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Date : 20211208


Dossier : IMM‑6535‑19

Référence : 2021 CF 1384

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

JAMSHAD SHOKRI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Jamshad Shokri, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé la décision par laquelle la Section de protection des réfugiés (la SPR) avait conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur au motif qu’il manquait de crédibilité relativement à sa crainte d’être persécuté par les autorités iraniennes en raison de sa foi bahá’íe. En appel, la SAR a confirmé la décision de la SPR, car le manque de connaissances religieuses du demandeur et les omissions importantes dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA) soulevaient des doutes en matière de crédibilité. De plus, la SAR a conclu que les nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur étaient inadmissibles.

[3] Le demandeur affirme que la SAR a rendu une décision déraisonnable, notamment parce qu’elle a commis une erreur dans son appréciation des nouveaux éléments de preuve qu’il avait présentés, dans la conclusion qu’elle a tirée quant à la crédibilité, et du fait qu’elle ne s’est pas penchée sur la question de la nécessité de tenir une audience.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la SAR a déraisonnablement refusé d’admettre en preuve les nouveaux éléments présentés par le demandeur en appel, dont un affidavit du demandeur contenant une explication concernant la découverte des nouveaux éléments de preuve, des documents juridiques trouvés dans sa boîte aux lettres, ainsi qu’une lettre de son père dans laquelle ce dernier expliquait comment les documents avaient été trouvés. Par conséquent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Les faits

A. Le demandeur

[5] Le demandeur est un citoyen de l’Iran âgé de 39 ans. En avril 2016, il a commencé à assister à des rencontres spirituelles bahá’íes bimensuelles, qui étaient tenues en privé de manière à ce que les autorités iraniennes ne les découvrent pas.

[6] En décembre 2017, la tante du demandeur l’a invité à la visiter au Canada. Le 1er mars 2018, un des participants aux rencontres bahá’íes a disparu. Craignant pour sa vie, le demandeur a quitté l’Iran le 4 mars 2018 et a présenté une demande de visa de visiteur au Canada.

[7] Le demandeur est arrivé au Canada le 1er mai 2018. Le 30 mai 2018, il a reçu un appel de sa mère qui l’a alors informé que des membres du Corps des gardiens de la révolution islamique s’étaient présentés à son atelier et au domicile familial pour le trouver. Les membres du Corps des gardiens de la révolution islamique avaient aussi détenu son père pendant plusieurs heures et lui avaient dit qu’ils savaient que le demandeur avait participé à des rencontres privées bahá’íes.

[8] Le 22 juillet 2018, le demandeur a présenté une demande d’asile au Canada en invoquant sa crainte d’être persécuté en Iran en raison de sa foi bahá’íe.

B. La décision de la SPR

[9] Dans la décision rendue le 7 juin 2019, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur au motif qu’il manquait de crédibilité. À cet égard, elle a tiré les conclusions suivantes :

  • a) Le demandeur s’est dit membre de la communauté bahá’íe depuis près de trois ans, mais il ne connaissait pas une fête essentielle de la foi bahá’íe. Quand on lui a demandé s’il célébrait une fête ou participait à un festival en particulier, le demandeur n’a pas parlé de la fête du Ridván ni de son importance dans la foi bahá’íe, alors qu’il s’agit de la plus importante fête bahá’íe.

  • b) Des omissions importantes ont été commises dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA concernant l’intérêt des autorités iraniennes envers le demandeur, et la SPR a jugé que les explications au sujet de ces omissions étaient insatisfaisantes.

  • c) Le demandeur n’a présenté une demande d’asile au Canada que deux mois après son arrivée.

  • d) Le demandeur n’a fourni aucun document concernant sa pratique de la foi bahá’íe au Canada. Après l’audience de la SPR, il a présenté une lettre de son oncle et la carte de membre de la communauté bahá’íe de ce dernier. La lettre confirmait que le demandeur en était également membre. La SPR a accordé peu de poids à la lettre et à la carte de membre, et elle a conclu que la preuve ne suffisait pas à établir que le demandeur serait considéré comme un adepte de la foi bahá’íe s’il retournait en Iran.

