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Date : 20211118


Dossier : IMM‑1723‑20

Référence : 2021 CF 1262

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 novembre 2021

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

FATIMA JAWAD

RUKH‑E‑ZAINAB RIZVI

SHEHRBANO RIZVI

SYED ALI MEHDI RIZVI

AMINA RIZVI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sollicitent, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire du rejet de leur demande d’asile par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Alors que la présente demande était en instance, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a informé les demandeurs qu’une mesure de renvoi avait été prise à leur encontre et qu’ils devraient quitter le Canada. Ils sont donc retournés au Pakistan le 27 août 2021.

[2] Le ministre présente maintenant une requête en vue de faire rejeter la demande de contrôle judiciaire au motif qu’elle est devenue théorique parce que les demandeurs sont retournés dans le pays dont ils ont la nationalité.

[3] Pour les motifs qui suivent, la requête du ministre est rejetée. Les demandeurs ont quitté le Canada conformément à une mesure de renvoi exécutoire. Aux termes du paragraphe 48(2) de la LIPR, les demandeurs devaient immédiatement quitter le territoire du Canada parce qu’ils faisaient l’objet d’une mesure de renvoi. Dans ces circonstances, le départ des demandeurs ne peut pas être considéré comme volontaire, bien qu’ils aient réservé eux‑mêmes leur vol et qu’ils n’aient pas cherché à obtenir un sursis à leur mesure de renvoi. Notre Cour a reconnu que la demande de contrôle judiciaire d’un demandeur d’asile ne devient pas théorique en raison de son départ involontaire du Canada.

II. Contexte factuel

[4] Les demandeurs sont des citoyens du Pakistan. Il s’agit d’une mère, Fatima Jawad, et de ses quatre enfants. Bien que le père de la famille ne soit pas partie à la présente demande de contrôle judiciaire, sa demande d’asile a été tranchée en même temps que celle des autres membres de la famille. Le père est arrivé au Canada directement du Pakistan en mai 2018. Les demandeurs ont quitté le Pakistan le lendemain du départ du père et sont arrivés au Canada quelques jours plus tard après être passés par les États‑Unis. La SPR a rejeté la demande d’asile de la famille le 20 février 2020 au motif qu’elle disposait d’une possibilité de refuge intérieur au Pakistan.

[5] Le père a interjeté appel du rejet de sa demande d’asile auprès de la Section d’appel des réfugiés (la SAR). En raison de cet appel, il n’était pas visé par une mesure de renvoi ayant pris effet : LIPR, art 49(2)c). Les demandeurs n’avaient pas le droit d’interjeter appel auprès de la SAR, car ils sont arrivés au Canada en provenance des États‑Unis, qui sont parties à l’Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États‑Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugié présentées par des ressortissants de pays tiers (l’Accord sur les pays tiers sûrs) : LIPR, art 102(2)d), 110(2)d)(i). Les demandeurs ont déposé la présente demande d’autorisation de contrôle judiciaire de la décision de la SPR le 9 mars 2020. Contrairement aux demandeurs qui sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision de la SAR, ceux qui demandent le contrôle judiciaire d’une décision de la SPR ne bénéficient pas d’un sursis automatique à l’exécution d’une mesure de renvoi : Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR], art 231(1).

[6] La demande d’autorisation de déposer la présente demande de contrôle judiciaire a été accueillie le 7 septembre 2021 après quelques retards attribuables à la pandémie de COVID‑19. Au départ, la demande de contrôle judiciaire devait être instruite le 16 novembre 2021, mais l’audience a ensuite été ajournée en attendant que la Cour se prononce sur la présente requête visant à faire rejeter la demande de contrôle judiciaire en raison de son caractère théorique.

