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Date : 20211130


Dossier : IMM‑2741‑20

Référence : 2021 CF 1319

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

MAKBULE YANASIK; AZRA YANASIK;

ET EZGI YANASIK ET GOKHAN YANASIK,

représentés par leur tutrice à l’instance, MAKBULE YANASIK

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’encontre d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] datée du 5 mars 2020. Dans cette décision, la SAR a rejeté l’appel des demandeurs à l’encontre d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] avait refusé de faire droit à leurs demandes d’asile fondées sur les articles 96 et 97 de la LIPR.

[2] En appel devant la SAR, les demandeurs ont fait valoir que leur conseil devant la SPR a fait preuve d’incompétence et que la SPR a commis une erreur dans l’évaluation de leur profil de risque résiduel. La SAR a conclu que le conseil de la SPR n’a pas eu l’occasion de répondre aux allégations d’incompétence et que, par conséquent, leurs allégations de représentation inadéquate n’ont pas été établies. La SAR a aussi conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans son appréciation du profil de risque résiduel des demandeurs.

[3] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Contexte

[4] Les demandeurs, Mme Yanasik [la demanderesse principale], son mari [le demandeur], et leurs deux enfants [les demandeurs mineurs] sont des citoyens de la Turquie. La demanderesse principale est Kurde de confession alévie et a soutenu des partis politiques prokurdes en Turquie. Le demandeur était officier marinier de l’armée turque. Il n’est ni alévi ni Kurde, il est laïc, mais il a appuyé les croyances de son épouse.

[5] Les demandeurs ont déclaré avoir eu deux fois des interactions avec la police en Turquie. La première fois remonte à juillet 2016. Après avoir assisté à un événement de commémoration du massacre de Sivas, la demanderesse principale et des membres de sa famille rentraient chez eux lorsque des policiers les ont interceptés, leur ont demandé leur carte d’identité, les ont retenus près du poste de police pendant quelques heures et les ont agressés avant de les libérer.

[6] Les demandeurs ont eu affaire à la police une seconde fois plus tard le même mois, après une tentative de coup d’État en Turquie. Des policiers ont fait irruption au domicile des demandeurs et ont fouillé les lieux. Ils leur ont dit que leur famille risquait de subir un préjudice s’ils découvraient qu’ils avaient participé à la tentative de coup d’État. À la mi‑août 2016, le domicile des demandeurs a fait à nouveau l’objet d’une descente et d’une fouille.

[7] En septembre 2016, la demanderesse principale et les demandeurs mineurs sont arrivés au Canada, tandis que le demandeur est arrivé en janvier 2017 après avoir démissionné de l’armée. Avant l’arrivée au Canada de la demanderesse, un parent de celle‑ci établi en Alberta l’a aiguillée vers Cemal Gingoren [l’interprète]. Le parent de la demanderesse principale lui a dit que l’interprète était avocat. À leur arrivée, la demanderesse principale et les demandeurs mineurs ont loué une chambre chez l’interprète. L’interprète a préparé leur demande de statut de réfugié en novembre 2016. Il a inscrit son nom en tant que représentant et interprète des demandeurs et a indiqué que Timothy Leach [le conseil devant la SPR] était leur avocat. Après l’arrivée du demandeur au Canada, l’interprète a également préparé sa demande de statut de réfugié de la même manière.

[8] Les demandeurs ont demandé à plusieurs reprises à l’interprète de les présenter à leur conseil devant la SPR. Les demandeurs ont affirmé qu’ils n’ont pas rencontré le conseil devant la SPR avant le 4 avril 2017. Une plainte présentée au Barreau de l’Ontario [le Barreau] indique qu’ils se sont rencontrés fin janvier 2017 pour signer un document et que la rencontre a duré « environ cinq minutes ». La plainte présentée au Barreau indique également qu’ils se sont encore rencontrés le 7 février 2017 pour la préparation de l’audience, mais que la réunion a été écourtée parce que le conseil devant la SPR a reçu un appel téléphonique qui a annulé l’audience devant la SPR. En mai 2017, l’interprète a rencontré les demandeurs, qui allaient alors rencontrer le conseil devant la SPR, et leur a fait signer des documents qui se sont avérés être des nouvelles versions des exposés circonstanciés à l’appui du formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA]. Les demandeurs affirment que ces exposés ne leur ont pas été traduits et que les changements ne leur ont pas été expliqués. Les demandeurs affirment également que personne ne leur a dit que ce qu’ils signaient serait déposé dans le cadre de leurs demandes.

