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Date : 20211125


Dossier : IMM‑4594‑20

Référence : 2021 CF 1301

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2021

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

EDUARDO PALENCIA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Eduardo Palencia [M. Palencia], sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 28 août 2020 par un agent principal [l’agent]. Ce dernier a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par M. Palencia au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2] Pour les motifs qui suivent, la présente demande est rejetée. La Cour ne voit, dans l’évaluation de la preuve faite par l’agent ou dans la façon dont il a exercé son pouvoir discrétionnaire, aucune erreur qui rendrait la décision déraisonnable.

I. Contexte

[3] M. Palencia est un citoyen du Guatémala. Il est venu pour la première fois au Canada avec sa famille en 1990 à l’âge de deux ans, mais il a dû retourner au Guatémala à la suite du rejet de la demande d’asile présentée par sa famille. Il est demeuré au Guatémala jusqu’à l’âge de dix ans environ, moment où il est venu rejoindre ses parents au Canada. En 2000, les membres de sa famille se sont vu accorder le statut de résident permanent.

[4] M. Palencia dit avoir eu des difficultés à s’adapter au Canada, en partie en raison de sa précédente séparation d’avec ses parents. En 2006, il a été accusé de voies de fait graves après avoir participé, avec d’autres, à l’agression d’un commis de magasin. Il a plaidé coupable et s’est vu imposer une peine d’emprisonnement avec sursis de six mois suivie d’une période de probation de dix‑huit mois. M. Palencia indique qu’il a, durant sa détention préventive, poursuivi ses études et participé à des programmes de réhabilitation.

[5] En mars 2008, M. Palencia a été déclaré interdit de territoire au Canada pour grande criminalité, en application de l’alinéa 36(1)a) de la Loi. En mars 2009, une mesure d’expulsion a été prise contre lui. Il a interjeté appel de la mesure d’expulsion.

[6] En juin 2012, la Section d’appel de l’immigration [la SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a accordé à M. Palencia, sous conditions, un sursis de trois ans à l’exécution de sa mesure d’expulsion pour des motifs d’ordre humanitaire.

[7] En décembre 2013, M. Palencia a été trouvé en possession de marijuana et il a échappé à la police lors de son arrestation. Il explique qu’il a pris peur en pensant aux conséquences en matière d’immigration que pourrait avoir son arrestation.

[8] Le 1er mai 2014, la SAI a annulé le sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion accordé à M. Palencia en raison de plusieurs violations des conditions de son sursis, notamment l’omission de signaler ses changements d’adresse et de se présenter aux entrevues et à son audience. De plus, la SAI a souligné les accusations pesant contre lui depuis décembre 2013. M. Palencia a finalement été arrêté par l’Agence des services frontaliers du Canada plus de quatre ans plus tard, soit le 10 mai 2018.

[9] La demande d’examen des risques avant renvoi présentée par M. Palencia a été rejetée le 18 juillet 2018. Le 24 juillet 2018, il a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[10] M. Palencia a été expulsé vers le Guatémala le 30 août 2018.

II. La décision

[11] M. Palencia a sollicité la levée de son interdiction de territoire au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire en faisant valoir son degré d’établissement, ses liens familiaux et l’intérêt supérieur de sa fille.

[12] L’agent a souligné les antécédents de M. Palencia en matière d’immigration, notamment le fait qu’il était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité et qu’il avait été expulsé.

[13] L’agent a précisé que, durant les deux années écoulées depuis son expulsion, M. Palencia n’avait présenté aucun élément de preuve nouveau ou mis à jour démontrant que ses craintes quant à son retour au Guatémala étaient fondées ou qu’il éprouvait des difficultés au Guatémala.

[14] L’agent a aussi souligné que M. Palencia avait enfreint les conditions du sursis à l’exécution de sa mesure d’expulsion et qu’il avait fui les autorités d’immigration jusqu’à son arrestation en 2018. L’agent a conclu que, malgré les chances qui lui avaient été offertes, M. Palencia avait continué à bafouer les ordonnances judiciaires.