[7] En attendant la tenue de l’audience, Mme Jawad a été convoquée à une rencontre avec l’ASFC en janvier 2021. Selon l’affidavit de Mme Jawad, l’ASFC l’avait informée que la mesure de renvoi visant les demandeurs avait pris effet après le rejet de leur demande d’asile par la SPR et que les demandeurs pouvaient être renvoyés du Canada en vertu de la loi. Durant cette rencontre et les rencontres subséquentes qui ont eu lieu en mars et en avril 2021, Mme Jawad a informé l’agent de l’ASFC de la présente demande de contrôle judiciaire et a répété qu’elle ne voulait pas quitter le Canada. Au cours de la rencontre du mois d’avril, l’agent de l’ASFC a dit à Mme Jawad qu’un délai suffisant lui avait été accordé et que les demandeurs devaient maintenant quitter le pays.

[8] Après que l’agent de l’ASFC a dit à Mme Jawad que ses enfants et elle devaient quitter le Canada, la famille a décidé que le père retournerait au Pakistan en premier. Le père s’est désisté de l’appel qu’il avait interjeté auprès de la SAR et s’est envolé pour le Pakistan en avril 2021. Quelques jours après son départ, le gouvernement du Canada a suspendu les vols vers le Pakistan pour un mois en raison de la pandémie. Au cours d’une autre rencontre avec l’ASFC à la fin mai 2021, un agent a également avisé Mme Jawad qu’elle pourrait être arrêtée si elle ne quittait pas le pays. Les demandeurs sont finalement retournés au Pakistan le 27 avril 2021.

III. Analyse

[9] La demande d’asile des demandeurs était fondée sur les articles 96 et 97 de la LIPR, qui sont ainsi libellés :

Définition de réfugié

Convention refugee

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

[10] Le libellé de la LIPR est clair : pour avoir qualité de réfugié au sens de la Convention au titre de l’article 96, une personne doit « se trouve[r] hors de tout pays dont elle a la nationalité ». De plus, pour avoir qualité de personne à protéger au titre de l’article 97, la personne doit « se trouve[r] au Canada ». Dans un certain nombre de décisions qu’elle a rendues au cours de plusieurs dizaines d’années, notre Cour a étudié le dossier de demandeurs d’asile qui avaient vu leur demande d’asile être rejetée et qui avaient quitté le pays avant l’instruction de leur demande de contrôle judiciaire.

[11] Dans l’affaire Ramoutar, le juge Rothstein, alors juge de notre Cour, a instruit une demande de contrôle judiciaire de la décision de refuser qu’une demande de résidence permanente fondée sur des raisons d’ordre humanitaire soit traitée au Canada : Ramoutar c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 CF 370 aux p 372‑373. Lorsqu’il a accueilli la demande, le juge Rothstein a conclu que la demande n’était pas sans objet en raison de l’expulsion du demandeur :

L’expulsion d’une personne du Canada — une mesure qui a des conséquences négatives pour la personne en question — n’efface pas tous les droits que peut lui conférer la Loi sur l’immigration. Il ne faudrait pas qu’une décision, prise à la suite de l’application de la mauvaise norme de preuve et sans faire bénéficier le requérant de l’équité procédurale, ait une incidence négative sur ces droits. Je conclus donc que cette affaire n’est pas sans objet.

[Je souligne; Ramoutar à la p 378.]

[12] Le juge Gibson a appliqué l’analyse faite dans l’affaire Ramoutar au cas du rejet d’une demande d’asile présentée au titre de la disposition qui a précédé l’article 96 de la LIPR dans l’affaire Freitas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 CF 432. Dans cette affaire, après avoir obtenu l’autorisation de déposer une demande de contrôle judiciaire, le demandeur a été expulsé au Venezuela, où il était un citoyen. Le ministre a fait valoir que, puisque le demandeur ne se trouvait plus « hors du pays dont [il] a la nationalité », l’affaire était théorique : Freitas au para 20. Bien qu’il ait reconnu les opinions incidentes contraires qui avaient été formulées dans certaines décisions, le juge Gibson a conclu que le raisonnement suivi dans l’affaire Ramoutar était convaincant : Freitas aux para 24‑27. Il a ainsi conclu :

