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Date : 20211202


Dossier : IMM‑6266‑19

Référence : 2021 CF 1339

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

ICILDA MORGAN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Icilda Morgan demande à la Cour d’infirmer la décision du 30 septembre 2019, par laquelle un agent d’immigration a refusé sa demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire présentée depuis le Canada. Pour les motifs exposés ci‑dessous, la demande sera rejetée.

[2] Mme Morgan est une citoyenne jamaïcaine âgée de 81 ans. Elle est entrée au Canada le 1er juin 1991 et n’est plus jamais repartie. Depuis, elle a vécu et travaillé au Canada sans autorisation.

[3] Au mois d’avril 1998, elle a épousé William Palmer, un citoyen canadien. M. Palmer avait l’intention de la parrainer pour qu’elle obtienne la résidence permanente, mais il est décédé au mois de juin 1998, avant qu’il ne puisse le faire. Mme Morgan continue de recevoir la modeste pension de M. Palmer.

[4] Les observations relatives à la décision se limitaient à trois questions :

1. Déterminer si l’agent a effectué un examen déraisonnable du degré d’établissement de la demanderesse au Canada.

2. Déterminer si l’agent n’a pas appliqué le critère juridique adéquat.

3. Déterminer si l’agent a omis de tenir compte des difficultés avec lesquelles Mme Morgan serait aux prises si elle devait retourner en Jamaïque.

Établissement au Canada

[5] Mme Morgan soutient qu’il était déraisonnable que l’agent reconnaisse son adaptabilité, sa résilience et son autonomie, mais qu’il rejette sa demande en raison de l’absence de statut ou d’autorisation. La demanderesse affirme que l’agent a écarté toutes ses réalisations sous prétexte qu’elle ne s’était pas conformée aux lois en matière d’immigration et que ses emplois au Canada avaient été exercés sans autorisation.

[6] Mme Morgan soutient que l’agent aurait dû examiner la pertinence et la gravité de cette non‑conformité aux lois et affirme qu’il est insensé de rejeter près de 30 années de travail, années qui témoignent de son autonomie. Elle s’appuie sur la décision Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190 de notre Cour sur ce point. Elle soutient qu’en rejetant sommairement ses antécédents professionnels l’agent aurait entravé son pouvoir discrétionnaire. De plus, elle soutient qu’il y a une crainte raisonnable de partialité en l’espèce, car l’agent semble croire, à tort, que le fait d’accorder une dispense pour considérations d’ordre humanitaire encouragerait d’autres personnes vivant sans statut à ne pas tenir compte de la loi.

[7] Il est soutenu que les faits en l’espèce sont exactement ceux qui, conformément au critère établi dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Main‑d’œuvre et de l’Immigration) (1970) 4 AIA 338 (CAI) [Chirwa], seraient de nature à inciter toute personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs de Mme Morgan.

[8] Je conviens qu’un agent ne peut pas rejeter sommairement les emplois non autorisés sans tenir compte des circonstances relatives à cette absence d’autorisation. Or, en l’espèce, l’agent a bel et bien tenu compte des circonstances de Mme Morgan. L’agent a tenu compte de la raison, énoncée par Mme Morgan, pour laquelle elle n’a ni quitté le Canada, ni demandé d’aide consulaire alors qu’elle avait perdu son passeport (deux fois), ni obtenu un statut au Canada pendant quelque 30 années. L’agent a conclu qu’elle n’avait pas réussi à démontrer qu’elle était incapable de quitter le Canada. Tout cela a été effectué pour évaluer les circonstances de la non‑conformité aux lois de la demanderesse.

[9] Les observations ayant trait à la partialité sont infondées. Rien dans les motifs ne permet de soutenir que l’agent a fait preuve de partialité à l’égard d’une conclusion par rapport à une autre.

[10] Les observations ayant trait à l’application du critère dans la décision Chirwa sont, de façon semblable, infondées. Les décisions pour considérations d’ordre humanitaire sont discrétionnaires : voir la décision Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27, au para 3. Par conséquent, elles exigent une retenue considérable. Le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve : voir l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 125, où est cité l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au para 55. Les observations présentées en l’espèce, sur la question de savoir si les faits et les circonstances propres à Mme Morgan sont de nature à inciter une personne à soulager les malheurs de celle‑ci, consistent à demander que la preuve soit appréciée à nouveau.

