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Date : 20211209


Dossier : IMM-5744-20

Référence : 2021 CF 1393

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

MYEONGOCK LIM

CHANGIL BAE

HYESEON LIM

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision datée du 20 juillet 2020 par laquelle un agent principal d’immigration (l’agent) a rejeté leur demande de résidence permanente au Canada fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Les demandeurs affirment que la décision de l’agent est déraisonnable, car ce dernier a minimisé leur établissement au Canada en mettant l’accent sur leurs fausses déclarations et leurs antécédents criminels et en ne tenant pas compte des difficultés auxquelles ils seraient confrontés en Corée du Sud, notamment en ce qui concerne l’intérêt supérieur de leurs enfants.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est raisonnable et je rejette la demande de contrôle judiciaire.

II. Faits

A. Les demandeurs

[4] Les demandeurs sont des ressortissants de la Corée du Sud. La présente demande concerne la demanderesse principale, Myeongock Lim (Mme Lim), son époux, Changil Bae (M. Bae) et leur fille de dix‑sept ans (Hyeseon). Mme Lim et M. Bae ont aussi une fille de six ans (Sophia) qui est née au Canada et qui est citoyenne canadienne.

[5] Les demandeurs ont fourni beaucoup de détails sur la vie de Mme Lim avant son arrivée au Canada. En résumé, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire indique que Mme Lim a été mariée de force à un homme qui l’a violée, puis qu’elle a donné naissance à sa première fille en 1995. À la suite d’un incident au cours duquel son ex‑mari a également violé sa sœur, Mme Lim et cette dernière sont déménagées en Chine et ont laissé derrière elles sa première fille. Mme Lim a pris une fausse identité en Chine afin d’éviter d’être rapatriée en Corée du Nord. Elle y a vécu pendant cinq ans et y a eu une fille, Hyeseon.

[6] Mme Lim et Hyeseon ont été rapatriées en Corée du Sud en 2007. Là-bas, Mme Lim aurait été victime de discrimination en raison de son accent nord‑coréen reconnaissable et Hyeseon aurait été victime de harcèlement parce qu’elle est l’enfant d’une Nord‑Coréenne. Lorsqu’elle était en Corée du Sud, Mme Lim a été accusée de fraude envers le gouvernement parce qu’elle touchait des prestations de revenu de base auxquelles elle n’avait pas droit.

[7] Mme Lim et Hyeseon sont arrivées au Canada le 29 mars 2010 en tant que visiteuses et ont rapidement pris une fausse identité. Sous le nom de Young Ju Lim, Mme Lim a obtenu de nombreux permis de travail du 4 août 2010 au 23 octobre 2015.

[8] Mme Lim a également présenté une demande d’asile à la Commission de l’immigration et du statut de réfugiés au motif qu’elle craignait d’être persécutée en Corée du Nord. Le 31 octobre 2011, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a accueilli la demande d’asile de Mme Lim et de Hyeseon.

[9] M. Bae est arrivé au Canada le 7 septembre 2011 et a présenté une demande d’asile au motif qu’il craignait d’être persécuté par le régime nord‑coréen. Sa demande a été accueillie le 30 juillet 2012.

[10] Mme Lim et M. Bae se sont rencontrés en 2012. Leur fille Sophia est née en 2015.

[11] Les fausses identités et fausses déclarations des demandeurs ont fini par être découvertes. Le 6 novembre 2018, la SPR a accueilli la demande du ministre visant à faire annuler l’asile de M. Bae et le 23 avril 2019, l’asile de Mme Lim et de Hyeseon a aussi été annulé au motif qu’elles avaient fait une réticence sur des faits importants quant à leur identité.

B. La décision faisant l’objet du présent contrôle

[12] Le 22 mai 2019, les demandeurs ont présenté leur demande de résidence permanente au Canada fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et ont invoqué leur établissement au Canada, les difficultés auxquelles ils seraient confrontés s’ils devaient retourner en Corée du Sud et l’intérêt supérieur de Hyeseon et de Sophia.

