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Date : 20211207


Dossier : IMM-365-20

Référence : 2021 CF 1364

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

SYNIDA SETNA

JERRY MICHAEL SETNA

MICHAEL EDWARD SETNA

ALAURA LEAH SETNA

ANDREA FAITH SETNA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La famille Setna sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR). Dans les deux cas, la demande d’asile présentée au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, (la LIPR) a été rejetée.

[2] Les demandeurs en l’espèce sont une famille de cinq. Ils sont des citoyens de Trinité-et-Tobago, et la mère, Synida Setna, est la demanderesse principale. La famille compte un quatrième enfant, né au Canada, qui n’est pas inclus dans la demande d’asile.

I. Le contexte

[3] La Cour doit rendre une nouvelle décision par suite de la décision de la SAR de renvoyer l’affaire à la SPR, comme le permet l’article 111 de la LIPR. La SPR avait initialement instruit les demandes des demandeurs en 2014, et elle les avait rejetées en août 2014. L’appel interjeté devant la SAR avait été accueilli, la décision de la SPR avait été annulée et celle-ci avait rendu une nouvelle décision le 11 mars 2019. Là encore, la SPR avait conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’ils avaient la qualité de réfugiés au sens de la Convention ou celle de personnes à protéger. Le deuxième appel interjeté devant la SAR a été entendu le 10 décembre 2019. Cette fois-ci, la SAR a confirmé la nouvelle décision rendue par la SPR. C’est à l’encontre de cette décision de la SAR, datée du 10 décembre 2019, que les demandeurs ont introduit une procédure de contrôle judiciaire. La demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire a été accueillie le 18 août 2021, conformément à l’article 72 de la LIPR.

II. Les faits

[4] La demanderesse principale travaillait dans le domaine de l’importation de biens de consommation destinés à la revente à Trinité-et-Tobago. Son époux aurait exploité une entreprise de camionnage prospère.

[5] Les demandeurs allèguent que, pendant quelques mois, ils ont été victimes d’incidents troublants. En décembre 2013, Alaura, l’une des filles de la famille des demandeurs, était à la maison lorsqu’elle a reçu un appel sur son téléphone cellulaire. Un interlocuteur anonyme lui aurait dit qu’il savait où ses parents habitaient et aurait aussi fait des commentaires très inappropriés. Alaura a donné le téléphone à son père, et cet interlocuteur anonyme aurait dit un certain nombre d’obscénités au sujet de sa fille. Le père a ensuite retiré la carte SIM et changé le numéro du téléphone cellulaire de sa fille. Il ne semble y avoir eu aucun autre appel.

[6] Le 15 mars 2014, le père a été victime d’un vol à un guichet automatique. Il venait de retirer environ cent cinquante dollars (canadiens) lorsque deux hommes se sont approchés de lui. L’un d’eux a dit ceci : [traduction] « Arrange-toi pour que ce soit un vol, et non un meurtre ».

[7] Le 1er avril 2014, en rentrant chez eux, les demandeurs ont constaté qu’il y avait eu une introduction par effraction. La porte avant de la maison avait été fracassée, et plusieurs articles avaient été volés. C’est ce dernier de trois incidents impliquant directement les demandeurs qui a amené la famille à quitter Trinité-et-Tobago en mai 2014.

[8] Parmi les incidents qui les ont poussés à quitter leur pays d’origine, les demandeurs ont aussi signalé l’agression sexuelle qu’avait subie, le 26 janvier 2014, une amie qu’Alaura s’était faite à l’école. Il semble que les policiers aient ultérieurement tué les suspects lors d’un affrontement. Apparemment, les suspects avaient fait irruption dans la maison de la victime de viol, à la suite d’une introduction par effraction.

[9] Le dossier contient deux affidavits d’amis ou de connaissances à Trinité-et-Tobago, selon lesquels, en 2015 et en 2017, des hommes afro-trinidadiens et indo-trinidadiens avaient approché l’un des deux déposant, de façon plutôt agressive, pour lui poser des questions sur la famille Setna. Dans l’autre affidavit, il est déclaré qu’en 2016 et en 2018, des personnes afro-trinidadiennes et indo-trinidadiennes avaient approché le déposant pour lui parler du retour éventuel de la famille Setna.

