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Date : 20211125


Dossier : T‑69‑20

Référence : 2021 CF 1302

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

GEORGE FRANK QUINN, FLOYD WILLIAM QUINN, FRANCES DOREEN WABASCA, VIOLET ANDRES ET LA PASS‑PASS‑CHASE (PAHPAHSTAYO) FIRST NATION ASSOCIATION OF ALBERTA BAND 136

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Les demandeurs disent représenter les descendants de la Première Nation de Papaschase, qui s’est dissoute à la fin du 19e siècle. Avant la dissolution, plusieurs de ses membres, dont certains étaient alors mineurs, ont accepté un certificat. Dans la cadre de la présente action, les demandeurs allèguent que l’Acte des Sauvages [tel était le titre français à cette époque de la loi portant maintenant de nom de Loi sur les Indiens; ci‑après, la Loi sur les Indiens] ne permettait pas que les mineurs acceptent un certificat. Au nom des descendants de ces mineurs ayant accepté un certificat, ils réclament des dommages‑intérêts, une restitution des bénéfices et des jugements déclaratoires.

[2] Toutefois, une juge responsable de la gestion de l’instance a radié leur déclaration et a refusé de les autoriser à la modifier. Elle a conclu que la déclaration constituait un abus de procédure, parce qu’il s’agissait d’une tentative de remettre en litige des questions qui avaient fait l’objet d’un arrêt de la Cour suprême du Canada rendu treize ans auparavant. En dépit du fait que la question précise de l’acceptation de certificats par des enfants n’avait pas été soulevée dans l’action antérieure, elle a conclu que les questions sous‑jacentes étaient les mêmes.

[3] Les demandeurs interjettent maintenant appel de la décision de la juge responsable de la gestion de l’instance. Je rejette leur appel, parce que la juge responsable de la gestion de l’instance a correctement énoncé le droit applicable à l’abus de procédure par remise en litige et qu’elle n’a fait aucune erreur manifeste et dominante lorsqu’elle a conclu que la présente action était essentiellement une tentative de remettre en litige des questions soulevées dans l’action précédente.

I. Contexte

A. La dissolution de la Première Nation de Papaschase

[4] Les faits dont découle la présente action ayant été relatés ailleurs, je vais seulement exposer ce qui est nécessaire à la compréhension des présents motifs.

[5] En 1877, la Première Nation de Papaschase a adhéré au Traité no 6. Des terres de réserve lui ont alors été accordées autour du territoire qui est aujourd’hui celui de la ville d’Edmonton. Toutefois, en 1886, le chef Papaschase et plusieurs membres de la Première Nation ont accepté le certificat. En d’autres termes, ils se sont retirés du traité et leur statut d’Indien a cessé d’être reconnu. Il semble que des enfants faisaient partie des membres qui ont accepté le certificat.

[6] En 1889, les quelques membres restants ont cédé la réserve de Papaschase au gouvernement fédéral. Quelques années plus tard, un accord a été conclu avec les derniers membres restants, au titre duquel la Première Nation d’Enoch accueillait ceux‑ci et obtenait le produit de la vente ou de la location de la réserve de Papaschase.

B. L’action intentée dans l’affaire Lameman

[7] Ce n’est pas la première fois que ces faits sont présentés aux tribunaux. En 2001, un groupe de demandeurs mené par Mme Rose Lameman a intenté une action devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta au nom de tous les descendants de la Première Nation de Papaschase. Les demandeurs dans cette action ont entre autres allégué que le gouvernement fédéral n’aurait pas dû autoriser le chef Papaschase et ceux qui le suivaient à accepter le certificat; que la cession de la réserve était invalide ou constituait un manquement à une obligation fiduciaire et que le produit de la cession avait été mal géré, et que la Première Nation de Papaschase existait toujours.