[13] Le 20 juillet 2020, l’agent a conclu que la situation des demandeurs ne justifiait pas l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[14] Dans sa décision, l’agent examine les antécédents des demandeurs avant leur arrivée au Canada. Il fait observer que, bien que M. Bae ait indiqué dans sa demande qu’il s’était enrôlé dans l’armée nord‑coréenne en 1998 et qu’il avait été libéré pour cause de maladie, aucune preuve n’a été présentée à l’appui. Il note également que M. Bae a fui la Chine en 2007 et a finalement été renvoyé en Corée du Sud, où il aurait été victime de discrimination en raison de son accent nord‑coréen et de sa citoyenneté.

[15] L’agent a évalué les difficultés auxquelles les demandeurs feraient face en Corée du Sud ainsi que l’intérêt supérieur des enfants. Il a également évalué l’établissement des demandeurs au Canada et a tenu compte de la durée de la période passée au Canada, de leur historique d’emplois et de leurs liens avec la collectivité. Il a donc conclu que, selon l’ensemble de la preuve, rien ne justifiait l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.

III. Question en litige et norme de contrôle

[16] La seule question en litige en l’espèce consiste à savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[17] Les parties s’entendent pour dire que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Je conviens que la norme de contrôle applicable aux décisions ayant trait à des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 988 au para 24; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy) aux para 44-45; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 16-17).

[18] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Vavilov aux paras 12, 13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, notamment le résultat et le raisonnement, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif en cause, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov aux para 88-90, 94, 133-135).

[19] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer que la décision comporte une déficience suffisamment capitale ou importante (Vavilov au para 100). Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui-ci (Vavilov au para 125).

IV. Analyse

[20] Une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est une mesure discrétionnaire. Ce qui justifie une dispense dépend des faits et du contexte du dossier. Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême définit les considérations d’ordre humanitaire comme « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout[e] [personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (au para 21, citant Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1970), 4 AIA 351, aux pp 338 à 350).

[21] Ainsi, le décideur doit « véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy au para 25, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 74-75), et « [i]l peut y avoir des motifs dictés par l’humanité ou la compassion pour laisser entrer des gens qui, règle générale, seraient inadmissibles » (Kanthasamy aux para 12-13).

[22] Les demandeurs ont le fardeau d’établir que l’octroi d’une dispense est justifié (Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189 au para 45).

A. Établissement au Canada

[23] Dans sa décision, l’agent a noté que, même si M. Bae et Mme Lim n’ont pas de famille immédiate au Canada, ils s’y sont créé un réseau de soutien et ont de bons dossiers civils. Il a accordé un poids favorable aux amitiés des demandeurs, à leur participation au sein de la collectivité et aux lettres de soutien. Malgré cela, l’agent a indiqué ceci :

[traduction]
Il est évident que les demandeurs ont créé des liens au sein de leur collectivité qui constituent un facteur favorable. Toutefois, j’observe que la majorité de ces liens ont été créés sous une fausse identité (démontrée par la preuve qui m’a été présentée), ce qui affecte cet aspect de leur demande. En conséquence, selon l’ensemble de la preuve dont je dispose et ce qui est susmentionné, j’accorde peu de poids aux liens que les demandeurs ont établis dans leur collectivité pour cet aspect de la demande.

[24] De plus, bien qu’il ait tenu compte des emplois obtenus par M. Bae, l’agent a accordé peu de poids à l’historique d’emplois des demandeurs au Canada vu les incohérences entre la demande et les lettres de recommandation des employeurs des demandeurs, qui indiquent des durées d’emploi différentes. L’agent a également noté que, bien qu’il soit indiqué dans leur demande que les demandeurs ont étudié l’anglais, aucune preuve n’a été présentée à cet égard. Dans l’ensemble, peu de poids a été accordé à l’établissement au Canada des demandeurs parce que l’agent a conclu que leurs fausses déclarations et leurs fausses identités avaient miné leurs efforts pour être autonomes, acquérir de nouvelles compétences et avoir une incidence positive dans leur collectivité.

