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Date : 20211130


Dossier : IMM-3523-20

Référence : 2021 CF 1323

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 novembre 2021

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

KHALEFA NASER EL-HADI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Khalefa Naser El-Hadi [M. El-Hadi], sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 31 juillet 2020 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. La SPR avait conclu que M. El‑Hadi n’était pas crédible et qu’il ne s’était pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer, à l’aide d’une preuve suffisante, qu’il est un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2] La SAR a conclu que les allégations de M. El‑Hadi manquaient de « cohérence et de logique ». Elle a souscrit aux conclusions de la SPR selon lesquelles il n’y avait pas « suffisamment d’éléments de preuve fiables » pour étayer les allégations de M. El‑Hadi fondées sur les articles 96 et 97 et a rejeté l’appel.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée. Bien que les motifs de la SAR ne soient pas un modèle de clarté, une interprétation globale de la décision permet à la Cour de comprendre l’analyse et de conclure que les motifs sont transparents et intelligibles et que le résultat est justifié au regard des faits et du droit. La SAR a examiné tous les arguments présentés en appel par M. El‑Hadi. Contrairement à ce qu’affirme M. El‑Hadi, la SAR n’était pas tenue d’évaluer sa crédibilité. Il est établi dans la jurisprudence que le décideur n’est pas tenu d’évaluer la crédibilité dans tous les cas avant de déterminer la valeur probante de la preuve.

I. Contexte

A. Histoire personnelle du demandeur

[4] M. El-Hadi est citoyen de la Libye. Il est arrivé au Canada en octobre 2013 muni d’un visa de visiteur. Il était accompagné de sa femme, qui étudiait au Canada. Il est resté au pays grâce à des permis de travail entre 2014 et 2017.

[5] Le 27 décembre 2016, Mohamed, le frère de M. El‑Hadi, a été assassiné en Lybie. M. El‑Hadi soutient que Mohamed s’est fait tuer par Abdel Ghani Al-Kikli [M. Al-Kikli], un membre d’une milice rebelle, parce qu’il était perçu comme un partisan du régime Kadhafi. M. El‑Hadi explique que la tribu de Tarhouna, dont sa famille et lui sont membres, est connue pour son appui à Kadhafi. Il ajoute que ses deux autres frères ont été témoins de l’assassinat de Mohamed.

[6] M. El-Hadi affirme également que son mariage a commencé à se détériorer en février 2017. Il soutient que sa femme a dit à leurs deux familles en Libye qu’il avait l’intention de se marier avec une autre femme, ce qui était faux. Selon M. El‑Hadi, les deux familles l’ont menacé à la suite de cet événement. Il raconte qu’en mars 2017, son beau‑frère et sa femme l’ont attaqué à son domicile et que cette dernière a vidé leur compte conjoint. Il a rapporté cet incident à la police.

[7] M. El-Hadi soutient que son beau‑frère l’a averti que la famille de sa femme ordonnerait à M. Al-Kikli de le tuer si jamais il retournait en Libye. Il affirme également que son propre père lui a dit qu’il laisserait la milice l’assassiner.

[8] La demande d’asile de M. El-Hadi est fondée sur ses opinions politiques présumées (à titre de partisan de Kadhafi) et sur ses allégations selon lesquelles sa vie serait menacée s’il retournait en Libye compte tenu de l’échec de son mariage et des menaces subséquentes de sa famille, qui ferait appel à la milice pour le tuer.

B. La décision de la SPR

[9] Compte tenu des allégations de M. El-Hadi selon lesquelles la SAR a commis une erreur en n’examinant pas les conclusions de la SPR en matière de crédibilité, un bref résumé de la décision de la SPR s’impose.

[10] La SPR a conclu que, de façon générale, M. El-Hadi manquait de crédibilité et que cela déteignait sur des parties importantes de son témoignage.

