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Date : 20211125

Dossier : IMM-6233-20

Référence : 2021 CF 1306

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2021

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

DAVID ONIEL FORBES

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision, datée du 20 mai 2020, rendue à l’égard de la demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] présentée par le demandeur. Dans cette décision faisant l’objet du présent contrôle, l’agent d’ERAR a conclu que le demandeur ne serait pas exposé, au motif qu’il est bisexuel, à un risque de torture, à une menace à sa vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités s’il retournait en Jamaïque.

[2] Le demandeur affirme que l’agent d’ERAR a fait des constatations implicites, déguisées ou voilées sur la crédibilité de sa bisexualité, et qu’il aurait donc dû être convoqué à une audience conformément à l’alinéa 113b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] et à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS 2002-227 [le RIPR]. Il soutient également que la décision de l’agent d’ERAR n’était pas correcte ni raisonnable, et que les motifs exposés étaient inadéquats en plus de ne pas suffisamment tenir compte des questions, facteurs et éléments de preuve essentiels.

[3] Pour les motifs qui suivent, je suis convaincue que la décision de l’agent d’ERAR de ne pas tenir d’audience était correcte et que sa décision était raisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

II. Contexte

[4] Le demandeur est un citoyen de la Jamaïque âgé de 53 ans. Il a rencontré sa femme au Canada en 2009 (où il était entré avec visa de visiteur) et ils se sont mariés en 2011. Le demandeur est resté au Canada jusqu’en 2012, après quoi il a dû quitter le pays pour pouvoir finaliser sa demande de parrainage par sa femme. Malheureusement, cette dernière est décédée subitement le 2 janvier 2014, une information que le demandeur n’a pas mentionnée au bureau des visas de Kingston, en Jamaïque, ni à son point d’entrée au Canada le 21 janvier 2014.

[5] Le 30 juin 2015, un agent a établi un rapport au titre du paragraphe 44(1) de la LIPR. Il y soutenait que le demandeur était interdit de territoire au sens de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR du fait qu’il avait, directement ou indirectement, fait une présentation erronée sur des faits relatifs au décès de sa femme, survenu en 2014. La Section de l’immigration a procédé à une enquête à l’issue de laquelle une mesure d’exclusion a été prise, ce qui a privé le demandeur de son statut de résident permanent. Le demandeur a interjeté appel de la décision rendue par la Section de l’immigration devant la Section d’appel de l’immigration, mais il a été débouté.

[6] Étant sous le coup d’une mesure de renvoi exécutoire, le demandeur s’est vu offrir la possibilité de demander la protection au ministre dans le cadre d’un processus d’ERAR. Le demandeur a ainsi présenté le 13 novembre 2019 sa demande d’ERAR et ses observations, dans lesquelles il indiquait qu’en raison de sa bisexualité, il serait exposé à des risques s’il retournait en Jamaïque. Il affirmait qu’il avait eu plusieurs relations homosexuelles et qu’en raison de sa bisexualité, il risquait d’être exposé à des préjudices, à du harcèlement, au ridicule et à de la violence physique (comme des agressions au couteau) en Jamaïque. Il soulignait également que, puisque la plupart des activités et comportements associés aux minorités sexuelles étaient illégaux dans son pays d’origine, ces minorités ne bénéficiaient pas de la protection de l’État.

[7] Le 21 novembre 2019, l’avocat du demandeur a envoyé une lettre, par télécopieur, au bureau de réduction de l’arriéré de Citoyenneté et Immigration Canada responsable de l’ERAR pour demander la tenue d’une audience en vertu de l’article 167 du RIPR. Voici un extrait de cette lettre :

[traduction]

Pour faire suite à la demande d’ERAR et aux observations que M. Forbes a transmises à votre bureau le 12 novembre 2019, nous demandons respectueusement la tenue d’une audience conformément à l’article 167 du RIPR et à la décision de la Cour fédérale dans Sayed c Canada, 2010 CF 796.

[8] L’avocat du demandeur a présenté la même demande d’audience deux fois le 21 novembre 2019, à des numéros de télécopieur différents et à une minute d’intervalle.