[25] Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas examiné les circonstances sous‑jacentes menant au non‑respect de la LIPR par Mme Lim, en particulier le fait qu’elle a adopté une fausse identité parce qu’elle avait peur et qu’elle voulait assurer sa sécurité et celle de sa fille et éviter le harcèlement et les préjudices auxquels elles auraient fait face en Corée du Sud. Ils invoquent la décision Phan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 435 (Phan) pour faire valoir que la jurisprudence prévoit que l’on ne peut utiliser les fausses déclarations pour diminuer le poids accordé à l’établissement sans d’abord effectuer une évaluation qualitative de l’établissement dans le contexte des difficultés auxquelles le demandeur ferait face s’il était renvoyé du Canada. Dans l’affaire Phan, la demanderesse a interjeté appel devant la Section d’appel de l’immigration pour des considérations d’ordre humanitaire à l’égard d’une conclusion selon laquelle elle était interdite de territoire au Canada en raison de fausses déclarations faites durant son parrainage conjugal. Au paragraphe 36 de cette décision, la Cour fédérale précise :

[...] lorsque l’on considère la décision dans son ensemble, la SAI semble mettre l’accent sur le fait d’écarter ou de rejeter les considérations d’ordre humanitaire principalement en raison des fausses déclarations, au lieu d’évaluer correctement chacun de ces facteurs pour ensuite les apprécier afin de déterminer s’ils ont servi à établir l’existence de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier, eu égard aux autres circonstances de l’espèce, la prise de mesures spéciales.

[26] Je remarque qu’il est également indiqué dans la décision Phan que la Cour a conclu que le facteur de l’établissement pouvait être écarté en raison de fausses déclarations, mais qu’il y a débat « quant aux circonstances dans lesquelles la SAI commettra une erreur susceptible de révision si elle “inscrit en double” la gravité de la fausse déclaration pour réduire le poids d’autres facteurs » (Phan au para 36). À mon avis, dans le cas qui nous occupe, l’agent n’a pas « inscrit en double » la gravité des fausses déclarations pour réduire le poids d’autres facteurs dans son analyse, comme les difficultés auxquelles les demandeurs feraient face en Corée du Sud ou l’intérêt supérieur de l’enfant.

[27] Le défendeur soutient que la Cour a conclu que le décideur chargé d’examiner une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne commet pas d’erreur en évaluant l’établissement par rapport aux fausses déclarations et en accordant peu de poids à l’établissement (Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27 aux para 31-34). Il fait valoir que ce principe est particulièrement pertinent lorsque l’établissement d’un demandeur au Canada a été facilité par les fausses déclarations en question (Zou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 368 au para 25).

[28] Bien que je ne sois pas tout à fait d’accord pour dire que le niveau de liens avec la collectivité et le degré d’établissement d’une personne sont nécessairement réduits par l’hypothèse d’une fausse identité, je peux comprendre que la pondération générale que l’agent a accordée à la preuve a mené à une conclusion raisonnable selon laquelle l’établissement des demandeurs au Canada n’était pas suffisant pour justifier une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[29] L’agent a également conclu que les accusations antérieures pesant contre les demandeurs à l’extérieur du Canada jouaient contre eux dans le cadre de l’évaluation de leur établissement :

[traduction]
Il est évident que les demandeurs ont travaillé fort pour s’établir au Canada, mais je suis aussi conscient des violations commises par le codemandeur à l’étranger, qui ont eu un effet défavorable sur cet aspect de leur demande. Plus précisément, M. Bae a été accusé et déclaré coupable d’une violation au Code de la route (en Corée du Sud) pour avoir conduit un véhicule avec une alcoolémie de 0,079 % (infraction pour laquelle il a payé une amende). En outre, il a été accusé d’avoir « causé des lésions corporelles », mais a bénéficié d’un sursis d’exécution en raison du délai de prescription. De même, bien que la poursuite ait été suspendue, Myeongock Lim a été accusée de fraude après avoir comploté pour « fabriquer de faux certificats médicaux dans le but de les remettre aux autorités gouvernementales [de la Corée du Sud], ce qui lui aurait permis d’être désignée à titre de personne protégée bénéficiaire de prestations de revenu de base et de frauder le gouvernement afin de toucher des prestations de subsistance ».

[30] Les demandeurs soutiennent qu’il était déraisonnable pour l’agent de considérer la déclaration de culpabilité et des accusations aux lois de la Corée du Sud qui n’équivalent pas aux lois canadiennes comme facteurs défavorables dans le cadre de l’analyse des considérations d’ordre humanitaire. Ils prétendent que l’infraction de conduite avec facultés affaiblies de M. Bae en 2011 ne constitue pas une infraction criminelle au Canada qui déclencherait une interdiction de territoire en matière d’immigration, et que le fait de mettre l’accent sur cette infraction ne change rien à ses réalisations générales au Canada. De plus, l’accusation d’avoir « causé des lésions corporelles » dont fait l’objet M. Bae a été suspendue en raison du délai de prescription, et l’infraction commise par Mme Lim en 2010 en Corée du Sud découlait de sa pauvreté et a été annulée pour des facteurs d’ordre humanitaire.

