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Date : 20211122


Dossier : IMM‑5051‑20

Référence : 2021 CF 1280

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

MAHMOOD SAAD FAEQ AL‑ABAYECHI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qu’il avait présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) a été rejetée.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

II. Contexte

[3] Le demandeur est un musulman sunnite. Il travaillait à l’aéroport de Bagdad comme ingénieur et est arrivé au Canada le 1er novembre 2015. Il a présenté une demande d’asile au motif qu’il craignait d’être persécuté aux mains des groupes extrémistes chiites et du gouvernement chiite, parce qu’il est sunnite, et aux mains de Daech ou de l’État islamique, parce qu’il n’est pas suffisamment religieux. Sa demande a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) en décembre 2016 pour des raisons de crédibilité. Son appel devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a été rejeté en août 2017.

[4] Le demandeur est resté au Canada en raison de la suspension temporaire des renvois (STR) en Iraq et de la présente instance. Il travaille comme mécanicien industriel en vertu d’un permis de travail. Il subvient aux besoins de ses parents qui sont arrivés au Canada en 2017 et qui n’ont pas de statut non plus.

[5] La demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été présentée en août 2018 et rejetée le 1er octobre 2020. Elle était fondée sur l’établissement du demandeur au Canada, sur ses liens familiaux au Canada et sur les difficultés auxquelles il serait exposé en Iraq.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle.

[6] Il n’y a qu’une seule question à trancher dans la présente demande :

La décision de l’agent était‑elle déraisonnable?

[7] Le demandeur et le défendeur soutiennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord. Comme la Cour suprême du Canada l’a déterminé dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 30, la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer à la plupart des questions examinées dans le cadre d’un contrôle judiciaire, et cette présomption évite toute immixtion injustifiée dans l’exercice par le décideur administratif de ses fonctions. Bien que la présomption puisse être écartée dans certaines circonstances, comme il en est question dans l’arrêt Vavilov, aucune exception ne s’applique en l’espèce.

[8] La cour de justice effectuant un contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif (Vavilov au para 15), notamment sur sa justification. Pour trancher la question de savoir si une décision est raisonnable, la cour de révision doit « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov aux para 86 et 99). Ainsi, les conclusions tirées par le décideur ne devraient pas être modifiées dès lors que la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[9] Lorsqu’elle effectue un examen des conclusions de faits selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit faire preuve de déférence et n’a pas pour rôle d’apprécier de nouveau les éléments de preuve ou l’importance relative que le décideur a accordée aux facteurs pertinents (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] au para 112; Vavilov au para 96). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov au para 100).

[10] Ce ne sont pas toutes les erreurs ou préoccupations au sujet des décisions qui justifieront une intervention. Pour intervenir, la cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves » à un point tel qu’elle ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure ». Le problème doit être suffisamment capital ou important pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov au para 100; Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 156 au para 36.

IV. Analyse

A. L’établissement

[11] Le demandeur soutient que l’agent a utilisé son établissement réussi contre lui, ce qui a minimisé les difficultés auxquelles il serait exposé s’il devait retourner en Iraq. Il prétend que l’agent a mal apprécié la preuve qu’il avait présentée concernant sa relation avec ses parents ou qu’il n’en a pas tenu compte, et qu’il a écarté les liens qu’il entretient avec ses amis et ses collègues au Canada.

[12] La Cour a jugé qu’un agent ne peut attribuer, d’un côté, un poids positif à l’établissement d’un demandeur, mais utiliser, de l’autre, les caractéristiques positives de cet établissement pour atténuer les difficultés futures : Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1633 au para 27; Aguirre Renteria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 134 au para 8.