[11] La SPR n’a pas remis en doute l’assassinat de Mohamed; elle a reconnu que le certificat de décès et le certificat médico-légal étaient authentiques. Elle a plutôt conclu que la preuve n’était pas suffisante pour établir que Mohamed avait été tué par la milice rebelle (M. Al-Kikli). La SPR a conclu que cette allégation n’était pas compatible avec le fait que M. El‑Hadi avait confirmé que ses autres frères n’avaient pas été blessés même s’ils étaient présents lors de l’assassinat de Mohamed, et que sa mère et ses sœurs ont continué de vivre à Tripoli, à proximité de la maison de M. Al‑Kikli, sans qu’il ne leur arrive quoi que ce soit. La SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, Mohamed n’avait pas été ciblé par la milice.

[12] La SPR a également remis en doute les allégations de M. El‑Hadi au sujet des menaces de mort proférées par son beau‑frère. La SPR a signalé que l’attaque de mars 2017 n’était pas mentionnée dans son formulaire Fondement de la demande d’asile. La SPR n’a pas accepté l’explication fournie par M. El‑Hadi pour justifier cette omission, à savoir qu’il ne lisait pas l’anglais et qu’il ne savait pas pourquoi cette information ne figurait pas dans le formulaire. La SPR a souligné que M. El‑Hadi avait approuvé son formulaire, lequel était signé par un interprète ayant déclaré que le formulaire en entier avait été interprété en arabe et que M. El‑Hadi comprenait son contenu et avait confirmé qu’il était complet et exact. La SPR a conclu que le témoignage de M. El‑Hadi au sujet de sa relation avec sa femme n’était pas fiable.

[13] La SPR n’a accordé aucun poids au rapport de police concernant l’incident, au motif que celui‑ci ne démontrait pas que M. El‑Hadi avait reçu des menaces de mort de la part de son beau‑frère.

C. Les observations présentées par le demandeur en appel devant la SAR

[14] En appel devant la SAR, M. El‑Hadi a soutenu que la SPR avait commis une erreur en concluant qu’il n’était pas crédible. Il a signalé que la preuve qu’il avait présentée était cohérente et qu’elle ne renfermait pas de contradictions internes. Il a aussi fait valoir que la SPR avait commis une erreur dans son appréciation de la preuve concernant le risque auquel il serait exposé en Libye. De plus, il a soutenu que la SPR avait commis une erreur en n’accordant aucun poids au rapport de police et a affirmé que celui‑ci n’avait pas été déposé dans le but d’étayer ses allégations relatives aux menaces de mort en Libye.

II. La décision de la SAR faisant l’objet du contrôle

[15] La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle M. El‑Hadi n’est pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

[16] La SAR a signalé que les questions déterminantes étaient celles de savoir si M. El‑Hadi craignait avec raison d’être persécuté du fait de ses opinions politiques présumées parce qu’il est membre de la tribu de Tarhouna ou qu’il est perçu comme un partisan de Kadhafi, et si, selon la prépondérance des probabilités, il a besoin de protection parce qu’il a reçu des menaces de mort.

[17] La SAR a souligné que la demande de M. El‑Hadi reposait sur l’établissement de liens entre l’échec de son mariage, les représailles de la famille de son épouse et, dans une certaine mesure, de sa propre famille et les milices en Libye qui pourraient être incitées par la famille de sa femme à l’assassiner s’il rentrait au pays parce qu’il appartient à la tribu de Tarhouna ou qu’il est perçu comme un partisan de Kadhafi.

[18] La SAR a conclu que la demande d’asile de M. El‑Hadi manquait de logique et de cohérence. Elle a conclu que le lien entre la mort du frère de M. El‑Hadi et son allégation selon laquelle M. Al‑Kikli le ciblerait partout en Libye n’était ni une évidence ni une conséquence logique du mécontentement des deux familles au sujet de l’échec de son mariage.

[19] La SAR a examiné la situation politique en Libye et a souligné que celle‑ci fournissait un contexte relativement aux allégations de M. El‑Hadi. Elle a accepté, sur la foi des articles de presse, que Mohamed avait été abattu par une milice en guerre à Tripoli en décembre 2016. Cependant, la SAR a conclu que cette preuve ne démontrait pas la manière dont les factions qui se sont battues en 2016 étaient liées à la présence nationale de M. Al‑Kikli et à la menace actuelle visant personnellement M. El‑Hadi à Tripoli ou partout en Libye.

