Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20211116


Dossier : IMM‑3846‑19 et IMM‑3848‑19

Référence : 2021 CF 1245

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 16 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

THESHANTH THAVAKULARATNAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, M. Theshanth Thavakularatnam, sollicite le contrôle judiciaire de deux décisions rendues en application du paragraphe 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] La première décision a été rendue le 13 mars 2019 par un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs (l’agent) de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC). L’agent a décidé d’établir un rapport au titre du paragraphe 44(1) qui signalait que le demandeur était susceptible d’être interdit de territoire au Canada pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR.

[3] La seconde décision, rendue le 29 mars 2019 par un délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le délégué), en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR, était de renvoyer le rapport de l’agent à la Section de l’immigration pour enquête.

[4] Les demandes de contrôle judiciaire ont été entendues conjointement. Le demandeur a soutenu que les deux décisions étaient déraisonnables et que l’agent n’avait pas respecté son droit à l’équité procédurale avant de rédiger le rapport au titre du paragraphe 44(1).

[5] Pour les motifs qui suivent, je conclus que les deux demandes doivent être rejetées. Je ne suis pas convaincu que le processus qui a mené à la décision de l’agent d’établir un rapport au titre du paragraphe 44(1) était inéquitable sur le plan de la procédure. En outre, l’agent n’a pas entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Il a rendu une décision raisonnable selon les normes requises par l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. Comme la contestation faite par le demandeur de la décision du délégué en vertu du paragraphe 44(2) repose sur l’issue de sa contestation de la décision de l’agent, les deux demandes seront rejetées.

I. Faits et événements à l’origine de la présente demande

[6] Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka et un résident permanent du Canada. Il est né en Allemagne.

[7] Les parents du demandeur sont aussi des résidents permanents du Canada. La famille est arrivée au Canada en 2000 en provenance de l’Allemagne après avoir fui la guerre civile au Sri Lanka. Ils ont réussi à obtenir le statut de réfugié. Le demandeur a donc qualité de personne à protéger au Canada.

[8] Jusqu’à son incarcération à l’établissement de Joyceville, le demandeur vivait avec ses parents dans le quartier Malvern de Scarborough, en Ontario. Il est enfant unique. Il n’a jamais été au Sri Lanka.

[9] En décembre 2017, le demandeur a été déclaré coupable de vol qualifié et de voies de fait graves, en infraction au Code criminel, LRC 1985, c C‑46. En janvier 2018, le demandeur a été reconnu coupable de possession d’une arme à feu avec des munitions et de possession non autorisée d’une arme à feu, en infraction au Code criminel. Sa peine d’emprisonnement pour ces infractions totalisait 46 mois, à purger concurremment.

[10] Le 14 novembre 2018, l’agent a remis au demandeur une lettre l’informant qu’il pourrait être interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR et qu’une décision de lui permettre de demeurer au Canada ou de demander une mesure de renvoi serait rendue sous peu. La prochaine étape du processus était d’examiner les éléments de sa situation. L’agent lui a demandé de se présenter à une entrevue le même jour à 9 h 30. L’agent a rencontré M. Thavakularatnam ce jour‑là ou le lendemain. L’agent a pris des notes manuscrites pendant l’entrevue.

[11] Le demandeur a envoyé à l’agent une lettre manuscrite datée du 15 novembre 2018. Une estampille de date confirme que l’ASFC a reçu la lettre le 6 décembre 2018.

[12] Le demandeur a retenu les services d’une conseil. Dans une lettre datée du 4 décembre 2018, la conseil a confirmé avoir reçu une copie de la lettre de l’agent au demandeur datée du 14 novembre 2018 et a demandé 30 jours supplémentaires pour présenter des observations à l’agent.

[13] Par courriel, le 4 décembre 2018, l’agent a accepté de prolonger le délai pour la présentation des observations jusqu’au 11 janvier 2019. L’agent a également mentionné qu’il avait rencontré le demandeur à l’unité d’évaluation de Joyceville, près de Kingston, en Ontario, le 15 novembre 2018, et que, selon lui, il n’y avait [traduction] « aucune autre divulgation liée à son cas à ce moment‑ci ».

[14] La conseil du demandeur a présenté des observations à l’agent dans une lettre datée du 11 janvier 2019. Ces observations étaient détaillées et comprenaient un peu plus de 12 pages à simple interligne. Les observations comprenaient également de nombreuses pièces jointes.

[15] La lettre de la conseil datée du 11 janvier 2019 confirmait également qu’elle avait compris, d’après la correspondance précédente, que l’agent n’avait aucun document à communiquer et elle avait demandé à ce que lui soient fournis, le cas échéant, tout document sur lequel l’agent avait l’intention de s’appuyer pour son évaluation, outre ceux fournis par le demandeur avec ses observations. La conseil a également demandé plus de temps pour présenter d’autres observations après la réception prévue d’un rapport de l’agent de libération conditionnelle du demandeur.

[16] Dans un courriel envoyé le 14 janvier 2019, l’agent a confirmé avoir reçu et examiné 140 pages d’observations écrites. Il a consenti à une prolongation de la période de présentation d’autres observations jusqu’au 25 février 2019. L’agent a également déclaré :

[traduction]
Il n’y a aucune communication de document par l’ASFC à l’heure actuelle. Le profil criminel du SCC, le plan correctionnel du SCC, le rapport présentenciel du ministère de la Sécurité communautaire et du Service correctionnel du Canada et les motifs de la sentence des juges seront pris en compte au moment de décider s’il faut établir un rapport aux termes du L44. Ce sont tous des documents publics ou des renseignements de tiers qu’il n’appartient pas à l’ASFC de divulguer. Cependant, j’ai confirmé auprès de son agent de libération conditionnelle que le SCC communique régulièrement tous ces rapports au sujet, ce qui est également le cas dans la situation de M. Thavakularatnam. Son agent de libération conditionnelle lui a remis une copie de son profil criminel du SCC et de son plan correctionnel du SCC en décembre 2018, une fois ceux‑ci terminés.

[17] Dans une lettre datée du 25 février 2019, la conseil du demandeur a présenté des observations supplémentaires à l’agent.

