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Date : 20211124


Dossier : IMM-6460-20

Référence : 2021 CF 1294

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 novembre 2021

En présence de madame la juge Simpson

ENTRE :

KRISZTIAN VARGA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La présente demande de contrôle judiciaire vise une décision datée du 17 novembre 2020 par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] du demandeur. Ce dernier est un citoyen rom de la Hongrie né le 27 janvier 1989. À sa naissance, son nom de famille était « Vatai ». Depuis, il a légalement changé de nom deux fois : d’abord en 2010, pour « Szuhai », puis en 2019, pour « Varga ». Il n’a pas donné d’explication concernant ces changements.

[2] Le demandeur habite avec sa femme depuis mai 2016. Ils ont une fille.

[3] Il a fui la Hongrie pour venir au Canada une première fois en 2000. Il a alors présenté une demande d’asile, qu’il a plus tard retirée afin de pouvoir retourner en Hongrie pour voir sa grand-mère mourante.

[4] En 2010, après qu’il eut changé de nom de famille pour la première fois, il est revenu au Canada et a déposé une deuxième demande d’asile. À son arrivée, il n’a toutefois rien dit de son nom précédent et de la demande d’asile qu’il avait faite auparavant. Quand l’Immigration l’a découvert, elle s’est appuyée sur cette demande antérieure pour justifier la déportation du demandeur vers la Hongrie, en 2010.

[5] À son retour dans son pays natal, le demandeur a eu de la difficulté à trouver du travail. En mai 2016, il s’est donc rendu à Manchester, en Angleterre. Il y est resté plusieurs mois, avant de rentrer en Hongrie. Notons qu’il n’a pas présenté de demande d’asile au Royaume-Uni.

[6] En septembre 2017, le demandeur a été victime du premier incident décrit dans sa demande d’ERAR. Il a été battu avec un coup-de-poing américain et a subi une blessure au dos [le premier incident], qui a plus tard nécessité une intervention chirurgicale.

[7] M. Varga s’est rendu une fois de plus en Angleterre pour trouver du travail, cette fois-ci en juillet 2018. Sa femme l’y a accompagné et leur fille est née à Manchester le 27 septembre 2018. Comme à l’occasion de son premier séjour au Royaume-Uni, M. Varga n’a pas soumis de demande d’asile.

[8] En janvier 2019, le demandeur est retourné en Hongrie avec femme et enfant.

[9] Le deuxième incident décrit dans la demande d’ERAR est survenu le 2 août 2019, tandis qu’il accompagnait sa sœur chez le médecin. À leur sortie de l’autobus, ils ont été suivis, puis harcelés par un groupe néo-nazi jusqu’à ce qu’ils arrivent chez eux.

[10] Le troisième incident est survenu le 4 août 2019. Le demandeur a entendu des bruits qui provenaient du jardin; il s’y est rendu et a aperçu deux hommes masqués qui préparaient un cocktail Molotov [l’incident du jardin]. Il s’est opposé à eux, et ils l’ont agressé. Les deux hommes ont ensuite sauté par-dessus la clôture et se sont enfuis.

[11] Tout de suite après l’incident du jardin, le demandeur a appelé le poste de police de la ville la plus proche, Miskolc, afin de porter plainte. L’opérateur a raccroché dès que le demandeur lui a dit qu’il voulait signaler une agression par des néo-nazis.

[12] Le demandeur a donc appelé la police nationale à Budapest pour déposer une plainte. On a noté les renseignements pertinents et on lui a dit qu’il y aurait un suivi, mais personne ne l’a rappelé.

[13] Au début d’octobre 2019, un quatrième incident s’est produit : à 3 h, six ou sept hommes masqués sont entrés par effraction dans la maison du demandeur. Ils ont attrapé sa femme, l’ont brutalisée et ont tenté de la violer. Le demandeur affirme qu’il s’en est pris à eux et qu’il est parvenu à empêcher le viol. Les hommes sont ensuite partis.

[14] Le jour suivant, le demandeur s’est rendu au poste de police local et a demandé à voir le commandant en chef pour signaler l’incident. Des agents en service se sont moqués de lui, et il a reconnu les voix de deux d’entre eux; il s’agissait de membres du groupe qui s’était introduit chez lui la veille. Les agents ont refusé de l’aider et l’ont renvoyé.

[15] Le demandeur a une fois de plus appelé la police nationale à Budapest. Un agent a pris note des renseignements fournis par le demandeur, en disant qu’il ajouterait les détails du nouvel incident au dossier existant et qu’il ferait un suivi sous peu. Il ne l’a pas fait.

[16] Le demandeur s’est par la suite rendu à Budapest pour porter plainte à la police en personne. Il a donc déposé sa plainte auprès du Bureau national d’enquête de la Hongrie le 16 octobre 2019. Il y affirmait qu’il avait peur de sortir de chez lui et qu’il croyait que ses assaillants étaient des agents de la police locale.

[17] Un cinquième et dernier incident est survenu le 3 novembre 2019. Le demandeur rentrait à la maison à pied avec sa femme et sa fille. À leur arrivée, ils n’ont pas pu entrer parce que deux hommes masqués leur barraient la route. Les agresseurs ont aspergé le demandeur de gaz poivré, ont renversé sa femme et ont donné des coups de pied à cette dernière. Ils sont ensuite partis.

[18] Le demandeur s’est là encore rendu à Budapest pour faire un signalement à la police.