[20] La SAR s’est penchée sur l’allégation de M. El‑Hadi selon laquelle la famille de sa femme et son propre père ont menacé de le tuer en raison de l’effondrement de son mariage. Il a affirmé que son beau‑frère pourrait inciter M. Al‑Kikli à le cibler et à le tuer s’il retournait en Libye.

[21] La SAR a reconnu que la police avait répondu au signalement de M. El‑Hadi concernant la dispute avec sa femme en 2017, mais a conclu que le rapport de police ne faisait pas état d’allégations selon lesquelles la famille de sa femme avait menacé de le tuer ou qu’il risquait d’être persécuté ou de subir un préjudice en Libye. La SAR a souligné que la police avait conclu que la dispute était une affaire civile. Elle a aussi mentionné que c’est uniquement dans la déposition que M. El‑Hadi a faite à la police que les allégations selon lesquelles il serait menacé à son retour en Libye sont soulevées.

[22] La SAR a aussi conclu que l’allégation de M. El‑Hadi selon laquelle la famille de sa femme pourrait inciter la milice à le tuer n’avait pas été établie selon la prépondérance des probabilités pour plusieurs raisons. La SAR a conclu que la croyance de M. El‑Hadi voulant que son frère ait été victime d’un assassinat ciblé plutôt que d’un acte aléatoire attribuable à des factions en guerre dans les rues de Tripoli, et qu’il risquait lui‑même d’être ciblé, n’était étayée par aucune preuve. La SAR a également conclu que l’allégation de M. El‑Hadi à savoir que son père avait du respect pour sa femme (afin de justifier le fait que celui‑ci avait pris le parti de sa femme et qu’il était favorable à ce que son fils soit assassiné) n’était pas compatible avec son allégation selon laquelle la famille de sa femme entretenait des liens avec M. Al‑Kikli, le tueur présumé de Mohamed. Autrement dit, la SAR a conclu qu’il était incohérent que le père prenne le parti des personnes responsables de l’assassinat de son propre fils Mohamed.

[23] La SAR a conclu que la preuve au sujet de la Libye et des diverses milices qui se disputent le pouvoir ne corroborait pas l’allégation de M. El‑Hadi selon laquelle M. Al-Kikli le prendrait pour cible ou que la milice a les moyens de le faire partout en Libye.

[24] La SAR a rejeté les arguments présentés en appel, à savoir que le récit de M. El‑Hadi était cohérent et présumé véridique et que, par conséquent, les conclusions de la SPR en matière de crédibilité n’étaient pas raisonnables. Premièrement, la SAR a signalé que la présomption de véracité ne sert pas à combler un manque de cohérence ou de logique. Deuxièmement, elle a conclu que l’argument n’établissait aucune distinction entre les questions déterminantes et la preuve. Elle a conclu que les préoccupations relatives à la crédibilité de la preuve présentée par M. El‑Hadi avaient un effet minime sur les questions déterminantes. La SAR a expliqué que les allégations n’établissaient pas de lien entre les problèmes conjugaux de M. El‑Hadi, la mort de son frère, les milices en guerre en Lybie et la possibilité sérieuse qu’il soit persécuté ou qu’il subisse un préjudice s’il rentrait au pays. La SAR a conclu que les liens essentiels étaient fondés sur des conjonctures et non sur des éléments de preuve fiables.

[25] La SAR a souligné que « [l]es conclusions de la SPR étaient confuses parce que celle-ci a tiré des conclusions défavorables non pertinentes à propos de la crédibilité », mais que ses conclusions essentielles étaient correctes : il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve fiables pour démontrer que Mohamed avait été pris pour cible et que M. El‑Hadi serait ciblé par M. Al‑Kikli, ou qu’il avait reçu des menaces de mort de la part de son beau‑frère ou d’autres personnes.