[11] Je suis d’avis, en outre, que l’agent n’a « écarté » ni les réalisations ni le degré d’établissement de Mme Morgan au pays en raison d’une absence d’autorisation; l’agent a plutôt considéré le degré d’établissement au pays comme un facteur favorable et la non‑conformité aux lois comme un facteur défavorable. Le fait que l’agent ait agi de la sorte ne présente aucune contradiction. Il s’agit de la tâche exacte que l’agent était censé exécuter : apprécier les différents facteurs favorables et défavorables à une demande.

[12] J’estime que la décision de l’agent était raisonnable en ce qui concerne les antécédents professionnels et le degré d’établissement au pays de Mme Morgan.

L’application du critère juridique adéquat

[13] Il est affirmé que l’agent a appliqué le mauvais critère juridique quant aux dispenses pour considérations d’ordre humanitaire. Selon Mme Morgan, le critère adéquat consiste à déterminer si les circonstances sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » : voir l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au para 21; Chirwa, précitée, à la p 363. Selon la demanderesse, il n’est pas question, tel qu’il est énoncé par l’agent, [traduction] « de déterminer si le fait d’accorder la résidence permanente ou une dispense est justifié par des considérations d’ordre humanitaire ». Elle fait valoir que le « critère » établi par l’agent est une déclaration sur ce qu’elle affirme, et non pas un critère juridique; un critère juridique est une déclaration de la norme à respecter.

[14] La demanderesse soutient également que l’emploi, par l’agent, de termes comme « extraordinaire » et « exceptionnelle », indique que le mauvais critère a été appliqué et montre que l’agent a employé une norme juridique plus stricte que celle établie dans la jurisprudence.

[15] Je n’accepte pas l’argument selon lequel l’agent aurait appliqué un critère plus strict que celui établi dans la jurisprudence.

[16] La tâche de l’agent dans le cadre d’une demande pour considérations d’ordre humanitaire consiste à déterminer si les circonstances justifient la dispense. Pour ce faire, l’agent doit déterminer de manière discrétionnaire et subjective si la dispense est justifiée. C’est ce que l’agent a fait en l’espèce. Durant tout le processus de décision, l’agent a cherché à déterminer si la dispense pour considérations d’ordre humanitaire était justifiée. L’agent a apprécié les éléments de preuve entourant les circonstances propres à Mme Morgan, puis est arrivé à une conclusion sur la question de savoir si la dispense était justifiée.

[17] Il est soutenu que l’emploi, par l’agent, des termes « extraordinaire » et « exceptionnelle » indique que la norme appliquée était supérieure à celle qui était appropriée dans les circonstances. Je ne suis pas d’accord.

[18] Voici ce qu’a affirmé le juge McHaffie dans la décision Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158, au para 21, au sujet de ces termes :

[D]ans la mesure où des termes tels qu’« exceptionnelle » ou « extraordinaire » sont utilisés de façon purement descriptive, leur utilisation semble être conforme à celle qu’en fait la majorité dans l’arrêt Kanthasamy, bien que cette utilisation puisse ne pas ajouter grand‑chose à l’analyse. Toutefois, si tant est que ces termes visent à importer, dans l’analyse des motifs d’ordre humanitaire, une norme juridique différente de celle établie dans les décisions Chirwa et Kanthasamy (qui suppose l’existence de faits « de nature à inciter [toute personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne – dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” »), cela semble contraire aux motifs énoncés par la majorité. Étant donné la possibilité que des termes tels qu’« exceptionnelle » et « extraordinaire » soient utilisés au‑delà du simple descriptif pour entraîner l’application d’une norme juridique plus stricte, il serait peut‑être plus utile de s’en tenir à l’approche adoptée dans l’arrêt Kanthasamy, plutôt que d’ajouter des qualificatifs supplémentaires.

