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Date : 20211201


Dossier : T-541-18

Référence : 2021 CF 1338

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er décembre 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

RECOURS COLLECTIF AUTORISÉ

ENTRE :

EUGENE KELLY TIPPETT

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La présente décision concerne une requête déposée par le demandeur le 18 octobre 2021 en vue d’obtenir une ordonnance au titre de l’article 334.19 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], modifiant la définition du groupe dans le cadre du présent recours collectif autorisé.

[2] Comme je l’expliquerai plus en détail ci-après, la requête du demandeur est rejetée, car les nouveaux éléments de preuve que le demandeur invoque n’établissent aucun fondement factuel à l’appui de la modification qu’il demande à la Cour d’apporter à la définition du groupe.

II. Contexte

[3] En 2018, le demandeur a intenté la présente action contre la défenderesse, Sa Majesté la Reine, à la suite d’événements qui se seraient produits en Colombie-Britannique au début des années 1980.

[4] À l’époque en question, les Forces armées canadiennes [les Forces armées] dirigeaient un centre d’entraînement des cadets de la Marine connu sous le nom de NCSM Quadra et situé près de Comox, sur l’île de Vancouver, en Colombie-Britannique [Quadra]. Au début des années 1980 ou avant, le ministère de la Jeunesse et du Développement de l’enfant de la Colombie-Britannique a établi un partenariat avec les Forces armées en vue d’offrir, au Quadra, un programme intitulé « Developing Adolescence Strengthening Habits » [« Acquisition d’habitudes de renforcement chez les adolescents »], aussi connu sous l’appellation de « programme DASH ». Le programme DASH se voulait une solution de rechange à l’incarcération des jeunes contrevenants, dans le cadre de laquelle certains d’entre eux étaient envoyés au Quadra pour travailler à la construction d’une réplique d’un grand voilier qui devait être utilisée comme navire-école pour les cadets.

[5] Le 15 décembre 1981, après avoir fait l’objet d’accusations d’introduction par effraction et de vol, le demandeur a été déclaré jeune délinquant (selon l’expression en usage à l’époque). Il a fait l’objet d’une ordonnance de probation de 12 mois et a été obligé de participer au programme DASH. Le demandeur, alors âgé de 15 ans, avait auparavant vécu dans la rue et dans divers foyers de groupe dans la région de Courteney, en Colombie-Britannique.

[6] Le demandeur et deux autres personnes qui participaient au programme DASH à la même époque [collectivement, les participants résidents] vivaient sur la base du Quadra avec des membres des Forces armées, alors que les autres étaient essentiellement des participants « de jour » [les participants de jour] et résidaient à l’extérieur de la base. Le demandeur allègue qu’un des officiers des Forces armées qui supervisait le programme DASH, et qui vivait dans le même dortoir que lui, l’a agressé sexuellement, physiquement et psychologiquement [l’agresseur allégué].

[7] Environ huit mois après avoir intégré le programme DASH, le demandeur s’est échappé de la base et a recommencé à vivre dans la rue. Toutefois, il affirme que, approximativement six mois plus tard, l’agresseur allégué l’a retrouvé et l’a emmené dans une maison à Royston, en Colombie-Britannique, où il a vécu pendant plusieurs mois avec l’agresseur allégué et les deux autres participants résidents, avant de partir pour de bon. Le demandeur soutient que les agressions se sont poursuivies pendant cette période.

[8] Dans sa déclaration, le demandeur affirme qu’il y a eu négligence de la part de la défenderesse et des membres des Forces armées, et que, selon la Loi sur la responsabilité civile de l’État, LRC 1985, c C-50, une responsabilité du fait d’autrui incombe à la défenderesse pour les délits civils commis par des membres des Forces armées. La déclaration vise l’obtention de dommages-intérêts, y compris de dommages-intérêts punitifs.

[9] Le demandeur a déposé sa déclaration sous forme de recours collectif envisagé, afin d’intenter une action au nom d’un groupe envisagé auquel il appartient. Au moment où la requête en autorisation du demandeur a été déposée, le 26 novembre 2018, et où elle a été instruite, du 27 au 29 mai 2019, la définition proposée du groupe était la suivante :

[traduction]

Toutes les personnes au Canada (y compris, comme sous-groupe, les résidents du Québec) ayant participé à des programmes de peines pour les jeunes délinquants dirigés par les Forces armées canadiennes ou en collaboration avec elles (notamment le programme « Acquisition d’habitudes de renforcement chez les adolescents » au NCSM Quadra, en Colombie-Britannique) et ayant subi des préjudices en raison d’agressions sexuelles, de violences physiques ou de harcèlement de la part de membres des Forces armées canadiennes pendant qu’ils participaient auxdits programmes de peines pour les jeunes délinquants.