[10] Pour des raisons qui restent en grande partie obscures, deux demandeurs ont apporté des modifications à leur formulaire Fondement de la demande d’asile près de cinq ans après avoir soumis leur formulaire initial (le formulaire initial a été estampillé le 24 juin 2014 et les modifications ont été estampillées le 6 mars 2019).

[11] Ces modifications visaient à apporter les ajouts suivants :

  • les personnes qui avaient violé l’amie d’Alaura en janvier 2014 étaient censément [traduction] « trois hommes noirs »;
  • le père de cette jeune fille a dit à l’époux de la demanderesse principale que les hommes qui avaient violé sa fille avaient dit quelque chose comme [traduction] « nous la violons, car vous, les Indiens, vous avez tout l’argent »;
  • à la suite de l’introduction par effraction dans leur domicile, la demanderesse principale a reçu des appels anonymes sur son téléphone;
  • la demanderesse a affirmé ceci : [traduction] « [A]u début, l’interlocuteur ne parlait pas. La dernière fois, cependant, il a parlé et dit qu’il savait où nous vivions et qu’il s’en prendrait à nous. Il m’a avertie de ne pas appeler la police. L’interlocuteur était un homme. »

[12] Les demandeurs prétendent que, dans sa décision du 10 décembre 2019, la SAR a tiré une conclusion déraisonnable, selon laquelle les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.

III. La norme de contrôle

[13] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable, et la Cour est du même avis. Il s’ensuit que la Cour s’intéresse à la fois au résultat de la décision et au raisonnement à l’origine de ce résultat. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la cour de révision devait adopter une attitude de respect appropriée à l’égard des décisions des tribunaux administratifs. Cette exigence est contrebalancée par le fait que les personnes à qui un pouvoir public a été délégué adhèrent à une culture de la justification lorsqu’elles tranchent des questions d’importance. Au paragraphe 95 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême énonce ce point très clairement :

[95] Cela dit, les cours de révision doivent garder à l’esprit le principe suivant lequel l’exercice de tout pouvoir public doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet. Il serait donc inacceptable qu’un décideur administratif communique à une partie concernée des motifs écrits qui ne justifient pas sa décision, mais s’attende néanmoins à ce que sa décision soit confirmée sur la base de dossiers internes qui n’étaient pas à la disposition de cette partie.

[14] Il incombe à la partie qui conteste une décision d’en démontrer le caractère déraisonnable. Il faut effectivement démontrer que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). Ce ne sont pas toutes les lacunes reprochées qui donnent lieu à une décision en faveur du demandeur. Les insuffisances qui sont simplement superficielles ou accessoires ne suffisent pas.

[15] L’arrêt Vavilov fournit aussi des indications sur ce qui rend une décision déraisonnable. Premièrement, le manque de logique interne du raisonnement pourrait rendre une décision déraisonnable. Ainsi, le défaut de démontrer l’existence d’un raisonnement intrinsèquement cohérent serait fatal. Le raisonnement suivi doit avoir mené le tribunal administratif de la preuve qui lui a été présentée à la conclusion à laquelle il est arrivé. En outre, les motifs peuvent être entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel — comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde. Autrement dit, la décision doit se tenir (Vavilov, au para 104). Une autre catégorie de lacunes fondamentales se présente dans le cas d’une décision indéfendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes. Au paragraphe 106 de l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires dressent une liste de considérations qui pourraient avoir une incidence au moment de déterminer si une décision est indéfendable :

[106] Il est inutile de cataloguer toutes les considérations juridiques ou factuelles qui pourraient réduire la marge de manœuvre d’un décideur administratif dans un cas donné. Néanmoins, dans les sections qui suivent, nous nous penchons sur un certain nombre d’éléments qui sont généralement utiles pour déterminer si une décision est raisonnable. Il s’agit notamment du régime législatif applicable et de tout autre principe législatif ou principe de common law pertinent, des principes d’interprétation des lois, de la preuve portée à la connaissance du décideur et des faits dont le décideur peut prendre connaissance d’office, des observations des parties, des pratiques et décisions antérieures de l’organisme administratif et, enfin, de l’impact potentiel de la décision sur l’individu qui en fait l’objet. Ces éléments ne doivent pas servir de liste de vérification pour l’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable et leur importance peut varier selon le contexte. L’objectif est simplement d’insister sur certains éléments du contexte pouvant amener la cour de révision à perdre confiance dans le résultat obtenu.