III. Les observations du demandeur

[26] M. El‑Hadi soutient que la SAR a commis une erreur en n’examinant pas la question de sa crédibilité, qui était selon lui le motif principal pour lequel la SPR a rejeté sa demande d’asile et qui constituait l’essentiel de son argument en appel. Il fait valoir que la crédibilité est en cause dans toutes les demandes d’asile et qu’elle doit être évaluée [traduction] « dès le départ », avant l’appréciation de la fiabilité, de la valeur probante ou du poids de la preuve.

[27] M. El‑Hadi soutient que la jurisprudence selon laquelle la valeur probante ou le poids d’une preuve peut être évalué sans que l’on procède d’abord à l’examen de la crédibilité s’applique uniquement dans le contexte de l’examen des risques avant renvoi ou d’autres procédures, mais pas dans le cas d’une décision relative à une demande d’asile.

[28] M. El-Hadi renvoie aux décisions Gomes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 506 [Gomes] et Green c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 698 [Green] pour soutenir que la SAR est tenue de mener sa propre évaluation indépendante de la crédibilité lorsque le rejet de la demande d’asile est fondé sur une question de crédibilité.

[29] M. El-Hadi fait aussi valoir que la décision de la SAR n’est pas fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle.

[30] M. El-Hadi soutient que, si la SAR avait cru que son frère avait été tué par la milice, la SPR aurait dû conclure qu’il avait prouvé son allégation. Il fait valoir que la SAR a supposé, sans en avoir la preuve, que Mohamed avait été tué au hasard et qu’il n’avait pas été pris pour cible. Il signale que le certificat de décès et le certificat médico‑légal indiquent que Mohamed a été touché à la poitrine et à la tête, ce qui démontre selon lui qu’il s’agissait d’une attaque ciblée. Il soutient que le fait qu’il y a eu d’autres meurtres commis au hasard à Tripoli ne veut pas dire que c’était le cas pour Mohamed.

[31] M. El-Hadi soutient en outre que la SAR a tiré des conclusions déraisonnables relatives à la vraisemblance qui n’étaient pas fondées sur la preuve, à savoir que Mohamed n’était pas ciblé, que le père de M. El‑Hadi ne prendrait pas parti contre lui et que son beau‑frère ne l’avertirait pas de la menace qui pèse sur lui en Libye s’il voulait réellement le tuer.

[32] M. El-Hadi soutient aussi qu’il était déraisonnable pour la SAR de rejeter le rapport de police au motif qu’il ne s’agissait pas d’une preuve probante des menaces. Il fait valoir que le rapport montre que la famille de sa femme est hostile à son égard.

IV. Les observations du défendeur

[33] Le défendeur soutient que la SAR est en droit de confirmer les conclusions de la SPR pour différents motifs. Il fait valoir que la SAR a raisonnablement conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve fiables pour appuyer les allégations de M. El‑Hadi étant donné que la preuve qu’il a présentée n’avait aucune valeur probante et que, par conséquent, elle n’était pas suffisante pour établir une preuve fondée de persécution ou un risque de préjudice grave ou de mort.

[34] Le défendeur soutient que la SAR a mené un examen approfondi de la preuve et qu’elle a souscrit aux conclusions principales de la SPR. La SAR a conclu qu’il n’y avait pas de lien entre les allégations de M. El‑Hadi et les menaces proférées par la milice à son endroit et qu’aucun rapport n’avait été établi entre la mort de son frère et son allégation selon laquelle il serait ciblé à titre de partisan de Kadhafi ou en tant que Tarhouna.

[35] Le défendeur soutient que, lorsque la SAR accorde peu de poids et de valeur probante à la preuve, elle peut raisonnablement déterminer qu’il n’est pas nécessaire d’évaluer la crédibilité.

[36] Le défendeur fait aussi valoir que la décision de la SAR repose sur une analyse rationnelle et des conclusions claires selon lesquelles les deux aspects cruciaux de la demande d’asile de M. El‑Hadi n’étaient pas étayés par des éléments de preuve fiables.