[8] Une requête en jugement sommaire a été opposée à cette action. Le juge Slatter de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a jugé que l’action ne soulevait pas de véritable question litigieuse. Il a donc accueilli cette requête et rejeté en grande partie la revendication, la seule exception à ce rejet n’est pas pertinente en l’espèce : Papaschase Indian Band (Descendants of) v Canada (Attorney General), 2004 ABQB 655. Cette décision a été infirmée par la Cour d’appel de l’Alberta : Lameman v Canada (Attorney General), 2006 ABCA 392. Mais, ensuite, la Cour suprême du Canada a accueilli l’appel et a rétabli la décision du juge Slatter : Canada (Procureur général) c Lameman, 2008 CSC 14, [2008] 1 RCS 372 [Lameman].

[9] Il faut toutefois souligner que la Cour suprême a rejeté l’action pour des motifs beaucoup plus étroits que ceux sur lesquels s’était appuyé le juge Slatter. Elle a souligné que les délais de prescription s’appliquent aux revendications présentées par des Autochtones. Au paragraphe 17, elle a jugé que les faits suivants obligeaient à conclure que l’action était prescrite :

Il ressort de la preuve déposée par le gouvernement que, dans les années 1970, les demandeurs auraient pu constater, à l’évidence, l’existence des causes d’action qui sont maintenant invoquées, s’ils avaient fait preuve de diligence raisonnable. […] En 1979, du reste, la bande Enoch a aidé financièrement Kenneth James Tyler à rédiger un mémoire de maîtrise sur les événements relatifs à la cession de la réserve Papaschase. Le mémoire de M. Tyler relate la plupart, voire la totalité des faits à l’origine des demandes formulées dans la présente action. […] Le juge en chambre a conclu, à la lumière de l’ensemble de la preuve, que toute partie intéressée faisant preuve de la diligence requise aurait découvert les mêmes faits que M. Tyler.

C. La présente action et la décision faisant l’objet de l’appel

[10] En 2020, les demandeurs en l’espèce, qui se disent descendants de membres de la Première Nation de Papaschase ayant accepté le certificat alors qu’ils étaient mineurs, ont intenté la présente action. Ils ont d’abord affirmé que la Loi sur les Indiens, en particulier ses dispositions relatives au certificat, était inconstitutionnelle et qu’il était contraire à l’honneur de la Couronne [traduction] « d’amener en employant la ruse les Indiens visés par un traité à accepter le certificat ». Ils ont sollicité un jugement déclaratoire portant que la Loi sur les Indiens était inconstitutionnelle, que la Première Nation de Papaschase avait droit à des terres en vertu du Traité no 6 et qu’elle pouvait être reconstituée sous le régime de la Loi sur les Indiens.

[11] La défenderesse a demandé la radiation de la déclaration, parce que celle‑ci ne révélait aucune cause d’action valable. Les demandeurs ont reconnu que leur déclaration devait être radiée, mais ils ont demandé à la modifier. La déclaration modifiée qu’ils ont proposée comportait des allégations supplémentaires concernant le fait que certains des ancêtres des demandeurs étaient mineurs lorsqu’ils ont accepté le certificat. Ils souhaitaient également inclure un demandeur dont l’ancêtre avait été membre de la Première Nation de Papaschase et était mineur lorsqu’il avait accepté le certificat. Ils ont allégué que l’acceptation du certificat par des enfants était contraire aux dispositions de la Loi sur les Indiens alors en vigueur et constituait un manquement de la part de la Couronne à une obligation fiduciaire ou plaçait la Couronne en situation de conflit d’intérêts. Plutôt qu’un jugement déclaratoire, ils ont réclamé dans la déclaration modifiée proposée des dommages‑intérêts de plus d’un milliard de dollars ainsi qu’une restitution des bénéfices de la vente de la réserve.

[12] Ma collègue la protonotaire Mireille Tabib, en sa qualité de juge responsable de la gestion de l’instance, a entendu à la fois la requête en radiation déposée par la défenderesse et celle en modification déposée par les demandeurs. Dans leurs observations écrites et orales, il semble que les demandeurs aient proposé d’autres modifications de la déclaration. Ils proposent en particulier de solliciter divers jugements déclaratoires portant que les enfants ne pouvaient accepter le certificat en 1886 et que les descendants de ces enfants ont toujours droit au statut d’Indien.