[13] En l’espèce, bien que l’agent ait noté que la résilience, la volonté et la détermination que le demandeur avait acquises pourraient faciliter son retour en Iraq, il a jugé que son établissement n’était pas inhabituel pour les gens qui résident au Canada. Il n’est pas extraordinaire au point qu’on lui accorde une pondération importante. À mon avis, il ne s’agissait pas d’une conclusion déraisonnable. Comme l’a déclaré le juge Roy au paragraphe 28 de la décision Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 818 :

[...] je ne vois pas comment l’établissement régulier et ordinaire au Canada peut se voir conférer une pondération importante lorsqu’un décideur doit déterminer si la preuve atteint le niveau où une personne raisonnable dans une société civilisée serait incitée à soulager les malheurs d’une autre personne. Le fait que l’établissement ne constitue pas une considération extraordinaire ne devrait pas être retenu contre un demandeur. Il est tout simplement neutre. Le fait qu’un établissement soit conforme aux attentes raisonnables ne peut guère susciter le désir de soulager les malheurs d’une autre personne.

Voir aussi : Rong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 690 au para 32.

[14] La Cour a déclaré qu’un agent ne devrait pas utiliser des termes descriptifs, comme « exceptionnelle et extraordinaire », pour créer une norme plus stricte : Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 [Damian] aux para 17‑21. Cependant, l’article 25 de la LIPR n’est pas simplement un régime d’immigration parallèle et le demandeur doit établir les motifs pour lesquels on devrait lui permettre de demeurer au Canada, motifs qui pourraient à juste titre être considérés comme étant « exceptionnels ou extraordinaires » par rapport à d’autres personnes qui demandent une dispense des exigences habituelles d’obtention d’un visa : voir Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 265 [Huang] au para 20.

[15] En l’espèce, je ne considère pas que les motifs de l’agent fixent un seuil plus élevé. L’agent n’a fait que noter que l’établissement du demandeur n’est pas extraordinaire. Il a également indiqué que le demandeur avait fait ce qui est raisonnablement attendu dans le cadre d’un établissement normal, c’est‑à‑dire travailler, faire du bénévolat, apprendre la langue du pays et se faire des amis. L’agent n’a pas atténué les difficultés auxquelles le demandeur ferait face s’il devait retourner en Iraq en mentionnant ses aptitudes, contrairement à la situation dans l’affaire Damian. Il a raisonnablement noté que le demandeur avait réussi à gérer les difficultés occasionnées par son appartenance à la minorité sunnite dans une société dominée par les chiites et qu’il avait fait des études et obtenu un emploi.

[16] L’agent a commis une erreur factuelle mineure en ce qui concerne l’adresse du demandeur. Il est évident qu’il demeure avec sa famille et qu’il subvient aux besoins de ses parents. L’agent a reconnu que le demandeur souhaitait vivre près d’eux et a considéré ses liens familiaux et son réseau social au Canada comme un facteur favorable. Toutefois, comme il a été mentionné, les parents du demandeur n’ont pas de statut au Canada et ils peuvent eux‑mêmes faire l’objet d’une mesure de renvoi en Iraq si leur demande de contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue à l’égard de leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est rejetée. Pour l’instant, ils bénéficient eux aussi de la STR.

B. Les conditions défavorables du pays

[17] Le demandeur prétend que l’agent a banalisé les conditions dans un pays où le Canada a imposé une STR et qu’il n’a pas suivi l’approche humanitaire établie dans l’arrêt Kanthasamy. Par contre, aux paragraphes 55 et 56 de l’arrêt Kanthasany, la Cour suprême a déclaré que le demandeur devait démontrer qu’il serait personnellement touché par une condition défavorable dans le pays, ce qu’il n’a pas été capable de faire.

[18] Une STR ne mène pas nécessairement à une issue précise, mais doit être prise en considération lors de l’évaluation de la situation personnelle du demandeur : Ndikumana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 328 [Ndikumana] au para 18; Likale c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 43 [Likale] au para 40.

[19] L’agent a reconnu qu’il y avait une STR en vigueur pour l’Iraq et a attribué un certain poids à ce fait, mais n’a pas jugé qu’il l’emportait sur tous les autres facteurs. En ce faisant, l’agent n’a pas minimisé les conditions en Iraq, mais a plutôt analysé la question de savoir si la situation du demandeur était différente de celle de toute autre personne dans ce pays et si elle exigeait une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire au Canada. Un agent peut accorder une importance moindre aux conditions dans le pays si la STR a pour effet que le demandeur ne retournera pas dans son pays dans un avenir rapproché et ne sera pas exposé à ces conditions : Ndikumana au para 19; Likale aux para 36 et 38; Alcin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1242 au para 55.