[18] Dans l’ensemble, le demandeur a demandé à l’agent de lui remettre une lettre d’avertissement et de ne pas rédiger de rapport au titre de l’article 44 de la LIPR. À l’appui de cette position, il a fourni beaucoup de renseignements à l’agent en plus de sa propre lettre manuscrite et des deux lettres de la conseil datées du 11 janvier 2019 et du 25 février 2019. Les renseignements supplémentaires comprenaient :

  • une déclaration solennelle de son père racontant la fuite de la famille du Sri Lanka vers le Canada en passant par l’Allemagne, leurs liens limités avec le Sri Lanka et la capacité limitée de ses parents à communiquer en anglais. Son père a dit que le demandeur était leur [traduction] « lien vital avec le monde extérieur »;

  • 15 lettres d’appui attestant la bonne réputation du demandeur;

  • des certificats d’achèvement de divers programmes offerts à l’établissement de Joyceville;

  • des éléments de preuve sur les conditions qui prévalent au Sri Lanka;

  • une lettre de l’agent des programmes correctionnels du demandeur à l’établissement de Joyceville.

II. Décisions faisant l’objet du contrôle

A. Décision de l’agent

[19] L’agent a rédigé un rapport daté du 13 mars 2019 en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR. Cette disposition prévoit que, s’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié. Il transmet le rapport au ministre.

[20] Dans son rapport, l’agent a déclaré que le demandeur était un résident permanent et qu’il était, à son avis, interdit de territoire au titre de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR pour grande criminalité. Le rapport faisait référence aux condamnations du demandeur en décembre 2017 et en janvier 2018.

[21] Les motifs de l’agent figuraient dans un autre document intitulé [traduction] « rapport circonstancié établi aux termes du L44 », également daté du 13 mars 2019 (le rapport circonstancié). Il semble s’agir d’un formulaire de l’ASFC qui permettait à l’agent de remplir des sections de renseignements sur le demandeur, y compris des sections sur des renseignements généraux, les membres de la famille au Canada, les condamnations, les circonstances des allégations, l’établissement de la personne, les motifs d’ordre humanitaire, le potentiel de réadaptation et la recommandation et justification de l’agent. Dans la présente affaire, l’agent a inséré du contenu dans chacune de ces sections. (D’autres sections n’avaient pas de contenu pertinent dans le cas qui nous intéresse.)

[22] La section 9 du rapport circonstancié contenait la recommandation et justification de l’agent. Elle établissait d’abord une courte chronologie des événements, de l’entrevue de novembre 2018 à la réception des observations de la conseil le 25 février 2019. Elle confirmait que l’agent avait lu en entier les observations de la conseil du demandeur datées du 11 janvier 2019 et du 25 février 2019.

[23] L’agent a reconnu que le demandeur avait qualité de personne à protéger au Canada, de sorte qu’il ne serait pas renvoyé au Sri Lanka sans un [traduction] « avis de danger ». L’agent a conclu qu’il ne lui incombait pas d’évaluer ces dangers dans le rapport circonstancié, car le processus d’avis de danger examinerait et apprécierait attentivement le danger que le demandeur représentait pour le Canada par rapport au danger auquel il serait exposé advenant son retour au Sri Lanka.

[24] L’agent a souligné que, pendant l’entrevue, le demandeur avait mentionné qu’il était membre d’un gang, ce qui était également signalé dans son profil criminel du Service correctionnel du Canada et a été confirmé par le Service de police de Toronto. L’agent a conclu que, dans le cas du demandeur, les [traduction] « condamnations sont extrêmement graves et mettent en cause des armes à feu qui sont destinées à son gang ». L’agent a brièvement décrit les circonstances des condamnations du demandeur pour vol à main armée et voies de fait graves, qui se rapportaient à un [traduction] « incident de violence lié au crime organisé (gang) ».

[25] L’agent a reconnu que le demandeur était au Canada depuis l’âge de quatre ans et qu’il n’avait jamais été au Sri Lanka.

[26] Voici ce que l’agent a déclaré dans un passage portant principalement sur les observations à l’audience de la présente demande :

[traduction]
Il semble éprouver des remords pour ses crimes et reconnaît qu’éviter de fréquenter des gens non recommandables lui offrira la meilleure chance de changer sa vie à l’avenir. Sa famille s’est même engagée à s’éloigner du quartier de Malvern où ils habitent pour le tenir éloigné de fréquentations non recommandables. Cependant, pendant l’entrevue, M. Thavakularatnam semblait minimiser son propre rôle dans les crimes dont il avait été déclaré coupable. Au cours de l’entrevue, il a dit que des amis plus âgés qu’il trouvait cool ont profité de lui. Il a déclaré que ses amis lui demandaient de garder leurs armes et qu’il faisait simplement ce que ses amis lui demandaient de faire. Cependant, il a complètement omis de mentionner que c’est lui qui a tiré sur une victime, qui a été atteinte à la jambe, avec une arme à feu lors d’un vol à main armée de la chaîne en or de la victime. Il a omis de mentionner que, lorsque la police l’a arrêté en possession de l’arme à feu qu’il gardait pour ses partenaires du gang Hood Hustle, la police le surveillait, parce qu’il était le suspect dans le vol à main armée mentionnée précédemment. Bien qu’il ait mentionné qu’il avait une arme chargée dans un centre commercial achalandé, il n’a pas mentionné que, lorsqu’il a été arrêté, il y a eu une lutte violente avec la police lorsqu’il a résisté à l’arrestation et que l’un des agents a subi une blessure permanente grave en raison de cette lutte. Bien qu’il soit concevable de croire que le fait de côtoyer des gens non fréquentables l’a influencé vers une vie de violence et de criminalité de gangs, cela ne diminue en rien la responsabilité personnelle qui doit être attribuée à son rôle principal dans ces crimes très graves.

Il est un membre violent d’un gang criminel organisé qui a démontré à maintes reprises qu’il avait l’habitude de posséder des armes de poing prohibées et qu’il était prêt à les utiliser. La violence liée aux armes à feu à Toronto est devenue un problème très grave qui a coûté la vie à de nombreuses personnes, et a entraîné la peur et un manque de stabilité pour les résidents. Délivrer à M. Thavakularatnam une lettre d’avertissement serait déraisonnable et ne refléterait pas la gravité de ses crimes.