V. Les questions en litige

[37] La principale question en litige est celle de savoir si la décision de la SAR est raisonnable. Il s’agit de déterminer si la SAR a commis une erreur en ne tirant pas de conclusion au sujet de la crédibilité de M. El‑Hadi et, plus généralement, si la décision de la SAR est fondée sur une analyse cohérente et rationnelle.

VI. La norme de contrôle

[38] Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au paragraphe 103 [Huruglica CAF], la Cour d’appel fédérale a précisé que la SAR est un tribunal d’appel qui applique la norme de la décision correcte lorsqu’il examine une décision de la SPR. La SAR réalise une évaluation indépendante de la preuve. Cependant, elle peut s’en remettre aux conclusions de la SPR en matière de crédibilité lorsque cette dernière jouit d’un « avantage certain » (au para 70), par exemple, lorsqu’elle a entendu le témoignage directement.

[39] La Cour procède au contrôle judiciaire de la décision de la SAR selon la norme de la décision raisonnable.

[40] La Cour suprême du Canada a fourni des directives détaillées aux tribunaux relativement au contrôle du caractère raisonnable d’une décision dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[41] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, aux para 85, 102, 105‑107). La Cour ne doit pas évaluer les motifs au regard d’une norme de perfection (Vavilov, au para 91).

[42] Au paragraphe 100 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a souligné qu’une décision devrait uniquement être infirmée lorsqu’« elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et que « [l]a cour de justice doit […] être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable ».

VII. La décision est raisonnable

A. La SAR n’a commis aucune erreur en n’évaluant pas la crédibilité

[43] La SAR n’était pas tenue d’évaluer la crédibilité de M. El‑Hadi et de tirer une conclusion à cet égard. Elle a conclu de façon raisonnable que M. El‑Hadi n’avait tout simplement pas étayé ses allégations au moyen d’une preuve fiable suffisante. La SPR avait tiré les mêmes conclusions essentielles.

[44] Contrairement à l’argument de M. El‑Hadi, le décideur n’est pas tenu d’évaluer la crédibilité du demandeur si la preuve présentée par celui‑ci, qu’elle soit crédible ou non, n’étayerait pas son allégation.

[45] M. El-Hadi se fonde sur la décision Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799, rendue par la Cour fédérale, pour faire valoir que la SAR doit examiner tous les aspects de la décision de la SPR, y compris la crédibilité. Le juge Phelan a affirmé ce qui suit au paragraphe 54 de la décision :

Après avoir conclu que la SAR avait commis une erreur en examinant la décision de la SPR selon la norme de la raisonnabilité, j’ai conclu en outre que, pour les motifs qui précèdent, la SAR doit instruire l’affaire comme une procédure d’appel hybride. Elle doit examiner tous les aspects de la décision de la SPR et en arriver à sa propre conclusion quant à savoir si le demandeur d’asile a qualité de réfugié au sens de la Convention ou qualité de personne à protéger. Lorsque ses conclusions diffèrent de celles de la SPR, la SAR doit y substituer sa propre décision.

[46] La Cour d’appel fédérale a expliqué le rôle que joue la SAR dans le cadre d’un appel au paragraphe 78 de l’arrêt Huruglica CAF :

[…] la SAR doit intervenir quand la SPR a commis une erreur de droit, de fait, ou une erreur mixte de fait et de droit. […] Si une erreur a été commise, la SAR peut confirmer la décision de la SPR sur un autre fondement. La SAR peut aussi casser une décision et y substituer la sienne eu égard à une demande, sauf si elle conclut qu’elle ne peut y arriver sans examiner les éléments de preuve présentés à la SPR.