III. Décision en cause

[9] Dans sa décision de rejeter la demande d’ERAR du demandeur, l’agent d’ERAR a conclu que ce dernier ne serait exposé qu’à un simple risque de persécution au sens de l’article 96 de la LIPR et qu’il était peu probable qu’il soit exposé au risque d’être soumis à la torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, au sens de l’article 97 de la LIPR, s’il retournait en Jamaïque.

[10] L’agent d’ERAR a d’abord noté que le seul élément qui étayait la prétention du demandeur au sujet de son orientation sexuelle était l’exposé circonstancié que le demandeur lui-même avait fait. Il a ensuite résumé l’exposé circonstancié en question, dans lequel le demandeur racontait la stigmatisation et les conséquences qu’il subissait à cause de sa bisexualité en Jamaïque, de même que sa première relation sexuelle avec un autre homme, la découverte de sa bisexualité et l’annonce de son orientation sexuelle à certains membres de sa famille.

[11] L’agent d’ERAR a conclu que le demandeur n’avait pas donné de détails au sujet d’événements importants mentionnés dans son exposé circonstancié, comme l’identité de tout partenaire notable, les circonstances entourant sa première expérience homosexuelle et la découverte de son orientation sexuelle, ni en ce qui concerne la violence qu’il aurait subie. Il a également souligné que même si le demandeur avait affirmé que certains membres de sa famille étaient au courant de son orientation sexuelle, celui-ci n’avait pas su expliquer pourquoi il n’avait pas pu obtenir de témoignages corroborants de ces personnes. En raison des déclarations générales et vagues du demandeur et du fait que son exposé circonstancié était le seul élément de preuve où il était question de son orientation sexuelle, et vu l’absence de preuve corroborante, l’agent d’ERAR a conclu que le demandeur n’avait pas su établir sa bisexualité selon la prépondérance des probabilités.

[12] L’agent d’ERAR a accepté d’emblée la preuve objective dont il était saisi à l’égard des conditions misérables de la communauté LGBTQ+ en Jamaïque, et qui faisait notamment état de violence et de discrimination continues, d’un manque de confiance envers la police et de l’absence d’interventions de celle-ci pour protéger les membres de la communauté. Cependant, compte tenu de l’absence de preuve suffisante pour établir l’orientation sexuelle du demandeur, il a souligné qu’il ne pouvait pas conclure que ce dernier était exposé à un risque prospectif de persécution à son retour en Jamaïque.

[13] L’agent d’ERAR a examiné la jurisprudence invoquée par l’avocat du demandeur relativement à la protection de l’État, à la possibilité de refuge intérieur et à la crédibilité. Il a conclu que cette jurisprudence n’était d’aucune utilité au demandeur parce qu’il n’y était pas question des circonstances personnelles de celui-ci et qu’elle n’aidait pas à établir son orientation sexuelle.

[14] En terminant, l’agent d’ERAR a indiqué que selon lui, la crédibilité de la preuve produite par le demandeur n’était pas en cause. Il estimait plutôt qu’elle était insuffisante. Il a ajouté qu’il incombait au demandeur de fournir une preuve documentaire suffisante pour étayer son allégation de risque selon la prépondérance des probabilités, ce qu’il n’a pas fait en l’espèce.

[15] Sur la question de l’audience, l’agent d’ERAR a coché la case indiquant qu’il n’y aurait pas d’audience au titre de l’article 167 du RIPR, mais n’a donné aucun motif pour justifier sa décision.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[16] La présente demande soulève les questions suivantes :

  1. L’agent d’ERAR a-t-il porté atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale en ne lui accordant pas d’audience?

  2. La décision de l’agent d’ERAR était-elle raisonnable?

[17] En ce qui concerne la première question, les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. Je constate que la jurisprudence de la Cour est partagée sur ce point. Dans certaines décisions, la question est présentée comme une question d’équité procédurale qui devrait être examinée selon la norme de la décision correcte [voir Zmari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132 aux para 10-13; Nadarajan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 403, aux para 12-17; et Nur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 951 au para 8]. Dans d’autres décisions, lorsque la question est présentée comme une question mixte de fait et de droit, c’est plutôt la norme de la décision raisonnable qui est appliquée [voir Nhengu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 913 au para 5; Kioko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 717 aux para 17‑19; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 12-17; Hare c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 763 aux para 11, 12]. Or, étant donné que les parties s’entendent pour dire que la norme de contrôle applicable à l’espèce est celle de la décision correcte, je suis disposée à appliquer cette norme.