[27] L’agent a conclu, après avoir déclaré qu’il avait tenu compte des objectifs de la LIPR ainsi que de la Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers, LC 2013, c 16, en recommandant une enquête avec l’issue éventuelle d’une mesure d’expulsion.

B. La décision du délégué

[28] Le paragraphe 44(2) de la LIPR prévoit que, s’il estime le rapport visé au paragraphe 44(1) bien‑fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête (sous réserve d’une exception qui ne s’applique pas en l’espèce).

[29] En l’espèce, le délégué du ministre a déféré l’affaire en vertu du paragraphe 44(2). Après avoir examiné le rapport de l’agent daté du 13 mars 2019 concernant le demandeur, le délégué a renvoyé le rapport à la Section de l’immigration pour enquête afin d’établir si le demandeur est une personne visée à l’alinéa 36(1)a) de la LIPR.

[30] Le délégué a souligné les condamnations du demandeur et a conclu que le rapport de l’agent était [traduction] « bien fondé en fait et en droit ». Le délégué a déclaré qu’il avait [traduction] « tenu compte des motifs d’ordre humanitaire en l’espèce et […] conclu qu’ils ne sont pas suffisants pour l’emporter sur la gravité de la criminalité ». Le délégué a exposé les faits concernant le demandeur et sa famille. Le délégué a affirmé que [traduction] « les circonstances entourant ses condamnations sont extrêmement graves et mettent en cause une arme à feu qui est destinée à son gang. Il a montré qu’il avait l’habitude de posséder des armes de poing prohibées et qu’il était prêt à les utiliser ». Pour le délégué, [traduction] « [c]es facteurs l’emportent sur les facteurs atténuants entourant les motifs d’ordre humanitaire », qui [traduction] « n’étaient pas suffisamment importants pour l’emporter sur la gravité de l’activité criminelle ».

III. Normes de contrôle

[31] Les questions d’équité procédurale sont examinées sans faire preuve de déférence à l’égard du décideur, essentiellement selon la norme de la décision correcte. En dernière analyse, la question à laquelle il faut répondre est celle de savoir si la partie visée connaissait la preuve à réfuter et si elle a eu une occasion valable de présenter sa position pleinement et équitablement : voir arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 RCF 121 particulièrement aux para 49, 54 et 56; arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 28.

[32] La norme pour un contrôle approfondi d’une décision administrative a été décrite dans l’arrêt Vavilov. Les deux parties ont présenté des observations fondées sur la norme de la décision raisonnable dans cette décision de la Cour suprême.

[33] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision tient compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : arrêt Vavilov au para 15. Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au processus décisionnel (c.‑à‑d. la justification de la décision) qui a mené à la décision et au résultat : arrêt Vavilov aux para 83 et 86.

[34] Les motifs fournis par le décideur constituent le point de départ : arrêt Vavilov au para 84. La cour de révision doit interpréter les motifs de façon globale et contextuelle pour comprendre le fondement sur lequel repose la décision, en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur : arrêt Vavilov aux para 91‑96, 97 et 103; arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 31.

[35] La cour de révision ne se demande pas comment elle aurait elle‑même tranché une question en fonction de la preuve, et elle n’apprécie pas à nouveau la preuve sur le fond : arrêt Vavilov aux para 75, 83 et 125‑126. La cour de révision a pour tâche d’évaluer si le décideur a procédé à un examen et tiré des conclusions en se fondant sur les éléments de preuve et les observations selon les principes énoncés dans l’arrêt Vavilov.

[36] C’est au demandeur qu’incombe le fardeau de démontrer que la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est déraisonnable : arrêt Vavilov aux para 75 et 100; arrêt Société canadienne des postes au para 33.

IV. Analyse

[37] Le demandeur a soutenu que l’agent n’avait pas respecté son droit à l’équité procédurale lorsqu’il a pris la décision de rédiger un rapport au titre du paragraphe 44(1). Plus précisément, l’agent a reçu le demandeur en entrevue et a pris des notes manuscrites pendant l’entrevue, qu’il n’a pas divulguées et qu’il n’a pas mentionnées dans les documents qui, selon ce qu’il a dit à la conseil du demandeur, il prendrait en considération au moment de décider de faire ou non un rapport. Le demandeur prétend qu’il avait une attente raisonnable, en droit, que l’agent ne tiendrait pas compte de l’entrevue pour décider s’il rédigerait le rapport.

[38] Le demandeur a également fait valoir que l’agent a entravé son pouvoir discrétionnaire en rédigeant le rapport au titre de l’article 44 au motif qu’il a conclu que l’évaluation des difficultés pour des motifs d’ordre humanitaire ne pouvait avoir lieu que dans le cadre de l’avis de danger du ministre et qu’il n’a donc pas procédé à cette évaluation.

[39] Le demandeur a également soutenu que la décision de l’agent en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR était déraisonnable pour la raison qu’il avait commis une erreur en concluant que le demandeur n’avait pas assumé la responsabilité de ses crimes, que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve de réadaptation et qu’il n’a pas réussi à établir un équilibre entre les facteurs favorables et défavorables qui expliqueraient le pourquoi de la décision.

[40] Le défendeur n’était pas d’accord, et a soutenu qu’il n’y avait pas eu violation de l’équité procédurale, que l’agent n’avait pas entravé son pouvoir discrétionnaire et que la décision de l’agent était raisonnable.

[41] Le défendeur n’a pas fait valoir que les présents contrôles judiciaires étaient prématurés. Aucune des parties n’a fait référence à la récente décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Lin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CAF 81, qui a conclu que les demandes de contrôle judiciaire des décisions rendues en vertu de l’article 44 de la LIPR dans cet appel étaient prématurées. Je sais également que le juge Manson a récemment fait une distinction avec l’arrêt Lin et a rendu une décision sur le bien‑fondé d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision en vertu de l’article 44 : décision XY c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 831 aux para 42‑48. Comme la question n’a pas été soulevée dans les présentes demandes, je rendrai une décision en me fondant sur les arguments des parties.