[10] La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur, parce qu’elle doutait de la véracité de la preuve du demandeur, y compris en ce qui avait trait à sa pratique de la foi bahá’íe en Iran et à la surveillance de ses allées et venues par les autorités iraniennes en raison de sa foi bahá’íe.

C. La décision de la SAR

[11] Le 27 juin 2019, le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR et tenté de présenter en preuve les nouveaux éléments suivants :

  • (i) un affidavit qu’il a lui‑même souscrit (l’affidavit);

  • (ii) une citation à comparaître, du tribunal révolutionnaire de Karaj, délivrée le 2 janvier 2018 (la citation à comparaître);

  • (iii) une lettre d’avertissement, du ministère de l’Intérieur, datée du 11 mai 2018 (la lettre d’avertissement);

  • (iv) une ordonnance du tribunal révolutionnaire de Karaj, datée du 26 décembre 2018 (l’ordonnance du tribunal);

  • (v) la lettre d’appui de son père (la lettre d’appui);

  • (vi) des captures d’écran de WhatsApp montrant des documents envoyés par son père (les captures d’écran).

[12] Le 10 octobre 2019, la SAR a rejeté l’appel interjeté par le demandeur, confirmant ainsi la décision de la SPR. Elle a jugé que tous les nouveaux éléments que le demandeur avait présentés étaient inadmissibles en preuve et que la question déterminante était celle de la crédibilité. La SAR a tiré les conclusions suivantes :

  • a) La SPR avait tiré une inférence défavorable en matière de crédibilité en raison du délai avant que le demandeur ne présente sa demande d’asile, mais ce délai n’était pas important;

  • b) La SPR a tiré à bon droit une inférence défavorable en matière de crédibilité en raison du manque de connaissance du demandeur au sujet de la foi bahá’íe, compte tenu de son niveau d’études élevé, de ses relations familiales et de ses contacts avec la communauté bahá’íe en Iran et au Canada. Il était raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur possède davantage que des connaissances de base sur la foi bahá’íe; il aurait par exemple dû connaître la fête du Ridván, la plus importante fête bahá’íe;

  • c) La SPR a conclu à bon droit que l’explication fournie par le demandeur au sujet des omissions dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA était insatisfaisante. Conformément aux directives relatives au formulaire FDA, ces renseignements auraient dû être fournis, car ils étaient dignes de mention;

  • d) La SPR a conclu à bon droit que le demandeur n’avait fourni aucun document concernant sa pratique de la foi bahá’íe au Canada. Elle n’a pas commis d’erreur en accordant peu de poids aux lettres des oncles du demandeur qui sont adeptes de la foi bahá’íe aux États‑Unis. Ces éléments de preuve ne suffisaient pas à établir que le demandeur était de confession bahá’íe;

  • e) Comme le demandeur n’a pas établi au moyen d’une preuve fiable la véracité de son allégation selon laquelle il s’était converti de l’islam à la foi bahá’íe, il n’a pas le profil d’un membre d’une minorité qui risque d’être persécuté en Iran.

III. Question préliminaire

[13] Le défendeur affirme que le demandeur, dans son exposé supplémentaire des arguments, a soulevé plusieurs nouvelles questions qui n’avaient pas été soulevées dans ses notes préparées pour les autorisations d’appel, dans lesquelles seule la question suivante avait été soulevée : [TRADUCTION] « Est‑ce que le commissaire a commis une erreur lorsqu’il a rejeté les nouveaux éléments de preuve produits aux fins de l’appel qui étaient pertinents en l’espèce? » Les questions supplémentaires soulevées dans l’exposé supplémentaire des arguments du demandeur sont les suivantes :

  • (i) La SAR a‑t‑elle commis une erreur en négligeant d’évaluer la nécessité de tenir une audience?