[19] L’emploi des termes « exceptionnelle » et « extraordinaire » par un agent n’est pas idéal, mais n’est pas interdit. Le fait qu’un agent emploie ces termes dans leur sens descriptif plutôt qu’à titre de norme juridique ne constitue pas une erreur. Tant notre Cour que la Cour fédérale d’appel ont également décrit le recours au paragraphe 25(1) comme étant « exceptionnel » : voir Shackleford c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1313, au para 16; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125.

[20] Le terme « exceptionnelle » est employé deux fois dans la décision faisant l’objet du présent contrôle. Le terme « extraordinaire » y apparaît une fois. Dans les trois cas, il est manifeste que l’agent emploie ces termes de façon descriptive, et non en tant que critère juridique. L’agent décrit la dispense aux termes du paragraphe 25(1) comme une mesure « exceptionnelle » en ce sens qu’il ne s’agit pas d’un régime d’immigration parallèle, mais plutôt d’une exception à la règle générale. Le terme « extraordinaire » est employé pour décrire des circonstances que la loi n’a pas prévues. Ces situations sont « extraordinaires » en ce sens qu’elles dépassent les cas habituels qui auraient été pris en compte. Rien n’indique que l’agent s’attendait à ce que l’affaire atteigne un seuil particulièrement « exceptionnel » ou « extraordinaire » de sorte que la dispense soit accordée.

Difficultés en cas de retour en Jamaïque

[21] Il est soutenu que la décision ne résout pas adéquatement la nature multidimensionnelle des difficultés avec lesquelles Mme Morgan serait aux prises compte tenu de son âge, de son genre, de son état matrimonial et de sa situation économique. Il est également soutenu que, plutôt que d’examiner les conditions dans le pays d’origine en tenant compte des circonstances de la demanderesse, l’agent a procédé à l’examen généralisé des conditions dans le pays d’origine, ce qui est plus approprié dans le contexte d’une évaluation des risques.

[22] La demanderesse renvoie à plusieurs lacunes que comporterait la décision, y compris la suggestion de mesures par l’agent, non pertinente selon elle, comme sa capacité à demander l’aide d’un refuge pour femmes et la possibilité de participer à une discussion de soutien pour les victimes de violence familiale. Elle ajoute que la discussion de soutien destiné aux femmes qui retournent en Jamaïque à la suite du rejet de leur demande d’asile n’était pas pertinente. De plus, elle souligne la discussion approfondie au sujet du crime en Jamaïque, malgré les observations minimales qu’elle a présentées à cet égard, en guise de preuve supplémentaire, selon lesquelles l’agent n’a pas examiné adéquatement ses circonstances personnelles.

[23] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’agent était en droit de tenir compte de la capacité de la demanderesse de s’établir de nouveau en Jamaïque : voir Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 163. Il était approprié de tenir compte du fait que Mme Morgan continuerait de recevoir des paiements de pension, et qu’elle avait la possibilité de recevoir une aide financière et d’obtenir éventuellement un parrainage de la part de ses enfants pour une demande d’immigration aux États‑Unis. Il était également approprié que l’agent tienne compte des compétences transférables de la demanderesse, de ses capacités linguistiques et de son expérience de vie antérieure en Jamaïque. Il n’y avait rien d’inadéquat dans le fait que l’agent discute de l’aide offerte aux femmes qui retournent en Jamaïque à la suite du rejet de leur demande d’asile. Cela est pertinent, car cela démontre que des services sont accessibles aux femmes se trouvant dans des circonstances semblables à celles de Mme Morgan. Bref, je n’accepte pas l’affirmation selon laquelle l’agent n’aurait pas tenu compte de l’âge, du genre et des circonstances personnelles de Mme Morgan.

Conclusion

[24] Pour les motifs exposés ci‑dessus, la demande doit être rejetée. Aucune partie n’a proposé de question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6266‑19

LA COUR STATUE que la demande est rejetée et aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6266‑19

 

INTITULÉ :

ICILDA MORGAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 OCTOBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 DÉCEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Kathryn Lynch

POUR LA DEMANDERESSE

Matthew Siddall

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rexdale Community Legal Clinic

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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