[9] Dans une lettre datée du 19 mai 2017, le conseil devant la SPR a présenté des « déclarations » à la SPR. Il a écrit : [traduction] « Les déclarations ne visent pas à effectuer des modifications des exposés circonstanciés contenus dans leur formulaire Fondement de la demande (FDA) — elles ne changent aucun des faits essentiels présentés dans ces documents. Elles visent plutôt à préciser les renseignements fournis dans leur formulaire FDA. »

[10] Lors de l’audience, la SPR a refusé d’accepter les nouvelles versions des exposés circonstanciés à l’appui du formulaire FDA [les nouveaux exposés circonstanciés], parce qu’elles n’étaient pas conformes à l’article 9 des Règles de la Section de la protection des réfugiés [les Règles de la SPR]. L’article 9 prévoit que tout changement ou ajout au formulaire FDA doit être souligné, signé, daté et accompagné d’une déclaration. Il n’a pas été question des nouveaux exposés circonstanciés lors de l’audience devant la SPR. Cependant, l’affidavit de la demanderesse principale déposé devant la SAR indiquait qu’elle et le demandeur ne comprenaient pas à quelles déclarations la SPR faisait référence. L’audience s’est poursuivie le 28 septembre 2017, et les demandeurs affirment qu’on ne leur a rien dit dans l’intervalle au sujet des nouveaux exposés circonstanciés.

[11] La SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs. Les questions déterminantes étaient la crédibilité, la discrimination par opposition à la persécution et l’absence d’éléments de preuve objectifs à l’appui de leur crainte de persécution fondée sur l’article 96 ou de préjudice fondé sur le paragraphe 97(1) de la LIPR. La décision de la SPR ne mentionne pas les nouveaux exposés circonstanciés.

[12] Les demandeurs ont ensuite engagé M. Acikgoz [le conseil devant la SAR] pour les représenter devant la SAR. Selon la demanderesse principale, le conseil devant la SAR a expliqué aux demandeurs que les « déclarations » que la Commission avait refusées constituaient une version révisée et plus complète que celle des exposés circonstanciés contenus dans leur formulaire FDA initial.

[13] Devant la SAR, les demandeurs ont allégué que le conseil devant la SPR les a représentés inadéquatement parce qu’il n’a pas respecté l’article 9 des Règles de la SPR dans les nouveaux exposés circonstanciés. Ils soutiennent qu’il a ainsi commis un manquement à l’équité procédurale. Ils ont également fait valoir que la SPR a commis une erreur en omettant d’évaluer le profil résiduel de la demanderesse principale en tant que Kurde de confession alévie, indépendamment de ses conclusions quant à la crédibilité.

[14] La SAR a accepté certains nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs, dont un affidavit de Selma Durmus. La SAR n’a pas accepté un affidavit de l’avocat du demandeur en Turquie et un dossier d’un tribunal pénal daté du 12 mars 2018 en Turquie qui fait référence à un mandat d’arrêt contre le demandeur. Les demandeurs ne contestent pas le refus d’accepter ces deux éléments de preuve supplémentaires.

[15] Le 8 janvier 2020, la SAR a envoyé aux demandeurs un exemplaire de l’Avis de pratique – Allégations à l’égard d’un ancien conseil de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR]. Selon l’Avis de pratique, les demandeurs devaient fournir à leur conseil devant la SPR un exemplaire de leur mémoire des arguments et de leur affidavit, l’informer qu’il dispose de dix jours pour envoyer une réponse écrite à eux‑mêmes et à la SAR, et lui donner une autorisation signée où ils renoncent au secret professionnel pour qu’il puisse répondre aux allégations. Les demandeurs ont eu jusqu’au 21 janvier 2020 pour faire part des documents requis.