[15] L’agent a admis que la plupart des membres de la famille de M. Palencia – y compris ses parents, ses frères et sœurs, sa fille et sa conjointe de fait – vivaient au Canada et que leurs liens familiaux étaient forts. Il a toutefois souligné, même si cette solution n’est pas idéale, que le contact entre les membres d’une famille peut être maintenu grâce à des moyens technologiques et à des visites périodiques. L’agent a jugé que peu d’éléments de preuve indiquaient que les liens familiaux ou l’union de fait de M. Palencia avaient souffert, ou que celui‑ci ne pouvait plus compter sur le soutien de sa famille depuis son renvoi. L’agent a ajouté que la conjointe de fait de M. Palencia pourrait le parrainer depuis l’étranger au titre du regroupement familial s’il obtenait une autorisation de retour au Canada.

[16] L’agent a convenu que M. Palencia était bien établi au Canada. En outre, il a reconnu les nombreuses lettres d’appui rédigées par des membres de la famille et des amis de M. Palencia, mais il a estimé que plusieurs de ces personnes avaient eu une mauvaise influence sur le comportement de M. Palencia, lequel a fui les autorités et enfreint les conditions de son sursis.

[17] En ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent a souligné que la fille de M. Palencia, âgée de dix ans, vivait avec sa mère. L’agent a reconnu que la fille de M. Palencia s’ennuyait de son père, mais il a ajouté qu’aucun élément de preuve ne démontrait l’incidence que l’expulsion de M. Palencia avait eue sur sa fille. L’agent a aussi reconnu que, sans pouvoir remplacer M. Palencia, les membres de sa famille au Canada pouvaient offrir à sa fille l’amour, les soins et le soutien nécessaire pour composer avec la séparation et pour maintenir le contact avec son père. L’agent a estimé qu’étant donné que la fille de M. Palencia avait toujours habité principalement avec sa mère depuis la séparation de ses parents, survenue lorsqu’elle avait deux ans, elle ne serait pas gravement affectée par le rejet de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. L’agent a jugé qu’il était dans l’intérêt supérieur de la fille de M. Palencia de demeurer sous la garde de sa mère.

[18] Après avoir examiné l’ensemble des circonstances, l’agent a conclu qu’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire n’était pas justifiée.

III. Les observations du demandeur

[19] M. Palencia soutient que la décision est déraisonnable parce que l’agent s’est concentré sur l’interdiction de territoire au Canada prononcée contre lui plutôt que sur les facteurs jouant en faveur de la levée de son interdiction de territoire pour des motifs d’ordre humanitaire. L’agent n’a pas tenu compte de façon significative de son établissement au Canada, y compris des nombreuses lettres d’appui attestant de ses points positifs; l’agent a commis une erreur dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant; les motifs de l’agent ne révèlent pas une analyse ou une approche humanitaire expliquant pourquoi les motifs d’ordre humanitaire invoqués ne justifient pas une dispense.

[20] M. Palencia fait valoir que l’agent a eu tort de se concentrer sur l’interdiction de territoire prononcée contre lui et sur ses erreurs, qui sont précisément les raisons pour lesquelles la dispense pour motifs d’ordre humanitaire est nécessaire (Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185 [Sivalingam]). Il affirme que l’agent n’a pas tenu compte de la totalité de la preuve, notamment du fait que la SAI a accordé un sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion prise contre lui pour des motifs d’ordre humanitaire (son établissement, sa réhabilitation et l’intérêt supérieur de sa fille). Il affirme avoir respecté bon nombre des conditions du sursis à l’exécution de sa mesure d’expulsion, jusqu’à ce que de nouvelles accusations soient portées contre lui en 2013.

[21] En ce qui concerne son établissement, M. Palencia soutient que l’agent n’a pas tenu compte des 18 années qu’il a passées au Canada, des répercussions de la séparation d’avec sa famille et des nombreuses lettres d’appui présentées en sa faveur. Il ajoute qu’en omettant de tenir compte de cette preuve, l’agent n’a pas adopté une approche humanitaire (Salde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 386; Nagamany c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 187 [Nagamany]).