C. La preuve

[20] Le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve présentés et qu’il a utilisé cette absence dans son analyse pour écarter les difficultés auxquelles le demandeur serait exposé s’il devait retourner en Iraq. Je ne suis pas d’accord. Bien que l’agent n’ait pas mentionné chaque élément de preuve, il a justifié sa décision par le fait que [traduction] « la preuve objective était insuffisante » et n’a pas laissé entendre qu’aucune preuve n’avait été présentée.

[21] L’agent n’a pas explicitement renvoyé à des éléments de preuve précis, comme la lettre de la sœur du demandeur expliquant comment il serait difficile pour ce dernier de retourner vivre en Iraq en raison de son profil. Il a toutefois examiné le taux d’emploi en Iraq et l’a analysé en tenant compte du niveau d’études et de l’expérience de travail du demandeur en Iraq ainsi que du soutien qu’il pourrait obtenir auprès de ses frères et sœurs. Vu cette preuve, l’agent n’était pas convaincu que le demandeur serait touché de manière disproportionnée.

[22] L’article 25 de la LIPR n’est pas un régime d’exemption pour tous ceux qui viennent de pays plus désavantageux et qui réussissent à venir au Canada. Il n’est pas déraisonnable de s’attendre à ce que, lorsqu’un demandeur a travaillé pendant de nombreuses années dans son pays d’origine, il possède les ressources nécessaires pour se réhabituer à la vie dans ce pays : Likale au para 36.

[23] Le demandeur prétend que l’agent n’a pas été sensible à son statut de musulman sunnite modéré. L’agent mentionne que le demandeur est un membre pratiquant de la branche sunnite de la religion, ce qui est correct, mais ne tient pas compte de la nuance de quelqu’un qui pourrait être visé par des pratiquants plus extrémistes comme les membres de l’État islamique parce qu’il n’est pas suffisamment rigoureux dans la pratique de sa foi. À mon avis, il serait difficile pour un agent qui examine une demande fondée sur l’article 25 de confirmer où se situe le demandeur dans un spectre de croyance et comment cela pourrait influer sur sa situation personnelle. Dans la mesure où cela constituait une lacune ou une insuffisance dans la décision, je ne crois pas qu’elle était suffisamment centrale ou importante pour rendre l’ensemble de la décision déraisonnable.

[24] L’agent n’était pas convaincu que le demandeur avait présenté une preuve suffisante pour démontrer qu’il serait personnellement à risque s’il retournait en Iraq, particulièrement en raison du fait qu’il y a déjà habité, en tant que musulman sunnite, et que ses frères et sœurs y demeurent encore. Bien que le demandeur puisse être victime d’une certaine discrimination de la part des membres de la majorité chiite et du gouvernement chiite, l’agent a raisonnablement conclu dans sa décision que cela ne l’emportait pas sur les autres facteurs. Il vaut peut‑être la peine de mentionner à nouveau que le risque de persécution qu’avance le demandeur a été examiné par la SPR et la SAR, mais qu’il n’a pas été jugé crédible.

V. Conclusion

[25] Pour les motifs qui précèdent, je suis convaincu que la décision de l’agent de rejeter la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par le demandeur était raisonnable. Elle possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et elle était justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes. La décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[26] Les parties n’ont présenté aucune question grave de portée générale à certifier et je suis convaincu que l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5051‑20

LA COUR STATUE que la demande est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

[Mélanie Vézina]


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5051‑20

INTITULÉ :

MAHMOOD SAAD FAEQ AL‑ABAYECHI

c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence à Ottawa

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 OCTOBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 22 NOVEMBRE 2021

COMPARUTIONS :

Samuel E. Plett

Pour le demandeur

Christopher Ezrin

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Desloges Law Group Professional Corporation

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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