[42] Les parties n’ont pas traité de l’admissibilité des affidavits du demandeur et de l’agent déposés à la Cour. Les deux affidavits visaient en partie à étayer les arguments de la partie déposante sur le bien‑fondé de la présente demande. Toutefois, les éléments de preuve dont ne disposait pas le décideur et qui concernent le fond de l’affaire ne sont pas admissibles : voir arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19 et 20; arrêt Colombie‑Britannique (Procureur général) c Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20 au para 52. Je ne ferai pas référence aux éléments de preuve qui appuient les positions des parties sur le fond. Les affidavits comprenaient également des éléments de preuve qui semblaient être visés par l’exception permettant la présentation d’éléments de preuve liés à la capacité de la Cour de contrôler la décision à l’égard des manquements à l’équité procédurale : arrêt Association des universités et collèges du Canada au para 20b). Je vais me reporter à cette preuve pour mettre les choses en contexte, mais je n’ai pas besoin de m’appuyer sur l’un ou l’autre des affidavits pour tirer des conclusions quant à l’équité procédurale.

A. Équité procédurale

[43] Le demandeur a fait valoir qu’il avait demandé la divulgation complète de tous les documents et renseignements que l’agent avait l’intention d’examiner pour prendre sa décision. Toutefois, l’agent n’a pas mentionné ni divulgué les notes manuscrites qu’il a prises lors de l’entrevue du 14 novembre 2018 avec le demandeur et il n’a pas signalé qu’il se fonderait sur cette entrevue. De plus, le demandeur ne connaissait pas le contenu des notes avant de présenter ses observations à l’agent.

[44] Plus précisément, le demandeur a souligné que la lettre de sa conseil datée du 11 janvier 2019 demandait à l’agent de fournir toute documentation sur laquelle il avait l’intention de se fonder. L’agent a répondu par courriel le 14 janvier, mais il n’a pas mentionné les notes manuscrites prises lors de l’entrevue. Pour ce motif, le demandeur a fait valoir que les affirmations particulières de l’agent dans la présente affaire ont amené le demandeur à s’attendre de façon légitime à ce que l’agent ne tienne pas compte de ses notes prises pendant l’entrevue. Le demandeur s’est fondé sur l’arrêt Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 RCS 559 aux para 94 et 95.

[45] Le demandeur a également soutenu qu’il s’était fié au courriel de l’agent à son détriment. Dans son affidavit déposé dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur a déclaré que lui, sa conseil et sa famille ont discuté [traduction] « de la façon de préparer et de signer un affidavit pendant [qu’il] était en détention, afin de décrire ce qui s’est passé à l’entrevue ». Il a déclaré que, parce que l’agent [traduction] « n’a pas mentionné qu’il prenait en compte l’entrevue, nous avons cessé les préparatifs pour mon affidavit ». Dans son affidavit, le demandeur a également affirmé que l’agent n’avait pas tout noté et qu’il avait donné diverses réponses précises aux questions énoncées dans le rapport circonstancié de l’agent. Il a fait remarquer que le [traduction] « résumé » de l’entrevue fait par l’agent ne reflétait pas fidèlement ce qui s’était passé parce qu’il [traduction] « a parlé plus longtemps » de l’effet de son renvoi sur ses parents et n’a pas dit à l’agent qu’il faisait partie d’un gang, mais plutôt que les agents du renseignement spéciaux de la prison l’avaient identifié comme tel.

[46] La position du défendeur était que l’équité procédurale n’exigeait pas que l’agent divulgue ses notes d’entrevue au demandeur. Le défendeur a fait valoir que le devoir d’équité procédurale se situait à l’extrémité inférieure du continuum lors du processus au titre de l’article 44 et nécessitait seulement que le demandeur ait l’occasion de présenter des observations et de connaître la preuve invoquée contre lui (en faisant référence à la décision Hernandez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 429, [2006] 1 RCF 3 (juge Snider) au para 72, et à l’arrêt Sharma c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319, [2017] 3 RCF 492 au para 29). Le défendeur a également soutenu que le demandeur savait que l’entrevue serait prise en considération, parce que la lettre de l’agent datée du 14 novembre 2018 le mentionnait et que le courriel de l’agent daté du 4 décembre 2018 laissait clairement entendre l’évidence, soit que l’entrevue serait prise en considération. Le défendeur a également fait valoir que les notes n’étaient pas un élément de preuve extrinsèque parce que le demandeur avait participé à l’entrevue et avait été informé qu’il pouvait être accompagné d’un conseil, qui aurait pris des notes. Sur ce point, le demandeur a choisi de procéder sans conseil, un choix qui ne créait pas d’exigence de divulgation. Enfin, à l’audience, le défendeur a soutenu que la non‑divulgation n’avait eu aucune incidence sur l’issue. Compte tenu du contenu des communications de l’agent, le demandeur n’aurait pas pu croire que l’entrevue ne serait pas prise en considération et aurait pu le confirmer s’il n’était pas certain. Le défendeur a déposé un affidavit de l’agent quant à la présente demande qui répondait au témoignage du demandeur au sujet de ce qui a été déclaré et de ce qui n’a pas été déclaré pendant l’entrevue, y compris pendant combien de temps le demandeur a parlé de ses parents.

[47] Je ne suis pas convaincu que le processus suivi par l’agent était inéquitable pour le demandeur.

[48] Premièrement, l’équité procédurale requise à l’étape du rapport en vertu du paragraphe 44(1) se situe à l’extrémité inférieure du continuum : arrêt Sharma aux para 29 et 34; décision Hernandez aux para 70‑72; décision Jeffrey c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1180 (juge en chef Crampton) au para 30.

[49] Deuxièmement, les décisions de la Cour en matière d’équité procédurale confirment que la portée de la divulgation qui doit être fournie est limitée : décision Durkin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 174 (juge Barnes) au para 17 (aucune obligation de communiquer les renseignements qu’une partie connaît déjà) et au para 18 (une partie peut uniquement exiger la communication si les renseignements sont « importants et lui sont par ailleurs inconnus et non accessibles »); décision Jeffrey aux para 24‑27 et 30; décision Slemko c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 718 (juge Walker) au para 36; décision Mannings c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 823 (juge Kane) aux para 105 et 110; décision XY aux para 95‑96. En l’espèce, la source de l’information contenue dans les notes manuscrites non divulguées était le demandeur lui‑même, et il était au courant que l’agent prenait des notes pendant l’entrevue.