[16] Le 20 janvier 2020, la SAR a reçu des exemplaires des documents qui ont été communiqués au conseil devant la SPR. Les demandeurs n’ont pas fait part du mémoire des arguments ni de l’affidavit au conseil devant la SPR. Ils ne lui ont pas non plus donné d’avis écrit pour l’informer qu’il disposait de dix jours pour présenter une réponse écrite. De même, ils ont omis de faire part d’une autorisation signée libérant le conseil devant la SPR du secret professionnel. Par conséquent, le conseil devant la SPR n’a jamais déposé de réponse aux allégations.

III. La décision

[17] Le 5 mars 2020, la SAR a rejeté l’appel. La SAR n’était pas convaincue que la représentation du conseil devant la SPR avait entraîné un manquement à l’équité procédurale. La SAR a souligné que les éléments de preuve qu’ont présentés les demandeurs concernant les nouveaux exposés circonstanciés étaient contradictoires et portaient à confusion. Par exemple, la demanderesse principale a déclaré qu’elle ne savait pas ce qu’elle signait, ni à quelles déclarations la SPR faisait référence pendant l’audience. De plus, elle aurait pris connaissance du contenu des nouveaux exposés circonstanciés seulement après le rejet de leur demande. La SAR a conclu que ces éléments contredisaient les allégations de la demanderesse principale selon lesquelles elle affirme avoir été confuse pendant l’audience, car elle croyait que la SPR utilisait les nouveaux exposés circonstanciés que le conseil devant la SPR avait déposés.

[18] La SAR a énoncé le critère relatif au manquement à l’équité procédurale en raison d’une représentation inadéquate. La SAR a conclu que la première étape du critère, l’avis au conseil, n’a pas été satisfaite, parce que les demandeurs n’ont pas avisé le conseil de la SPR et que celui‑ci n’a pas pu répondre aux allégations. Par conséquent, la SAR a rejeté les allégations de représentation inadéquate des demandeurs.

[19] La SAR a fait remarquer que la SPR a relevé plusieurs problèmes de crédibilité dans les allégations des demandeurs, notamment : 1) les activités politiques de la demanderesse principale; 2) son arrestation par la police; 3) l’omission de l’allégation de la demanderesse principale selon laquelle elle et les demandeurs mineurs avaient été empêchés de quitter la Turquie; 4) le fait que les demandeurs ont attendu avant de partir; 5) la façon dont le demandeur a été traité par l’armée à cause des activités de son épouse; 6) les incohérences quant au fait que les appelants auraient effectivement été menacés au cours de la seconde fouille de leur maison.

[20] La SAR a reconnu l’argument des demandeurs selon lequel certaines des divergences menant à des conclusions défavorables en matière de crédibilité étaient dues à la représentation inadéquate du conseil de la SPR. Toutefois, la SAR a fait remarquer que les demandeurs n’ont par ailleurs pas contesté les conclusions de la SPR en matière de crédibilité.

[21] La SAR a également fait remarquer que la SPR a admis que la demanderesse principale est Kurde de confession alévie et que les documents sur les conditions dans le pays ont confirmé que les alévis et les Kurdes sont victimes de discrimination. Toutefois, la SAR a conclu que le traitement décrit par la demanderesse principale n’équivalait pas à de la persécution.

[22] Les demandeurs ont également affirmé que la SPR aurait dû tenir compte de leur statut allégué de gens d’affaires prospères. La SAR a convenu avec la SPR que l’allégation précédente ne correspondait pas à leur profil et n’était pas pertinente pour évaluer le risque auquel ils étaient exposés. La SAR a jugé que la SPR avait eu raison de fonder son évaluation du risque uniquement sur l’identité de la demanderesse principale en tant que Kurde de confession alévie.

[23] En fin de compte, la SAR n’a pas accepté l’argument des demandeurs selon lequel la SPR n’avait pas tenu compte du risque visé à l’article 97 de la LIPR en tant que personnes à protéger. La SAR a conclu que le traitement prévu de la demanderesse principale, du fait qu’elle est Kurde et de confession alévie, ne satisfaisait pas au critère de la possibilité sérieuse de persécution, ni ne satisfaisait au critère plus exigeant énoncé à l’article 97.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle

[24] Les demandeurs ne contestent pas les motifs de la décision. Par conséquent, les questions sont les suivantes :

(1) La SAR a‑t‑elle entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en s’appuyant sur l’Avis de pratique?