[22] M. Palencia affirme que l’évaluation de l’intérêt supérieur de sa fille faite par l’agent était viciée puisqu’elle ne tenait pas compte du fort lien existant entre sa fille et lui et qu’elle était axée sur la présence d’autres personnes pour prendre soin de sa fille, contrairement aux directives données par la Cour dans Sivalingam.

[23] De façon plus générale, M. Palencia soutient que les motifs de l’agent ne présentent pas les caractéristiques d’une décision raisonnable puisque celui‑ci se contente de présenter des renseignements sans en faire l’analyse. M. Palencia fait valoir qu’en se contentant de [traduction] « mentionner » la preuve, l’agent n’explique pas pourquoi les motifs d’ordre humanitaire ne suffisaient pas à justifier une dispense.

IV. Les observations du défendeur

[24] Le défendeur soutient que les motifs de l’agent sont transparents et intelligibles. Il souligne qu’il n’est pas obligatoire que les motifs répondent à une norme de perfection et qu’en l’absence d’indications contraires, l’agent est présumé avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve. Il affirme qu’essentiellement, M. Palencia conteste l’appréciation de la preuve.

[25] Le défendeur soutient que l’agent a évalué la preuve relative à l’établissement, mais qu’il n’était pas convaincu qu’elle l’emportait sur les antécédents criminels de M. Palencia et sur le fait que celui‑ci avait fui les autorités d’immigration. Le défendeur affirme que l’agent était en droit de tenir compte des antécédents criminels (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 8 [Williams]), mais qu’il ne s’est pas indûment concentré sur ceux‑ci et qu’il a aussi tenu compte des aspects positifs de l’établissement de M. Palencia.

[26] Le défendeur ajoute que l’agent s’est montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de la fille de M. Palencia, mais qu’il n’était pas convaincu que l’intérêt supérieur de l’enfant justifiait qu’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire soit accordée. Le défendeur soutient que l’agent a tenu compte des éléments de preuve pertinents et qu’il s’est concentré sur la façon dont M. Palencia pourrait entretenir sa relation avec sa fille, et non sur la présence d’autres personnes pour prendre soin d’elle.

V. La question en litige

[27] La question en litige consiste à savoir si la décision de l’agent est raisonnable. Pour y répondre, il faut examiner les questions soulevées par M. Palencia : L’évaluation de son établissement faite par l’agent était‑elle raisonnable? L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant? La décision de l’agent répond‑elle à la norme de la décision raisonnable établie dans l’arrêt Vavilov – c.‑à‑d. les motifs sont‑ils transparents, justifiés et intelligibles?

VI. La norme de contrôle applicable

[28] Les décisions fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, qui sont de nature discrétionnaire, sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 57‑62, 174 DLR (4th) 193 [Baker]; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44 [Kanthasamy]).

[29] Aux paragraphes 16 et 23 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qui s’applique aux décisions de nature discrétionnaire. La Cour suprême a donné aux tribunaux des indications détaillées concernant l’appréciation du caractère raisonnable d’une décision.

[30] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, aux para 85, 102, 105‑107). Une cour ne doit pas juger des motifs au regard d’une norme de perfection (Vavilov, au para 91).

[31] Au paragraphe 100 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a souligné qu’une décision ne doit pas être infirmée à moins qu’elle « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » et que « [l]a cour de justice doit [...] être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable ».

VII. La décision est raisonnable

A. Les décisions fondées sur des motifs d’ordre humanitaire sont discrétionnaires et exceptionnelles

[32] À titre de mise en contexte, il importe de souligner l’objet d’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire et la jurisprudence concernant ce qui constitue une décision raisonnable, c’est‑à‑dire une décision rationnelle et cohérente, transparente, intelligible et justifiée au regard des faits et du droit.