[10] Le 26 juin 2019, la Cour a rendu une ordonnance avec motifs [l’ordonnance d’autorisation] autorisant l’action du demandeur comme recours collectif et définissant le groupe ainsi :

Toutes les personnes ayant participé au programme de peines pour les jeunes délinquants « Acquisition d’habitudes de renforcement chez les adolescents » offert au NCSM Quadra en Colombie-Britannique et ayant subi des préjudices en raison d’agressions sexuelles, de violences physiques ou de harcèlement de la part de membres des Forces armées canadiennes pendant qu’ils participaient audit programme de peines pour les jeunes délinquants.

[11] Dans sa déclaration initiale, le demandeur a affirmé que les jeunes contrevenants qui ont participé au programme DASH ne faisaient pas partie eux-mêmes du programme d’entraînement des cadets de la Marine. Cependant, à la lumière des documents produits par la défenderesse à la suite de l’autorisation, le demandeur soutient maintenant que lui et les autres participants au programme DASH faisaient en fait partie du programme des cadets de la Marine/des grands voiliers administré au Quadra. Le 18 octobre 2021, le demandeur a modifié sa déclaration en conséquence. Cette deuxième déclaration modifiée comprend le paragraphe suivant :

[traduction]

Le programme DASH était administré conjointement avec le programme des cadets de la Marine au NCSM Quadra, en ce sens que les participants à chaque programme prenaient part à bon nombre des mêmes activités et relevaient des mêmes commandants. Les activités auxquelles les participants à chaque programme devaient prendre part comprenaient le programme des grands voiliers des Forces armées canadiennes.

[12] Le 18 octobre 2021, le demandeur a également déposé la présente requête visant à faire modifier la définition du groupe énoncée dans l’ordonnance d’autorisation (les changements proposés sont mis en évidence) :

[traduction]

Toutes les personnes ayant participé au programme de peines pour les jeunes délinquants « Acquisition d’habitudes de renforcement chez les adolescents », au programme des grands voiliers des cadets de la Marine ou à tout autre programme des cadets de la Marine offert au NCSM Quadra en Colombie-Britannique et ayant subi des préjudices en raison d’agressions sexuelles, de violences physiques ou de harcèlement de la part de membres des Forces armées canadiennes pendant qu’ils participaient auxdits programmes de peines pour les jeunes délinquants.

[13] La défenderesse a présenté des observations écrites dans lesquelles elle s’oppose à toute modification de la définition du groupe et, subsidiairement, propose que toute modification de la définition soit limitée à ce qui suit (les changements proposés sont mis en évidence) :

[traduction]

Toutes les personnes ayant participé au programme de peines pour les jeunes délinquants « Acquisition d’habitudes de renforcement chez les adolescents » ou au programme des grands voiliers des cadets de la Marine offert au NCSM Quadra en Colombie-Britannique de 1980 à 1986 et ayant subi des préjudices en raison d’agressions sexuelles, de violences physiques ou de harcèlement de la part de membres des Forces armées canadiennes pendant qu’ils participaient auxdits programmes de peines pour les jeunes délinquants.

[14] Par la suite, le demandeur a déposé des observations écrites en réplique qui, entre autres, indiquaient qu’il consentait à la limite temporelle énoncée dans la définition proposée par la demanderesse à titre subsidiaire. Lors de l’instruction de la présente requête, le demandeur a mentionné que la version de la définition modifiée qu’il proposait maintenant était la suivante (les changements proposés sont mis en évidence) :

[traduction]

Toutes les personnes ayant participé au programme de peines pour les jeunes délinquants « Acquisition d’habitudes de renforcement chez les adolescents » ou à tout autre programme des cadets de la Marine offert au NCSM Quadra en Colombie-Britannique de 1980 à 1986 et ayant subi des préjudices en raison d’agressions sexuelles, de violences physiques ou de harcèlement de la part de membres des Forces armées canadiennes pendant qu’ils participaient auxdits programmes de peines pour les jeunes délinquants.

III. Question en litige

[15] Dans la présente requête, la seule question en litige est celle de savoir si la définition du groupe devrait être modifiée et, le cas échéant, quel devrait être le libellé de la définition modifiée.