(2) Y a‑t‑il eu manquement au principe d’équité procédurale ou à la justice naturelle attribuable à l’incompétence du conseiller juridique?

[25] Dans la décision Matharoo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 664 [Matharoo], la juge Elliot a examiné la norme de contrôle relativement à la question de l’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire : « La question de savoir s’il y a eu entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire ne se prête pas particulièrement à l’application d’une norme de contrôle, car une décision qui découle d’un pouvoir discrétionnaire limité est automatiquement déraisonnable. Il est donc préférable de trancher cette question en se demandant si la décision découle d’un pouvoir discrétionnaire limité […] » (au para 21, citant Austin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1277 au para 16).

[26] La seconde question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, parce qu’il est question d’un manquement au principe de l’équité procédurale (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23. Selon la norme de la décision correcte, il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence envers le décideur. La Cour effectue sa propre analyse et se demande si la décision était la bonne (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 50).

V. Positions des parties

A. La position des demandeurs

[27] Les demandeurs soutiennent que la SAR a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en s’appuyant sur l’Avis de pratique pour trancher l’appel. Selon eux, la SAR a utilisé une formalité procédurale pour éviter d’analyser adéquatement les questions de fond qu’ils ont soulevées.

[28] Les demandeurs soutiennent également que l’incapacité du conseil devant la SAR de les représenter adéquatement a entraîné un manquement à la justice naturelle. Les demandeurs se sont conformés au protocole de la Cour, Concernant les allégations formulées contre les avocats ou contre d’autres représentants autorisés au cours des instances de la Cour fédérale en matière de citoyenneté, d’immigration et de personnes à protéger [Protocole de procédure], en donnant un avis au conseil devant la SAR.

B. La position du défendeur

[29] Le défendeur fait valoir que les protocoles tels que l’Avis de pratique existent pour assurer l’équité et la bonne administration de la justice et ne constituent pas une entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Un demandeur doit aviser son ancien conseil des allégations d’incompétence afin de lui donner l’occasion de répondre (Satkunanathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 470 au para 37 [Satkunanathan]). Il incombe aux demandeurs de prouver à la Cour que le conseil était incompétent et que le résultat aurait été différent. Le critère est « très rigoureux » (Abuzeid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 34 au para 21 [Abuzeid]). La Cour doit décider si les omissions en question ont causé un préjudice à la demanderesse, en l’absence duquel elle aurait obtenu un résultat différent (Abuzeid au para 22, Gaudron c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2014 CF 1092 au para 9 [Gaudron]).

[30] Le défendeur reconnaît que la question de la responsabilité de l’avocat à l’origine des problèmes concernant les demandes d’asile des demandeurs n’est pas claire. Il fait valoir que les demandeurs n’ont pas démontré que l’incompétence de l’un ou l’autre de leurs anciens conseils leur a causé un préjudice important. Le défendeur soutient que le fait que l’interprète leur a fait signer les divers documents sans explication constituait une partie prédominante des problèmes allégués.

[31] Le défendeur fait valoir que, quoi qu’il en soit, la SAR a accepté les nouveaux éléments de preuve relatifs au fondement de leur demande, qui n’avaient pas été présentés à la SPR. À la lumière des nouveaux éléments de preuve, la SAR a procédé à l’examen des allégations de risque et a raisonnablement rejeté leurs demandes.

VI. Analyse

A. La SAR a‑t‑elle entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en s’appuyant sur l’Avis de pratique?

[32] Comme l’ont fait valoir les demandeurs, la situation est quelque peu compliquée en l’espèce du fait qu’ils allèguent une incompétence de la part du conseil devant la SPR et du conseil devant la SAR. En ce qui concerne la décision de la SAR, les demandeurs soutiennent que le conseil devant la SAR n’a pas correctement informé le conseil devant la SPR des allégations portées contre lui. Il n’est pas contesté que le conseil devant la SAR n’a pas suivi l’Avis de pratique. Pourtant, la SAR a invoqué l’absence de conformité pour rejeter l’appel.

