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Date : 20211122


Dossier : IMM‑5151‑20

Référence : 2021 CF 1272

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Phelan

ENTRE :

ANASTASIA DIAMANTOPOULOU

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle un agent [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Comme je l’expliquerai plus loin, la décision ne peut résister à l’examen, car l’agent n’a pas traité d’éléments de preuve importants concernant les difficultés.

II. Le contexte

[2] La demanderesse est une citoyenne de la Grèce âgée de 54 ans. Elle est venue au Canada munie d’un visa de visiteur pour fuir son époux violent, qui vit toujours en Grèce.

[3] Le visa de la demanderesse a expiré en mars 2016 et elle a présenté une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en novembre 2018; elle y invoquait son établissement au Canada, la violence dont elle avait été victime aux mains de son époux et le manque de mécanismes de soutien et de protection dont peuvent se réclamer les femmes victimes de violence familiale en Grèce.

[4] L’agent a refusé la demande de dispense en raison du caractère insuffisant de la preuve. Il a tiré les conclusions suivantes :

  • a) en ce qui concerne l’établissement, la demanderesse n’a produit [traduction] « aucune preuve objective » de son emploi au Canada ou de son degré d’établissement;

  • b) en ce qui concerne les difficultés, il n’y avait pas de [traduction] « preuve objective » suffisante à l’appui des difficultés auxquelles la demanderesse serait exposée si elle était renvoyée en Grèce;

  • c) la preuve n’était pas suffisante pour démontrer que la demanderesse, à titre de victime de violence conjugale, ne serait pas capable d’obtenir de l’aide de l’État grec et de la police, des tribunaux ou des autres services sociaux de ce pays;

  • d) la demanderesse serait capable de s’établir de nouveau en Grèce, étant donné sa connaissance du pays et de la langue qui y est parlée; en outre, ses deux fils adultes peuvent l’assister et ses compétences professionnelles sont transférables.

[5] La demanderesse a produit en preuve un rapport psychiatrique faisant état du préjudice qu’elle subirait si elle devait retourner en Grèce ainsi que plusieurs lettres de travailleurs sociaux décrivant la violence dont elle avait été victime et les traitements connexes en matière de santé mentale. L’agent n’a pas traité de ces éléments de preuve.

III. Analyse

[6] Les parties affirment toutes deux, quoique d’une perspective légèrement différente, que la présente affaire doit être examinée au regard de la norme de la « décision raisonnable ». Je conviens avec le défendeur que le point de départ à cet égard est l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Les précédents antérieurs à Vavilov, comme l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 SCC 61, et les décisions Wage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1109, et Nwaeme c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 705, sont utiles, mais la Cour doit faire preuve de prudence dans leur prise en considération.

[7] Selon l’arrêt Vavilov, la Cour doit entreprendre un contrôle empreint de déférence, mais rigoureux. Les décisions examinées doivent être transparentes, justifiables et intelligibles. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle qui est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques. Dans le contexte du présent contrôle judiciaire, les faits sont importants et doivent être abordés.

[8] L’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, expose le vaste pouvoir discrétionnaire du ministre en ce qui a trait à la décision d’accueillir ou non une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La disposition ne fait pas mention de difficultés qui seraient « injustifiées » ou « exceptionnelles ». Ces termes ont été employés dans la jurisprudence pour délimiter un pouvoir discrétionnaire étendu. Dans la décision Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 265 [Huang], la Cour a résumé les principes de base en jeu lors de l’exercice du pouvoir discrétionnaire :

[17] L’article 25 de la LIPR offre une dispense exceptionnelle par rapport à ce qui serait, par ailleurs, l’application régulière de cette loi. Pour obtenir cette dispense, il incombe au demandeur d’établir des circonstances qui sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy), au paragraphe 21, citant Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 IAC 338, à la page 350.

[18] Pour satisfaire à ce critère, il ne suffit pas d’établir simplement l’existence réelle ou probable de malheurs, par rapport aux citoyens canadiens et aux résidents permanents du Canada. Il s’agit là d’une situation que l’on pourrait voir facilement établie par la plupart des personnes qui sont frappées d’une mesure de renvoi ou qui vivent dans un pays où les normes de vie sont nettement inférieures à celle dont on jouit au Canada. Comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada : « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés » : arrêt Kanthasamy, précité, au paragraphe 23. Dans le même ordre d’idées, le fait de vivre à l’étranger et de demander, sans succès, une dispense pour considérations d’ordre humanitaire comportera forcément son lot de difficultés.