Le cadre général étant présenté, nous passons aux arguments soulevés en l’espèce et à l’analyse effectuée par la Cour.

IV. Arguments et analyse

[16] Les demandeurs font valoir que la SAR a rendu une décision déraisonnable. Relativement à l’article 96 de la LIPR, ils se plaignent plus précisément que la SAR n’a pas tenu compte d’un risque prospectif de persécution auxquels ils seraient exposés à Trinité-et-Tobago, en raison de leur ethnicité. Quant à l’article 97, ils allèguent que la SAR a écarté, ou mal interprété, des éléments de preuve clés. Le défendeur s’est appuyé exclusivement sur la déférence dont il faut faire preuve à l’égard de la SAR quant aux conclusions fondées en grande partie sur son appréciation des faits sur lesquels s’appuient les demandeurs.

[17] Il ne fait aucun doute que la cour de révision doit adopter une « attitude de respect » (Vavilov, au para 14), qui se traduit par le principe de la retenue judiciaire qu’il faut appliquer face au rôle des décideurs administratifs (Vavilov, au para 13). En effet, les lacunes doivent être graves, et non simplement superficielles ou accessoires. Comme la Cour suprême l’a déclaré dans l’arrêt Vavilov, « [l]a cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (au para 100).

[18] La demande de contrôle judiciaire porte sur la décision de la SAR, et non sur celle de la SPR. Les incidents qui ont poussé les demandeurs à quitter Trinité-et-Tobago sont d’une portée limitée : un appel téléphonique anonyme et obscène qui n’a eu aucune suite, un vol à un guichet automatique et une introduction par effraction au domicile familial lorsque les occupants étaient absents. Bien que ces faits soient très troublants, les auteurs des incidents n’ont pas été identifiés. La SAR a conclu que la preuve était insuffisante pour permettre d’établir l’existence d’un lien avec un motif reconnu par la Convention (art 96 de la LIPR). De façon plus générale, il a été jugé que les statistiques présentées en preuve n’appuyaient pas la prétention selon laquelle les Indo-Trinidadiens étaient exposés à un risque accru d’être persécutés, en raison de leur ethnicité, à Trinité-et-Tobago. La SAR s’est exprimée ainsi au paragraphe 10 :

[10] Comme l’a souligné la SPR, la population de Trinité‑et‑Tobago est composée d’un nombre pratiquement égal de personnes de descendance indienne orientale et de personnes de descendance africaine, qui représentent respectivement 35 p. 100 et 34 p. 100 de la population, et plus de 7 p. 100 de la population a des origines mixtes africaines et indiennes orientales. Les éléments de preuve objectifs sur le pays révèlent que Trinité‑et‑Tobago constitue une solide démocratie parlementaire dotée d’un paysage médiatique et d’une société civile dynamiques, mais que le taux de crimes violents est élevé; une bonne partie de ceux‑ci est liée au crime organisé et au trafic de la drogue. Les documents relatifs aux préoccupations à l’égard des droits de la personne contenus dans le cartable national de documentation (CND) sur Trinité‑et‑Tobago ne confirment pas l’allégation des [demandeurs] selon laquelle les Indo‑Trinidadiens risquent d’y être persécutés en raison de leur origine ethnique même si des éléments de preuve montrent que l’identité ethnique est un facteur important dans le monde politique et que des disparités raciales perdurent, mais aussi que [traduction] « les Indo‑Trinidadiens constituent un pourcentage disproportionné de la classe supérieure du pays ». En ce qui a trait à la victimisation, des éléments de preuve montrent que les Indo‑Trinidadiens sont en fait moins susceptibles d’être victimes de crimes que d’autres groupes (ils représentaient seulement 25,5 p. 100 des victimes au cours des dix années précédentes, même s’ils constituent 35 p. 100 de la population), même s’ils sont plus susceptibles d’être victimes de crimes violents que de crimes commis contre les biens. Par comparaison, les Trinidadiens de descendance africaine sont victimes de crimes de façon disproportionnée (ils représentent 40,7 p. 100 des victimes, même s’ils constituent seulement 34 p. 100 de la population) et sont beaucoup plus susceptibles d’être victimes de meurtres (73,7 p. 100 des victimes de meurtres étaient de descendance africaine comparativement à 17,7 p. 100 des victimes qui étaient d’origine indienne orientale). J’estime donc que les éléments de preuve du CND ne soutiennent pas l’affirmation des [demandeurs] selon laquelle ils craignent avec raison d’être persécutés en raison de leur origine ethnique ou de leur race.