[31] Les demandeurs affirment que, bien qu’il soit possible de tenir compte d’accusations criminelles qui ont été retirées pour déterminer le sens d’autres aspects d’un dossier d’immigration, ces accusations ne peuvent être utilisées comme seule preuve de la criminalité d’une personne dans le cadre d’une évaluation des considérations d’ordre humanitaire (Hutchinson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 441 aux para 22-27).

[32] Les demandeurs prétendent que M. Bae n’a pas été accusé ni déclaré coupable d’une infraction au Canada et qu’il n’était pas logique que l’agent inclue l’accusation antérieure dans son évaluation de l’établissement. Ils ajoutent qu’il n’était pas raisonnable que l’agent se fonde sur une accusation qui a été retirée contre Mme Lim pour accorder peu de poids à son établissement au Canada. Ils font valoir que l’agent a évalué la demande « machinalement » en soupesant la criminalité de Mme Lim sans tenir compte des circonstances particulières (Van Heest c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 161 aux para 23-24).

[33] Durant l’audience, l’avocat du défendeur a admis que la décision de l’agent n’était pas sans faille, mais a fait valoir que dans l’ensemble, elle était raisonnable (Vavilov au para 91). Il a convenu avec les demandeurs que la décision de l’agent ne cite pas les accusations à l’étranger et qu’elle indique à tort qu’un certain poids défavorable a été accordé à l’établissement des demandeurs en raison de ces accusations. Cependant, le défendeur soutient qu’un examen de la décision révèle que l’agent n’a pas accordé un grand poids aux accusations criminelles et à la déclaration de culpabilité en Corée du Sud lorsqu’il a rejeté la demande. Dans la décision Wong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1390, aux paragraphes 18-19, la Cour a jugé qu’un agent ne commet pas une erreur lorsqu’il conclut que les antécédents d’un demandeur ne jouent pas en sa faveur dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[34] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la décision de l’agent comporte quelques déficiences. Néanmoins, je juge qu’il était approprié que l’agent conclue que les accusations contre les demandeurs ne constituaient pas un facteur jouant en leur faveur dans le cadre de leur demande. Dans l’ensemble, je conclus que l’agent a évalué les accusations par rapport à d’autres facteurs, comme les fausses déclarations et l’utilisation de fausses identités, pour en arriver à la conclusion raisonnable selon laquelle l’établissement au Canada des demandeurs ne justifiait pas de dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

B. Difficultés au retour des demandeurs en Corée du Sud

[35] Dans sa décision, l’agent a conclu [traduction] « [qu’]aucun élément de preuve objectif et vérifiable » ne donnait à penser que les demandeurs seraient personnellement victimes de discrimination en raison de leur accent, de leurs liens avec la Corée du Nord ou de leur citoyenneté à leur retour en Corée du Sud. Il mentionne également que la SPR a précédemment jugé que les demandeurs sont des ressortissants sud‑coréens et qu’ils se sont rendus en Corée du Sud entre juin 2009 et mars 2010. L’agent a finalement jugé que, même si un retour en Corée du Sud entraînait quelques bouleversements pour les demandeurs, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’ils ne bénéficieraient pas d’une aide de leurs proches et rien ne démontrait qu’ils auraient de la difficulté à trouver un emploi.

[36] Les demandeurs affirment que l’agent n’a pas tenu compte adéquatement de la preuve de tierces parties démontrant que les transfuges nord‑coréens qui s’établissent en Corée du Sud sont victimes de discrimination, y compris de la preuve démontrant que les réfugiés nord‑coréens sont souvent repérés en raison de leur accent et de leur apparence, ce qui nuit à leur capacité de s’intégrer dans la société sud‑coréenne et de trouver un emploi. Ils font valoir que la preuve objective relative aux conditions dans le pays invoquée par l’agent dans ces motifs appuie directement leurs allégations selon lesquelles ils subiront un préjudice en Corée du Sud et que pourtant, l’agent n’a pas expliqué pourquoi il a accordé peu de poids à cette preuve. Les demandeurs affirment qu’il s’agit d’une application incorrecte de la loi selon la décision Cepeda-Guttierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), dans la mesure où l’obligation qu’a l’agent de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve relative aux faits contestés (au para 17).