[9] Dans cette même décision, la Cour a mis l’accent sur la nécessité d’établir des « motifs exceptionnels » :

[20] Autrement dit, la personne qui demande une dispense pour considérations d’ordre humanitaire doit « établir les motifs exceptionnels pour lesquels on devrait lui permettre de demeurer au Canada » ou être autorisée à obtenir une dispense pour considérations d’ordre humanitaire depuis l’étranger : Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, au paragraphe 90. Il s’agit juste d’une autre façon de dire que la personne qui demande une telle dispense doit faire la preuve de l’existence de malheurs ou d’autres circonstances qui sont de nature exceptionnelle, par rapport à d’autres personnes qui demandent la résidence permanente depuis le Canada ou l’étranger : Jesuthasan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 142, aux paragraphes 49 et 57; Kanguatjivi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 327, au paragraphe 67.

[10] La Cour a énoncé que les termes « inhabituelles », « injustifiées » et « démesurées » étaient des concepts utiles, mais non décisifs. En effet, ce sont tous les facteurs pertinents qui doivent être pris en considération. Au paragraphe 99 de la décision Rainholz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 121, le juge Little a clairement énoncé qu’un demandeur n’a pas à démontrer l’existence de « difficultés exceptionnelles ».

[11] En l’espèce, la Cour ne souscrit pas à la proposition selon laquelle la demanderesse devait établir que l’une ou l’autre des considérations humanitaires était « exceptionnelle », y compris, comme l’a laissé entendre le défendeur, en ce qui a trait à l’établissement.

[12] Toutefois, il n’est pas nécessaire que l’affaire soit tranchée au moyen de la formulation et de l’application de la norme juridique appropriée, qu’elle soit considérée individuellement ou de façon plus générale. À mon avis, la présente affaire repose sur le défaut de l’agent de s’acquitter de son obligation bien établie de prendre en considération les faits pertinents.

[13] La demanderesse a présenté un rapport psychiatrique et des lettres de ses prestataires de soins de santé mentale sur la question importante des difficultés auxquelles elle serait exposée à son retour en Grèce. L’agent n’a pas expressément pris en compte ces éléments de preuve et il a plutôt procédé immédiatement à l’examen des mécanismes de protection de l’État.

[14] La démarche adoptée par l’agent soulève la question du défaut de tenir compte de la preuve pertinente : Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 52, 1998 CanLII 8667 (CF) au para 17. Compte tenu de son importance, la décision ne peut pas uniquement reposer sur la présomption selon laquelle un décideur a tenu compte de tous les éléments de preuve pertinents.

[15] L’agent a commis une erreur en ne traitant pas de la preuve produite par la demanderesse au sujet de son état psychiatrique et de sa santé mentale. Dans la décision Esahak‑Shammas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 461 au para 26, la juge Strickland a énoncé que les cours de justice doivent tenir compte de la preuve psychologique :

[26] […] Notre Cour a affirmé que lorsque des rapports d’évaluation psychologique sont disponibles et indiquent que la santé mentale de demandeurs se détériorerait s’ils devaient être renvoyés du Canada, l’agent doit analyser les difficultés auxquelles seraient soumis les demandeurs s’ils devaient être renvoyés dans leur pays d’origine. Dans de telles circonstances, un agent ne peut limiter son analyse à la seule question de savoir si des soins en santé mentale sont disponibles dans le pays de renvoi […]

[16] Une appréciation du caractère adéquat des soins de santé disponibles dans le pays de nationalité de la demanderesse peut uniquement être effectuée en bonne et due forme après un examen approprié du risque auquel elle serait exposée. Faire abstraction de la preuve relative aux soins de santé a pour effet de miner toute conclusion quant au caractère adéquat de ceux‑ci.

[17] Par conséquent, je conclus que la décision à l’examen est déraisonnable.

IV. Conclusion

[18] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. L’affaire sera renvoyée au défendeur pour nouvel examen, lequel sera effectué par un autre agent.

[19] Il n’y a pas de question à certifier.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5151‑20

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire doit être renvoyée au défendeur pour nouvel examen, lequel sera effectué par un autre agent. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael L. Phelan »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5151‑20

 

INTITULÉ :

ANASTASIA DIAMANTOPOULOU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 NOVEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :

LE 22 NOVEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Kelicia Letlow‑Peroune

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Melissa Mathieu

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

KYL Law Firm

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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