IV. Analyse

A. Principes généraux

[16] Le demandeur dépose la présente requête au titre de l’article 334.19 des Règles, qui dispose :

Modification ou retrait de l’ordonnance

Amendment and decertification

334.19 Le juge peut, sur requête, modifier l’ordonnance d’autorisation ou, si les conditions d’autorisation ne sont plus respectées, retirer l’autorisation.

334.19 A judge may, on motion, amend an order certifying a proceeding as a class proceeding or, if the conditions for certification are no longer satisfied with respect to the proceeding, decertify it.

[17] Selon ma compréhension, les parties conviennent que la présente requête, bien qu’elle vise la modification d’une ordonnance d’autorisation et non une ordonnance d’autorisation initiale, est régie principalement par les paragraphes 334.16(1) et (2) des Règles, qui établissent quand un juge doit autoriser un recours collectif :

Autorisation

Certification

Conditions

Conditions

334.16 (1) Sous réserve du paragraphe (3), le juge autorise une instance comme recours collectif si les conditions suivantes sont réunies :

334.16 (1) Subject to subsection (3), a judge shall, by order, certify a proceeding as a class proceeding if

a) les actes de procédure révèlent une cause d’action valable;

(a) the pleadings disclose a reasonable cause of action;

b) il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes;

(b) there is an identifiable class of two or more persons;

c) les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre;

(c) the claims of the class members raise common questions of law or fact, whether or not those common questions predominate over questions affecting only individual members;

d) le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs;

(d) a class proceeding is the preferable procedure for the just and efficient resolution of the common questions of law or fact; and

e) il existe un représentant demandeur qui :

(e) there is a representative plaintiff or applicant who

(i) représenterait de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe,

(i) would fairly and adequately represent the interests of the class,

(ii) a élaboré un plan qui propose une méthode efficace pour poursuivre l’instance au nom du groupe et tenir les membres du groupe informés de son déroulement,

(ii) has prepared a plan for the proceeding that sets out a workable method of advancing the proceeding on behalf of the class and of notifying class members as to how the proceeding is progressing,

(iii) n’a pas de conflit d’intérêts avec d’autres membres du groupe en ce qui concerne les points de droit ou de fait communs,

(iii) does not have, on the common questions of law or fact, an interest that is in conflict with the interests of other class members, and

(iv) communique un sommaire des conventions relatives aux honoraires et débours qui sont intervenues entre lui et l’avocat inscrit au dossier.

(iv) provides a summary of any agreements respecting fees and disbursements between the representative plaintiff or applicant and the solicitor of record.

Facteurs pris en compte

Matters to be considered

(2) Pour décider si le recours collectif est le meilleur moyen de régler les points de droit ou de fait communs de façon juste et efficace, tous les facteurs pertinents sont pris en compte, notamment les suivants :

(2) All relevant matters shall be considered in a determination of whether a class proceeding is the preferable procedure for the just and efficient resolution of the common questions of law or fact, including whether

a) la prédominance des points de droit ou de fait communs sur ceux qui ne concernent que certains membres;

(a) the questions of law or fact common to the class members predominate over any questions affecting only individual members;

b) la proportion de membres du groupe qui ont un intérêt légitime à poursuivre des instances séparées;

(b) a significant number of the members of the class have a valid interest in individually controlling the prosecution of separate proceedings;

c) le fait que le recours collectif porte ou non sur des réclamations qui ont fait ou qui font l’objet d’autres instances;

(c) the class proceeding would involve claims that are or have been the subject of any other proceeding;

d) l’aspect pratique ou l’efficacité moindres des autres moyens de régler les réclamations;

(d) other means of resolving the claims are less practical or less efficient; and

e) les difficultés accrues engendrées par la gestion du recours collectif par rapport à celles associées à la gestion d’autres mesures de redressement.

(e) the administration of the class proceeding would create greater difficulties than those likely to be experienced if relief were sought by other means.

[18] À la suite de l’interrogatoire des parties à l’audience, je crois comprendre qu’elles conviennent également que, comme la présente requête vise à modifier l’ordonnance d’autorisation, la modification proposée doit découler de nouveaux éléments de preuve qui n’étaient pas disponibles au moment du dépôt de la requête en autorisation. Comme l’a fait valoir la défenderesse, le demandeur ne peut pas plaider à nouveau la requête en autorisation et chercher à obtenir un résultat différent sur la base des éléments de preuve qui étaient déjà disponibles. Cependant, la défenderesse concède que le demandeur peut faire valoir ses arguments quant à l’effet des nouveaux éléments de preuve jumelés à ceux qui étaient déjà disponibles afin de justifier la modification qu’il propose. Bien que je ne sois au courant d’aucune décision traitant directement de cet aspect d’une requête déposée au titre de l’article 334.19 des Règles, je juge qu’il est logique d’appliquer ces principes.