[33] L’article 25 de la Loi prévoit qu’une dispense de certaines conclusions d’interdiction de territoire et d’autres critères ou obligations de la Loi peut être accordée pour des motifs d’ordre humanitaire. Cette mesure discrétionnaire prévoit une dispense des exigences légales autrement applicables et est généralement qualifiée de mesure « exceptionnelle ». En l’espèce, la dispense, si elle était accordée, annulerait l’interdiction de territoire au Canada prononcée contre M. Palencia.

[34] Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a expliqué que ce qui justifie une dispense au titre de l’article 25 dépend des faits et du contexte de chaque affaire.

[35] Il incombe en tout temps au demandeur d’établir, à l’aide d’éléments de preuve suffisants, que la dispense devrait être accordée. Les agents appelés à évaluer des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire doivent examiner et apprécier tous les facteurs pertinents et ils doivent être convaincus que la dispense est justifiée dans les circonstances particulières de l’affaire (Kanthasamy, au para 25).

[36] La réponse à la question de savoir si une dispense pour motifs d’ordre humanitaire est justifiée est fondée sur une évaluation globale de tous les facteurs pertinents. Un agent pourrait juger que plusieurs facteurs sont favorables, mais tout de même conclure qu’une dispense n’est pas justifiée. Il n’existe pas de formule ou de barème de notation strict à appliquer à chaque facteur. Le poids accordé à chaque facteur ou considération relève du pouvoir discrétionnaire de l’agent, et il n’appartient pas à la Cour de les apprécier de nouveau.

[37] La jurisprudence postérieure à l’arrêt Kanthasamy confirme qu’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire constitue une mesure discrétionnaire et exceptionnelle, qu’un renvoi comporte inévitablement son lot de difficultés qui ne justifient pas en elles‑mêmes la dispense, et qu’il faut davantage qu’une cause appelant à la sympathie pour justifier la dispense (voir Shackleford c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1313 aux paras 11‑12, 16 [Shackleford]; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 265 aux para 17‑19 [Huang]).

[38] Au paragraphe 19 de la décision Huang, le juge en chef a souligné ce qui suit : « [c]’est donc dire que la personne qui demande la dispense exceptionnelle fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’offre la LIPR doit faire la preuve de l’existence réelle ou probable de malheurs ou d’autres considérations d’ordre humanitaire qui sont supérieurs à ceux auxquels sont habituellement confrontées les personnes qui demandent la résidence permanente au Canada » [souligné dans l’original].

B. Aucun renseignement à jour n’a été fourni

[39] L’agent a mentionné qu’aucun renseignement à jour n’avait été fourni depuis 2018 à l’appui de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par M. Palencia. Il n’a tiré aucune conclusion défavorable de l’absence de renseignements à jour; il l’a plutôt considérée comme un fait dans l’évaluation de la preuve dont il disposait. La Cour a évalué le caractère raisonnable de la décision en fonction de la preuve contenue dans le dossier dont disposait l’agent.

C. L’agent a raisonnablement évalué l’établissement de M. Palencia

[40] L’agent a évalué l’ensemble de la preuve en lien avec l’établissement de M. Palencia.

[41] En ce qui concerne la grande criminalité de M. Palencia, qui est la raison pour laquelle il a été déclaré interdit de territoire et la raison pour laquelle il sollicite maintenant une dispense pour motifs d’ordre humanitaire, je ne suis pas d’accord pour dire que ce facteur a prédominé ou que M. Palencia n’aurait jamais réussi à contourner son interdiction de territoire suivant l’approche de l’agent.

[42] Il a été établi, dans la jurisprudence, que le motif d’une interdiction de territoire au Canada ne peut pas constituer le facteur déterminant dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, car cela rendrait la dispense inutile. Toutefois, la raison sous‑jacente pour laquelle une dispense est nécessaire est un facteur pertinent et le poids qui y est rattaché doit être déterminé par l’agent.