Cet objectif nettement en rapport avec les droits de la personne constituant le contexte de la présente affaire, j’adopte la position de l’avocat du demandeur. En l’absence de dispositions expresses de la Loi qui m’obligeraient à le faire, je ne suis pas disposé à conclure que le droit conféré au demandeur par le paragraphe 82.1(1) de la Loi est rendu inopérant du fait que le défendeur s’acquitte de son obligation d’exécuter une mesure de renvoi dès que les circonstances le permettent. Je ne suis pas non plus disposé à accepter que le droit du demandeur soit rendu indirectement inopérant par suite d’une décision de notre Cour qui confère un droit vide de sens à une nouvelle décision de la part de la SSR. Je considère que la présente demande n’est pas théorique et qu’elle constitue la poursuite d’un litige réel. Je suis convaincu que cette conclusion est fidèle à la décision du juge Rothstein dans Ramoutar, précité.

[Je souligne; Freitas au para 29.]

[13] Dans la décision qu’il a rendue en 2015 dans l’affaire Molnar, le juge Fothergill a examiné une requête présentée par le ministre en vue de faire rejeter la demande de contrôle judiciaire au motif qu’elle était devenue théorique par suite du retour des demandeurs dans le pays dont ils ont la nationalité : Molnar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 345 au para 2. Dans les motifs de sa décision rejetant la requête, le juge Fothergill a examiné en détail la jurisprudence subséquente à l’affaire Freitas, dont la décision rendue par le juge en chef Crampton dans l’affaire Rosa : Molnar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 345 aux para 24‑43; Escobar Rosa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1234 aux para 37, 42. Il a conclu que « [b]ien qu’il subsiste des doutes au sujet de la question, la jurisprudence de la Cour milite contre le rejet d’une demande de contrôle judiciaire au seul motif qu’un demandeur d’asile est retourné dans le pays dont il a la nationalité », et il a statué que l’affaire n’était pas devenue théorique : Molnar aux para 38, 43. Le juge Fothergill a certifié une question à cet égard, mais le ministre s’est ensuite désisté de l’appel qu’il avait interjeté, apparemment parce qu’il s’agissait d’une décision interlocutoire, laquelle n’est pas susceptible d’appel selon l’alinéa 72(2)e) de la LIPR.

[14] Notre Cour a ensuite appliqué l’analyse faite dans les affaires Freitas et Molnar : Magyar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 750 aux para 17‑22; Mrda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 49 au para 31; voir aussi Kleib c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1238 aux para 3‑6. Dans l’affaire Mrda, la juge Roussel a certifié la même question que dans l’affaire Molnar, qui était alors en instance, mais le ministre n’a apparemment pas interjeté appel : Mrda au para 65. Dans d’autres affaires dont notre Cour était saisie, le ministre a reconnu qu’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de rejeter une demande d’asile n’est pas théorique lorsque le départ du demandeur est involontaire : Okolo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1100 au para 22.

[15] Il convient de souligner que, dans la plupart des affaires précitées, à l’exception de Rosa, la Cour a déclaré que, même si elle concluait que l’affaire était devenue théorique à la première étape du cadre d’analyse du caractère théorique établi dans l’arrêt Borowski, elle déciderait néanmoins d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre l’affaire à la deuxième étape de son analyse : Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 à la p 353; Ramoutar à la p 378; Freitas au para 30; Rosa aux para 43‑44; Magyar au para 25; Mrda au para 34.

[16] La situation est toutefois différente lorsqu’un demandeur d’asile quitte volontairement le Canada. Dans l’affaire Mirzaee, la demanderesse est retournée volontairement en Afghanistan entre le moment où la SPR a rejeté sa demande d’asile et la date où sa demande de contrôle judiciaire devait être instruite : Mirzaee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 972 aux para 1, 8‑10. Le juge Gascon a tenu compte des affaires précitées et a conclu qu’il existe une différence importante entre le départ volontaire et le départ involontaire :