[33] Dans la décision Calandrini c Canada (Procureur général), 2018 CF 52 le juge Mosley a expliqué que « [l]’exercice du pouvoir discrétionnaire par un décideur a été entravé si la décision est prise en conformité avec les opinions d’une autre personne, sans l’exercice d’un jugement indépendant » (au para 126), ce qui est aussi vrai si un décideur suit aveuglément une politique précise. Un décideur ne peut pas entraver l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui lui est accordé en adoptant une politique, puis en refusant de tenir compte d’autres facteurs qui sont pertinents sur le plan juridique (Halfway River First Nation c British Columbia (Ministry of Forests), 1999 BCCA 470 au para 62 citant Maple Lodge Farms c Gouvernement du Canada [1982] 2 RCS 2).

[34] J’estime que la SAR a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en fondant sa décision sur la non‑conformité à l’Avis de pratique du conseil devant la SAR et en refusant ensuite de tenir compte des circonstances dont elle était saisie. La décision de la SAR est ainsi libellée :

[36] Il est généralement reconnu que, pour démontrer qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale en raison d’une représentation inadéquate, les appelants doivent démontrer les faits suivants :

i) Ils ont avisé l’ancien conseil et lui ont donné l’occasion de répondre;

ii) Ils ont démontré que l’acte ou l’omission de l’ancien conseil constituait de l’incompétence, même sans considérer ceux‑ci avec du recul;

iii) Ils ont démontré que l’issue de leur cause aurait été différente si le conseil n’avait pas été incompétent.

[37] L’avis de pratique de la CISR vise à aborder le premier point. En l’espèce, je ne suis pas convaincu que l’ancien conseil a eu l’occasion de répondre aux allégations. En l’absence de cette exigence, les allégations de représentation inadéquate des appelants doivent être rejetées.

[35] En examinant les observations du conseil devant la SAR, bien que la négligence ou l’incompétence du conseil ne soit pas explicitement mentionnée comme un motif d’appel, le conseil devant la SAR a exposé sa position concernant le conseil devant la SPR au paragraphe 42 :

[Traduction]

Les addenda de l’appelante fournissent des précisions et clarifient de nombreuses questions que la SPR a dû trancher ‑ les questions mêmes qui étaient pertinentes quant à la crédibilité de l’appelante. Le fait que l’interprète (qui s’est d’abord présenté comme un avocat et a commencé le processus de demande) a déposé la demande des appelants, laquelle demande a ensuite été transférée à leur conseil, qui a tenté de minimiser la négligence de l’interprète tout en ne respectant pas les Règles, démontre sans équivoque que l’appelante a été mal représentée. Qui plus est, les appelants n’ont pas été informés de ce qui s’est passé concernant la rédaction de leur récit.

[36] Le passage ci‑dessus montre que la SAR disposait d’éléments de preuve concernant la négligence du conseil devant la SPR, ce qui l’a incitée à fournir l’Avis de pratique au conseil devant la SAR. Néanmoins, au détriment des demandeurs et au su de la SAR, le conseil devant la SAR n’a pas suivi l’Avis de pratique. Je concède au défendeur que des protocoles existent pour assurer l’équité envers les conseils dont l’intégrité professionnelle est mise en doute. Toutefois, en l’espèce, la SAR était saisie de documents démontrant que la représentation des demandeurs par le conseil devant la SPR posait problème et la SAR n’en a pas tenu compte. Elle s’est plutôt fondée sans réserve sur l’Avis de pratique. Comme je l’ai indiqué ci‑dessus, la question de la crédibilité était liée à l’incompétence du conseil devant la SPR pour ce qui est des nouveaux exposés circonstanciés. Pourtant, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR quant à la crédibilité. En conclusion, la SAR n’a jamais évalué adéquatement la question de la négligence du conseil des demandeurs devant la SPR parce qu’elle s’est appuyée sur l’Avis de pratique. Ce faisant, la SAR a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

B. Y a‑t‑il eu manquement au principe d’équité procédurale ou à la justice naturelle attribuable à l’incompétence du conseiller juridique?

[37] Les demandeurs allèguent que les deux conseils ont été incompétents. Ils soutiennent qu’il importe peu de savoir qui est fautif, mais plutôt qu’il y a eu injustice (Pramauntanyath c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 174 au para 25).