[43] Dans Lopez Bidart c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 307, la Cour a souligné ce principe au paragraphe 32 :

Il est important de rappeler que la véritable raison pour laquelle un demandeur sollicite une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est qu’il est interdit de territoire au Canada ou ne se conforme pas aux exigences législatives, quelle qu’en soit la raison. De toute évidence, la raison pour laquelle une personne se trouve dans une telle situation est un facteur à prendre en considération et doit se voir accorder le poids approprié dans l’analyse. Toutefois, ce facteur ne veut pas dire qu’il n’y a pas lieu d’examiner adéquatement la nature et la portée des obstacles juridiques à l’interdiction de territoire (voir Jugpall et Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 394, au para 12), ni les considérations militant en faveur de l’octroi de la dispense.

[44] Dans Williams, la Cour a conclu que les agents sont autorisés à considérer un mépris à l’égard du droit canadien et des obligations imposées par les tribunaux comme un facteur pertinent dans le cadre de demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire.

[45] En l’espèce, l’agent ne s’est pas attardé sur le motif de l’interdiction de territoire au Canada prononcée contre M. Palencia, soit sa déclaration de culpabilité pour voies de fait graves en 2007; l’agent a plutôt tenu compte du comportement de M. Palencia après qu’il eut obtenu un sursis à l’exécution de sa mesure d’expulsion et sur la violation de ses conditions, notamment le fait qu’il a échappé à son arrestation à la suite de sa mise en accusation en décembre 2013.

[46] M. Palencia soutient que l’affaire Sivalingam est similaire à la sienne, mais le rôle de la Cour consiste à décider si la décision de l’agent concernant M. Palencia est raisonnable. Chaque ensemble de faits est unique. En outre, contrairement à l’affaire Sivalingam, l’agent n’a pas conclu que M. Palencia avait omis de démontrer un degré important d’établissement, et il ne s’est pas concentré sur le motif de son interdiction de territoire en excluant tous les autres facteurs.

[47] L’agent a admis que M. Palencia était établi au Canada, qu’il vivait au pays depuis longtemps (bien que l’agent ait mal rapporté le nombre d’années) et qu’il entretenait des liens très étroits avec les membres de sa famille au Canada. En outre, l’agent a tenu compte des lettres d’appui rédigées par des amis et des membres de la famille.

[48] Bien que M. Palencia soutienne que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve concernant sa réhabilitation, cette preuve ne porte que sur les efforts qu’il a déployés en 2007 pour poursuivre ses études durant sa détention préventive ainsi que sur les tests d’évaluation en éducation générale et la formation en gestion de la colère réalisés en 2013. En l’absence d’indications contraires, l’agent est présumé avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve et il n’était pas tenu de citer expressément chaque élément de preuve sur lequel il s’est penché (Anand c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 234 au para 21). De plus, l’agent a raisonnablement conclu que M. Palencia avait fait preuve de mépris à l’égard des ordonnances judiciaires étant donné sa conduite depuis lors, ce qui est étayé par la décision de la SAI de révoquer le sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion prise contre M. Palencia en raison de plusieurs violations des conditions du sursis.

[49] Le commentaire de l’agent selon lequel les amis et les membres de la famille de M. Palencia avaient exercé une mauvaise influence sur sa décision de continuer à se cacher des autorités d’immigration n’a pas été déterminant dans l’analyse de son établissement. Cependant, ce commentaire est étayé par la preuve puisque plusieurs lettres rédigées par des amis de M. Palencia, qui le présentaient sous un jour favorable, visaient à expliquer pourquoi celui‑ci avait fui les autorités, démontrant ainsi que ses amis et les membres de sa famille étaient au courant de son statut.

D. L’agent a raisonnablement évalué l’intérêt supérieur de l’enfant

[50] L’évaluation faite par l’agent de l’intérêt supérieur de la fille de M. Palencia est raisonnable selon la preuve dont il disposait et selon son application de la loi.

[51] Les principes établis dans l’arrêt Baker continuent à guider l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant (Kanthasamy, aux para 38‑39).