Il est vrai que, dans de nombreuses autres affaires, la Cour a refusé de reconnaître le caractère théorique et a estimé que, dans l’intérêt de la justice, les demandes devaient être instruites lorsque le demandeur d’asile avait quitté le Canada involontairement avant que sa demande de contrôle judiciaire ne puisse être examinée par la Cour […]. Je dois toutefois souligner que, dans toutes ces affaires, le demandeur d’asile avait été involontairement renvoyé ou expulsé, contre son gré et par contrainte. Dans ces précédents, la nature involontaire du renvoi constitue un élément crucial sur lequel reposent les décisions de la Cour. Je ne connais aucun précédent, et Mme Mirzaee n’en a cité aucun, où la question du caractère théorique a été soulevée dans un contexte où, comme en l’espèce, le demandeur d’asile a quitté le Canada volontairement. Qui plus est, Mme Mirzaee a quitté le Canada pour l’Afghanistan à un moment où le Canada avait mis en place des mesures interdisant les renvois forcés vers ce pays.

[Souligné dans l’original; renvois omis; Mirzaee au para 29.]

[17] En l’espèce, le ministre s’appuie sur la décision Mirzaee et soutient que le départ des demandeurs était volontaire. Je ne suis pas de cet avis.

[18] Après que la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs, la mesure de renvoi dont ils faisaient l’objet a pris effet : LIPR, art 49(2)c). Comme il n’y avait pas de sursis prévu par la loi ni d’autres sursis à l’exécution de cette mesure de renvoi, celle‑ci était exécutoire : LIPR, art 48(1). Les personnes qui font l’objet d’une mesure de renvoi exécutoire doivent « immédiatement » quitter le territoire du Canada aux termes du paragraphe 48(2) :

Mesure de renvoi

Enforceable removal order

48 (1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis.

48 (1) A removal order is enforceable if it has come into force and is not stayed.

Conséquence

Effect

(2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être exécutée dès que possible.

(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and the order must be enforced as soon as possible.

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

[19] Par conséquent, les demandeurs étaient tenus de quitter le Canada en application de la LIPR. Le RIPR contient diverses dispositions qui énoncent le cadre d’exécution d’une mesure de renvoi exécutoire : RIPR, art 235‑243. Selon ce cadre, « [l]’étranger se conforme volontairement à la mesure de renvoi » ou le ministre exécute celle‑ci : RIPR, art 237. La mesure de renvoi est considérée comme ayant été « exécutée » même si l’étranger se conforme volontairement à celle‑ci : RIPR, art 237, 240(1).

[20] En l’espèce, il semble que la mesure de renvoi prise à l’encontre des demandeurs a été exécutée parce qu’ils se sont conformés volontairement à celle‑ci. À mon avis, il n’en demeure pas moins qu’ils ont quitté involontairement le Canada sous la contrainte de la loi. J’arrive à cette conclusion pour deux raisons.

[21] Premièrement, il existe une différence importante entre le fait de « se conforme[r] volontairement » à une mesure de renvoi et le « départ volontaire ». Une personne qui se conforme volontairement à une mesure de renvoi prend simplement des mesures pour respecter la loi. L’existence d’autres mesures d’exécution forcée en vertu desquelles le ministre peut expulser un étranger qui ne se conforme pas volontairement à une mesure de renvoi n’atténue pas l’obligation prévue au paragraphe 48(2). Il est possible d’établir une analogie avec l’exécution forcée des ordonnances de notre Cour. Il existe divers moyens pour garantir l’exécution forcée des ordonnances de la Cour : Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, partie 12. Par exemple, l’exécution forcée de l’ordonnance exigeant le paiement d’une somme d’argent se fait par un bref de saisie‑exécution, une saisie‑arrêt ou la nomination d’un séquestre judiciaire : Règles des Cours fédérales, art 425. La possibilité d’avoir recours à ces moyens ne signifie pas qu’une personne qui paie une somme d’argent conformément à une ordonnance de la Cour verse cette somme « volontairement » au même titre qu’elle peut donner un cadeau. Elle le fait sous la contrainte d’une ordonnance valide qui est appuyée par des mesures d’exécution forcée. Au bout du compte, cette personne est astreinte par le pouvoir de l’État à verser cette somme même si elle a choisi de se conformer à l’ordonnance avant que d’autres mesures d’exécution forcée soient prises.