[18] Lorsqu’elle applique la norme de la décision correcte, la Cour ne dispose d’aucune marge d’appréciation et est tenue de faire preuve de déférence. Lorsqu’elle doit déterminer s’il y a eu manquement à l’équité procédurale, une cour de révision doit établir si la procédure suivie par le décideur était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances [voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54; Baker c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] 2 CSC 817 aux pages 837-841].

[19] En ce qui concerne la deuxième question, les parties ont convenu que la norme de la décision raisonnable s’applique. Une cour de révision qui examine une décision en fonction de la norme de contrôle de la décision raisonnable doit se demander si cette décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 68 au para 99]. Enfin, tant le résultat que le raisonnement suivi doivent être raisonnables [voir Vavilov, précité, au para 83].

V. Analyse

A. Questions préliminaires

[20] L’avocat du demandeur a indiqué, dans son mémoire additionnel, que son client s’appuyait sur les observations qu’il avait faites dans son mémoire initial et dans sa réponse, de même que sur celles figurant dans son mémoire additionnel. Comme je l’ai dit à l’avocat du demandeur lors de l’audience, l’ordonnance de la Cour datée du 27 août 2021 prévoit clairement que le mémoire additionnel du demandeur remplace le mémoire déposé en application de l’article 10 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés et son mémoire en réplique, en application de l’article 13. Par conséquent, les observations susmentionnées ne sont pas recevables et ne seront donc pas prises en compte.

B. L’agent d’ERAR a-t-il porté atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale en ne lui accordant pas d’audience?

[21] Contrairement à ce que le demandeur a affirmé, il ne dispose pas du droit à une audience. La tenue d’une audience est laissée à la discrétion du ministre [voir l’alinéa 113b) de la LIPR]. Par ailleurs, l’article 167 du RIPR définit comme suit les facteurs à prendre en compte pour décider si une audience est requise :

Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

[22] Ainsi, la tenue d’une audience est généralement requise si des questions de crédibilité se posent relativement à des éléments de preuve importants pour la prise de la décision et que ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande soit accueillie [voir Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1439 au para 41].

[23] Le demandeur affirme que l’agent d’ERAR a commis une erreur en tirant des conclusions voilées et non étayées sur la crédibilité qui avaient de l’importance quant à sa demande d’ERAR, et que l’agent a camouflé ses conclusions sous le couvert de préoccupations relatives à l’insuffisance de la preuve. Le demandeur soutient également que ces conclusions voilées en matière de crédibilité auraient dû être abordées dans le cadre d’une audience.

[24] Comme la jurisprudence l’a reconnu, il peut être difficile de faire la part des choses entre une conclusion relative à l’insuffisance de la preuve et une conclusion relative à la crédibilité, si ce n’est que dans le deuxième cas, il s’agit d’un facteur à prendre en compte pour la tenue d’une audience. Dans la décision Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, un agent d’ERAR avait conclu que la preuve présentée par la demanderesse n’établissait pas qu’elle était lesbienne. Le seul élément de preuve avait été présenté par l’avocate de la demanderesse sous forme d’observations écrites, et l’agent avait conclu qu’elles n’avaient pas de valeur probante. La demanderesse a soutenu que l’agent avait plutôt tiré une conclusion relative à sa crédibilité. Le juge Zinn n’était pas d’accord et a estimé que le raisonnement de l’agent d’ERAR donnait simplement à penser que celui-ci ni ne croyait, ni ne croyait pas la demanderesse; il n’était pas convaincu (au para 34) :

Je pense aussi qu’il n’y a rien dans la décision contestée qui indique qu’une partie quelconque de cette décision était basée sur la crédibilité de la demanderesse. L’agent ni ne croit ni ne croit pas que la demanderesse est lesbienne – il n’est pas convaincu. Il dit que la preuve objective n’établit pas qu’elle est lesbienne. En bref, il a conclu qu’il y avait un élément de preuve – la déclaration de l’avocate – mais que c’était insuffisant pour établir, selon la prépondérance de la preuve, que Mme Ferguson était lesbienne. Selon moi, cette conclusion ne remet pas en cause la crédibilité de la demanderesse.