[19] Avant de commencer mon analyse de la preuve que le demandeur invoque à l’appui de la présente requête, il convient d’examiner la norme de preuve applicable en matière d’autorisation des recours collectifs. La norme de preuve à respecter pour satisfaire aux conditions d’une autorisation consiste en l’établissement d’« un certain fondement factuel » qui appuie l’octroi d’une ordonnance d’autorisation. La juge en chef McLachlin a expliqué ce principe au paragraphe 25 de l’arrêt Hollick c Toronto (Ville), 2001 CSC 68, de la façon suivante :

25 Je conviens que le représentant du groupe défini doit établir un certain fondement factuel pour la demande de certification. Comme le dit la cour dans Taub, cela ne signifie pas qu’il faut des affidavits des membres du groupe ou qu’il faut un examen au fond des demandes d’autres membres du groupe. Cependant, le rapport précité du comité consultatif du procureur général envisageait manifestement que le représentant du groupe serait tenu d’étayer sa demande de certification (à la p. 31) : ([traduction] « la preuve à l’appui de la demande devrait se limiter aux critères [de certification] »). De toute évidence, c’est ce que prévoit la Loi au par. 5(4) (« [l]e tribunal peut ajourner la motion en vue de faire certifier le recours collectif afin de permettre aux parties de modifier leurs documents ou leurs actes de procédure ou d’autoriser la présentation d’éléments de preuve supplémentaires »). À mon sens, le représentant du groupe doit établir un certain fondement factuel pour chacune des conditions énumérées à l’art. 5 de la Loi, autre que l’exigence que les actes de procédure révèlent une cause d’action. Cette dernière exigence est régie bien sûr par la règle qu’un acte de procédure ne devrait pas être radié parce qu’il ne révèle pas de cause d’action à moins qu’il soit [traduction] « manifeste et évident » qu’il n’y a lieu à aucune réclamation : voir Branch, op. cit., par. 4.60.

[Non souligné dans l’original.]

[20] Il est clairement établi en droit que la norme fondée sur l’existence d’un « certain fondement factuel » n’exige pas que la partie qui cherche à obtenir l’autorisation établisse selon la prépondérance des probabilités que les conditions relatives à l’autorisation sont respectées (voir Pro‑Sys Consultants Ltd. c Microsoft Corporation, 2013 CSC 57 aux para 101-102).

B. Éléments de preuve invoqués par le demandeur à l’appui de la modification de la définition du groupe

[21] La requête du demandeur est fondée sur une combinaison d’éléments de preuve dont la Cour disposait au moment du dépôt de la requête en autorisation et de nouveaux éléments de preuve que le demandeur a obtenus par la suite, notamment ceux figurant dans les documents produits par la défenderesse.

[22] Les éléments de preuve dont la Cour disposait au moment du dépôt de la requête en autorisation comprennent un affidavit souscrit par le demandeur, dans lequel il décrit sa connaissance du programme DASH et les expériences qu’il y a vécues, de même que les mauvais traitements qu’il allègue avoir subis et leurs effets sur lui. L’affidavit comporte aussi diverses pièces jointes. Le demandeur a été contre-interrogé sur son affidavit, et la transcription du contre-interrogatoire a été versée au dossier de la requête en autorisation. Pour justifier la présente requête, le demandeur s’appuie de nouveau sur son affidavit (à l’exclusion des pièces) et sur la transcription de son contre-interrogatoire.

[23] La défenderesse n’a pas déposé d’affidavit en réponse à la requête en autorisation. À l’exception de l’affidavit du demandeur et de la transcription de son contre-interrogatoire, le seul élément de preuve dont disposait alors la Cour était un affidavit signé par Vivian Olatunji, une assistante juridique employée par l’avocat du demandeur, auquel étaient jointes un certain nombre de pièces qui se trouvaient dans les documents de l’avocat. La pièce la plus importante était une copie de documents obtenus par le demandeur ou son avocat en réponse à une demande, présentée en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P-21, d’obtention d’une copie du document « PPE 835 Military Police Investigation Case File 2015-3556 » [« PPE 835 — dossier d’enquête de la police militaire 2015-3556 »]. Ce document, que la défenderesse appelle le rapport du Service national des enquêtes des Forces canadiennes [le rapport d’enquête], décrit en détail une enquête des Forces armées réalisée à la suite d’allégations communiquées aux Forces armées par le demandeur en 2015 au sujet d’une agression sexuelle qu’aurait commise l’agresseur allégué à l’époque où le demandeur participait au programme DASH.

