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Date : 20211108


Dossier : IMM-82-21

Référence : 2021 CF 1194

Ottawa (Ontario), le 8 novembre 2021

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

RACHELE SAINTIL

demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Madame Rachele Saintil, la Demanderesse, demande le contrôle judiciaire de la décision rendue à son égard par la Section d’appel des réfugiés [SAR]. La demande de contrôle judiciaire est présentée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 [LIPR ou la loi]. La SAR agissait en appel d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] (qui avait rejeté la demande d’asile faite par la Demanderesse).

[2] Comme chacun le sait, la demande de contrôle judiciaire ne peut qu’être à l’égard de la décision de la SAR et c’est donc aux motifs donnés par celle-ci que nous nous attacherons.

I. Question préliminaire

[3] L’avocat de la Demanderesse aura connu certaines difficultés techniques avec son ordinateur, si bien qu’il a dû procéder par conférence téléphonique plutôt que par vidéo-conférence qui utilise la plate-forme Zoom.

[4] L’avocate du Défendeur a offert de fermer sa caméra pour, elle aussi, n’utiliser que la fonction téléphonique. L’avocat de la Demanderesse a indiqué que cela ne serait pas nécessaire. L’audition a donc procédé sur la base d’une téléconférence pour l’avocat de la Demanderesse alors que l’avocat du Défendeur est resté à l’écran. Aucun avantage n’est apparu de cet arrangement.

II. Les faits

[5] Les faits de cette affaire sont très simples. Essentiellement, la crainte de la Demanderesse procède de menaces qui ont été proférées à son frère alors que celui-ci travaillait au profit de la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH).

[6] C’est que le frère de la Demanderesse a fait l’objet de menaces d’extorsion. Ces menaces, au nombre de cinq, ont eu lieu entre le 17 mars 2017 et le 30 mai 2017. Les menaces ont été faites au frère de la Demanderesse sans que celle-ci ne soit directement impliquée. Pour ce que l’on en sait, des individus abordaient le frère de la Demanderesse et lui indiquaient que celui-ci devrait leur présenter des sommes d’argent, tantôt pour lui promettre de la protection, tantôt pour payer pour des munitions qu’ils disaient requérir parce que devant être en guerre dans les jours qui suivaient, tantôt pour demander directement si les sommes demandées étaient prêtes, tantôt en présentant des menaces plus directes lorsque deux hommes à bord d’une moto ont menacé que si l’argent n’était pas versé, le frère de la Demanderesse en serait responsable. Après ces quatre actions, le frère de la Demanderesse décidait de déménager, mais il appert que les malfaiteurs auraient retrouvé sa nouvelle adresse puisqu’une lettre était posée sur le pare-brise de sa voiture; ladite lettre lui donnait soixante-douze heures pour déposer l’argent. Si l’argent n’était pas déposé, tout pouvait arriver, disait-on.

[7] C’est alors que le frère de la Demanderesse a déposé une plainte auprès du commissariat de police de son lieu de résidence. Ne pouvant compter sur des mesures de sécurité à être prises par la MINUSTAH, il décidait de quitter Haïti pour venir au Canada et demander l’asile. Il quittait Haïti le 26 juillet 2017 et arrivait au Canada le 28 juillet 2017.

[8] Le lien entre le frère de la Demanderesse et celle-ci est que ce frère, ainsi que son épouse et ses deux enfants, accueillaient chez eux la sœur de celui-ci, la Demanderesse en notre espèce.

[9] Le frère de la Demanderesse et sa famille ont fait l’objet d’une décision de la SPR qui accueillait leur demande d’asile. C’était le 10 décembre 2018. Les motifs de la décision étaient transcrits 6 jours plus tard. Quant à la Demanderesse, sa demande était entendue par une formation différente de la SPR et, comme indiqué plus tôt, sa demande a été rejetée le 23 octobre 2019. Elle a fait appel devant la SAR. C’est de cette décision dont on recherche le contrôle judiciaire.

III. La décision sous étude

[10] La SAR aura conclu, comme la SPR, que la demande d’asile ne pouvait être accueillie. La décision est tombée le 21 décembre 2020. La SAR a procédé à sa propre analyse de la preuve, disant avoir écouté l’audition devant la SPR et ayant devant elle le dossier complet.