[Non souligné dans l’original]

[47] La Cour d’appel a convenu qu’une analyse indépendante de la preuve était requise (bien que la SAR puisse s’en remettre à la SPR en ce qui a trait aux conclusions de crédibilité et à d’autres questions dans le cas où la SPR a joui d’un avantage : para 70) en affirmant ce qui suit au paragraphe 103 de l’arrêt Huruglica CAF :

Au terme de mon analyse des dispositions législatives, je conclus que, concernant les conclusions de fait (ainsi que les conclusions mixtes de fait et de droit) comme celle dont il est question ici, laquelle ne soulève pas la question de la crédibilité des témoignages de vive voix, la SAR doit examiner les décisions de la SPR en appliquant la norme de la décision correcte. Ainsi, après examen attentif de la décision de la SPR, la SAR doit effectuer sa propre analyse du dossier afin de décider si la SPR a bel et bien commis l’erreur alléguée par l’appelant. Après cette étape, la SAR peut statuer sur l’affaire de manière définitive, soit en confirmant la décision de la SPR, soit en cassant celle-ci et en y substituant sa propre décision sur le fond de la demande d’asile. L’affaire ne peut être renvoyée à la SPR pour réexamen que si la SAR conclut qu’elle ne peut rendre une décision définitive sans entendre les témoignages de vive voix présentés à la SPR. Nulle autre interprétation des dispositions législatives pertinentes ne serait raisonnable.

[48] L’arrêt Huruglica CAF ne prévoit pas que la SAR doit examiner « tous les aspects de la décision de la SPR »; elle est plutôt tenue de « décider si la SPR a […] commis l’erreur ». En l’espèce, la SAR s’est attardée aux conclusions principales de la SPR, à savoir que la preuve n’était pas suffisante pour étayer l’allégation, et elle a souscrit aux conclusions de la SPR après avoir évalué la preuve de manière indépendante. En outre, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans son évaluation de la crédibilité. Elle a conclu que les inférences de la SPR en matière de crédibilité n’étaient pas pertinentes parce que ses conclusions essentielles étaient déterminantes et correctes. Il n’y avait pas « suffisamment d’éléments de preuve fiables » pour étayer les allégations.

[49] Quoiqu’il en soit, si la SAR avait trouvé une erreur, elle aurait pu confirmer la décision pour un autre motif que celui invoqué par la SPR (article 111 de la Loi; Huruglica CAF, au para 78).

[50] M. El-Hadi se fonde sur la décision Gomes, dans laquelle la Cour a cité l’arrêt Vavilov et a affirmé que le décideur doit rendre une décision qui tienne compte des principaux faits de l’affaire afin que celle‑ci soit recevable (Gomes, au para 63). En l’espèce, contrairement à la décision Gomes, la SAR a bel et bien examiné les principaux faits, y compris les arguments présentés par M. El‑Hadi en appel.

[51] M. El-Hadi se fonde également sur la décision Green pour faire valoir que la SAR est tenue d’évaluer la crédibilité. Dans la décision Green, la SPR avait tiré des conclusions relatives à la crédibilité et à la protection de l’État, mais la SAR avait refusé d’adopter une position claire concernant les conclusions en matière de crédibilité et avait souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État. Dans cette affaire, la SAR était tenue de tirer une conclusion en matière de crédibilité parce que la crédibilité de la demanderesse était un aspect essentiel de la conclusion relative à la protection de l’État.

[52] En l’espèce, pour trancher la demande de M. El‑Hadi, il n’était pas nécessaire d’apprécier la crédibilité, puisque la preuve n’était pas suffisante pour étayer les allégations.

[53] Dans la décision Nti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 595 au paragraphe 21, le juge McHaffie a cité les décisions Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 [Magonza] et Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, qui traitaient des concepts de preuve relatifs à l’appréciation de la preuve, et il a mentionné les nuances suivantes :