[50] Troisièmement, une attente légitime fondée sur une affirmation gouvernementale au sujet d’une procédure conforme aux exigences de l’arrêt Agraira peut rehausser ou préciser le niveau d’équité procédurale auquel une personne a droit : voir, p. ex., arrêt Sharma au para 26; arrêt Agraira aux para 94‑96; arrêt Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 RCS 504 aux para 68‑69. De plus, la preuve que l’intéressé s’est fié aux affirmations n’est pas nécessaire : arrêt Mavi au para 68.

[51] Toutefois, en l’espèce, je ne suis pas convaincu que le demandeur avait une attente légitime selon laquelle l’agent ne tiendrait pas compte du contenu de l’entrevue. La lettre de l’agent au demandeur datée du 14 novembre 2018 signalait clairement l’objet de l’entrevue, soit la possibilité d’un rapport d’interdiction de territoire en vertu de l’article 44. L’agent a fourni cette lettre à la conseil du demandeur le 30 novembre, comme elle l’a confirmé le 4 décembre 2018. L’agent a fait référence à l’entrevue dans le courriel envoyé à cette date. Ni la demande de divulgation du demandeur le 11 janvier 2019 ni la réponse de l’agent par courriel le 14 janvier 2019 ne mentionnait explicitement l’entrevue ou les notes de l’agent à ce sujet. À mon avis, ni la lettre de la conseil ni le contenu du courriel de l’agent ne suffisaient à démentir l’affirmation, la compréhension et l’attente claires et préalables selon lesquelles l’agent tiendrait compte de l’entrevue du 14 novembre 2018. En d’autres termes, pour aborder directement l’observation du demandeur fondée sur l’arrêt Agraira, je ne crois pas que l’affirmation faite dans le courriel de l’agent en janvier 2019 était suffisamment claire, nette et explicite pour créer une attente légitime selon laquelle l’agent ne prendrait pas en considération ce que le demandeur lui avait dit pendant l’entrevue, en raison de ce que l’agent avait déjà communiqué au demandeur et à sa conseil dans la lettre de novembre 2018.

[52] Quatrièmement, pour dissiper tout doute qui subsiste au sujet de l’équité procédurale à l’égard de M. Thavakularatnam, j’ai examiné les notes manuscrites de l’agent au dossier certifié du tribunal et j’ai tenu compte des préoccupations substantielles du demandeur. Je ne suis pas convaincu que les notes manuscrites de l’agent auraient aidé le demandeur ou sa conseil, même si elles avaient été divulguées avant que le demandeur ait terminé ses observations à l’agent.

[53] Premièrement, l’agent a inscrit ses notes à la main sur un formulaire de rapport circonstancié établi aux termes du L44 partiellement rempli. Le contenu manuscrit est pris en compte dans la version finale. Les notes ne contiennent pas les observations de l’agent à ce moment‑là ni son évaluation dans la section Recommandations et justification du rapport circonstancié final. Dans la mesure où le demandeur est préoccupé par le fait que l’agent a tiré des conclusions erronées au sujet des remords liées au fait qu’il n’a pas fourni de réponses reconnaissant sa responsabilité personnelle, je souligne que les notes manuscrites de l’agent font référence à ce que le demandeur a dit, pas à ce qu’il n’a pas dit.

[54] Deuxièmement, le demandeur n’a présenté aucune observation précise sur la façon dont les notes l’auraient aidé. Je ne vois pas comment elles auraient pu l’aider concrètement à l’égard de la conclusion de l’agent sur l’absence de remords du demandeur ou sur le fait qu’il n’a pas assumé la responsabilité de ses actes. La position de M. Thavakularatnam au sujet de ses remords a été exprimée à maintes reprises à l’agent. Sa lettre manuscrite à l’agent, datée du 15 novembre 2018, mentionne qu’il a fait des erreurs et qu’il éprouve [traduction] « de véritables remords », ajoutant qu’il est [traduction] « désolé pour les gestes [qu’il a] posés et qui [l]’ont envoyé en prison ». Dans ses observations écrites du 11 janvier 2019, la conseil a déclaré que le demandeur éprouvait [traduction] « de véritables remords ». Les observations que le demandeur a présentées à l’agent après son courriel du 14 janvier, dans une lettre datée du 25 février 2018, portaient presque entièrement sur le fait que le demandeur éprouvait des remords et assumait la responsabilité de ses actes, et contenait pas moins de six mentions de remords dans cette lettre de deux pages, ainsi que des références supplémentaires aux regrets du demandeur et à ses erreurs.

[55] En bref, la position du demandeur selon laquelle il éprouvait des remords aurait difficilement pu être avancée de façon plus approfondie après l’entrevue qu’elle ne l’a été. L’agent a fait référence à ses remords dans le rapport.

[56] Finalement, pour ce qui est des autres sujets soulevés relativement à l’entrevue que le demandeur conteste, l’agent disposait, outre l’entrevue, d’éléments de preuve de l’implication du demandeur dans un gang. De plus, même si le demandeur a parlé plus longuement de ses parents pendant l’entrevue, les observations écrites présentées à l’agent le 11 janvier 2019 renvoyaient souvent à ses parents, notamment à l’incidence de son renvoi possible sur ceux-ci. Voici quelques‑unes de ces observations :

  • ils auraient [traduction] « peu de soutien » sans lui;

  • son incarcération a été [traduction] « extrêmement difficile pour ses parents qui ont dû compter sur l’aide d’autres membres de la collectivité en son absence » parce qu’ils n’ont pas de proches parents par le sang au Canada et qu’ils parlent peu anglais, et

  • son renvoi [traduction] « condamnerait ses parents à une vie sans soutien » puisque le demandeur est un enfant unique et leur principal soutien.

[57] Par conséquent, je conclus que le demandeur n’a pas démontré que le processus était inéquitable sur le plan de la procédure.

B. Examen approfondi des décisions

(1) Décision de l’agent

(a) L’agent a‑t‑il entravé son pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR?