[Renvois omis.]

[19] Sans minimiser le viol tragique qu’a subi l’amie d’Alaura, il revêt une valeur limitée en l’espèce. Les demandeurs tentent d’utiliser une agression sexuelle pour prétendre qu’ils sont persécutés du fait de leur race. Ils semblent croire que cet [traduction] « élément unique » appuie leur affirmation voulant qu’ils soient pris pour cibles en raison de leur ethnicité.

[20] Selon la SAR, la preuve n’a rien établi de plus qu’une série d’incidents allégués comportant des délits aléatoires, et non l’existence du fait que les demandeurs craindraient avec raison d’être persécutés, sur la base de leur ethnicité ou, plus particulièrement, de leurs origines indo-trinidadiennes. Il incombait aux demandeurs de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que la conclusion était déraisonnable, un fardeau dont les demandeurs n’ont pas été en mesure de s’acquitter. Il était raisonnablement loisible à la SAR de juger que la preuve était insuffisante. La Cour ne peut constater qu’il y a un manque de logique, de transparence ou d’intelligibilité qui pourrait porter à conclure à l’absence de justification dans la décision selon laquelle les exigences de l’article 96 de la LIPR n’étaient pas remplies.

[21] Quant à l’allégation concernant la demande présentée au titre de l’article 97, la SAR rappelle aux lecteurs qu’une personne à protéger serait personnellement exposée à une menace à la vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités auxquels d’autres personnes ne sont généralement pas exposées. Pour citer le paragraphe 17 de la décision de la SAR, « [s]i le risque n’est pas personnel et que d’autres personnes originaires du pays en question ou qui s’y trouvent y sont généralement exposées, la personne n’a pas qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 ». L’incapacité d’identifier les auteurs, ou même d’établir un lien entre les délits, élimine la possibilité d’établir que les demandeurs étaient personnellement ciblés.

[22] La SAR a traité directement des allégations formulées plus tard, selon lesquelles la demanderesse principale avait reçu des appels anonymes après l’introduction par effraction du 1er avril 2014, et deux connaissances de la famille avaient reçu au fil des ans des visites de personnes leur posant des questions sur les demandeurs. Premièrement, la demanderesse principale ne semble pas trouver les appels téléphoniques particulièrement troublants, car elle n’en a même pas fait mention dans son témoignage. La SAR a conclu que cela ne suffisait pas à établir qu’il y avait un lien entre les incidents ou que les demandeurs avaient été, d’une certaine façon, pris pour cible de manière répétée, comme ils l’allèguent. Deuxièmement, il est possible d’en dire autant des visites que les connaissances des demandeurs ont reçues au fil des ans. Rien dans la preuve n’indique que les trois incidents sont liés, d’autant plus qu’on ignore l’identité des visiteurs et que ceux-ci ont effectué leurs visites en plein jour. Comme la SAR le souligne au paragraphe 23 de sa décision, « [l]es déclarations ne contiennent aucune information sur ce que ces personnes voulaient et ne précisent pas si des menaces ont été proférées, si ce n’est que Lalsingh a déclaré que [TRADUCTION] “certains de ces hommes ont également agi de façon agressive envers moi” et que Shaffeer a affirmé que leur [TRADUCTION] “attitude en général” l’a amené à considérer les incidents comme [TRADUCTION] “perturbants” ».