[24] Le rapport d’enquête compte environ 850 pages et comporte des renseignements obtenus lors d’entrevues menées avec un grand nombre de témoins en ce qui a trait au programme DASH au Quadra. Dans le cadre de la requête en autorisation, chacune des parties s’est fondée largement sur le contenu du rapport d’enquête à l’appui de ses observations relatives aux conditions d’autorisation prévues par l’article 334.16 des Règles. Ces observations s’appuyaient, dans une grande mesure, sur des notes d’entrevue prises par la capitaine Pamela Harris, qui semble avoir dirigé l’enquête, de même que sur des résumés dactylographiés d’entrevues et sur quelques pages résumant certaines conclusions de l’enquête.

[25] Dans le cadre de la présente requête, le demandeur s’est de nouveau appuyé sur l’affidavit de Mme Olatunji et sur quelques extraits du rapport d’enquête présenté en pièce.

[26] La présente requête est également fondée sur deux nouveaux éléments de preuve. Le premier est l’affidavit de Liesa Covill, une autre assistante juridique du bureau de l’avocat du demandeur, auquel est joint à titre de pièce un document décrit comme ayant été produit par l’avocat de la défenderesse le 13 juillet 2021. Bien que diverses sections de la documentation contenue dans la pièce portent des titres différents, le demandeur désigne la documentation, ou du moins la partie sur laquelle il s’appuie, sous le nom de rapport de la commission d’enquête sur le Pacific Petrel [le rapport sur le Pacific Petrel]. Comme je l’expliquerai, le demandeur ne s’appuie que sur un court extrait du rapport sur le Pacific Petrel. Toutefois, un examen rapide du document dans son ensemble donne à penser que « Pacific Petrel » est le nom donné au grand voilier qui était en construction au Quadra au moment où se sont produits les événements ayant donné lieu à la présente action. Dans ses observations sur la présente requête, la défenderesse a défini le rapport sur le Pacific Petrel, à juste titre selon moi, comme l’aboutissement d’une enquête sur le projet de construction du grand voilier et, plus particulièrement, son administration financière.

[27] Le second nouvel élément de preuve est un affidavit souscrit le 18 octobre 2021 par l’un des autres participants résidents qui habitaient au Quadra à la même époque que le demandeur [le participant résident déposant]. Ce déposant affirme qu’il a aussi été victime d’agressions sexuelles commises par l’agresseur allégué.

C. Analyse de la preuve

[28] Bien que la défenderesse s’oppose à la présente requête en se fondant sur des arguments concernant plusieurs des conditions prévues par l’article 334.16 des Règles, à mon avis, l’issue de la présente requête repose sur l’alinéa 334.16(1)b), soit la condition relative à l’existence d’un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes. Les arguments du demandeur sont axés sur cet alinéa et indiquent, à juste titre, que la jurisprudence exige que le groupe soit défini relativement aux critères objectifs qui ont un rapport rationnel avec les questions communes proposées (voir Pearson v Inco Ltd (2006), 78 OR (3d) 641, 2006 CanLII 913 au para 57 (CA Ont)), qui ne dépend pas du bien-fondé de la demande (voir Keatley Surveying Ltd v Teranet Inc, 2012 ONSC 7120 aux para 159-161, inf pour d’autres motifs par 2014 ONSC 1677). La définition du groupe comporte trois objectifs principaux : elle identifie les personnes qui pourraient avoir une réclamation contre la défenderesse, elle définit le cadre de l’action de manière à déterminer les personnes qui seront liées par l’issue de l’action, et elle indique les personnes qui ont droit à l’avis d’autorisation (voir Kuiper v Cook (Canada) Inc, 2018 ONSC 6487 au para 144, inf pour d’autres motifs par 2020 ONSC 128).

[29] Le demandeur souligne également, avec raison, qu’il n’a pas besoin de prouver qu’il y a plusieurs demandeurs qui sollicitent effectivement une réparation dans le cadre du recours collectif. Pour revenir à la norme de preuve applicable, énoncée ci-dessus, le demandeur doit seulement démontrer qu’il y a un certain fondement factuel qui porte à croire qu’il existe au moins deux réclamants éventuels dans le groupe tel qu’il est défini (voir Keatley Surveying Ltd v Teranet Inc, 2015 ONCA 248 aux para 70-72).