[13] Puisque les demandeurs avaient reconnu que leur déclaration devait être radiée, la juge responsable de la gestion de l’instance a accueilli la requête en radiation : Quinn c Canada (Procureur général), 2021 CF 342. Elle a également rejeté la requête en modification des demandeurs, car elle était d’avis que les modifications proposées soulevaient des revendications qui avaient en grande partie été tranchées dans l’arrêt Lameman et qui constituaient un abus de procédure.

II. Analyse

[14] Après avoir décrit la norme selon laquelle la Cour examine les décisions rendues par les juges responsables de la gestion de l’instance, j’expliquerai que la juge responsable de la gestion de l’instance a correctement énoncé les règles juridiques pertinentes et n’a pas fait d’erreur manifeste et dominante lorsqu’elle les a appliquées. Je confirmerai donc sa conclusion selon laquelle la présente revendication constitue un abus de procédure. J’expliquerai également que les demandeurs ne peuvent contourner les délais de prescription en sollicitant certains jugements déclaratoires. Enfin, je statuerai sur certains autres arguments soulevés par les demandeurs.

A. La norme de contrôle

[15] Dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 RCF 331, la Cour d’appel fédérale a conclu que la norme de contrôle établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 RCS 235, s’appliquait aux appels des décisions des protonotaires, y compris celles qu’ils rendent en qualité de juges responsables de la gestion de l’instance. Au paragraphe 66, elle a résumé cette norme en ces termes :

[…] la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait d’un juge de première instance est celle de l’erreur manifeste et dominante. Quant à la norme applicable aux questions de droit, et aux questions mixtes de fait et de droit lorsqu’il y a une question de droit isolable, […] c’est celle de la décision correcte.

[16] Il pourrait également être utile de définir explicitement certains paramètres juridiques de la tâche du juge responsable de la gestion de l’instance. L’article 221 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], autorise la Cour à radier un acte de procédure qui ne révèle aucune cause d’action (alinéa (1)a)) ou qui constitue un abus de procédure (alinéa (1)f)). Suivant l’alinéa 221(1)a), aucune preuve n’est admise, les faits allégués dans l’acte de procédure doivent être tenus pour véridiques, et la Cour doit décider si la réclamation n’a aucune possibilité raisonnable d’être accueillie : R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 au para 17, [2011] 3 RCS 45. Suivant l’alinéa 221(1)f), la Cour dispose d’un pouvoir discrétionnaire plus étendu pour décider si la réclamation constitue un abus de procédure et peut recevoir une preuve à cet égard.

[17] Selon l’article 75 des Règles, une partie peut demander l’autorisation de modifier un acte de procédure. À cet égard, la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire en fonction d’un certain nombre de facteurs pertinents. Il importe de mentionner que l’autorisation de modifier un document ne sera pas accordée en l’absence d’une possibilité raisonnable de succès de l’acte de procédure ainsi modifié : Teva Canada Limitée c Gilead Sciences Inc, 2016 CAF 176 au para 29; McCain Foods Limited c JR Simplot Company, 2021 CAF 4 au paragraphe 20 [McCain Foods]. Autrement dit, une modification ne devrait pas être autorisée si elle est susceptible d’être radiée : McCain Foods, au paragraphe 22.

B. L’abus de procédure : le droit

[18] Les demandeurs ne contestent pas l’exposé du droit fait par la juge responsable de la gestion de l’instance concernant l’abus de procédure par remise en litige. Il est néanmoins utile de donner un aperçu des principes pertinents. Au paragraphe 37 de l’arrêt Toronto (Ville) c SCFP, section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 RCS 77, la Cour suprême du Canada a décrit ce principe en ces termes :

[L]es tribunaux canadiens ont appliqué la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (généralement les exigences de lien de droit et de réciprocité) n’étaient pas remplies, mais où la réouverture aurait néanmoins porté atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice.