[11] À la lecture de la décision de la SAR, on constate que trois sujets y sont abordés :

  • a) Y a-t-il eu application régulière des règles de justice naturelle?

  • b) Y a-t-il un risque prospectif relativement à la sécurité de la Demanderesse si elle devait retourner en Haïti?

  • c) Y a-t-il présence d’une crainte de persécution en raison du genre de la Demanderesse?

[12] La première question à examiner par la SAR était de décider s’il y avait un déni de justice naturelle en considérant la Demanderesse crédible de façon générale, tout en remettant en question sa crainte de persécution advenant son retour en Haïti. Essentiellement, si j’ai bien compris, il y avait une allégation que la Demanderesse n’avait pas bénéficié de la règle la plus fondamentale en droit administratif, le droit d’être entendue (audi alteram partem).

[13] Cette prétention est rejetée par la SAR. Le droit d’un justiciable au titre de l’équité procédurale réfère au droit qu’a une personne de savoir ce qu’il faut prouver (de connaître les allégations à son égard), et d’avoir une véritable occasion de faire valoir ses arguments. Or, la SAR conclut que Madame Saintil a pu présenter sa thèse devant la SPR; celle-ci indique au paragraphe 37 de sa décision :

[37] À l’écoute de l’enregistrement de l’audience, la SAR a constaté que la SPR a posé des questions à l’appelante pour évaluer le risque prospectif auquel elle ferait face advenant un retour en Haïti. Elle a cherché à savoir par exemple pourquoi les bandits la cibleraient, s’il y avait eu des incidents depuis son départ, et si l’appelante craignait d’autres personnes que ces bandits. Ce faisant, la SPR a permis à l’appelante d’expliquer les diverses raisons pour lesquelles elle ferait face à un risque prospectif, ou aurait une crainte raisonnable de persécution comme membre du groupe social femme.

[Notes de bas de pages omises]

[14] Contrairement à certaines prétentions de la Demanderesse, les différents documents dont elle cherche à se prévaloir étaient devant la SPR. La Demanderesse cherchant à se prévaloir de la jurisprudence de notre Cour (Kirichenko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 12), on notait que cette décision traitait de l’utilisation par la SPR de documents qui n’étaient pas en preuve. Ce n’était pas le cas ici. La SPR n’a pas considéré les éléments qui n’auraient pas été en preuve devant elle (il semble que la dispute tournait autour de l’onglet 2.5 du Cartable national de documentation). L’article 170 de la loi confère expressément le droit de produire des éléments de preuves, d’interroger des témoins et de faire des observations. Cela a été le cas en l’espèce.

[15] Ainsi, ce n’est pas tant que la Demanderesse n’était pas crédible qui a fait en sorte qu’elle s’est vu refuser sa demande d’asile. C’est plutôt que la preuve soumise ne rencontrait pas le seuil requis en vertu de la loi. Là où la présentation par la Demanderesse a achoppé n’est pas sur crédibilité de façon générale. C’est plutôt que la preuve n’était pas suffisante parce qu’elle n’établissait pas un risque pour la Demanderesse. La preuve est crue, mais il ne suffit pas. Il n’y avait, selon la SAR, aucune atteinte aux règles de justice naturelle. Quoiqu’il en soit, la question n’a pas été soulevée sur contrôle judiciaire.

[16] Quant au risque prospectif, il faut bien convenir que la Demanderesse s’appuyait sur la demande faite par son frère. Le problème pour la Demanderesse était que l’intimidation du frère et la demande d’asile faite par son frère ne l’impliquaient pas. En effet, outre le fait que la Demanderesse demeurait avec la famille du frère de celle-ci en Haïti, il n’y avait aucun lien avec les menaces faites spécifiquement à l’endroit du frère, menaces qui relevaient de l’extorsion. La SAR partage complètement le point de vue de la SPR au sujet de cette crainte exprimée par la Demanderesse. La SAR écrit au paragraphe 53 de sa décision :