[30] À la lumière de ces directives jurisprudentielles, le nouvel élément de preuve principal sur lequel le demandeur se fonde pour affirmer que la définition du groupe devrait être élargie afin d’englober non seulement les participants au programme DASH, mais également les cadets de la Marine, consiste en un extrait du rapport sur le Pacific Petrel. Cet extrait présente des questions posées par la commission d’enquête et les réponses données par un témoin, décrit par le demandeur comme étant [traduction] « un commandant de la région du Pacifique qui a été nommé en 1978 et qui est fort probablement le major Letson [...] ». (Tel qu’il a été expliqué au paragraphe 40 de l’ordonnance d’autorisation, un des témoins était le major Letson, décrit comme l’officier régional des cadets de la région du Pacifique de 1978 à 1983, dont l’entrevue a été consignée dans le rapport d’enquête qui avait été présenté à la Cour dans le cadre de la requête en autorisation.) Le demandeur s’appuie sur les questions et réponses suivantes, qui figurent dans le rapport sur le Pacific Petrel :

[traduction]

Q.8 Merci. Quelles sont vos responsabilités à l’égard du programme régional des cadets?

R.8 Je relève du commandant régional pour l’ensemble des questions liées aux cadets dans la région. Mon mandat, Monsieur, est exposé dans l’Ordonnance d’organisation des Forces canadiennes 101 et dans les ordonnances régionales.

[...]

Q.71 Pourriez-vous aussi me dire combien de cadets de la Marine ont participé au projet PETREL, c’est-à-dire combien ont travaillé au projet par opposition à ceux qui n’y ont fait qu’une visite?

A.71 Durant l’été, Monsieur, c’est-à-dire le premier été au cours duquel ils ont réellement participé. Il y avait 24 cadets qui suivaient le cours de charpentier de marine. Chaque jour, à peu près 12 ou 16 d’entre eux travaillaient directement au projet. Ça c’était pendant les deux mois d’été. Durant l’hiver, comme vous le constaterez en examinant les documents, un juge local nous confiait des cadets de la Marine qui venaient pour réparer les torts qu’ils avaient causés à la collectivité. Ils travaillaient au projet et, en échange, ils étaient nourris et logés. À l’occasion, nous leur versions une prime de formation, car ils n’avaient aucune autre source de revenus; n’étant pas leurs parents, nous n’avions aucun moyen de leur donner une allocation. Je crois que nous leur versions une prime de formation de 240 $ chaque session, ce qui équivaut à six semaines de cours. Je pense que les chiffres en question figurent sur une liste nominative. Je ne peux pas vous donner les chiffres exacts. Je crois que vous les avez probablement reçus du commandant Rhodes ou qu’il devait vous les fournir ce matin. C’est tout, Monsieur.

[Soulignement ajouté par le demandeur.]

[31] Le demandeur fait valoir que cette déclaration devant la commission d’enquête constitue un fondement suffisant pour conclure que, du point de vue des Forces armées, les participants au programme DASH dont elles avaient la garde et le contrôle étaient considérés comme des cadets de la Marine.

[32] En réponse, la défenderesse souligne que le rapport sur le Pacific Petrel est le fruit d’une enquête sur l’administration financière du projet de construction du grand voilier au Quadra. L’enquête ne portait pas sur des allégations d’agression sexuelle et ne fournit aucune preuve permettant de conclure que des personnes autres que les participants au programme DASH ont été agressées. De même, bien que l’affidavit du participant résident déposant fournisse de nouveaux éléments de preuve concernant les agressions commises par l’agresseur allégué, ces éléments de preuve ne se rapportent, encore une fois, qu’à des mauvais traitements commis envers un participant au programme DASH. La défenderesse soutient que rien ne justifie que la définition du groupe soit modifiée afin d’y inclure les cadets de la Marine, car la preuve ne fournit aucun fondement factuel permettant de conclure que des personnes hors du programme DASH ont été agressées.

[33] En plus de ces observations, la défenderesse a établi des différences dans les circonstances propres aux participants au programme DASH et aux cadets de la Marine. Comme elle le fait valoir, il existait une relation unique entre le demandeur et les autres participants résidents au programme DASH et l’agresseur allégué, non seulement parce que les participants résidents habitaient dans les casernes du Quadra avec l’agresseur allégué, mais également parce que l’agresseur allégué s’est arrogé le rôle de tuteur légal des participants et les a manipulés pour les convaincre de rester sous sa garde, même après leur départ du Quadra. La défenderesse affirme que cette relation unique ne s’étendait pas aux participants de jour au programme DASH ni aux cadets de la Marine qui étaient présents au Quadra.