[58] Le demandeur a soutenu que l’agent avait entravé son pouvoir discrétionnaire en rédigeant le rapport au titre du paragraphe 44(1). Après avoir présenté des observations détaillées sur le cadre législatif et la portée du pouvoir discrétionnaire de l’agent de rédiger un rapport à l’égard d’un résident permanent du Canada, le demandeur a soutenu que l’agent n’avait tenu compte d’aucun des éléments de preuve liés aux motifs d’ordre humanitaire, particulièrement le fait que le demandeur subirait des difficultés à son retour au Sri Lanka. Selon le demandeur, l’agent n’a pas compris les éléments d’un [traduction] « avis de danger » délivré en vertu de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR, en supposant à tort que les mêmes éléments de preuve pertinents à l’égard de sa décision discrétionnaire de ne pas rédiger un rapport au titre de l’article 44 sont également pertinents à l’égard d’un avis de danger. Selon ces observations, l’agent a entravé son pouvoir discrétionnaire en refusant de tenir compte des difficultés liées au renvoi du demandeur au Sri Lanka.

[59] La position du défendeur était que l’agent n’a pas entravé son pouvoir discrétionnaire. L’agent a plutôt tenu compte des motifs d’ordre humanitaire, y compris les difficultés liées au renvoi, et il l’a fait de façon raisonnable.

[60] À mon avis, l’argument du demandeur ne peut être retenu. Ses observations reposent sur l’argument selon lequel l’agent a mal compris s’il pouvait, en droit, tenir compte des difficultés découlant du renvoi du demandeur au Sri Lanka. Je conclus qu’il n’y a pas de telle erreur de droit dans le raisonnement de l’agent. L’agent a fait référence à un éventuel avis de danger parce que le demandeur a qualité de personne à protéger au Canada. Il a conclu que l’évaluation du danger au Canada par rapport au danger au Sri Lanka aurait lieu à cette étape. Il n’a pas conclu qu’il ne pouvait pas tenir compte des difficultés ou des facteurs d’ordre humanitaire lorsqu’il a décidé de rédiger un rapport en vertu de l’article 44.

(b) La décision de l’agent était‑elle raisonnable selon les normes de l’arrêt Vavilov?

[61] Pour appuyer sa position selon laquelle la décision de l’agent était déraisonnable, le demandeur a présenté plusieurs arguments liés à l’appréciation et à l’examen de la preuve faits par l’agent. Avant de les aborder à tour de rôle, je ferai quelques observations générales sur l’évaluation du caractère raisonnable qui s’appliquent à chacun d’entre eux.

[62] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, la tâche de la Cour n’est pas d’établir si elle est d’accord ou non avec la décision de l’agent, son raisonnement ou son évaluation de la preuve. Une cour de révision n’est pas autorisée à examiner et à apprécier de nouveau la preuve dont disposait l’agent ou à décider ce qu’elle ferait de cette preuve et à modifier l’issue si elle n’y souscrit pas. Autrement dit, le contrôle judiciaire exige un examen du caractère raisonnable de la décision, et non un réexamen de l’ensemble de l’affaire et de l’ensemble de la preuve pour établir l’opinion de la Cour au sujet du raisonnement et de l’issue adéquats.

[63] Le rôle de la Cour est de s’assurer que la décision – qui en l’espèce était de savoir s’il fallait rédiger un rapport en vertu du paragraphe 44(1) – était raisonnable en ce sens qu’elle présente les caractéristiques d’intelligibilité, de transparence et de justification. Pour ce faire, la décision de l’agent et ses motifs doivent être évalués à la lumière du dossier : arrêt Vavilov aux para 91‑96.

[64] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a conclu qu’une cour de révision judiciaire doit se demander si la décision est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : arrêt Vavilov aux para 85, 99 et 105‑106. Une lacune fondamentale qui peut rendre une décision déraisonnable se présente dans le cas d’une décision indéfendable sous certains rapports « compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision » : arrêt Vavilov au para 101. Le dossier de preuve et la trame factuelle peuvent constituer des contraintes quant au caractère raisonnable d’une décision. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » : arrêt Vavilov aux para 125‑126; arrêt Société canadienne des postes au para 61.

[65] À mon avis, la décision de l’agent de rédiger un rapport au titre de l’article 44 dans la présente affaire satisfait à la norme de la décision raisonnable dans l’arrêt Vavilov et l’arrêt Postes Canada.

[66] Premièrement, le demandeur a soutenu que la décision de l’agent était déraisonnable puisqu’il avait commis une erreur en concluant qu’il n’avait pas assumé la responsabilité de ses crimes. Le demandeur a fait valoir que l’agent a tiré cette conclusion en raison de prétendues omissions dans les réponses du demandeur aux questions de l’agent pendant l’entrevue du 14 novembre 2018 à Joyceville. Se reportant à son affidavit déposé devant la Cour, le demandeur a présenté des observations sur la façon dont l’agent a posé des questions et a soutenu que l’agent n’a jamais directement demandé si le demandeur assumait la responsabilité de ses actes. L’affidavit du demandeur contenait des réponses détaillées. Le demandeur faisait également référence à des éléments de preuve montrant ses remords qui n’étaient pas mentionnés dans le rapport circonstancié de l’agent.

[67] À mon avis, l’agent n’a pas commis une telle erreur susceptible de révision. Il s’agit d’une conclusion qu’il lui était loisible de tirer selon le dossier. D’une part, il y avait des éléments de preuve de la part du demandeur selon lesquels il assumait la responsabilité de ses crimes et que d’autres personnes qui le connaissaient ou qui travaillaient avec lui, comme son agent de libération conditionnelle, le considéraient plein de remords. Il y avait des éléments de preuve qu’il reconnaissait ses erreurs et ses mauvais choix. Il y avait aussi des éléments de preuve suggérant qu’il n’assumait pas l’entière responsabilité de sa conduite.