[23] Il incombe toujours aux demandeurs, qui s’appuient sur l’article 97, de convaincre la cour de révision que la décision est déraisonnable du fait qu’elle souffre de lacunes graves. Une décision est déraisonnable s’il y a un « manque de logique interne du raisonnement » (Vavilov, au para 101) ou si elle n’est pas « justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents » (Vavilov, au para 105), car la décision peut être jugée indéfendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques. Contrairement à ce que prétendent les demandeurs, on ne peut dire que le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Selon la norme de la décision raisonnable, qui oblige la cour de révision à ne pas substituer son opinion à celle du décideur administratif, il y avait amplement d’éléments de preuve pour conclure, comme l’a fait la SAR, que les incidents rapportés par les demandeurs ne justifiaient pas l’application de l’article 97 de la LIPR, de sorte qu’une intervention de la cour de révision est inappropriée : « Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait » (Vavilov, au para 125).

[24] Les demandeurs ont tenté d’établir que les délits dont ils avaient été victimes (vol et cambriolage) revêtaient un caractère raciste. Au vu de la qualité de la preuve, la SAR aurait bien pu conclure qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve établissant l’existence d’un tel lien. Le fait que des inconnus ont rendu visite à des connaissances des demandeurs pour en apprendre davantage au sujet des allées et venues de ceux-ci est peu révélateur. Aucun élément de preuve n’indique qui étaient ces personnes, ce qu’elles voulaient savoir et pourquoi. La nature de leurs demandes n’est pas révélée, et ces visites sont très différentes du vol et du cambriolage allégués, ainsi que de l’appel téléphonique obscène, dont les auteurs prétendus ont pris soin de ne pas révéler leur identité.

[25] Les demandeurs prétendent qu’ils ont ajouté le viol de l’amie d’Alaura aux autres incidents présentés en preuve dans l’objectif de prouver que conjointement, ces incidents établissent [traduction] « un modèle de comportement qui, selon la prépondérance des probabilités, démontre qu’ils étaient personnellement ciblés en raison de leur ethnie » (mémoire des faits et du droit des demandeurs, au para 44).

[26] Comme il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve permettant d’établir que les trois autres incidents dont les demandeurs auraient directement été victimes revêtaient un caractère raciste, au moyen, par exemple, de certains renseignements sur les auteurs des délits, il ne peut y avoir de [traduction] « modèle de comportement » concernant les demandeurs. Il ne fait aucun doute que la victime de cette agression sexuelle odieuse a affirmé que ses agresseurs étaient noirs, mais ce crime ne touche pas directement les demandeurs, outre le fait que la victime est une amie d’Alaura. Contrairement à ce que les demandeurs prétendent, cela ne signifie pas qu’ils sont ciblés personnellement, et rien de tel ne devrait être inféré.

[27] De nombreux arguments invoqués par les demandeurs consistent en des désaccords à propos de l’analyse de la SAR dans « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 RCS 458, au para 54; Vavilov, au para 102). Par exemple, concernant un article soumis par les demandeurs, la SAR a jugé qu’il était anecdotique et axé sur des perceptions, plutôt que sur des statistiques. Les demandeurs ont prétendu le contraire et ont fait valoir qu’il était déraisonnable d’accorder un poids minimal à cet article. J’ai lu l’article en question, rédigé par un anthropologue, que les demandeurs ont expressément invoqué. À mon humble avis, j’estime que cet article est tel qu’il est décrit par la SAR, à savoir anecdotique et exempt de statistiques à l’appui. Il renvoie à des statistiques compilées en 2005 par un autre anthropologue, qui a défini le profil des victimes d’enlèvement il y a une vingtaine d’années. L’article ne se présente aucunement comme un genre quelconque d’analyse statistique. Il traite plutôt d’observations effectuées par certains travailleurs d’usine. Les trois premières lignes de cet article de 2012 sont formulées en ces termes : [traduction] « S’appuyant sur les observations des participants travaillant dans des fabriques de vêtements à Trinité, dans les Antilles, le présent article examine les propos qui circulent relativement à la criminalité entre les travailleurs d’atelier, les gestionnaires et les propriétaires de fabrique pendant une “épidémie” nationale d’enlèvements contre rançon » (« Kidnapping go build back we economy »: discourses of crime at work in neoliberal Trinidad, dossier des demandeurs, à la p 346). La SAR a jugé que la pertinence de cet article était « limitée ». Il lui était loisible de parvenir à cette conclusion.