[22] À cet égard, je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que leur départ du Canada après que l’ASFC les a informés qu’ils devaient quitter le pays et qu’ils faisaient l’objet de mandats d’arrestation peut difficilement être considéré comme une décision volontaire. Ils ont quitté le pays sous la contrainte de la LIPR, étant assujettis au pouvoir de l’État.

[23] Deuxièmement, du point de vue de l’application de la LIPR, il ne serait pas souhaitable que les demandeurs d’asile qui se conforment volontairement à une mesure de renvoi soient désavantagés par rapport à ceux qui font l’objet d’une mesure de renvoi exécutée par le ministre. Si un demandeur d’asile qui se conforme volontairement à une mesure de renvoi perdait le droit de faire entendre sa demande de contrôle judiciaire, mais que la personne à l’égard de laquelle le ministre a été obligé de prendre d’autres mesures d’exécution forcée pour l’expulser du pays n’était pas privée de ce droit, les étrangers seraient vivement dissuadés de se conformer volontairement à des mesures de renvoi. Cette façon de procéder est contraire à la politique générale qui consiste à encourager les étrangers à se conformer volontairement aux mesures de renvoi : voir, par exemple, Revich c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 852 au para 22; Mccarty c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CanLII 74667 (CA CISR) au para 38. En effet, cette façon de procéder pourrait exacerber le danger mentionné par la juge Roussel en ouvrant la voie à ce que « les mesures de renvoi soient exécutées dans le but d’empêcher la Cour d’exercer sa fonction de surveillance » : Mrda au para 31.

[24] Il convient de souligner que, lorsque le juge Gascon a conclu dans l’affaire Mirzaee que le départ volontaire et le départ involontaire sont différents, il n’a pas laissé entendre que le fait de se conformer volontairement à une mesure de renvoi équivalait à un départ volontaire. Dans cette affaire, la demanderesse est plutôt retournée en Afghanistan « [m]ême si elle n’avait pas l’obligation de quitter le Canada » et, avant son départ, elle a signé une déclaration dans laquelle elle reconnaissait qu’elle n’était pas obligée de quitter le Canada et que le fait de partir pourrait mettre en péril sa capacité de demander la protection du Canada dans l’avenir : Mirzaee au para 9. En l’espèce, la situation des demandeurs était différente de celle de la demanderesse dans l’affaire Mirzaee, car ils avaient l’obligation de quitter le Canada aux termes du paragraphe 48(2) de la LIPR.

[25] Le ministre soulève deux autres aspects de la situation des demandeurs pour appuyer son argument selon lequel ils ont volontairement quitté le pays. En premier lieu, le ministre fait remarquer que les demandeurs n’ont pas tenté d’obtenir un report ou un sursis d’exécution de la mesure de renvoi dont ils faisaient l’objet. Son affirmation quant à l’absence de tentatives pour obtenir un report d’exécution ne concorde pas avec les faits au dossier. Bien que peu d’éléments de preuve démontrent que les demandeurs ont sollicité officiellement un report d’exécution de la mesure de renvoi, Mme Jawad a dit à plusieurs reprises à l’agent de l’ASFC que les demandeurs avaient présenté une demande de contrôle judiciaire qui était en instance et qu’elle ne voulait pas quitter le Canada. Au cours de la troisième rencontre, l’agent a dit à Mme Jawad [traduction] « qu’un délai suffisant lui avait été accordé », ce qui donnait à penser que les demandeurs avaient bénéficié d’un certain délai, mais qu’aucun autre report d’exécution ne serait accordé. Quoi qu’il en soit, au regard du paragraphe 48(2) de la LIPR, des limites s’appliquent au pouvoir dont dispose un agent de reporter l’exécution d’une mesure de renvoi, tant en ce qui concerne les raisons d’accorder un report que la durée du report : Forde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1029 au para 43.