[25] Dans la décision Ferguson, le juge Zinn a conclu qu’il n’était pas nécessaire de tenir une audience, parce que « la décision n’était pas basée sur la crédibilité, mais plutôt sur la conclusion que les éléments de preuve présentés n’établissaient pas, selon la prépondérance de la preuve, que Mme Ferguson était ouvertement lesbienne ».

[26] Je souscris au raisonnement tenu par le juge Zinn dans la décision Ferguson et conclus qu’il s’applique de la même manière aux circonstances de l’espèce, dont les faits sont semblables. Je rejette donc l’affirmation du demandeur selon laquelle la décision de l’agent d’ERAR était fondée sur une conclusion voilée relative à la crédibilité. En effet, je conclus que le véritable fondement de la décision en l’espèce était celui énoncé expressément par l’agent d’ERAR, à savoir que ce dernier n’était pas convaincu que le demandeur s’était acquitté de son fardeau de la preuve. Ainsi, comme la décision de l’agent d’ERAR était fondée sur le caractère insuffisant de la preuve, il n’était pas nécessaire de tenir une audience.

[27] Le demandeur s’appuie en outre sur l’affaire Zokai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 1103 aux para 7, 12, pour affirmer que l’on n’a pas accusé réception de ses demandes d’audience; que rien n’indique que l’agent d’ERAR a même examiné ces demandes, ou qu’il les a reçues et a omis d’expliquer pourquoi il refusait la tenue d’une audience, autant de facteurs qui constituent un manquement à l’équité procédurale due au demandeur.

[28] Cependant, l’espèce est différente de l’affaire Zokai, le demandeur avait présenté une « demande détaillée en vue d’obtenir une audience, en faisant référence expressément aux facteurs énumérés à l’article 167 du Règlement ». Dans l’affaire dont je suis saisie, le demandeur n’a rien fait de tel. Bien que le demandeur affirme qu’il a envoyé deux demandes distinctes par télécopieur, un examen attentif de la preuve révèle qu’il a en fait envoyé la même demande au bureau de réduction de l’arriéré de Citoyenneté et Immigration Canada à une minute d’intervalle, et à deux numéros différents. De plus, et plus important encore, la demande d’audience du demandeur ne contenait aucune information pour justifier de celle-ci et ne précisait pas le fondement sur lequel le demandeur s’appuyait pour affirmer qu’une telle audience devait avoir lieu. Dans sa demande d’audience, le demandeur a invoqué la décision Sayed, sans pour autant en citer un paragraphe particulier à l’appui, mais à la lecture de cette décision, on constate que la Cour a jugé que l’équité procédurale n’exigeait pas que l’agent convoque une audience.

[29] Je conclus que les circonstances du présent dossier s’apparentent davantage à celles de l’affaire Aivani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1231, où la Cour avait conclu que dans sa brève demande d’audience, la demanderesse n’avait pas indiqué les considérations susceptibles de justifier, aux termes de l’article 167 du RIPR, la tenue d’une audience. Dans ces circonstances, et étant donné qu’aucun des facteurs énoncés à l’article 167 n’existait, la Cour a jugé que l’agent n’avait pas l’obligation de faire quoi que ce soit de plus à l’égard de la demande que de cocher la case « non » à la question de savoir s’il devait y avoir une audience.

[30] La Cour est parvenue à une conclusion similaire dans la décision Csoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 653 au para 14, à savoir qu’un agent d’ERAR n’est pas tenu d’expliquer le motif pour lequel il n’a pas tenu d’audience si la question de la crédibilité n’était pas en cause.

