin de favoriser la demande d’asile de la famille aux États‑Unis.

 

[20]           La Commission a conclu que la demanderesse principale n’était pas un témoin crédible et que sa demande d’asile devait être rejetée. La demanderesse en appelle maintenant à la Cour.

 

[21]           Les demandeurs soulèvent plusieurs points, mais le point fondamental est celui de savoir si la décision de la Commission est raisonnable. La Cour se demandera si la Commission a rendu sa décision d’une manière abusive ou arbitraire, ou sans tenir compte de la preuve qu’elle avait devant elle.

 

[22]           Les demandeurs soulèvent des doutes au chapitre de l’équité procédurale. Ils avaient sollicité la possibilité de faire vérifier l’authenticité des deux attestations, et la Commission la leur avait refusée, estimant que la vérification retarderait la procédure. Les demandeurs font valoir que le refus constitue un manquement à l’équité procédurale.

 

[23]           Les demandeurs font valoir ensuite qu’il y a eu violation des Directives no 7 du président, qui concernent la préparation et la conduite d’une audience, ainsi que l’ordre des interrogatoires.

 

[24]           Les demandeurs avancent deux arguments principaux : (i) l’argument de l’équité procédurale, et (ii) l’argument selon lequel la décision de la Commission était déraisonnable. Je suis d’avis que la Commission n’a pas manqué à l’équité procédurale et que, au vu des faits, sa décision était raisonnable. Une décision raisonnable ne sera pas modifiée par la Cour, et la demande de contrôle judiciaire devrait donc être rejetée.

 

[25]           S’agissant de l’équité procédurale, j’examinerai chacun des arguments avancés par les demandeurs. D’abord, je dirai quelques mots du refus de la Commission de faire vérifier les documents, et ensuite j’examinerai l’argument fondé sur les Directives no 7.

 

[26]           S’agissant du refus de la Commission de faire vérifier les documents, je suis d’avis que le refus ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale. Il est bien établi en droit que c’est aux demandeurs qu’il appartient d’établir le bien‑fondé de leurs demandes d’asile. Les demandeurs ont produit les attestations, et la Commission a examiné les deux documents. Contrairement à ce que prétend l’avocat des demandeurs, la Commission n’a pas rejeté la preuve, mais a plutôt constaté des contradictions entre les attestations et la situation ayant cours en Albanie. Essentiellement, la Commission a pleinement pris en compte les attestations et elle a estimé qu’il ne s’agissait pas de documents crédibles. La Commission pouvait parfaitement arriver à cette conclusion, et son refus de faire vérifier les documents était légitime. L’argument des demandeurs est pour l’essentiel une tentative à peine voilée d’obtenir que la preuve soit appréciée autrement par la Cour. La Cour a exprimé maintes fois l’avis que les conclusions de fait sont du ressort de la Commission et que, si elles sont raisonnables, elles ne seront pas modifiées. En l’espèce, les conclusions relatives aux documents sont raisonnables.

 

[27]           S’agissant de l’argument fondé sur les Directives no 7, je sais que la jurisprudence de la Cour est contradictoire : elle a jugé tantôt que les directives réduisent le pouvoir discrétionnaire de la Commission et tantôt qu’elles ne le réduisent pas. Cependant, ce n’est pas la question dont je suis saisi. Il s’agit de savoir ici si la Commission a correctement interprété les circonstances exceptionnelles dont parle le paragraphe 23 des Directives.

 

[28]           S’agissant de la conclusion elle‑même relative à la crédibilité, je suis d’avis que la décision de la Commission était raisonnable. Le juge Martineau s’est exprimé ainsi à propos de la crédibilité et de la crainte subjective, dans la décision R.K.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. no 162, aux paragraphes 7 et 8 :

¶ 7      L’évaluation de la crédibilité d’un demandeur constitue l’essentiel de la compétence de la Commission. La Cour a statué que la Commission a une expertise bien établie pour statuer sur des questions de fait, et plus particulièrement pour évaluer la crédibilité et la crainte subjective de persécution d’un demandeur : voir Rahaman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1800, au paragr. 38 (QL) (1re inst.); Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, au paragr. 14.