[53] La SPR a tenu compte des faits suivants : le frère de l’appelante ne vit plus en Haïti, il ne travaille plus pour la MINUSTAH depuis plus de deux ans, l’appelante ne vivrait pas avec son frère advenant un retour en Haïti, les bandits ne l’avaient pas menacée directement, ils avaient seulement menacé son frère, l’appelante n’avait pas établi que les bandits la connaissaient ou qu’ils savaient qu’elle vivait avec son frère et elle n’était pas au courant d’incidents particuliers survenus depuis son départ qui la porteraient à croire que les bandits la prendraient pour cible. Invitée à expliquer pourquoi les bandits s’en prendraient à elle, l’appelante a répondu qu’en raison de la culture haïtienne et du fait que les gens parleraient d’elle une fois de retour en Haïti, elle aurait très peur que les bandits s’en prennent à elle ou l’enlèvent pour obtenir une rançon.

[17] L’alinéa 97(1)b) de la LIPR requiert une évaluation objective du risque prospectif plutôt que simplement avoir une évaluation subjective des préoccupations d’un demandeur d’asile. Ce fardeau de preuve n’a pas été déchargé par la Demanderesse. Les faits mis en preuve par la Demanderesse ont été fidèlement rapportés par la SPR, de dire la SAR. C’est ainsi que la SAR se déclarait être du même avis que la SPR et constatait que « la somme de ces faits […] ne permet pas de conclure que les bandits auraient un intérêt ou une motivation à rechercher l’appelante. Selon la preuve, les bandits ne savaient pas qu’elle vivait avec son frère, ils ne la connaissaient pas, ils ne l’avaient pas rencontrée, ils ne l’avaient pas menacée et ils n’étaient pas au courant du lien l’unissant à son frère. » (para 58). Du seul fait qu’il soit reconnu que le bouche-à-oreille prévaut en Haïti ne suffit pas à décharger le fardeau qui est de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les bandits pouvaient s’en prendre à elle. La SAR conclut que rien n’indique que la Demanderesse puisse être visée par les menaces qu’aurait reçues son frère.

[18] Enfin, la SAR considère la question de la crainte de persécution en raison du genre. Puisque la Demanderesse n’a pas recherché un contrôle judiciaire relativement à cette question, il n’y a pas lieu d’épiloguer à ce stade. Qu’il suffise de citer le paragraphe 82 de la décision de la SAR qui, me semble-t-il, résume bien les considérants. Ce passage est tiré du chapitre de la décision de la SAR discutant de la persécution de la Demanderesse en raison de son genre :

[82] L’appelante avait le fardeau de démontrer faire face à une possibilité sérieuse de persécution, car faisant partie du groupe social femme. Selon la situation personnelle décrite par l’appelante, la SAR est d’avis qu’elle n’y est pas parvenue.

IV. Argument et analyse

[19] La Demanderesse identifie deux questions qu’elle entend soulever pour obtenir gain de cause sur contrôle judiciaire. La première question est relative au risque prospectif alors que la seconde traite de la possibilité d’un refuge interne en Haïti. Personne ne conteste que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable.

[20] La Demanderesse semble revenir sur le fardeau qui est le sien. La Demanderesse se plaint que la SAR aurait établi un seuil selon lequel son seul témoignage ne pourrait pas suffire pour se décharger du fardeau qu’on lui imposerait. La Demanderesse semble dire que son seul témoignage devrait suffire.

[21] Il s’agit, à mon avis, d’une proposition douteuse en droit parce qu’elle manque de nuance. Le témoignage d’une personne peut suffire, mais il ne suffit pas nécessairement. Il est certes possible de faire la démonstration qui suffira à se décharger de son fardeau par le seul témoignage d’une personne. Mais encore faut-il que le contenu de ce témoignage suffise. Je rappelle le paragraphe 53 de la décision de la SAR qui est reproduit au paragraphe 16 des présents motifs. Ces constatations répertoriées par la SPR reproduites au paragraphe 53 ont été retenues par la SAR et n’ont même jamais été contestées en notre affaire. Pour qu’une décision ne soit pas raisonnable, il faut bien plus que ce que la Demanderesse a cherché à démontrer.