[38] Dans la décision Satkunanathan, le juge Pamel a passé en revue la jurisprudence de la Cour concernant le critère à deux volets permettant de conclure à l’incompétence d’un conseil : un demandeur doit établir 1) que les actes ou omissions de son conseil précédent relevaient de l’incompétence et 2) que ces actes ou omissions ont entraîné une erreur judiciaire (aux para 35 et 36). Il incombe aux demandeurs de prouver chacun des éléments du critère de représentation négligente, notamment en réfutant la présomption selon laquelle « l[e] représentan[t] a agi de manière compétente » (Gaudron au para 17).

[39] Dans la décision Galyas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 250 [Galyas], le juge Russell a également fait remarquer que le critère permettant d’établir qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale en raison de l’incompétence d’un conseil est très rigoureux (au para 83). Pour les motifs qui suivent, je conclus que les demandeurs se sont acquittés du fardeau de la preuve qui leur incombait.

[40] En l’espèce, en raison des actions du conseil devant la SAR, la SAR n’a jamais été en mesure de se prononcer pleinement sur l’allégation d’incompétence à l’égard du conseil devant la SPR. En plus de l’affidavit de la demanderesse principale exposant les problèmes liés au conseil devant la SPR, la SAR a également accepté l’affidavit de Selma Durmus. Comme les demandeurs, Mme Durmus a résidé temporairement au domicile de l’interprète et a vécu une expérience similaire avec l’interprète et le conseil devant la SPR. Mme Durmus a toutefois retenu les services d’un autre conseil avant son audience devant la SPR. Bien qu’il y ait une légère divergence entre l’affidavit de la demanderesse principale et la plainte auprès du Barreau en ce qui concerne les dates de rencontre avec le conseil devant la SPR, j’estime que cela ne suffit pas à discréditer les allégations de la demanderesse principale à l’égard du conseil devant la SPR. La divergence est légère et compréhensible compte tenu de la brièveté des réunions mentionnées dans la plainte auprès du Barreau. De plus, aucune preuve ne contredit les affidavits de la demanderesse principale ou de Mme Durmus concernant les problèmes avec l’interprète et le conseil devant la SPR. Comme la SAR l’a mentionné au moment de sa décision, le conseil de la SPR n’avait toujours pas donné de réponse.

[41] De plus, même après que la SAR eut fourni l’Avis de pratique au conseil devant la SAR, ce dernier ne s’y est pas conformé en raison du dilemme auquel il était confronté. En raison de ce qui précède, la SAR a refusé d’examiner l’allégation des demandeurs concernant la représentation inadéquate par le conseil devant la SPR. Le conseil devant la SAR décrit ce dilemme dans son courriel du 27 juillet 2019, dans lequel il répond à l’allégation d’incompétence soulevée en l’espèce :

[traduction]

J’ai examiné attentivement le dossier des appelants et j’ai attiré leur attention sur le fait que le Commission a refusé d’inscrire au dossier leur version plus détaillée et améliorée du récit, qui a été déposée quelques jours avant l’audience, nonobstant le fait qu’ils attendaient leur audience depuis plusieurs mois. Ce n’est pas la première fois que la manière non conventionnelle de traiter une affaire et la relation entre les conseils Timothy Leach et C. Gungoren sont portées à mon attention (j’ai eu trois autres clients qui se sont trouvés exactement dans la même situation, et l’un d’entre eux était un colocataire et ami proche).

J’ai expliqué aux appelants mon dilemme dans l’affaire : concernant les appelants qui ne voulaient pas faire affaire avec un autre avocat en raison de leur barrière linguistique (ils ne voulaient pas travailler avec un autre interprète) et un ami avocat chevronné que je connais depuis 22 ans. La négligence professionnelle de l’avocat était tellement évidente dans le dossier que j’ai cru que la SAR prendrait en considération mes observations sur la question et que l’affaire serait renvoyée pour une nouvelle audience.

Après avoir reçu l’avis de la SAR, j’ai appelé les appelants pour leur expliquer la situation et j’ai déposé une plainte officielle contre le conseil. Je reconnais que mes hésitations et mon dilemme ont en partie porté préjudice à la cause des appelants : Je n’aurais pas dû demander aux appelants d’aller voir quelqu’un d’autre ou, une fois le dossier accepté, j’aurais dû me conformer à toutes les règles et formalités sans tenir compte de la situation indésirable qui en résulterait.