[34] En réponse à cet argument, le demandeur souligne que la définition du groupe actuelle, telle qu’elle a été autorisée en fonction de la preuve dont disposait la Cour dans le cadre de la requête en autorisation, fait référence aux participants au programme DASH, pas seulement aux participants résidents. Ainsi, le demandeur soutient qu’il n’y a aucune différence qualitative entre la définition actuelle du groupe, qui comprend les participants de jour au programme DASH, et une définition élargie qui englobe les cadets de la Marine. Le demandeur souligne également qu’il y a eu des périodes, du moins pendant les mois d’été, durant lesquelles des cadets de la Marine ont résidé dans les baraquements au Quadra.

[35] Dans ses observations, le demandeur indique qu’il convient d’élargir la définition du groupe pour y inclure les cadets de la Marine, pas parce qu’il y a des éléments de preuve qui démontrent actuellement que des personnes hors du programme DASH ont été agressées, mais parce que ces personnes étaient sous la garde de ceux qui étaient la source des agressions et qu’elles étaient donc en danger, au même titre que les participants au programme DASH. Il fait valoir que, grâce aux nouveaux éléments de preuve provenant du rapport sur le Pacific Petrel, selon lesquels les participants au programme DASH étaient considérés comme des cadets de la Marine, la preuve justifie maintenant l’élargissement de la définition proposée.

[36] À mon avis, si de nouveaux éléments de preuve démontrant l’existence de mauvais traitements envers les cadets de la Marine avaient été fournis, un élargissement de la définition du groupe aurait été presque assurément justifié. Cela étant dit, pour les raisons exposées par le demandeur, je conviens avec lui que l’absence de tels éléments de preuve n’est pas déterminante quant à l’issue de la présente requête. Ma décision de rejeter la présente requête découle plutôt de ce qui, selon moi, constitue une lacune dans la logique de l’argument fourni par le demandeur pour expliquer en quoi les nouveaux éléments de preuve justifient l’élargissement de la définition.

[37] J’adopte le point de vue de la défenderesse concernant l’objectif de l’enquête qui a donné lieu au rapport sur le Pacitif Petrel, c’est-à-dire qu’elle portait sur l’administration financière du projet au Quadra. L’enquête ne portait pas sur les allégations de mauvais traitements ou sur des facteurs tels que la garde et le contrôle qui sont pertinents dans le cadre de telles allégations. Par conséquent, même si je suis conscient de la norme de preuve peu élevée qui s’applique, je juge qu’il est difficile de conclure que l’extrait du rapport, selon lequel [traduction] « [...] un juge local nous confiait des cadets de la Marine », révèle quelque chose de particulièrement significatif quant au lien entre les participants au programme DASH et les cadets de la Marine ou quant à la garde ou au contrôle de ceux-ci.

[38] Plus important encore, les éléments de preuve tirés du rapport sur le Pacific Petrel n’ajoutent rien à la preuve dont disposait déjà la Cour dans le cadre de la requête en autorisation à l’appui de l’argument du demandeur pour élargir la définition du groupe, soit que les cadets de la Marine étaient en danger au même titre que les participants au programme DASH.

[39] À l’appui de la présente requête en modification, le demandeur a relevé des éléments de preuve provenant de la requête en autorisation qui, selon lui, témoignent de l’intégration du programme DASH et du programme des cadets de la Marine au Quadra. Ces éléments de preuve comprenaient des extraits d’une déclaration de l’agent de probation du demandeur, M. Douglas Hillian, tirés du rapport d’enquête. Comme l’affirme le demandeur, ces éléments de preuve décrivaient l’agresseur allégué comme étant responsable du programme des cadets de la Marine. M. Hillian a déclaré que l’agresseur allégué, qui était affecté au Quadra, a approché un travailleur de services communautaires, lui a expliqué qu’un grand voilier qui allait servir de navire-école pour les cadets était en construction et que, comme il n’y avait aucun cadet durant l’hiver, il voulait recruter des jeunes pour travailler au projet.

[40] Le rapport d’enquête identifie également un autre témoin (M. Jerry Kruz), qui a mentionné que l’agresseur allégué dirigeait un programme de cadets et qu’il avait d’une manière ou d’une autre commencé à participer à un programme de services communautaires, décrit comme une solution de rechange à la prison pour les jeunes. Ce témoin semble faire référence au programme DASH.