[37] Les demandeurs soutiennent que leur situation est comparable à la celle de l’affaire Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 (Damian), où la Cour a conclu qu’il était déraisonnable que l’agent ne tienne pas compte de la preuve relative à la situation dans le pays présentée avec la demande. Je ne suis pas d’accord. Dans l’affaire Damian, le raisonnement de l’agent et l’approche utilisée pour analyser la preuve sur les conditions défavorables dans le pays ont été jugés déraisonnables parce que l’agent a expressément écarté les préoccupations relatives à la violence en Colombie au motif que les répercussions sur la demanderesse seraient les mêmes que sur les autres personnes en Colombie (au para 31). Au paragraphe 32 de cette décision, le juge McHaffie écrit ce qui suit :

[...] les erreurs commises par l’agent lorsqu’il a écarté la preuve de l’établissement de Mme Damian en fonction de son statut juridique, puis écarté la preuve relative aux conditions en Colombie en se fondant sur le fait qu’elles s’appliquaient à tous les Colombiens, étaient au cœur de la conclusion finale de l’agent sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[38] Le juge McHaffie a également conclu qu’il était déraisonnable pour l’agent de noter que les efforts d’établissement de la demanderesse, qui était mineure pendant la majeure partie du temps qu’elle a passé au Canada, « reposai[ent] sur le non‑respect délibéré des lois canadiennes en matière d’immigration » (Damian au para 2). Contrairement à l’affaire Damian, en l’espèce, l’agent n’a pas écarté les craintes de discrimination des demandeurs en Corée du Sud parce que les répercussions seraient les mêmes que sur les autres personnes dans leur situation, et il n’a pas non plus imputé à Hyeseon et à Sophia la responsabilité des fausses déclarations des demandeurs.

[39] Le défendeur affirme que, malgré la preuve au dossier indiquant qu’il existe bien une certaine discrimination dans la société, il était raisonnable pour l’agent de conclure que peu d’éléments donnent à penser que les demandeurs feraient personnellement face à de telles difficultés selon la prépondérance des probabilités. Je suis d’accord. L’agent a bien tenu compte des difficultés auxquelles les demandeurs feraient face en Corée du Sud en raison de leur statut de transfuges et a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour établir que les demandeurs seraient victimes de discrimination pour justifier une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

C. Évaluation de l’intérêt supérieur des enfants

[40] L’agent a accordé un poids favorable au facteur de l’intérêt supérieur des enfants, notamment aux études de Hyeseon, à ses amitiés et à ses activités parascolaires au Canada, de même qu’aux prix remportés par Sophia et aux activités auxquelles elle a participé durant sa petite enfance, mais a finalement conclu que ce facteur ne justifiait pas une dispense pour considérations d’ordre humanitaire lorsqu’il les a évalués par rapport à d’autres facteurs. Il a également jugé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que les parents ne seraient pas en mesure de répondre aux besoins de leurs enfants si la famille était renvoyée en Corée du Sud.

[41] Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas exécuté une analyse adéquate des répercussions sur la vie des enfants dans l’hypothèse où la demande serait rejetée, comme l’exige la jurisprudence de la Cour (François c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 748 au para 15). Ils affirment que Hyeseon et Sophia n’ont jamais fait de fausses déclarations dans le cadre du régime d’immigration canadien, ce qui distingue leur situation de celle d’autres affaires comme Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1075, où l’enfant continuait de mentir à propos de son identité pour rester au Canada. Je juge que ce point n’est pas important, car dans sa décision, l’agent n’impute pas aux enfants la responsabilité des fausses déclarations de leurs parents.