[28] On peut en dire autant d’un autre article de 2012 dont il est aussi question dans le mémoire des faits et du droit des demandeurs. La SAR avait raison de caractériser cet article de « débat théorique ». Ce n’est pas tant qu’il y a quelque chose de mal avec un débat théorique. C’est plutôt que la pertinence de cet article peut seulement être limitée. Celui-ci, qui est décrit comme un document de travail rédigé par un autre anthropologue, s’intitule Racialisation in Trinidad and Tobago. Il explore la question de la racialisation il y a plus de 13 ans (il se trouve dans le dossier des demandeurs, à la p 366). Il ne contribue pas à la cause en l’espèce, qui est très axée sur les faits.

[29] En ce qui concerne l’article 97 de la LIPR, là encore, les demandeurs affirment que la conclusion de la SAR est déraisonnable. Cependant, ils s’appuient exclusivement sur leur désaccord quant à la façon dont la SAR a interprété la preuve, et déclarent que la SAR a écarté des éléments de preuve clés ou a mal interprété la preuve. Je ne suis pas d’accord. L’arrêt Vavilov a mis la barre haute : « Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, au para 126). Il y avait un désaccord, mais le décideur n’a pas fondamentalement écarté des éléments de preuve, et il ne s’est pas mépris sur ceux-ci.

[30] La SAR a conclu que les demandeurs n’étaient pas ciblés personnellement. Les demandeurs n’ont pas démontré qu’il existait une preuve selon laquelle l’identité des auteurs prétendus était connue. Cela n’est pas nécessairement exigé en tant que tel, mais l’absence de renseignements à cet égard ne contribue pas à démontrer que le risque auquel ils font face n’est pas général. La preuve n’a pas permis d’établir l’existence d’un risque personnel, et la conclusion de la SAR était raisonnable. Autrement dit, il n’y a tout simplement aucune preuve indiquant que le risque auquel les demandeurs font face est différent d’une façon quelconque du risque général auquel les gens sont exposés à Trinité-et-Tobago. Les demandeurs devaient démontrer qu’ils faisaient face à un risque auquel la population en général n’est pas exposée. Cette exigence découle du libellé du sous-alinéa 97(1)b)(ii) :

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

[…]

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

[…]

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas

[Non souligné dans l’original.]

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country

[Emphasis added.]

Au vu du dossier, il était raisonnablement loisible à la SAR de parvenir à cette conclusion, et il ne convient pas de la modifier dans le cadre d’un contrôle judiciaire effectué selon la norme de la décision raisonnable.

[31] Les déclarations écrites de deux connaissances concernant des personnes cherchant à obtenir des renseignements sur les allées et venues des demandeurs ne permettent pas d’obtenir de meilleurs résultats. Elles ne démontrent tout simplement rien qui pourrait tendre à prouver que les demandeurs sont exposés à une menace à leur vie (ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités). Rien n’indiquait l’existence d’une menace quelconque, et il était loisible à la SAR de juger que cela était insuffisant pour établir que les demandeurs étaient personnellement exposés à un risque.

V. Conclusion

[32] À mon avis, les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR. Ils n’ont pas démontré que la décision était déraisonnable. Elle est justifiée, transparente et intelligible au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes. Il y a donc lieu de rejeter la demande de contrôle judiciaire. Les parties conviennent que la présente affaire ne soulève pas de question à certifier. Je suis du même avis.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-365-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste-traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-365-20

INTITULÉ :

SYNIDA SETNA et AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (ONTARIO) ET TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 NOVEMBRE 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 7 DÉCEMBRE 2021

COMPARUTIONS :

Samuel E. Plett

POUR LES DEMANDEURS

 

Brad Gotkin

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Desloges Law Group

Société professionnelle

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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