[26] Les demandeurs auraient certainement pu demander un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi à notre Cour. Comme le mentionne le ministre, la Cour est à même d’entendre les demandes de sursis à bref préavis et des ordonnances de sursis sont « fréquemment rendues » lorsque les circonstances le justifient : Brown c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CAF 130 au para 159. Cependant, l’octroi d’un sursis est une mesure discrétionnaire et la présentation d’une demande de sursis ne change rien à la nature contraignante d’une mesure de renvoi. En l’espèce, Mme Jawad affirme qu’un sursis n’a pas été sollicité en raison des coûts qui s’y rattachent et du stress que ressentiraient ses enfants si une décision quant à leur avenir était rendue à la dernière minute (et non pas en raison du fait qu’il serait trop traumatisant de voir la demande de sursis être accueillie, comme l’a fallacieusement laissé entendre le ministre). Comme l’a fait observer la juge Roussel dans l’affaire Mrda, les demandeurs peuvent décider de ne pas chercher à obtenir un sursis à leur mesure de renvoi pour plusieurs raisons, et ce facteur « ne devrait pas être déterminant en ce qui regarde la compétence de la Cour dans la présente affaire » : Mrda au para 32.

[27] En deuxième lieu, le ministre fait valoir que le départ du père et le retrait de l’appel qu’il avait interjeté auprès de la SAR n’ont pas été expliqués de façon satisfaisante. Je ne suis pas de cet avis. Comme l’a mentionné Mme Jawad, l’appel à la SAR a été retiré lorsqu’il est devenu évident que les autres membres de la famille devraient quitter le Canada. La famille s’est dit qu’il vaudrait mieux pour les enfants que les membres de la famille ne soient pas séparés et que Mme Jawad serait davantage en sécurité si son époux se trouvait au Pakistan. Le père est donc retourné au Pakistan en premier afin de préparer la venue des autres membres de la famille. À mon avis, cette explication n’est pas minée par le fait que le couple vit en ce moment séparément dans la clandestinité au Pakistan pour assurer la sécurité des enfants. Il ne fait aucun doute qu’il a été difficile pour la famille de décider que le père devait retourner au Pakistan même si l’appel qu’il avait interjeté était en instance, mais je ne vois pas en quoi cette décision a une incidence sur la question de savoir si le fait de se conformer volontairement à la mesure de renvoi prise à l’encontre des demandeurs rend leur demande de contrôle judiciaire théorique.

[28] Enfin, selon le ministre, le fait que les demandeurs ont quitté volontairement ou pas le pays ne change rien en pratique à l’issue de l’affaire, car ils n’ont plus le droit de demander l’asile au titre de l’article 96 ou 97 de la LIPR. Je suis d’avis que cette préoccupation a depuis longtemps été dissipée dans des affaires telles que Freitas, aux paragraphes 43‑44 (si l’on fait abstraction de l’ordonnance de renvoi), Kleib, au paragraphe 9, et Okolo, au paragraphe 89. Les décisions de notre Cour quant au caractère théorique seraient rendues inopérantes si, après avoir obtenu gain de cause au terme d’un contrôle judiciaire, un demandeur voyait sa demande d’asile être simplement rejetée au motif qu’il ne se trouvait plus au Canada parce qu’il avait dû quitter le pays entre‑temps conformément à une mesure de renvoi.

IV. Conclusion

[29] La requête présentée par le ministre en vue de faire rejeter la demande de contrôle judiciaire en raison de son caractère théorique est rejetée. La demande sera inscrite au rôle à une date à être fixée par la Cour après qu’elle aura consulté les avocats des parties.

[30] Étant donné qu’il s’agit d’une décision interlocutoire, aucune question ne peut être certifiée : LIPR, art 72(2)e).


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER IMM‑1723‑20

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête présentée par le défendeur en vue de faire rejeter la demande de contrôle judiciaire en raison de son caractère théorique est rejetée.

  2. La présente demande de contrôle judiciaire sera inscrite au rôle à une date à être fixée par la Cour après qu’elle aura consulté les avocats des parties.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Manon Pouliot


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1723‑20

 

INTITULÉ :

FATIMA JAWAD ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER À OTTAWA (ONTARIO) CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

le juge MCHAFFIE

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

le 18 novembre 2021

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Michelle Beck

 

pour les demandeurs

 

Christopher Ezrin

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michelle Beck

Avocate

Toronto (Ontario)

 

pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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