En d’autres termes, il est possible que la preuve dont la valeur probante est négligeable ne doive se voir accorder que peu de poids même en présumant qu’elle est crédible, ce qui pourrait nier la nécessité d’apprécier la crédibilité : Ferguson, aux paragraphes 26 et 27; Zdraviak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 305, au paragraphe 18. Je ne crois certainement pas que le juge Grammond dans la décision Magonza a voulu dire qu’un décideur doit évaluer la crédibilité même si cette évaluation est dépourvue de pertinence au regard de la question ultime du poids : Magonza, aux paragraphes 29 à 31. Je ne crois pas non plus que le juge Zinn dans la décision Ferguson a voulu dire qu’un décideur peut directement passer à l’évaluation du poids sans apprécier la crédibilité lorsque la preuve est à première vue probante. Nous ne pouvons pas dire que dans de telles affaires, la réponse à la question de la crédibilité « n’est pas essentielle » : Ferguson, au paragraphe 26. Il en va de même de la déclaration de la juge Kane dans la décision Sallai, invoquée par le ministre, selon laquelle le décideur peut conclure qu’une déclaration solennelle est insuffisante même si sa crédibilité n’est pas en doute : Sallai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 446, aux paragraphes 51 à 57.

[54] En l’espèce, la SAR a conclu que l’appréciation de la crédibilité réalisée par la SPR n’était pas pertinente parce que ses autres conclusions étaient déterminantes, y compris celles‑ci : l’allégation de M. El‑Hadi selon laquelle son frère a été tué par M. Al‑Kikli n’a pas été établie selon la prépondérance des probabilités [traduction] « en l’absence d’éléments de preuve supplémentaires à l’appui »; le témoignage de M. El‑Hadi concernant l’attaque perpétrée par son beau‑frère, qu’il n’a pas mentionné dans son formulaire Fondement de la demande d’asile au motif qu’il ne comprend pas l’anglais, a été jugé [traduction] « peu fiable »; le rapport de police relatif aux incidents mettant en cause la femme de M. El‑Hadi et son beau‑frère ne faisait état d’aucune menace, et aucun poids ne lui a été accordé. M. El‑Hadi a aussi contesté ces conclusions dans son appel devant la SAR.

[55] Le juge Grammond a expliqué le concept de suffisance dans la décision Azzam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 549 au paragraphe 30 [Azzam] :

La preuve est dite suffisante si elle satisfait au fardeau de la preuve. Étant donné que ce fardeau, en matière d’immigration, repose sur la norme de la prépondérance des probabilités, la preuve est jugée suffisante uniquement si elle rend l’existence du fait en cause « plus probable qu’improbable », soit la définition même de la norme de prépondérance des probabilités. Inversement, la preuve est insuffisante si le fait en cause demeure improbable.

[56] Une preuve isolée et non corroborée peut se révéler insuffisante : Magonza, au para 33; Azzam, au para 33; Sallai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 446 au para 56. La preuve peut également être jugée insuffisante « si elle contient trop peu de détails pour convaincre le décideur de l’existence des faits nécessaires pour justifier l’application d’une règle de droit » (Azzam, au para 33; Adeleye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 640 aux para 10, 13; Olusola c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 46 au para 18). M. El‑Hadi n’a cité aucune jurisprudence à l’appui de son observation selon laquelle il faut examiner la crédibilité dans toutes les décisions en matière d’immigration. La jurisprudence dans laquelle il est établi que le caractère suffisant et la valeur probante peuvent être évalués sans qu’on se penche sur la crédibilité n’est pas restreinte à ce point (voir par exemple les décisions Nti, Ferguson et Adeleye).

[57] Contrairement à ce qu’affirme M. El‑Hadi, la SAR s’est penchée sur la question clé de savoir s’il avait prouvé ses allégations. De plus, elle a examiné puis rejeté les arguments présentés en appel qui contestaient les conclusions de la SPR en matière de crédibilité ainsi que ses autres conclusions essentielles.

[58] La SAR a conclu que l’argument de M. El‑Hadi, selon lequel la crédibilité était la principale question en litige et que la SPR avait commis une erreur dans son évaluation, ne peut être retenu pour deux raisons, notamment parce que la crédibilité avait un effet minime sur les questions déterminantes. La SAR a cherché à expliquer les concepts de crédibilité, de valeur probante et de fiabilité, et elle a également mentionné les questions de logique et de cohérence. Selon moi, la SAR n’avait pas à le faire et son explication était peut-être embrouillée, mais elle a appliqué les principes de manière adéquate, en particulier la distinction entre suffisance et crédibilité. Bien que la SAR ait discuté des termes « valeur probante », « crédibilité » et « fiabilité », elle a mis l’accent sur le caractère insuffisant de la preuve.