[31] Je suis convaincue que, dans les circonstances de l’espèce, l’agent d’ERAR n’a pas manqué à l’obligation d’équité procédurale en ne tenant pas d’audience et en n’expliquant pas sa décision, étant donné qu’il n’a pas tiré de conclusion sur la crédibilité, voilée ou autre. Je suis convaincue que la question déterminante était celle du caractère suffisant de la preuve présentée par le demandeur, un facteur qui ne fait pas naître le besoin de tenir une audience.

C. La décision de l’agent d’ERAR était-elle raisonnable?

[32] Le demandeur affirme que l’approche et le raisonnement de l’agent d’ERAR étaient dans leur ensemble fondamentalement viciés et, par conséquent, manifestement déraisonnables, car celui-ci a indiqué qu’il ne remettait pas en doute la crédibilité de la preuve présentée par le demandeur, mais a conclu par ailleurs que cette preuve n’établissait pas pour autant la bisexualité de ce dernier. Le demandeur prétend que les déclarations et les conclusions de l’agent d’ERAR constituent l’expression voilée d’une incrédulité infondée et que le seul fait d’affirmer que la crédibilité n’est pas en cause ne rend pas véridique cette affirmation.

[33] Le demandeur soutient de plus que l’agent d’ERAR a imposé indûment ses propres attentes et normes déraisonnables en s’appuyant sur l’omission alléguée du demandeur de présenter des éléments de preuve corroborants et détaillés. Il avance en outre qu’il était déraisonnable pour l’agent d’ERAR de s’attendre à ce qu’il fournisse des éléments de preuve supplémentaires, compte tenu de [traduction] « toutes les circonstances pertinentes ».

[34] Par ailleurs, le demandeur affirme que les conclusions de l’agent d’ERAR étaient inexactes, puisque le demandeur avait bel et bien fourni une preuve convaincante, étayée, complète et détaillée dans son exposé circonstancié et sa demande.

[35] Comme l’a dit le juge Zinn dans la décision Ferguson, précitée, aux para 22-24, la norme de preuve dans les instances administratives est la prépondérance de la preuve. Dans sa demande d’ERAR, le demandeur doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il ne serait pas exposé à un risque de torture, à une menace à sa vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités s’il retournait dans son pays. Ce risque s’établit par la présentation de la preuve à l’agent d’ERAR. Le demandeur a toutefois aussi une charge de présentation, c’est-à-dire la charge de présenter de la preuve pour chacun des faits qui doit être démontré. Même si un demandeur s’est acquitté de sa charge de présentation de la preuve parce qu’il a présenté des éléments de preuve pour chaque fait essentiel, il pourrait ne pas s’être acquitté de la charge de persuasion parce que la preuve présentée n’établit pas les faits requis, selon la prépondérance des probabilités.

[36] Au sujet de la question du caractère suffisant, la Cour a reconnu que l’orientation sexuelle pouvait être difficile à établir quand elle sert de fondement à une demande de protection, car on ne peut s’attendre à ce que l’orientation sexuelle puisse être établie aussi facilement au moyen d’une preuve corroborante que d’autres facteurs comme les antécédents professionnels ou scolaires d’une personne [voir Osikoya c Canada, 2018 CF 720 au para 60].

[37] En l’espèce, le demandeur s’appuie exclusivement sur son exposé circonstancié pour établir son orientation sexuelle. En examinant cet élément de preuve, l’agent d’ERAR a toutefois jugé qu’il était de nature générale et vague. Bien que le demandeur fasse état, dans son exposé circonstancié, de plusieurs expériences significatives en tant que bisexuel, il donne très peu de détails sur ces expériences. Il affirme par exemple qu’il a été [traduction] « exposé à de fréquentes menaces de préjudices, à du harcèlement, au ridicule et à la violence physique, dont des agressions au couteau, avant de quitter la Jamaïque ». Toutefois, il n’y a aucun détail sur quelque menace de préjudice particulière que ce soit, ni sur un incident où le demandeur aurait été agressé à cause de son orientation sexuelle ou sur des violences qu’il aurait subies, et encore moins sur les nombreuses agressions au couteau dont il aurait été victime.