[19] À cet égard, la juge responsable de la gestion de l’instance a souligné que, dans une décision antérieure, la Cour avait affirmé que « les tentatives répétées faites par le demandeur pour faire trancher essentiellement le même litige en désignant les parties sous des noms légèrement différents ou en agissant en diverses qualités et en invoquant des dispositions législatives légèrement différentes, alors que toutes ses tentatives ont jusqu’ici échoué, constituent également un abus de procédure » : Black c Creditors of The Estate Nsc Diesel Power Inc (2000), 183 FTR 301 au paragraphe 11; voir aussi Vautour c Nouveau‑Brunswick, 2021 NBCA 4 [Vautour].

[20] La question de savoir si une revendication est suffisamment semblable à une revendication tranchée antérieurement pour constituer un abus de procédure est donc une question mixte de droit et de fait. Je me penche maintenant sur celle‑ci.

C. L’abus de procédure : application à la présente affaire

[21] La conclusion de la juge responsable de la gestion de l’instance selon laquelle l’action constitue un abus de procédure s’appuie sur deux conclusions sous‑jacentes cruciales.

[22] Premièrement, elle a conclu qu’il y avait dans une large mesure identité de parties entre l’affaire Lameman et la présente affaire. Au paragraphe 16 de ses motifs, elle a écrit ce qui suit :

Il est clair que la demanderesse principale dans l’affaire Lameman entendait représenter MM. Quinn et Gladue, ainsi que le même groupe que l’Association et eux souhaitent représenter en l’espèce, et présenter des revendications en leur nom. Les demandeurs proposés en l’espèce, à l’instar des demandeurs proposés dans l’affaire Lameman, n’entendent manifestement pas limiter leur action à leurs revendications personnelles, mais visent plutôt à agir en tant que représentants du même groupe ou sous‑groupe de descendants. Dans la mesure où les causes d’action ou les questions que l’on propose de soulever dans les actes de procédure modifiés ont essentiellement été soulevées et tranchées dans l’affaire Lameman, permettre qu’elles le soient de nouveau par les mêmes personnes ou au nom des mêmes personnes au nom de qui le litige précédent a été manifestement intenté constituerait un abus de procédure.

[23] Deuxièmement, après avoir examiné en détail les revendications dans l’affaire Lameman et dans la présente action, elle a conclu que les causes d’action des deux affaires étaient en grande partie semblables. Au paragraphe 41, elle a écrit que :

[…] la question générale du droit à un certificat pour tous les membres de la bande Papaschase qui ont accepté un certificat au cours de la période 1885‑1886, et la validité de leur retrait du Traité, a été soulevée très clairement comme cause d’action dans l’affaire Lameman. […] Une cause d’action fondée sur la contestation de la validité de l’acceptation de certificats par tous les membres originaux de la bande a donc été débattue et tranchée.

[24] Ces conclusions sous‑jacentes suffisent à justifier la conclusion selon laquelle la présente action constitue un abus de procédure. Les demandeurs ne contestent pas la première conclusion. De fait, d’après les actes de procédure, les actions visent toutes deux à inclure des descendants des membres originaux de la Première Nation de Papaschase. Le groupe dans l’affaire Lameman pourrait être plus nombreux, car les demandeurs en l’espèce souhaitent représenter uniquement les descendants des [traduction] « enfants du Traité », c’est‑à‑dire les membres de la Première Nation de Papaschase qui étaient mineurs lorsqu’ils ont accepté le certificat ou lorsque leurs parents l’ont accepté en leur nom. Néanmoins, il n’est pas nécessaire qu’il y ait identité parfaite entre les demandeurs dans les deux affaires. Il suffit que le groupe de demandeurs dans la présente action soit un sous‑groupe de celui dans l’affaire Lameman. À mon avis, la juge responsable de la gestion de l’instance n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante lorsqu’elle a comparé les deux groupes. J’ajouterais seulement que la comparaison ne tient pas compte des conséquences potentielles de la présente action pour des personnes dont les ancêtres ont accepté le certificat ailleurs au Canada, car les demandeurs ne sollicitent des réparations qu’à l’égard des descendants de la Première Nation de Papaschase.