[19] Le demandeur, sa femme et leur fille en bas âge sont arrivés au Canada le 29 novembre 2019. La femme et la fille ont présenté des demandes d’asile qui ont été acceptées, et le demandeur s’est vu offrir un ERAR.

I. DÉCISION RELATIVE À L’ERAR

[20] La décision défavorable rendue à l’issue de l’ERAR découle des deux conclusions suivantes :

  1. l’absence de crainte subjective chez le demandeur, laquelle était selon l’agent illustrée par :
  1. le fait que le demandeur s’était par deux fois réclamé à nouveau de la protection de la Hongrie après des séjours au Royaume-Uni, où il n’avait jamais présenté de demande d’asile,

  2. le fait que le demandeur n’avait pas déménagé ailleurs en Hongrie malgré les quatre incidents de l’automne 2019,

  3. le fait que le demandeur était apparemment à l’aise de s’adresser aux autorités de son pays;

  1. l’incapacité du demandeur à démontrer l’absence de protection de l’État.

II. ANALYSE

[21] La première question à trancher est celle du caractère raisonnable de la conclusion à laquelle est parvenu l’agent, à savoir que le demandeur n’avait pas su établir l’existence d’une crainte subjective. Cette conclusion était en partie fondée sur le fait que le demandeur avait déjà déposé deux demandes d’asile au Canada, mais qu’en dépit de deux séjours subséquents au Royaume-Uni, il n’y avait pas demandé l’asile et était rentré en Hongrie. À mon avis, son retour en Hongrie en 2016 s’explique sans doute par le fait qu’il avait perdu son emploi au Royaume-Uni et que sa sœur et leur mère, qui habitaient en Hongrie, avaient besoin de soins. En revanche, rien d’autre que l’absence de crainte subjective ne peut expliquer pourquoi il n’a pas présenté de demande d’asile au Royaume-Uni en 2018. Son défaut de le faire est d’autant plus étonnant que le premier incident, en 2017, était déjà survenu et qu’il aurait aussi pu déposer une demande au nom de sa femme et de son enfant, qui étaient avec lui.

[22] Il faut donc déterminer si la crainte subjective s’est développée en 2019. L’agent a conclu que le demandeur n’avait manifestement toujours pas de crainte subjective à cette époque, puisqu’il n’avait pas déménagé entre août et le début de novembre 2019, période durant laquelle deux des cinq incidents s’étaient produits.

[23] J’estime que cette conclusion était déraisonnable. Étant donné la courte période en cause et le fait que le demandeur habitait dans la maison de ses parents, il est raisonnable de penser qu’il n’avait pas les moyens de déménager.

[24] Enfin, l’agent semble avoir conclu que le demandeur ne craignait pas la violence des néo‑nazis du fait qu’il s’en était remis à des fonctionnaires pour obtenir des soins médicaux ainsi que des services de délivrance de passeport et de changement de nom. À mon avis, cette conclusion était elle aussi déraisonnable parce que non étayée par des éléments de preuve. Rien n’indique par ailleurs qu’il y ait eu parmi les assaillants anti-roms et néo-nazis des employés des services gouvernementaux et de santé. Ce sont plutôt des agents de police, entre autres, qui étaient impliqués.

[25] La deuxième conclusion de l’agent était que le demandeur n’avait pas démontré l’absence de protection de l’État. L’agent a en effet tiré une inférence déraisonnable sur cette question en mentionnant que le demandeur avait déposé des plaintes auprès de la police locale et du Comité indépendant chargé d’examiner les plaintes. En fait, le demandeur témoigné qu’il avait aussi fait trois plaintes auprès de la police nationale à Budapest, quoiqu’il n’y eût aucune trace de celles-ci. L’agent a décrit les trois plaintes lorsqu’il a énoncé les faits, mais il n’en a pas fait mention dans sa décision. S’il avait estimé qu’il n’existait pas d’éléments de preuve pour corroborer l’existence de ces plaintes, il lui était loisible de tirer une conclusion en ce sens. Par contre, en l’absence de conclusion défavorable quant à la crédibilité, il était déraisonnable de sa part de faire fi des contacts avec la police nationale dans son résumé des tentatives du demandeur pour obtenir l’aide des autorités policières.

[26] De plus, l’agent a critiqué le fait que le demandeur n’avait pas déposé de plainte :

  1. auprès du bureau du commissaire des droits fondamentaux (le commissaire est en quelque sorte un ombudsman);
  2. auprès de l’Autorité pour l’égalité de traitement, que l’agent a décrite comme étant un organisme chargé d’enquêter sur les plaintes de discrimination.

[27] Aucun élément de preuve dont était saisi l’agent ne démontrait que ces organismes étaient en mesure de fournir une protection suffisante. En effet, la preuve indiquait plutôt le contraire. À mon avis, aucune des éventuelles plaintes auprès de ces deux organismes n’aurait mené à une protection suffisante, et la critique de l’agent à l’endroit du demandeur à ce sujet était, elle aussi, déraisonnable.

III. CONCLUSION

[28] La demande sera accueillie. La décision relative à l’ERAR sera annulée et l’affaire devra être examinée à nouveau par un autre agent d’ERAR.

IV. CERTIFICATION

[29] Aucune question n’a été proposée à des fins de certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6460-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie.

  2. L’affaire sera examinée à nouveau par un autre agent d’ERAR.

« Sandra J. Simpson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6460-20

 

INTITULÉ :

KRISZTIAN VARGA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE (Zoom)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 octobre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 24 NOVEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Gavin MacLean

 

Pour le demandeur

 

Nimanthika Kaneira

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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