[42] Essentiellement, en raison de sa relation avec le conseil devant la SPR, le conseil devant la SAR a d’abord hésité à présenter une plainte pour motif de représentation inadéquate. Le conseil devant la SAR reconnaît également que ses actions à l’égard du conseil devant la SPR ont causé un certain préjudice aux demandeurs. Je conviens avec les demandeurs de la suffisance de la preuve pour conclure que le conseil devant la SAR a agi de façon incompétente, ce qui satisfait au premier volet du critère.

[43] Récemment, dans la décision Sayegh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 795, la juge Elliot a conclu qu’il n’y avait pas eu de manquement à l’équité procédurale lorsqu’un demandeur a allégué que son conseil devant la SAR était incompétent. La juge Elliot s’est appuyée sur le fait que la demanderesse a refusé de poursuivre son conseil devant la SPR pour incompétence ou de déposer contre lui une plainte auprès de l’organe directeur compétent. Le conseil devant la SAR de la demanderesse a également déposé des observations détaillées sur les allégations de la demanderesse, notamment sur le fait que celle‑ci n’a pas collaboré au dépôt de la plainte contre son ancien conseil devant la SPR. En bref, la demanderesse est devenue l’auteure de sa propre infortune (au para 67). Ce n’est pas le cas en l’espèce. Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, les demandeurs ont déposé une plainte auprès du Barreau contre le conseil devant la SPR et la réponse du conseil devant la SAR, reproduite ci‑dessus, indique que ses actions ont probablement causé un certain préjudice aux demandeurs.

[44] Le deuxième volet du critère exige que les demandeurs démontrent qu’en raison de l’incompétence du conseil, une erreur judiciaire s’est produite. En l’espèce, contrairement à ce qui s’est passé dans les affaires Satkunanathan et Gaudron, il y a deux niveaux d’incompétence en jeu qui ont donné lieu à une erreur judiciaire. Il est donc difficile de décider s’il est raisonnablement probable que la décision de la SAR aurait été différente n’eût été l’incompétence du conseil devant la SAR. Toutefois, je ne suis pas d’accord avec le défendeur pour dire que les demandeurs n’ont pas réussi à établir qu’il existe une probabilité raisonnable que l’issue de l’instance aurait été différente n’eût été l’incompétence du conseil précédent (Jeffrey c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 605 au para 9).

[45] Le fait que le conseil de la SAR ne se soit pas conformé à l’Avis de pratique a donné lieu à une erreur judiciaire. Le conseil devant la SAR a reconnu dans un courriel daté du 27 juillet 2022 avoir causé un certain préjudice aux demandeurs. Je reconnais que le fait de subir un préjudice ne signifie pas nécessairement qu’il y a eu une erreur judiciaire. Toutefois, l’aveu qui précède est révélateur vu les éléments de preuve concernant l’incompétence du conseil devant la SPR. À mon avis, si la SAR avait tenu compte de l’incompétence du conseil devant la SPR dans le dossier, y compris de la participation de l’interprète, des éléments de preuve de la demanderesse principale et des nouveaux éléments de preuve de l’amie, les résultats auraient pu être différents. Malheureusement, les allégations d’incompétence des demandeurs à l’encontre du conseil devant la SPR n’ont jamais été pleinement prises en compte, car la SAR s’est appuyée sur l’Avis de pratique.

[46] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que les demandeurs ont démontré qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale.

VII. Conclusion

[47] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les demandeurs ont démontré que la SAR a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et que leur droit à l’équité procédurale n’a pas été respecté.

[48] Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier, et aucune n’est soulevée en l’espèce.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2741‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour nouvel examen.

  2. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM‑2741‑20

 

INTITULÉ :

MAKBULE YANASIK; AZRA YANASIK; ET EZGI YANASIK ET GOKHAN YANASIK, représentés par leur tutrice à l’instance, MAKBULE YANASIK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 mai 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 30 novembre 2021

COMPARUTIONS :

Daniel Epstein

Pour les demandeurs

 

Jocelyn Espejo‑Clarke

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Daniel Epstein

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Cabinet d’avocats

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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