 

¶ 8      En outre, il a été reconnu et confirmé qu’en ce qui concerne la crédibilité et l’appréciation de la preuve, la Cour ne peut pas substituer sa décision à celle de la Commission si le demandeur n’a pas réussi à établir que la décision de la Commission était fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans qu’il soit tenu compte des éléments dont elle disposait : voir Akinlolu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 296, au paragr. 14 (QL) (1re inst.) (Akinlolu); Kanyai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] A.C.F. no 1124, au paragr. 9 (QL) (1re inst.) (Kanyai); le motif de contrôle prévu à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale.

 

 

[29]           En l’espèce, je suis d’avis que la Commission a pris en compte l’ensemble de la preuve documentaire et qu’elle a fait reposer sur des motifs précis sa conclusion selon laquelle la demanderesse principale n’était pas crédible. La Commission a minutieusement analysé chacune des preuves documentaires, ainsi que le témoignage de la demanderesse principale, et elle y a constaté des contradictions, des invraisemblances et des divergences. La Commission est donc arrivée à une décision raisonnable.

 

[30]           Ainsi que le faisait observer le juge Martineau dans la décision R.K.L., précitée, la Cour ne substituera pas sa décision à celle de la Commission si la décision de la Commission est raisonnable. En l’espèce, je suis d’avis que la décision de la Commission était raisonnable, et la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.

 

[31]           Après l’instruction de la demande de contrôle judiciaire, l’avocat des demandeurs a proposé les deux questions suivantes qui, selon lui, devraient être certifiées, et qui concernent surtout l’interprétation des Directives no 7 :

[TRADUCTION]

Question no 1

 

S’agissant des circonstances exceptionnelles dont parle le paragraphe 23 des Directives no 7 de la Section de la protection des réfugiés, la question est‑elle de savoir si le demandeur risque de ne pas pouvoir comprendre les questions et d’y répondre convenablement, par exemple parce qu’il est intimidé par la présence d’un examinateur inconnu (l’unique exemple donné dans les Directives), ou est‑elle de savoir si le demandeur peut présenter un témoignage selon lequel la Section de la protection des réfugiés serait insensible?

 

 

Question no 2

 

Les « circonstances exceptionnelles » dont parle le paragraphe 23 des Directives no 7 de la Section de la protection des réfugiés sont‑elles uniquement des circonstances dont un exemple est donné, ou des circonstances très restreintes et très semblables, ou n’y a‑t‑il aucune limite aux « circonstances exceptionnelles »?

 

 

[32]           Le défendeur a pu s’exprimer sur les questions proposées, et l’avocat des demandeurs a pu ensuite répondre au défendeur.

 

[33]           Après examen des questions et étude attentive des observations des parties, je ne crois pas que les questions méritent d’être certifiées. D’abord, elles ne soulèvent aucune question grave de portée générale. Ensuite, je partage l’avis du défendeur selon lequel la Cour d’appel a confirmé que les directives sont des énoncés de politique et qu’elles n’ont pas force de loi. Par ailleurs, il n’a pas été établi devant la Cour que les demandeurs ont subi une injustice en raison de l’ordre des interrogatoires, et les questions proposées ne seraient donc pas déterminantes dans un appel.

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE : La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

« Paul U.C. Rouleau »

Juge suppléant

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                 IMM‑5916‑05

 

 

INTITULÉ :                                                ORJETA SHKABARI, KLIDIS SHKABARI,

                                                                     JACQUELINE SHKABARI

                                                                     c.

                                                                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                     ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                        LE 1er JUIN 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                     LE JUGE SUPPLÉANT ROULEAU

 

DATE DES MOTIFS :                               LE 13 JUILLET 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Micheal Crane

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

John Provart

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Micheal Crane

Avocat

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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