[25] Par contre, en ce qui a trait à la deuxième conclusion, les demandeurs soutiennent fermement que la juge responsable de la gestion de l’instance a commis une erreur. Ils réitèrent leurs observations selon lesquelles la Loi sur les Indiens alors en vigueur ne permettait pas que des enfants acceptent le certificat. Ils affirment que les demandeurs dans l’affaire Lameman n’ont pas soulevé cette question précise.

[26] Néanmoins, je ne peux relever d’erreur manifeste et dominante dans la décision de la juge responsable de la gestion de l’instance. À cet égard, pour décider si une réclamation constitue un abus de procédure par remise en litige, il est nécessaire de comparer deux réclamations et d’établir si la seconde est suffisamment semblable à la première. Cet exercice exige d’apprécier les réclamations, avec un certain degré de subjectivité, afin d’établir si les similitudes l’emportent sur les différences. Il appartient à la juge responsable de la gestion de l’instance de trancher cette question, et sa décision ne sera modifiée que si elle a commis une erreur manifeste et dominante.

[27] Dans le passage cité ci‑dessus, la juge responsable de la gestion de l’instance a souligné que l’acceptation du certificat et le retrait du traité étaient au cœur de l’affaire Lameman. À la lumière de la description de la réclamation que l’on trouve dans la décision du juge Slatter, elle n’a pas commis d’erreur. La comparaison entre l’action intentée dans l’affaire Lameman et la présente action s’appuyait donc sur une base solide.

[28] La juge responsable de la gestion de l’instance n’en était pas moins consciente des différences entre les deux actions. Elle a d’ailleurs pris en compte le fait que l’argument selon lequel les enfants ne pouvaient accepter de certificat n’avait pas été présenté dans l’affaire Lameman. Toutefois, elle a conclu que la question générale de la validité de l’acceptation de certificats avait été soulevée dans cette affaire et que le principe de l’abus de pouvoir s’appliquait aux situations où les demandeurs d’une affaire antérieure n’avaient pas soulevé un argument précis basé sur le même contexte factuel général. Donc, selon elle, la question de la validité de l’acceptation de certificats par des enfants aurait pu, et aurait dû, être soulevée dans l’affaire Lameman.

[29] Cette conclusion de la juge responsable de la gestion de l’instance n’est entachée d’aucune erreur manifeste et dominante. À titre d’analogie, dans l’arrêt Vautour, la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick a appliqué le principe de l’abus de procédure par remise en litige, car la première revendication visait un droit ancestral de pêche, et la seconde visait également un titre ancestral. La Cour a conclu que la question sous‑jacente, soit celle de l’existence d’une communauté métisse dans la province, était la même dans les deux affaires.

[30] Ces conclusions sous‑jacentes suffisaient à justifier la conclusion selon laquelle la déclaration modifiée proposée par les demandeurs constituait un abus de procédure, et elles permettaient de trancher la requête en modification des demandeurs en conséquence. Mais la juge responsable de la gestion de l’instance est allée plus loin. Elle a conclu que la déclaration devait être radiée non seulement parce qu’elle constituait un abus de procédure, mais aussi parce qu’elle ne révélait aucune cause d’action valable. Cette conclusion s’appuyait fortement sur celles du juge Slatter selon lesquelles la revendication qui lui avait été soumise était prescrite et les descendants de la génération actuelle n’avaient pas qualité pour contester la décision qu’avaient prise leurs ancêtres d’accepter le certificat. À mon avis, cette conclusion est inutile et problématique, et ce, pour deux raisons.