[41] Par conséquent, comme le reconnaît le demandeur, le rôle de l’agresseur allégué envers les cadets de la Marine faisait partie de la preuve présentée dans le cadre de la requête en autorisation. L’information disponible au sujet de ce rôle ne découle pas de la nouvelle preuve. Je ne vois aucun lien logique entre les nouveaux éléments de preuve provenant du rapport sur le Pacific Petrel, dans lequel les participants au programme DASH sont appelés cadets de la Marine, et l’argument du demandeur selon lequel les cadets de la Marine étaient en danger. Comme le fait valoir la défenderesse, bien que le demandeur ait le droit de s’appuyer sur la nouvelle preuve conjointement avec celle dont disposait la Cour dans le cadre de la requête en autorisation, il ne peut pas plaider à nouveau la requête en autorisation. Comme la nouvelle preuve ne fournit aucun argument en faveur de l’élargissement de la définition du groupe, je suis d’avis que la présente requête doit être rejetée.

[42] Je souligne que j’ai également tenu compte des nouveaux éléments de preuve tirés de l’affidavit du participant résident déposant, même si le demandeur n’a pas mis l’accent sur ceux-ci. Comme je l’ai fait remarquer précédemment, l’affidavit ne fournit aucune preuve de mauvais traitements envers des cadets de la Marine. Il mentionne également que les membres des Forces armées qui étaient responsables et qui assuraient la supervision des cadets de la Marine considéraient également les participants résidents comme des cadets de la Marine dont ils avaient la garde et le contrôle. Toutefois, ces éléments de preuve, à l’instar de ceux tirés du rapport sur le Pacific Petrel, n’appuient pas l’argument du demandeur selon lequel les cadets de la Marine étaient en danger.

[43] Finalement, l’affidavit du participant résident déposant indique également que des cadets de la Marine locaux venaient travailler avec les participants résidents les mercredis et les fins de semaine, mais retournaient à la maison le soir, et que, pendant une période d’environ un mois après que le demandeur a quitté le Quadra, des cadets de la Marine sont venus de partout au Canada pour travailler avec les participants résidents à la construction du grand voilier. Le participant résident déposant affirme que l’agresseur allégué et son supérieur étaient responsables des participants résidents et des cadets de la Marine qui étaient présents durant l’été et les autres saisons.

[44] Encore une fois, même si cet affidavit est nouveau, il n’ajoute rien d’important à la preuve dont disposait la Cour dans le cadre de la requête en autorisation. Comme je l’ai déjà mentionné, la preuve dont disposait alors la Cour révélait que l’agresseur allégué était responsable des cadets de la Marine. Comme l’a souligné le demandeur dans le cadre de la présente requête, la preuve présentée lors de la requête en autorisation comprenait aussi le fait que le Quadra était un établissement pour les cadets de la Marine, que le demandeur a décrit comme [traduction] une « base remplie de baraquements » que les cadets fréquentaient à l’époque où il y résidait.

[45] En conclusion, j’estime qu’aucun des nouveaux éléments de preuve présentés dans le cadre de la présente requête n’établit de fondement factuel à l’appui de la modification de la définition du groupe qui est demandée. Tel qu’il a été brièvement mentionné, la défenderesse fait aussi valoir divers arguments liés à d’autres conditions prévues à l’article 334.16 des Règles. Elle soulève notamment la question de savoir si le demandeur serait un représentant adéquat advenant l’élargissement de la définition du groupe. Cependant, compte tenu de la conclusion que je viens de tirer, je n’ai pas besoin de me pencher sur ces arguments. Il est inutile également que je me penche sur l’argument subsidiaire de la défenderesse concernant le libellé particulier de la définition modifiée.

V. Conclusion

[46] Compte tenu de l’analyse qui précède, la requête doit être rejetée. Comme le fait valoir le demandeur, l’article 334.39 des Règles prévoit que les dépens ne sont adjugés contre une partie à une requête de cette nature que dans des circonstances particulières. Étant donné que la défenderesse n’a pas réclamé de dépens et que j’estime qu’il n’y a aucune raison de conclure que l’une ou l’autre des circonstances prévues par la loi s’applique, aucuns dépens ne seront adjugés.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-541-18

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête du demandeur est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-541-18

INTITULÉ :

EUGENE KELLY TIPPETT c SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 NOVEMBRE 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER DÉCEMBRE 2021

COMPARUTIONS :

Anthony E.F. Merchant

Anthony A. Tibbs

Iqbal S. Barr

POUR LE DEMANDEUR

Jayme Anton

Sean Sass

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Merchant Law Group LLP

Avocats

Regina (Saskatchewan)

POUR LE DEMANDEUR

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta) et

Saskatoon (Saskatchewan)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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