[42] Les demandeurs font également valoir que l’agent n’a pas tenu compte des obstacles disproportionnés auxquels Hyeseon se heurterait en Corée du Sud. Ayant grandi et étudié au Canada depuis l’âge de six ans, elle n’est pas préparée pour le milieu scolaire très compétitif et la rigueur des établissements postsecondaires de la Corée du Sud, en grande partie parce qu’elle ne lit pas et n’écrit pas le coréen. Les demandeurs ajoutent que, même si l’agent a reconnu que Hyeseon parlait juste un peu le coréen pour pouvoir communiquer avec ses parents, il n’a pas expliqué comment cette absence de compétences linguistiques l’a mené à conclure que Hyeseon serait capable de s’épanouir, avec l’aide de ses parents. Ils affirment aussi que l’accent nord‑coréen de Hyeseon la rendrait vulnérable à l’intimidation et au harcèlement et limiterait sa capacité à obtenir l’aide d’un tuteur privé pour atteindre le niveau compétitif requis pour être admise au collègue en Corée du Sud.

[43] Les demandeurs invoquent la décision Kim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1088, où un agent n’a pas tenu compte adéquatement du manque de capacité de l’enfant à communiquer dans la langue officielle de son pays d’origine et des répercussions sur ses études. Au paragraphe 22 de cette décision, la Cour précise :

[L]’agent d’immigration a commis une erreur en ne prenant pas adéquatement en compte les conséquences qu’aurait un renvoi en Corée du Sud sur l’éducation scolaire immédiate et à long terme de l’enfant. Il serait extrêmement difficile pour l’enfant de poursuivre son éducation dans une société où il serait incapable de communiquer efficacement. Par conséquent, la décision de l’agent est déraisonnable et doit être annulée.

[44] En ce qui concerne l’intérêt supérieur de Sophia, les demandeurs soutiennent que celle‑ci ne devrait pas être forcée à déménager en Corée du Sud où elle aurait beaucoup moins de chances d’avoir accès à un système scolaire compétitif et à des activités parascolaires et où elle risque d’être victime d’intimidation et de harcèlement en tant qu’enfant de Nord‑Coréens. Dans la décision Lee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 504, au paragraphe 66, la Cour a conclu que l’agent n’avait pas tenu compte de la prévalence de l’intimidation des élèves étrangers dans les écoles sud‑coréennes :

La preuve qui témoigne de la passivité des enseignants et de l’intimidation généralisée des élèves étrangers donne à penser que les politiques et les initiatives gouvernementales ne sont pas nécessairement adéquates sur le plan pratique et que Seonwoo pourrait être confronté à de graves difficultés à cet égard.

[45] Dans l’ensemble, les demandeurs admettent que les enfants s’adapteront, mais affirment qu’elles se heurteront à des difficultés injustifiées et à la possibilité très réelle de discrimination, d’intimidation et de difficultés dans le système d’éducation et la culture de la Corée du Sud.

[46] L’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants est un facteur important, mais il ne s’agit pas d’un facteur déterminant (Franco c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 734 au para 19). Elle nécessite une approche hautement contextuelle qui tient compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités et de son degré de maturité (Kanthasamy au para 35). Bien que j’éprouve de la compassion pour les enfants qui risquent d’être retirées de l’environnement dans lequel elles ont grandi, je juge que l’agent a suffisamment tenu compte de la preuve présentée ainsi que des besoins et des capacités des deux enfants pour en arriver à une conclusion raisonnable selon laquelle les difficultés auxquelles Hyeseon et Sophia pourraient se heurter en Corée du Sud et celles associées à leur départ du Canada ne justifient pas une dispense pour considérations d’ordre humanitaire en l’espèce. Je conclus également que l’agent n’a pas imputé aux enfants la responsabilité des fausses déclarations des demandeurs, comme ceux‑ci l’ont allégué dans leurs observations.

V. Conclusion

[47] Bien que la décision de l’agent comporte quelques déficiences, je ne crois pas qu’elles soient suffisamment capitales ou importantes (Vavilov au para 100) et je conclus que, dans l’ensemble, sa décision est raisonnable. L’agent a bien tenu compte de la preuve d’établissement des demandeurs au Canada, de leurs fausses déclarations, de l’intérêt supérieur des enfants et des difficultés auxquelles ils pourraient faire face à leur retour en Corée du Sud, et il a jugé que leur situation ne justifiait pas une dispense. Je rejette donc la demande de contrôle judiciaire.

[48] Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5744-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5744-20

 

INTITULÉ :

MYEONGOCK LIM, CHANGIL BAE ET HYESEON LIM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 OCTOBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 9 DÉCEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Annie O’Dell

 

Pour les demandeurs

 

Kevin Doyle

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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