[31] D’abord, la Cour Suprême n’a confirmé qu’une petite partie du jugement du juge Slatter. Contrairement à ce dernier, la Cour Suprême a supposé que la réclamation soulevait des questions donnant matière à procès et que la qualité des demandeurs pouvait être établie : Lameman au paragraphe 12. Elle a néanmoins conclu que la réclamation était prescrite, parce que la cause d’action aurait pu être découverte, non pas dans les années 1880 comme l’avait conclu le juge Slatter, mais dans les années 1970. Une fois que la Cour suprême a tranché une affaire, les jugements de tribunaux inférieurs concernant cette même affaire ne lient plus personne : R c Sparrow, [1990] 1 RCS 1075 à la p 1084 [Sparrow]. Alors, en définitive, le seul motif permettant de rejeter l’action intentée dans l’affaire Lameman était le délai de prescription.

[32] Deuxièmement, dans le cadre d’une requête en radiation, la conclusion selon laquelle la déclaration ne révèle aucune cause d’action valable ne peut s’appuyer sur une preuve factuelle : elle doit s’appuyer sur les actes de procédure eux‑mêmes. Néanmoins, la conclusion de la Cour suprême selon laquelle l’action intentée dans l’affaire Lameman était prescrite s’appuie sur un ensemble de conclusions de fait. Il serait plus approprié de considérer l’argument selon lequel la présente réclamation est prescrite dans le cadre d’une requête en jugement sommaire. La juge responsable de la gestion de l’instance a souligné ce problème au paragraphe 59 de ses motifs. Quoi qu’il en soit, la présente action constitue un abus de procédure, parce que les réclamations présentées dans le cadre de celle‑ci sont les mêmes que dans l’affaire Lameman, revendications qui avaient été rejetées parce qu’elles étaient prescrites. Il n’est guère très utile d’ajouter que la cause d’action en l’espèce serait prescrite même si elle ne constituait pas un abus de procédure.

[33] Pour les mêmes raisons, il n’est d’aucun secours aux demandeurs d’affirmer que la juge responsable de la gestion de l’instance a mal interprété certaines conclusions exposées dans le jugement du juge Slatter. En définitive, la nature des revendications formulées dans l’affaire Lameman est l’aspect pertinent, et non pas les motifs précis de leur rejet.

[34] Par conséquent, je conclus que les deux conclusions sous‑jacentes à la conclusion de la juge responsable de la gestion de l’instance, selon laquelle la déclaration des demandeurs constitue un abus de procédure, ne sont entachées d’aucune erreur manifeste et dominante.

[35] Je dois statuer sur un argument supplémentaire avancé par les demandeurs. L’un de ceux‑ci, la Pass‑Pass‑Chase (Pahpahstayo) First Nation Association of Alberta Band 136 [l’Association], demande qu’on lui reconnaisse la qualité pour agir dans l’intérêt public, et ce, en vue de faire valoir les revendications des descendants des membres originaux de la Première Nation de Papaschase. Au paragraphe 60 de sa décision, la juge responsable de la gestion de l’instance a souligné que, puisque ces réclamations constituaient un abus de procédure, celles‑ci n’auraient aucune chance de succès même si cette qualité était reconnue à l’Association. Je suis d’accord. Si les réclamations sous‑jacentes constituent un abus de procédure, il est vain d’accorder cette qualité à l’Association en vue de les faire valoir.

D. Les jugements déclaratoires et l’obligation constitutionnelle

[36] Les demandeurs soulèvent également une question que la juge responsable de la gestion de l’instance n’a pas abordée. Ils affirment qu’ils ont l’intention de modifier leur déclaration de façon à solliciter des jugements déclaratoires. D’après l’arrêt Manitoba Métis Federation Inc. c Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623 [Manitoba Métis], les délais de prescription ne s’appliquent pas aux instances dans le cadre desquelles un jugement déclaratoire est sollicité.