[68] Comme révélé dans le long extrait de la section Recommandation et justification de l’agent dans le rapport circonstancié (énoncée au paragraphe 26 ci‑dessus), l’agent a expressément déclaré que le demandeur semblait éprouver des remords à l’égard de ses crimes. Bien que le demandeur ait concentré ses observations sur ce paragraphe, une section précédente (les circonstances des allégations) avait déjà souligné que, pendant l’entrevue, le demandeur avait déclaré qu’à l’âge de 18 ans, il avait été entraîné dans de mauvaises activités de gang et il avait ajouté : [traduction] « J’étais très jeune et les gars avaient 25 ou 26 ans et ils m’ont lavé le cerveau et m’ont donné des armes à feu à garder. C’est ainsi que les armes à feu sont entrées en ma possession. Ils n’étaient pas à moi […] J’ai été exploité par des membres plus âgés […] » Ces déclarations figurant dans le rapport circonstancié de l’agent ont été tirées presque textuellement des notes manuscrites prises par l’agent pendant l’entrevue. Les déclarations concordent également avec la lettre manuscrite que le demandeur a envoyée à l’agent le 15 novembre 2018, dans laquelle il affirme notamment qu’il a été [traduction] « présenté à ces gars de 26 ans et plus et ils m’ont lavé le cerveau et m’ont influencé à faire de mauvaises choses […] Ils se servaient de moi pour garder des armes à feu et de la drogue parce que j’étais jeune et que je faisais ce qu’ils me disaient ».

[69] Pour revenir à la section Recommandation et justification de l’agent dans le rapport circonstancié, ce dernier a tenu compte de la description des événements faite par le demandeur à l’entrevue à la lumière d’éléments de preuve supplémentaires provenant d’autres sources, y compris le profil criminel du Service correctionnel du Canada du demandeur. Ces éléments de preuve supplémentaires ont été énoncés en détail plus tôt dans le rapport circonstancié et n’ont pas été contestés dans le cadre de la présente demande. Ils confirmaient que, pendant la perpétration de ses infractions, le demandeur a tiré sur la jambe de la victime du vol qualifié et qu’un agent de police a été blessé lorsque le demandeur a été appréhendé plus tard dans un centre commercial alors qu’il transportait une arme à feu chargée. L’agent a donc comparé les renseignements fournis par le demandeur au cours de l’entrevue avec les renseignements obtenus à partir du profil criminel du demandeur et a décrit les écarts factuels entre eux qui, selon lui, avaient de l’importance. Le raisonnement de l’agent laissait entendre que le demandeur ne lui avait pas raconté toute l’histoire ou qu’il n’avait pas assumé l’entière responsabilité de ses actes.

[70] Il est important de noter que l’observation énoncée par l’agent dans le rapport circonstancié était que, bien qu’il soit [traduction] « concevable de croire que le fait de côtoyer des fréquentations non recommandables l’a influencé vers une vie de violence et de criminalité de gangs », cela ne [traduction] « diminue en rien la responsabilité personnelle qui doit être attribuée à son rôle principal dans ces crimes très graves ». Il était loisible à l’agent de tirer cette conclusion, qui reconnaissait expressément le point de vue du demandeur, compte tenu du dossier en ce qui concerne la décision en cause. La preuve du remords du demandeur et de sa prise de responsabilité ne constituait pas une contrainte pour l’agent au point d’exiger une conclusion différente à l’égard de la décision de rédiger un rapport au titre du paragraphe 44(1) de la LIPR.

[71] La deuxième observation du demandeur sur le caractère déraisonnable était que l’agent n’avait pas examiné et analysé les éléments de preuve liés à la réadaptation en général. Son mémoire à la Cour faisait largement référence à cette preuve. Toutefois, l’agent n’a pas fait abstraction de la preuve relative à la réadaptation. Dans une section intitulée « Potentiel de réadaptation » du rapport circonstancié, l’agent a noté que le demandeur avait terminé des programmes à Joyceville, avait terminé un cours de commerce et un cours de RCR pendant qu’il était en prison, qu’il avait un emploi possible après sa libération et qu’un travailleur auprès des jeunes s’était engagé à l’aider à en trouver un, et qu’il continuait d’avoir le soutien de ses parents et de sa famille. À un autre endroit, l’agent a fait des observations sur les perspectives de réadaptation. Voici ce qu’il a souligné :

  • [d]ans sa décision relative à la détermination de la peine, le juge Akhtar de la Cour supérieure de l’Ontario a mentionné que le demandeur avait le soutien de sa famille, avait présenté des lettres d’appui, était un jeune contrevenant et a exprimé des remords à l’égard de ses actes;

  • le demandeur [traduction] « a pu terminer ses études secondaires et a été accepté au Collège George Brown avant de se joindre au gang »;

  • sa [traduction] « famille s’est engagée à s’éloigner du quartier de Malvern […] pour le tenir éloigné des fréquentations non recommandables »;

  • comme il a déjà été mentionné, le demandeur [traduction] « semble éprouver des remords pour ses crimes et a reconnu que […] éviter les fréquentations non recommandables lui offrira la meilleure chance de changer sa vie à l’avenir ».

[72] L’agent aurait pu effectuer une analyse plus détaillée et examiner des éléments de preuve supplémentaires, mais le défaut de le faire ne rendait pas déraisonnable la décision de l’agent de rédiger le rapport au titre du paragraphe 44(1).

[73] Troisièmement, le demandeur a fait valoir que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve de difficultés pour les autres, en particulier pour ses parents. Il a soutenu que la Cour devrait déduire du silence de l’agent sur la question que la décision a été prise sans égard à la preuve, en se reportant aux principes énoncés dans la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), [1999] 1 CF 53 (juge Evans).

[74] Cette observation sur les difficultés est directement liée à la capacité de l’agent de tenir compte des facteurs d’ordre humanitaire. Le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 44(1) de tenir compte des motifs d’ordre humanitaire, le cas échéant, est limité. Il n’y a habituellement pas d’obligation de le faire. Dans l’affaire McAlpin, le juge en chef Crampton a déclaré que, si « les motifs d’ordre humanitaire sont pris en compte par un agent pour expliquer le raisonnement d’une décision qui est prise en vertu des paragraphes 44(1) ou (2), l’évaluation de ces facteurs devrait être raisonnable, compte tenu des circonstances de l’affaire » : décision McAlpin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 422, [2018] 4 RCF 225 au para 70 (no 2‑4). Voir aussi la décision Melendez c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1363, [2017] 3 RCF 354 [Melendez 2016] (juge Boswell) au para 34; la décision Melendez c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1131 (juge Kane) au para 31; la décision Yavari c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 469 (juge Pentney) au para 41; la décision Zhang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 746 (juge Ahmed) au para 20.