  • (ii) La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation de la preuve objective?

  • (iii) La SAR a‑t‑elle commis une erreur en jugeant que l’omission commise dans le formulaire FDA était au cœur de la demande d’asile?

  • (iv) La SAR a‑t‑elle appliqué un critère inapproprié lorsqu’elle a conclu que les connaissances du demandeur au sujet de sa foi étaient insuffisantes?

[14] Comme je l’expliquerai ci‑après, je conclus que la décision de la SAR concernant l’admissibilité en preuve des nouveaux éléments présentés par le demandeur était déraisonnable. Pour cette raison, il n’est pas nécessaire de traiter des nouvelles questions soulevées par le demandeur.

IV. La question en litige et la norme de contrôle

[15] La seule question en litige que soulève la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de la SAR est raisonnable. En particulier, il s’agit de savoir si la SAR a commis une erreur dans son appréciation des nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur.

[16] Les parties affirment que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, et je souscris à leur affirmation (Ifogah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1139 au para 35). Cela est conforme à ce qui est énoncé aux paragraphes 16 et 17 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) de la Cour suprême du Canada.

[17] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Vavilov aux para 12‑13). La cour de révision doit trancher la question de savoir si la décision à l’examen, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov au para 15). Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov au para 85). Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont le décideur était saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences (Vavilov aux para 88‑90, 94, 133‑135).

[18] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir que la décision comporte une lacune suffisamment capitale ou importante (Vavilov au para 100). La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve soumise au décideur et ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui‑ci à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov au para 125).

V. Analyse

A. L’appréciation des nouveaux éléments de preuve

[19] L’article 110 de la LIPR régit les appels des décisions de la SPR portés auprès de la SAR. Le paragraphe 110(3) prévoit qu’en général, la SAR « procède sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la [SPR] ». Le paragraphe 110(4) énonce les exceptions à cette règle générale en vertu desquelles le demandeur peut présenter à la SAR des éléments de preuve dont la SPR ne disposait pas.

Éléments de preuve admissibles

(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

Evidence that may be presented

(4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

[20] Si les nouveaux éléments de preuve présentés satisfont aux exigences prévues au paragraphe 110(4) de la LIPR, la SAR doit ensuite se demander s’ils sont véritablement nouveaux et s’ils sont crédibles, pertinents et substantiels (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 (Singh) aux para 38‑49, citant Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 (Raza) aux para 13‑15). On appelle ces exigences d’admissibilité les « facteurs énoncés dans les arrêts Raza et Singh ».

[21] Le demandeur affirme que la SAR a commis une erreur en appliquant les facteurs énoncés dans les arrêts Raza et Singh aux nouveaux éléments qu’il voulait faire admettre en preuve. Pour les motifs qui suivent, je juge que la SAR est arrivée à une conclusion déraisonnable concernant l’admissibilité en preuve de ces nouveaux éléments, soit l’affidavit, la citation à comparaître, la lettre d’avertissement, l’ordonnance du tribunal et la lettre d’appui.

(1) L’affidavit

[22] L’affidavit déposé par demandeur indique que ce dernier a demandé à son père d’aller jeter un coup d’œil à son atelier après que la SPR eut rejeté sa demande d’asile. Le 12 juillet 2019, le père du demandeur a trouvé trois documents juridiques adressés au demandeur dans la boîte aux lettres de l’atelier : la citation à comparaître, la lettre d’avertissement et l’ordonnance du tribunal. L’affidavit indique pourquoi ces documents n’étaient pas dans la boîte aux lettres du demandeur quand il a quitté l’Iran, en mars 2018, et que, s’il avait été informé de leur existence, il les aurait joints à sa demande d’asile. L’affidavit indique également que, lorsque les parents du demandeur ont découvert que leur fils risquait la prison en Iran, le père du demandeur a décidé de lui envoyer une lettre d’appui dans laquelle il décrirait comment il avait trouvé les trois documents juridiques.