[37] La défenderesse s’y oppose, parce qu’il serait injuste de permettre aux demandeurs de présenter un nouvel argument en appel. Il est difficile de savoir si les demandeurs ont présenté cet argument au cours des plaidoiries devant la juge responsable de la gestion de l’instance et, le cas échéant, s’ils l’ont présenté de la même façon devant moi. Quoi qu’il en soit, je ne pense pas qu’il soit injuste de permettre aux demandeurs de présenter cet argument maintenant. L’injustice, lorsqu’un nouvel argument est présenté en appel, réside habituellement dans l’incapacité dans laquelle se retrouve l’autre partie de produire une preuve pour le réfuter : Performance Industries Ltd c Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd, 2002 CSC 19 aux paragraphes 32‑34, [2002] 1 RCS 678. Par conséquent, « pour soulever une nouvelle question, une cour d’appel doit être convaincue qu’il y a suffisamment d’éléments au dossier pour la trancher » : R c Mian, 2014 CSC 54 au paragraphe 51, [2014] 2 RCS 689. En l’espèce, je suis saisi d’une requête en radiation qui doit être tranchée exclusivement en fonction des plaidoiries. Une partie ne peut donc faire valoir qu’elle aurait produit des éléments de preuve supplémentaires si elle avait été informée du nouvel argument.

[38] Néanmoins, l’argument des demandeurs est sans fondement, car celui‑ci surestime la portée de l’arrêt Manitoba Métis. Dans cette affaire, il était question de la mise en œuvre de l’obligation constitutionnelle de concéder des terres aux enfants des Métis de la province. Cette obligation avait été consacrée dans la Loi de 1870 sur le Manitoba, à laquelle la Loi constitutionnelle de 1871 avait conféré un statut constitutionnel.

[39] Lorsque la Cour suprême du Canada a traité de la question des délais de prescription, elle a souligné qu’elle avait toujours considéré qu’une loi pouvait être déclarée inconstitutionnelle, et ce, indépendamment des délais de prescription. Et elle a étendu la portée de cette règle aux actes de l’exécutif. Au paragraphe 135, elle a écrit ce qui suit :

Par conséquent, notre Cour a conclu que les lois sur la prescription des actions ne peuvent empêcher les tribunaux, à titre de gardiens de la Constitution, de rendre des jugements déclaratoires sur la constitutionnalité d’une loi. Par extension, les lois sur la prescription des actions ne peuvent empêcher les tribunaux de rendre un jugement déclaratoire sur la constitutionnalité de la conduite de la Couronne.

[40] Dans l’arrêt Manitoba Métis, la Cour a également traité en profondeur du principe de l’honneur de la Couronne. Au paragraphe 70, elle a souligné que l’honneur de la Couronne est engagé lorsque la Constitution contient une garantie explicite en faveur des peuples autochtones. Toutefois, la Cour ne s’est pas appuyée sur ce principe pour conclure que les délais de prescription ne constituent pas un obstacle au prononcé d’un jugement déclaratoire portant que la conduite de la Couronne est inconstitutionnelle. Elle n’a pas non plus laissé entendre que les délais de prescription ne s’appliquent pas lorsque l’honneur de la Couronne est engagé. En réalité, au paragraphe 135, la Cour a réitéré sa conclusion antérieure selon laquelle les délais de prescription établis dans les lois provinciales s’appliquent aux revendications des Autochtones : voir Lameman au paragraphe 13.

[41] De même, au paragraphe 141 de l’arrêt Manitoba Métis, la Cour a souligné que les considérations de politique générale qui sous‑tendent les délais de prescription ne sont pas toujours pertinentes dans le contexte des revendications des Autochtones. Néanmoins, elle n’a pas laissé entendre que les délais de prescription seraient abolis dans les affaires mettant en cause des Autochtones, en dehors de l’étroite exception qu’elle a formulée relativement à la constitutionnalité de la conduite de la Couronne.