[22] La décision raisonnable est celle qui recèle les caractéristiques suivantes : justification, transparence et intelligibilité, tenant compte des contraintes factuelles et juridiques pertinentes. Comme il est dit dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le fardeau de faire la démonstration que la décision est déraisonnable repose sur les épaules du demandeur. Un tel fardeau implique que « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (para 100).

[23] Dans le cas sous étude, cette démonstration est loin d’avoir été faite. Ce qui plombe complètement l’argument de la Demanderesse est l’absence complète de preuve quant à la connaissance de sa relation avec son frère par les malfaiteurs qui ont cherché à extorquer le frère, comme l’ont noté la SPR et la SAR. C’est là que le bât blesse : l’absence de preuve objective quant à la crainte exprimée par la Demanderesse. En plus, aucune lacune grave dans la décision de la SAR n’a été démontrée. La décision sous étude ne manque pas de logique interne et elle est certes défendable en fonction de la preuve présentée qui constitue une contrainte factuelle.

[24] On peut en dire autant du second argument qui a été présenté à cette Cour en contrôle judiciaire. Je partage l’avis du Défendeur que, stricto sensu, il n’y a pas eu de décision relativement à la possibilité d’un refuge interne. C’est bien davantage que la Demanderesse avait de la famille dans la partie d’Haïti dont il est question, ce qui rendait un risque de persécution en raison du genre beaucoup moins présent. De plus, la présence de cette famille à cet endroit, famille qui selon la Demanderesse l’accueillerait à bras ouverts, rendrait la transition plus facile. La SAR aura noté que la famille serait là pour la Demanderesse. Étant donné que le risque prospectif n’a pas fait l’objet d’une démonstration positive, il en découle bien sûr que la possibilité d’aller vivre dans une autre région de Haïti (Port-de-Paix) où sa famille pourrait l’accueillir, au dire même de la Demanderesse, apparaît comme éminemment raisonnable.

[25] Pour tout argument, la Demanderesse plaide qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution en retournant en Haïti où les bandits qui en voulaient à son frère pourraient la retracer facilement étant donné la présence du bouche-à-oreille à Haïti. Malgré la sympathie que l’on puisse éprouver pour la situation de la Demanderesse, il faut convenir qu’elle n’a jamais fait quelque démonstration qui démontrerait le caractère déraisonnable de la décision telle que formulée. Je le répète : le lien dont se réclame la Demanderesse avec la famille de son frère n’a pas était prouvé comme pouvant être connu eu égard aux bandits qui ont tenté d’extorquer son frère. Selon la preuve leur intérêt pour le frère de la Demanderesse était fonction de la capacité de l’extorquer. Ce n’est pas le cas pour la Demanderesse. L’absence de connaissance de la Demanderesse par les bandits est fatale.

[26] Il n’y avait pas de décision au sujet de la possibilité de refuge intérieur dans la décision de la SAR et la question d’une persécution en raison du genre, telle qu’abordée par la SAR, n’a jamais été démontrée.

[27] Le rôle d’une cour de révision n’est pas de substituer à la décision des tribunaux administratifs ce qui pourrait être sa préférence. Au contraire, la cour de révision fait preuve de déférence à l’endroit des décisions administratives, ce qui implique l’application du principe de la retenue judiciaire et l’adoption d’une attitude de respect à leur égard (Vavilov, para 13 et 14).

[28] Il en résulte que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Les faits particuliers de cette affaire font en sorte qu’aucune question grave de portée générale n’en émane. D’ailleurs, les parties ont convenu qu’aucune question ne devrait être certifiée.

 


JUGEMENT au dossier IMM-82-21

LA COUR STATUE:

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question grave de portée générale ne devrait être certifiée.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-82-21

INTITULÉ :

RACHELE SAINTIL c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE par vidéoconférence entre ottawa (Ontario) et Montréal (québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 octobre 2021

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 8 NOVEMBRE 2021

COMPARUTIONS :

James Ébongué

Pour la demanderesse

 

Annie Flamand

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Debargis & Daniel

Avocats

Montréal (Québec)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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