[23] Concernant l’affidavit, la SAR a tiré la conclusion suivante :

J’estime que l’affidavit de l’appelant est inadmissible en tant que nouvel élément de preuve en appel. L’appelant explique dans son mémoire que l’affidavit est une preuve de ses sentiments, de ses pensées et de ses impressions au sujet de la décision de la SPR. Les affidavits ne constituent pas un moyen de témoigner à nouveau ou de répondre aux questions soulevées par la SPR ou d’exposer des préoccupations quant à la décision. Les Règles de la Section d’appel des réfugiés (les Règles de la SAR) exigent que l’appelant fournisse un mémoire, y compris des observations complètes et détaillées concernant, entre autres, les erreurs constituant les fondements de l’appel. Je conclus que les déclarations présentées par l’appelant dans l’affidavit constituent des tentatives visant à modifier ou à reformuler le témoignage déjà donné et que, de ce fait, l’affidavit ne satisfait pas aux exigences en matière d’admissibilité prévues au paragraphe 110 (4) de la LIPR et aux facteurs énoncés dans les arrêts Singh et Raza.

[24] Le défendeur affirme qu’aucun motif ne permettait à la SAR d’admettre l’affidavit en preuve, en tout ou en partie, parce que le demandeur tentait dans celui‑ci de reformuler son témoignage et que la SAR n’avait pas jugé crédibles les raisons données par le demandeur pour expliquer pourquoi il n’avait pas présenté plus tôt les nouveaux éléments de preuve.

[25] Le demandeur soutient que l’affidavit ne peut être considéré comme une tentative de modifier ou de reformuler le témoignage, puisqu’il contient de nouveaux renseignements pertinents concernant des événements survenus après l’audience devant la SPR, renseignements qui sont directement liés aux autres nouveaux éléments de preuve présentés. Il soutient également que la SAR n’a pas expliqué en quoi les déclarations contenues dans l’affidavit ne satisfaisaient pas au volet de la nouveauté du critère énoncé dans les arrêts Raza et Singh.

[26] Bien que je convienne que certaines parties de l’affidavit pouvaient être vues comme une tentative de reformuler le témoignage présenté par le demandeur à l’audience devant la SPR, je ne juge pas que l’intégralité de l’affidavit était inadmissible en preuve. Je partage l’avis du demandeur selon lequel l’affidavit comportait des explications concernant des événements survenus après l’audience et la façon dont il avait obtenu les trois documents juridiques présentés comme éléments de preuve supplémentaires. L’affidavit fournissait des renseignements contextuels qui éclairaient les autres nouveaux éléments de preuve. Je conclus qu’il était donc déraisonnable de la part de la SAR de le rejeter intégralement.

(2) Les documents juridiques

[27] Le demandeur affirme que la SAR n’a pas fourni de motifs suffisants à l’appui de sa conclusion selon laquelle la citation à comparaître, la lettre d’avertissement et l’ordonnance du tribunal n’étaient pas des nouveaux éléments de preuve admissibles. Selon la citation à comparaître, datée du 2 janvier 2018, le demandeur devait se présenter devant le tribunal révolutionnaire de Karaj le 9 avril 2018 en raison du [traduction] « défaut de détenir un permis d’exploitation de membre d’une minorité illégale (la secte hérétique du bahaïsme) ». Selon la lettre d’avertissement du ministre de l’Intérieur, envoyée en mai 2018, le demandeur disposait de 24 jours pour retirer ses affaires de son atelier. Selon l’ordonnance du tribunal révolutionnaire de Karaj, datée du 26 décembre 2018, le demandeur n’a pas comparu devant le tribunal tel que le lui enjoignait la citation à comparaître et, de ce fait, il a été condamné à payer une amende et à purger six mois de prison.