[52] Au paragraphe 75 de l’arrêt Baker, la Cour suprême du Canada a souligné ce qui suit :

[...] pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants. Toutefois, quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.

[53] L’agent a souligné à maintes reprises qu’il n’y avait que peu d’éléments de preuve concernant l’intérêt supérieur de l’enfant, notamment qu’il n’y avait aucun élément de preuve à jour concernant les répercussions de l’expulsion de M. Palencia sur sa fille. L’examen du dossier fait par la Cour révèle que la preuve concernant l’intérêt supérieur de l’enfant était constituée de l’affidavit déposé par M. Palencia en 2018, de plusieurs lettres de membres de la famille et d’amis de M. Palencia décrivant la relation étroite qu’il entretenait avec sa fille, de cartes et de dessins de sa fille, ainsi que de photographies. L’agent a admis que M. Palencia était proche de sa fille et que la présence d’autres membres de la famille au Canada ne remplaçait en rien sa présence.

[54] Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a réitéré que les agents doivent être réceptifs, attentifs et sensibles à l’intérêt supérieur d’un enfant. En l’espèce, l’approche utilisée par l’agent dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant tient compte des directives de la Cour : considérer ce qui est dans l’intérêt supérieur de l’enfant; déterminer la mesure dans laquelle cet intérêt serait compromis par l’une ou l’autre décision; enfin, déterminer le poids qui devrait être accordé à l’intérêt supérieur de l’enfant dans le cadre de l’ensemble de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[55] Selon la preuve, l’agent a raisonnablement conclu qu’il était dans l’intérêt supérieur de la fille de M. Palencia de demeurer sous la garde de sa mère, dont elle dépend principalement depuis l’âge de deux ans. L’agent a d’ailleurs souligné l’absence d’éléments de preuve indiquant le contraire. L’agent a conclu que le rejet de la demande de M. Palencia fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’aurait pas de conséquences nuisibles sur l’intérêt supérieur de la fille de celui‑ci. Le poids accordé à l’intérêt supérieur de l’enfant dans l’ensemble de l’examen de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire relève du pouvoir discrétionnaire de l’agent.

E. L’analyse qui a conduit à la décision de l’agent n’est pas lacunaire

[56] M. Palencia soutient que, dans l’évaluation de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et plus particulièrement dans l’évaluation de son établissement, l’agent n’a pas fait preuve d’une approche humanitaire, contrairement aux directives données dans l’arrêt Kanthasamy et réitérées plus récemment par la Cour dans la décision Nagamany. Je ne suis pas d’accord. Comme il a été mentionné dans Shackleford, il faut davantage qu’une cause appelant à la sympathie pour justifier une dispense pour motifs d’ordre humanitaire. En outre, comme il a été souligné précédemment, chaque ensemble de faits est unique, les décisions fondées sur des motifs d’ordre humanitaire sont discrétionnaires et il n’appartient pas à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve ou les facteurs.

[57] Au paragraphe 13 de l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a souscrit à l’approche adoptée antérieurement dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338 (CAI) [Chirwa], dans laquelle les motifs d’ordre humanitaire sont décrits comme « des faits établis par la preuve de nature à inciter [toute personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne ».

[58] Dans Nagamany, la Cour a conclu, selon les faits de cette affaire, que l’approche établie dans Kanthasamy n’avait pas été respectée par l’agent. Au paragraphe 32, elle a déclaré ce qui suit :