[42] En l’espèce, les demandeurs n’allèguent pas que la conduite reprochée violait une disposition constitutionnelle alors en vigueur. Ils allèguent simplement que la Loi sur les Indiens alors en vigueur ne permettait pas que des enfants acceptent le certificat. Ils lient cette revendication aux droits issus de traités, mais ils ne parviennent pas à la lier à un texte constitutionnel. On ne peut attribuer un effet rétroactif à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, qui reconnaît et confirme les droits issus de traités : Sparrow, à la p 1091.

[43] Par conséquent, l’intention qu’ont les demandeurs de modifier leur déclaration de façon à solliciter des jugements déclaratoires ne les exempte pas des délais de prescription. Elle n’a pas d’incidence sur la validité de la décision de la juge responsable de la gestion de l’instance.

E. L’autorisation de présenter une nouvelle réclamation

[44] Si leur appel est rejeté, les demandeurs demandent l’autorisation de déposer une nouvelle déclaration visant à solliciter une restitution du produit de la vente de la réserve de Papaschase. Ils n’ont pas exposé le fondement de la demande d’une telle ordonnance. Ils ne m’ont pas non plus fourni de projet de déclaration. En tout état de cause, les demandeurs n’ont pas besoin de l’autorisation de la Cour pour déposer une toute nouvelle déclaration. La question de savoir si cette hypothétique déclaration constituerait une remise en litige de l’action intentée dans l’affaire Lameman ne se pose pas pour l’instant. Je ne rendrai aucune ordonnance à cet égard.

F. Les dépens

[45] Dans leur requête en appel de la décision de la juge responsable de la gestion de l’instance, les demandeurs affirment que l’adjudication des dépens d’un montant de 4 750 $ à leur encontre est punitive et déraisonnable. Dans leurs observations écrites et orales, les demandeurs ne se sont pas exprimés davantage sur cette question.

[46] Suivant l’article 400 des Règles, la juge responsable de la gestion de l’instance a le pouvoir discrétionnaire relatif aux dépens. Préalablement à cet octroi, elle a pris en considération la « nature diffuse et changeante » de la réclamation des demandeurs. À mon avis, cette adjudication était raisonnable.

G. La prorogation du délai

[47] Compte tenu de la décision à laquelle je suis parvenu sur le fond de l’appel, il n’est pas absolument nécessaire de statuer sur la requête en prorogation du délai déposée par les demandeurs.

III. Décision

[48] Puisque la juge responsable de la gestion de l’instance a correctement énoncé le droit applicable et n’a fait aucune erreur manifeste et dominante en l’appliquant, je dois rejeter l’appel des demandeurs.

[49] La défenderesse sollicite les dépens de la présente requête. Rien ne justifie de déroger à la règle habituelle suivant laquelle la partie qui n’obtient pas gain de cause paie les dépens de la partie qui obtient gain de cause. À cet égard, je suis d’avis qu’un montant de 2 000 $ serait raisonnable.


ORDONNANCE dans le dossier T‑69‑20

LA COUR ORDONNE que :

1. La requête en appel présentée par les demandeurs à l’encontre de la décision rendue par la juge responsable de la gestion de l’instance le 20 avril 2021 est rejetée;

2. Les demandeurs sont condamnés à payer à la défenderesse les dépens d’un montant de 2000 $, taxes et débours inclus.

« Sébastien Grammond »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T‑69‑20

 

INTITULÉ :

GEORGE FRANK QUINN, FLOYD WILLIAM QUINN, FRANCES DOREEN WABASCA, VIOLET ANDRES ET LA PASS‑PASS‑CHASE (PAHPAHSTAYO) FIRST NATION ASSOCIATION OF ALBERTA BAND 136 c SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 novembre 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

Le 25 novembre 2021

COMPARUTIONS :

Darlene M. Misik

POUR LES DEMANDEURS

 

Amy Martin‑LeBlanc

Tessa la Bastide

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

St. Paul Legal Services

Avocats

St. Paul, Alberta

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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