[28] Concernant ces trois documents juridiques, la SAR a fourni l’explication suivante :

[9] J’estime que la citation à comparaître, la lettre d’avertissement et l’ordonnance du tribunal sont toutes inadmissibles en tant que nouveaux éléments de preuve. Ces trois documents portent une date antérieure au rejet de la demande d’asile; néanmoins, l’appelant explique dans son mémoire que ces documents n’ont été découverts que lorsque son père a récupéré le courrier de l’atelier de l’appelant le 12 juillet 2019, un mois après l’audience de ce dernier à la SPR. L’appelant est parti d’Iran le 4 mars 2018. J’estime qu’il n’est pas crédible que le père de l’appelant ait attendu un an et demi pour récupérer le courrier et découvrir, comme il est décrit dans le mémoire de l’appelant, trois documents extrêmement importants.

[10] D’après les renseignements objectifs dont je dispose, je conclus également, selon la prépondérance des probabilités, que, si l’appelant était réellement recherché, les autorités en Iran auraient pris d’autres mesures que de simplement envoyer des lettres à la boîte aux lettres du travail de l’appelant afin de communiquer avec lui.

[11] J’ai examiné la source et les circonstances des nouveaux éléments de preuve susmentionnés et j’estime qu’ils ne sont pas conformes au facteur de la crédibilité énoncé dans les arrêts Singh et Raza.

[29] Le défendeur soutient que les raisons pour lesquelles le demandeur voulait faire admettre les nouveaux éléments de preuve provenaient de l’exposé circonstancié que la SAR n’avait pas jugé crédible. Le demandeur affirme que la SAR a déraisonnablement tiré une conclusion d’invraisemblance pour remettre en question l’authenticité des documents. Au paragraphe 20 de la décision Yang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1075 (citant Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 au para 7), la Cour a déclaré qu’une conclusion d’invraisemblance ne pouvait être tirée que dans les cas les plus évidents :

Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu’il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est‑à‑dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu’il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu’on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu’on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur. [renvois omis.]

[30] Le demandeur affirme que les faits en l’espèce ne « débord[aient pas] le cadre » de ce à quoi on peut logiquement s’attendre, et il ajoute qu’il était déraisonnable de la part de la SAR de rejeter les nouveaux éléments de preuve en se fondant sur un manque de crédibilité, étant donné qu’il avait fourni une déclaration sous serment indiquant quand et comment il avait obtenu les trois documents juridiques présentés comme nouveaux éléments de preuve (Dirieh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 939 (Dirieh) au para 29). En outre, la SAR n’a pas apprécié l’authenticité des nouveaux éléments de preuve.

[31] Dans l’affaire Dirieh, le demandeur avait présenté de nouveaux éléments de preuve dont la date était postérieure à l’audience devant la SPR et fourni une preuve sous serment expliquant pourquoi le document n’était pas accessible avant. Dans la décision Dirieh, il a été conclu que la SAR avait déraisonnablement rejeté la demande du demandeur; cette conclusion est conforme à la décision du juge Gascon dans l’affaire Olowolaiyemo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 895 (Olowolaiyemo), selon laquelle « la SAR devait déterminer spécifiquement si les nouveaux éléments de preuve étaient “normalement accessibles” et si le document est apparu après le rejet de la déclaration par la SPR » (Dirieh au para 29, citant Olowolaiyemo aux para 16‑24).

[32] Selon le défendeur, dans l’affaire Dirieh, le tribunal avait négligé de se demander si les nouveaux éléments de preuve étaient normalement accessibles, alors que, dans la présente affaire, la SAR a expressément examiné les raisons pour lesquelles le demandeur voulait faire admettre de nouveaux éléments de preuve et, ne les jugeant pas crédibles, elle a conclu qu’ils n’étaient pas admissibles en preuve. Le défendeur affirme, en renvoyant au paragraphe 24 de la décision Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2018 CF 924, que la SAR a conclu que la présomption de véracité était réfutée et que, comme cette conclusion [traduction] « entachait » d’autres aspects de la demande d’asile, il ne lui restait guère de motifs justifiant qu’elle accorde du poids à l’exposé circonstancié du demandeur ou à son témoignage devant la SPR :

[…] le manque de crédibilité concernant les éléments centraux d’une demande d’asile peut s’étendre à d’autres éléments de la demande et les entacher (Sheikh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] ACF No 604 (CAF) (QL), aux para 7 et 8) et s’appliquer de façon généralisée aux éléments de preuve documentaire présentés pour corroborer une version des faits. Dans le même ordre d’idées, il est loisible à la SPR de n’accorder aucune force probante aux évaluations ou aux rapports fondés sur des éléments sous‑jacents jugés non crédibles (Brahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1215 [Brahim], au para 17).