Je juge qu’en l’espèce, la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire ne me permet pas de tirer une telle conclusion. Les motifs de l’agent et son analyse des considérations d’ordre humanitaire sont loin de répondre au critère et ne reflètent pas, à mon avis, le comportement d’une personne sensible et attentive aux malheurs des autres ou le comportement d’une personne animée par le désir de les soulager. Je souscris à la thèse selon laquelle le fait d’être désireux de soulager un demandeur de ses malheurs ne signifie pas que les agents doivent automatiquement conclure que l’octroi de la dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est justifié. Les termes employés dans la décision Chirwa et dans l’arrêt Kanthasamy ne commandent certainement pas un résultat donné. Cependant, l’approche appelle un certain état d’esprit et une certaine disposition de la part des agents d’immigration, et elle leur impose une certaine voie à suivre dans leur analyse de la preuve, de façon à refléter l’objectif fondamental des dispositions relatives aux considérations d’ordre humanitaire, telles que le paragraphe 25(1) de la LIPR. Bien entendu, les agents d’immigration conservent leur pouvoir discrétionnaire d’évaluer la preuve, puisqu’ils possèdent une expertise spécialisée dans le domaine de l’immigration, et l’approche adoptée dans la décision Chirwa et dans l’arrêt Kanthasamy à l’égard des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire établit la marche à suivre, mais ne prescrit pas le résultat auquel les décideurs doivent ultimement parvenir. Cependant, elle permet certainement de tracer la voie devant être empruntée dans l’analyse (Kaur, au para 36).

[59] En l’espèce, l’agent a admis les liens familiaux de M. Palencia, tous les éléments de preuve concernant son établissement au Canada, y compris les lettres d’appui, et sa relation étroite avec sa fille, soulignant à plusieurs reprises que les répercussions de son renvoi n’étaient pas idéales. Rien dans la décision ne donne à penser que l’agent n’était pas conscient de l’objectif d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ou qu’il a fait preuve d’un manque de compassion à l’égard de M. Palencia.

[60] Comme il est mentionné dans Nagamany, les agents chargés d’examiner les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire exercent leur pouvoir discrétionnaire, et les termes employés dans la décision Chirwa et dans l’arrêt Kanthasamy ne commandent pas un résultat donné.

[61] En outre, je ne suis pas d’accord avec M. Palencia pour dire que les motifs de l’agent révèlent une analyse lacunaire et une absence de raisonnement logique ou qu’ils n’expliquent pas pourquoi la dispense pour motifs d’ordre humanitaire n’a pas été jugée justifiée.

[62] Les motifs de l’agent montrent que tous les facteurs d’ordre humanitaire pertinents ont été pris en compte et ils renvoient aux éléments de preuve disponibles. L’agent a examiné individuellement chacun des facteurs soulevés par M. Palencia à l’appui de sa demande – son établissement, ses liens familiaux et l’intérêt supérieur de sa fille – puis il les a évalués dans leur ensemble afin de décider si la dispense était justifiée dans les circonstances.

[63] Il ressort d’une lecture holistique des motifs que l’agent a conclu que M. Palencia était établi au Canada, qu’il entretenait de forts liens avec les membres de sa famille et qu’il était proche de sa fille – des facteurs tous positifs. Cependant, l’agent a aussi conclu que M. Palencia n’avait pas respecté les conditions du sursis à l’exécution de sa mesure d’expulsion – un facteur négatif. L’agent n’était pas tenu d’accorder une note à chacun des facteurs examinés. Il a procédé à une évaluation globale et a jugé que, dans les circonstances, une dispense pour motifs d’ordre humanitaire n’était pas justifiée. Il a tout simplement conclu que les facteurs favorables à la demande de M. Palencia n’étaient pas suffisants pour l’emporter sur l’interdiction de territoire prononcée contre lui.

[64] Je prends acte des observations de M. Palencia selon lesquelles, sur le fondement des motifs d’ordre humanitaire, une autre chance devrait lui être accordée. Cependant, il n’appartient pas à la Cour d’en décider. Le rôle de la Cour consiste à déterminer si la décision de l’agent est raisonnable, c’est‑à‑dire justifiée, transparente et intelligible. Je conclus que la décision est raisonnable. L’évaluation de la preuve faite par l’agent et ses conclusions ne révèlent aucune lacune ou insuffisance.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4594‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4594‑20

 

INTITULÉ :

EDUARDO PALENCIA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 novembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 25 novembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Ayesha Kumararatne

 

Pour le demandeur

 

Aman Owais

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kumararatne Law

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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