[59] L’argument de M. El-Hadi selon lequel il aurait prouvé son allégation si la SPR l’avait cru lorsqu’il a affirmé que son frère avait été tué par M. Al‑Kikli ne tient pas compte du fait qu’il lui incombait de démontrer, à l’aide d’une preuve suffisante, que la mort de son frère en 2016 appuyait son allégation selon laquelle M. Al‑Kikli ou d’autres personnes présentaient un risque pour lui. Il n’a pas réussi à le faire. La SPR a souligné que ses frères, qui auraient été témoins du meurtre de Mohamed, ainsi que les membres de sa famille, n’ont subi aucun préjudice entre‑temps. De plus, M. El‑Hadi n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour expliquer de quelle manière l’influence de la famille de sa femme sur la milice était telle que ses problèmes conjugaux représenteraient un risque pour lui s’il retournait en Libye.

B. Les motifs de la SAR sont fondés sur une analyse rationnelle

[60] La cohérence interne et la rationalité sont des attributs d’une décision raisonnable. Au paragraphe 102 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a souligné que « la cour de révision doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’“[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés [...] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait” ».

[61] Dans ses motifs, la SAR a clairement indiqué pourquoi elle a conclu que M. El‑Hadi n’avait pas prouvé son allégation de persécution fondée sur ses opinions politiques présumées à titre de partisan de Kadhafi ou en tant que membre de la tribu de Tarhouna ni son allégation selon laquelle il risquerait de subir un préjudice ou de mourir en raison des menaces proférées par la famille de sa femme.

[62] M. El-Hadi soutient que la SAR a commis une erreur en [traduction] « émettant l’hypothèse » selon laquelle la mort de Mohamed avait été causée par la violence aveugle ayant cours à Tripoli durant cette période et qu’il n’était pas une cible politique. Cet argument ne tient pas compte du fait qu’il incombe à M. El‑Hadi d’étayer son allégation au moyen d’une preuve suffisante, c’est‑à‑dire qu’il lui incombait d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que Mohamed avait été ciblé par M. Al‑Kikli en raison de son allégeance politique réelle ou perçue. La SAR n’a pas émis d’hypothèse. Elle a plutôt conclu que M. El‑Hadi n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour établir la cause alléguée du décès de Mohamed.

[63] En ce qui a trait aux observations de M. El‑Hadi selon lesquelles la SAR a tiré des conclusions d’invraisemblance parce qu’il n’y avait rien de logique dans les menaces proférées par son beau‑frère et le soutien apparent de son père à l’égard de son assassinat s’il retournait au pays, je conclus qu’il ne s’agit pas de conclusions d’invraisemblance – bien que la SAR aurait pu conclure que c’était le cas. Elle a plutôt conclu que M. El‑Hadi n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que la famille de sa femme en Libye pourrait inciter M. Al‑Kikli et sa milice à le tuer pour plusieurs motifs, y compris le fait que ces allégations étaient dépourvues de logique.

[64] Lorsqu’elle examine la décision dans son ensemble, la Cour peut cerner les conclusions de la SAR et suivre son analyse, qui appuie de manière raisonnable la conclusion selon laquelle M. El‑Hadi n’a pas prouvé ses allégations. La décision est fondée sur une analyse rationnelle relativement aux questions déterminantes. Bien que la décision ne soit pas un modèle de clarté, les motifs d’un tribunal administratif ne sont pas assujettis à une norme de perfection. La décision ne contient aucune lacune ou déficience « suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable ».


JUGEMENT dans le dossier IMM-3523-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3523-20

 

INTITULÉ :

KHALEFA NASER EL-HADI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 NOVEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 30 NOVEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Arghavan Gerami

 

pour le demandeur

 

Nathan Joyal

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional Corporation

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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