[38] De la même manière, le demandeur a déclaré dans son exposé circonstancié qu’il avait révélé son orientation sexuelle à de proches parents, mais il n’a produit aucune lettre ou déclaration provenant de ces personnes, pas plus qu’il n’a expliqué pourquoi il n’a pas fourni de tels documents.

[39] Le demandeur avait la possibilité de produire les détails, explications et documents à l’appui supplémentaires mentionnés plus haut, mais a choisi de n’en rien faire. Il faut se rappeler qu’il lui incombait de fournir à l’agent d’ERAR tous les éléments de preuve nécessaires pour établir qu’il était une personne à protéger, et qu’il devait donc avancer ses « meilleurs arguments » [voir Nhengu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 913 au para 6]. Bien que le demandeur affirme maintenant que la preuve fournie était suffisante [traduction] « eu égard à toutes les circonstances pertinentes », il n’a pas expliqué en quoi ces « circonstances pertinentes » l’empêchaient de soumettre la preuve requise à l’agent d’ERAR.

[40] Bien que le demandeur affirme qu’il a fourni [traduction] « une preuve convaincante, étayée, complète et détaillée » dans son exposé circonstancié et dans sa demande, et que l’agent d’ERAR a donc commis une erreur quand il a jugé que cette preuve était insuffisante, il ressort nettement de l’examen de l’exposé circonstancié que l’agent n’a pas commis d’erreur.

[41] Contrairement à ce qu’affirme le demandeur, j’estime que les raisons invoquées par l’agent d’ERAR pour conclure, d’une part, que le demandeur n’avait pas établi sa bisexualité et, d’autre part, qu’il ne remettait pas pour autant en doute la crédibilité du demandeur, ne sont pas fondamentalement viciées. Comme le juge le reconnaît dans la décision Ferguson, la charge de présentation et la charge de persuasion qui incombe au demandeur sont distinctes, et l’affirmation de ce dernier méconnaît cette distinction. Pour établir sa bisexualité, le demandeur a fourni des éléments de preuve dont l’agent d’ERAR n’a pas contesté la crédibilité, mais ce dernier n’était pas convaincu que le demandeur s’était acquitté de sa charge de persuasion consistant à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était bel et bien bisexuel.

[42] À l’audience, le demandeur a invoqué pour la première fois la décision que la Cour a rendue dans l’affaire Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207, où le juge Norris explique, au paragraphe 31, la différence entre une conclusion relative à la crédibilité et une conclusion relative au caractère insuffisant de la preuve. Le juge Norris y dit :

Un critère utile dans le présent contexte est le suivant : il appartient à la cour de révision de se demander si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande de protection. Dans la négative, la demande d’ERAR a alors échoué, non pas à cause d’une conclusion quelconque au sujet de la crédibilité, mais juste à cause du caractère insuffisant de la preuve. En revanche, si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande et que, malgré cela, cette dernière a été rejetée, cela donne à penser que le décideur avait des doutes sur la véracité de la preuve. Voir les décisions Liban c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1252, aux paragraphes 13 et 14; Haji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 889, au paragraphe 16; Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 147, aux paragraphes 23 à 25 [Horvath].

[43] Je conclus que la décision Ahmed n’aide pas le demandeur. En effet, ce dernier n’a fourni aucun élément de preuve concernant les expériences bisexuelles, les incidents de discrimination ou encore les actes de violence ou les menaces qu’il invoque pour justifier son besoin de protection. En l’absence de tels éléments de preuve, rien ne permettait de faire droit à la demande.

[44] À la lumière des lacunes susmentionnées relevées dans la preuve du demandeur, je conclus qu’il était raisonnable, pour l’agent d’ERAR, de juger que celle-ci était insuffisante et qu’elle ne permettait donc pas au demandeur de s’acquitter du fardeau de la preuve qui lui incombait.

[45] Par conséquent, je suis aussi d’avis que la décision de l’agent d’ERAR est raisonnable et qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6233-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune partie n’a proposé de question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6233-20

INTITULÉ :

DAVID ONIEL FORBES c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 novembre 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 25 novembre 2021

COMPARUTIONS :

Marc Herman

Pour le demandeur

Samina Essajee

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Herman & Herman

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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