[75] Dans la décision McAlpin, le juge en chef a souligné les distinctions importantes entre les dispositions relatives aux motifs d’ordre humanitaire de l’article 25 de la LIPR et les dispositions relatives à l’interdiction de territoire de l’article 36 : décision McAlpin para 64‑65. Comme le juge Boswell l’a souligné dans Melendez 2016, une analyse des motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 44 n’a pas à être aussi poussée que l’analyse, prévue à l’article 25, d’une demande pour motifs humanitaires : Melendez 2016, au para 34 (no 5). J’abonde dans son sens.

[76] Dans ses motifs de l’affaire McAlpin, le juge en chef Crampton a reformulé et peaufiné l’approche d’évaluation de l’examen par un agent des facteurs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 44, en se fondant en partie sur la décision du juge Barnes dans l’affaire Melendez 2016. Le juge en chef Crampton a conclu que, dans les cas de grande criminalité, l’agent n’a pas l’obligation de tenir compte des facteurs d’ordre humanitaire : décision McAlpin au para 72. Si les infractions en cause se situent « à l’extrémité inférieure du continuum » établi au paragraphe 36(2) de la LIPR et qu’elles sont donc « moins sérieuses », le défaut de l’agent de prendre en considération des facteurs d’ordre humanitaire « prima facie convainc[ants] » soulevés par la personne concernée peut rendre la décision déraisonnable : décision McAlpin para 72‑78.

[77] Contrairement à l’affaire McAlpin, la présente affaire concerne des infractions graves prévues à l’alinéa 36(1)a), et non des infractions moins graves prévues au paragraphe 36(2). L’agent n’avait pas l’obligation de tenir compte des facteurs d’ordre humanitaire du demandeur.

[78] Je suis d’accord avec le demandeur pour dire, après examen du rapport circonstancié dans son ensemble, que l’agent n’a pas expressément reconnu tous les points de difficulté soulevés dans les observations écrites de la conseil, en particulier sur la façon dont les parents du demandeur se débrouilleraient sans leur fils et sur le fait que le demandeur parle tamoul, mais pas cinghalais. L’agent a mentionné certains des facteurs d’ordre humanitaire (ceux soulevés par le demandeur au cours de l’entrevue) dans la section des motifs d’ordre humanitaire du formulaire et a mentionné que le demandeur parle tamoul. L’agent n’a pas effectué d’analyse expresse des facteurs d’ordre humanitaire dans la section Recommandation et justification du formulaire, comme l’agent dans l’affaire McAlpin aux para 82‑83. Toutefois, comme il n’avait pas l’obligation de tenir compte de ces facteurs lorsqu’il a décidé de rédiger le rapport, je ne peux conclure que sa décision était déraisonnable sur ce seul fondement. En approfondissant l’analyse selon le cadre énoncé dans l’arrêt Vavilov, je suis d’avis que, malgré les difficultés linguistiques apparentes de ses parents et les autres difficultés qu’ils éprouvent sans lui pendant son incarcération et s’il est renvoyé du Canada, les éléments de preuve concernant les difficultés ne constituaient pas une contrainte qui aurait obligé l’agent à rendre une décision différente quant à la rédaction d’un rapport au titre du paragraphe 44(1).

[79] Par conséquent, les observations du demandeur sur les motifs d’ordre humanitaire ne sont pas accueillies.

[80] La dernière observation du demandeur était que l’agent avait omis d’expliquer correctement pourquoi il avait finalement pris la décision de rédiger le rapport au titre du paragraphe 44(1). Selon le demandeur, l’agent a simplement énuméré les facteurs favorables et défavorables, et a énoncé sa conclusion, sans aucun raisonnement. Je ne suis pas de cet avis. Selon moi, la décision de l’agent comprenait un raisonnement logique et une conclusion claire pour décider de rédiger le rapport. Il a conclu que le demandeur était un [traduction] « membre violent d’un gang criminel organisé qui a démontré à maintes reprises qu’il avait l’habitude de posséder des armes de poing prohibées et qu’il était prêt à les utiliser ». Il a aussi expressément conclu qu’il ne suffisait pas d’écrire une lettre d’avertissement, comme le demandeur l’a proposé.

[81] Pour ces motifs, je conclus que le demandeur n’a pas démontré que la décision de l’agent de rédiger un rapport au titre du paragraphe 44(1) était déraisonnable par rapport aux normes établies dans les arrêts Vavilov et Postes Canada.

(2) La décision du délégué

[82] Le demandeur a soutenu que, étant donné que la décision de l’agent de rédiger le rapport au titre du paragraphe 44(1) était déraisonnable, il était également déraisonnable pour le délégué de s’y fier pour renvoyer le rapport de l’agent à la Section de l’immigration en vertu du paragraphe 44(2). Autrement dit, comme sa conseil l’a confirmé à juste titre à l’audience, la contestation par le demandeur de la décision du délégué en vertu du paragraphe 44(2) dépendait de l’issue de sa contestation de la décision de l’agent en vertu du paragraphe 44(1). Le demandeur a présenté sensiblement les mêmes arguments juridiques et de preuve dans les deux demandes.

[83] Puisque j’ai conclu que le demandeur n’a pas démontré que la décision de l’agent de rédiger le rapport était déraisonnable, il s’ensuit que sa demande de contrôle judiciaire de la décision du délégué doit également être rejetée.

V. Conclusion

[84] Pour ces motifs, les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées. Aucune des parties n’a soumis de question pour certification, et aucune question ne sera énoncée.


JUGEMENT dans les dossiers IMM‑3846‑19 et IMM‑3848‑19

LA COUR STATUE :

  1. Les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.

  2. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel dans l’une ou l’autre des procédures en vertu de l’alinéa 72d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3846‑19 et IMM‑3848‑19

 

INTITULÉ :

THESHANTH THAVAKULARATNAM c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 MAI 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 NOVEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Naseem Mithoowani

POUR LE DEMANDEUR

 

Daniel Engel

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Naseem Mithoowani

Mithoowani Waldman Immigration Law Group

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Daniel Engel

Procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.