[33] Pour ma part, je juge que le raisonnement de la SAR concernant l’admissibilité des trois documents juridiques est vicié. La déclaration sous serment du demandeur indique que, bien que les trois documents juridiques soient antérieurs au rejet de sa demande d’asile, il les a obtenus après l’audience devant la SPR et qu’ils n’étaient pas « normalement accessibles » pour lui avant celle‑ci (Dirieh au para 29; Olowolaiyemo au para 21). En dépit du fait que la SAR a relevé des raisons de douter de la crédibilité du demandeur concernant le moment où les documents avaient été obtenus et la façon dont ils l’avaient été, je conviens avec le demandeur que la SAR n’a pas traité de l’authenticité des documents.

[34] De plus, je partage l’avis du demandeur selon lequel la SAR n’a pas pris en considération d’autres éléments de preuve contenus dans le dossier qui indiquaient que les autorités n’avaient pas [traduction] « simplement » envoyé des lettres à l’atelier du demandeur afin de communiquer avec lui. D’après l’exposé circonstancié et le formulaire FDA du demandeur ainsi que son témoignage présenté à l’audience devant la SPR, les autorités iraniennes ont questionné sa famille, fouillé son domicile familial et son atelier, et ont détenu son père en vue de le trouver. La SAR n’a pas renvoyé non plus aux renseignements objectifs, comme des renseignements sur la situation au pays, qui l’ont amenée à conclure que, si le demandeur avait été « réellement recherché », les autorités iraniennes auraient pris d’autres mesures pour communiquer avec lui.

[35] Par conséquent, je conclus que la décision prise par la SAR de rejeter les trois documents juridiques était déraisonnable.

(3) La lettre d’appui

[36] La SAR a conclu que la lettre d’appui était inadmissible en preuve, car elle ne permettait de produire aucun nouvel élément de preuve en appel, l’explication du père reprenant point par point les déclarations contenues dans le mémoire où les nouveaux éléments de preuve ont été présentés à la SAR. Celle‑ci a en outre conclu que, même s’il était permis de la présenter, elle ne pourrait être invoquée pour soulever des réserves quant à la crédibilité. Je partage l’avis exprimé dans les observations du demandeur selon lequel cette conclusion est déraisonnable, car la lettre d’appui était un récit de première main de ce qui s’était passé dans la foulée de l’audience de la SPR et elle corroborait les raisons fournies par le demandeur pour expliquer pourquoi les documents avaient été présentés en retard.

[37] Enfin, la SAR a conclu que les captures d’écran étaient inadmissibles parce que la traduction de leur contenu n’avait pas été fournie. Le demandeur ne conteste pas cette conclusion dans ses observations.

[38] Comme j’ai conclu que la SAR avait commis une erreur dans son appréciation des nouveaux éléments de preuve, ce qui rend sa décision déraisonnable, il n’est pas nécessaire, à mon avis, de traiter des autres questions soulevées par le demandeur.

VI. Conclusion

[39] Je conclus que la SAR a déraisonnablement refusé d’admettre en preuve les nouveaux éléments présentés par le demandeur en appel. Par conséquent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

[40] Aucune question n’a été soumise aux fins de la certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6535‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision examinée est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6535‑19

 

INTITULÉ :

JAMSHAD SHOKRI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 octobre 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

Le 8 décembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Arvin Afzali

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nick Continelli

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Auxilium Law Professional Corporation

Cabinet d’avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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