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Date : 20211118


Dossier : IMM-3054-20

Référence : 2021 CF 1259

Ottawa (Ontario), le 18 novembre 2021

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

JEANINE NAHIGOMBEYE,

ALEXIS-TRESOR BARUTWANAYO

QUERENE IRADUKUNDA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] Mme Jeanine Nahigombeye est une citoyenne burundaise qui a obtenu le statut de réfugiée au Canada. Elle tente d’inclure dans sa demande son époux, M. Alexi-Trésor Barutwanayo, ainsi que la fille mineure de ce dernier. Or, la demande de résidence permanente de M. Barutwanayo et de sa fille a été rejetée par un agent de visas qui n’a pas cru en l’authenticité du mariage célébré en 2015 lequel, selon lui, visait l’obtention d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi]. L’agent a également reproché à M. Barutwanayo d’avoir omis de divulguer une demande de permis de séjour temporaire antérieure où il est fait mention d’un fils né en 2016, non inclus dans la présente demande. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Faits

[2] Selon les faits présentés à l’agent de visa, M. Barutwanayo et Mme Nahigombeye forment un couple depuis 2012 et ont commencé à cohabiter en 2013.

[3] Les faits ayant mené à la demande d’asile de Mme Nahigombeye ne sont pas en cause ici mais qu’il suffise de dire que selon M. Barutwanayo, ils ont précipité leur mariage qui a été célébré en juillet 2015 au Burundi, moins de trois semaines avant le départ de Mme Nahigombeye pour le Canada. Elle a obtenu le statut de réfugiée en octobre 2015.

[4] En juin 2016, Mme Nahigombeye a fait une demande de résidence permanente dans laquelle elle inclut son mari et la fille mineure de ce dernier, née d’une union précédente. La résidence permanente a été octroyée à Mme Nahigombeye mais celle des deux autres demandeurs a été jugée incomplète.

[5] L’agent a d’abord demandé à M. Barutwanayo, à trois reprises, de lui fournir des preuves de communication entre lui et Mme Nahigombeye; sept mois après sa première demande, il a reçu un certain nombre de messages texte échangés entre les époux.

[6] L’agent a ensuite transmis une lettre d’équité procédurale, dans laquelle il demande qu’on lui fournisse : 1) les détails de l’évolution de la relation entre les demandeurs adultes dans le contexte où Mme Nahigombeye a quitté le Burundi peu de temps après son mariage et où il semble y avoir eu peu de contact entre eux depuis; 2) une explication sur une demande de visa de résident temporaire que M. Barutwanayo aurait faite en 2016 et dans laquelle il déclare un fils né en janvier 2016; 3) un certificat de divorce pour le mariage antérieur de M. Barutwanayo; et, 4) l’autorisation de la mère biologique de l’enfant mineure incluse dans la présente demande, pour son immigration au Canada.

[7] Selon les notes versées dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC] les demandeurs ont répondu avec des renseignements demandés aux cours du mois de mars 2019.

[8] Afin de poursuivre le traitement de leur dossier, l’agent a demandé une rencontre avec M. Barutwanayo, laquelle s’est tenue en février 2020.

III. Décision contestée

[9] Dans les notes versées au SMGC, l’agent résume les préoccupations portées à l’attention de M. Barutwanayo lors de son entrevue.

[10] Premièrement, selon M. Barutwanayo, son épouse aurait quitté le Burundi en décembre 2015, alors que dans les faits, elle est arrivée au Canada en juillet 2015. Son incapacité à situer le départ du Burundi de sa nouvelle épouse entache sa crédibilité quant à l’authenticité du mariage.

[11] Deuxièmement, M. Barutwanayo nie avoir déposé une demande de visa de visiteur en 2016. Selon lui, cette demande est nécessairement frauduleuse. Il ne peut toutefois expliquer l’intérêt qu’un fraudeur pourrait avoir à dépenser temps et ressources financières afin de déposer une demande au nom de M. Barutwanayo qui, bien que non signée par lui, comprend plusieurs informations personnelles telles sa date de naissance et le nom de ses parents. Dans les notes versées au SMGC, l’agent indique qu’il est possible que M. Barutwanayo mente au sujet de cette demande de visa antérieure afin de cacher l’existence d’un enfant né d’une autre femme, après le mariage des demandeurs. Selon l’agent, l’explication fournie par M. Barutwanayo entache également sa crédibilité.

[12] Finalement, l’agent est insatisfait de la preuve de soutien financier soumise par les époux. La documentation fournie n’indique pas l’identité du récipiendaire des fonds, seulement que quelques transferts bancaires ont été faits par Mme Nahigombeye vers le Burundi.

[13] En raison du manque de crédibilité de M. Barutwanayo, l’agent n’est pas satisfait que la relation entre les demandeurs adultes soit authentique, ni qu’elle ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi.

[14] La demande de résidence permanente de M. Barutwanayo et de sa fille mineure est donc rejetée.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[15] Les demandeurs soumettent trois questions en litige :

  1. L’agent a-t-il violé les principes d’équité procédurale?

  2. L’agent a-t-il erré dans son analyse de la preuve relative au mariage des demandeurs?

[16] La norme de contrôle applicable à la première question soulevée par cette demande est celle de la décision correcte, ou encore elle s’apparente à la norme de la décision correcte. La Cour doit intervenir si elle constate une violation aux principes d’équité procédurale (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux paras 36, 54).

[17] Quant à la question « de savoir si le mariage est authentique ou s’il a été contracté dans le but d’obtenir un privilège ou un statut en vertu de la Loi », elle doit être analysée selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux paras 16-17; Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 417 au para 14).

V. Analyse

A. L’agent a-t-il violé les principes d’équité procédurale?

[18] M. Barutwanayo plaide que l’agent a fait preuve de partialité à son égard au cours de l’entrevue réalisée afin de valider l’authenticité du mariage. Selon lui, l’agent a mis une emphase indue sur la demande de visa de 2016 et il a fait preuve d’agressivité en abordant ce sujet.

[19] Il faut dire qu’en réponse à la lettre d’équité procédurale, M. Barutwanayo a transmis un courriel à l’agent, dans lequel il tient des propos peu nuancés et plutôt accusateurs à l’endroit des autorités canadiennes :

... Vous dites que j’ai fait une demande de visa de résident temporaire en 2016, mais j’ai le regret de vous informer que la seule demande qui a été faite est celle du regroupement familial effectuée par ma femme se trouvant actuellement au Canada.

Je vous informe que je n’ai qu’un seul enfant, une fille, [...], et elle figure dans la demande. Si jamais quelqu’un d’autre vous a parlé d’un autre enfant, il s’agit d’un criminel, un trafiquant d’enfant et je demande à votre service de transférer le dossier de l’enfant à la police afin qu’elle fasse le nécessaire pour le protéger. Au cas où vous ne le faites pas, vous seriez considéré comme étant impliqué dans ce trafic et pourriez être accusé de non-assistance à personne en danger.

Par ailleurs, cette question sur un prétendu enfant que je ne connais pas est venue me prouver la raison pour laquelle mon dossier traîne en longueur. C’est parce qu’il y a visiblement un agent qui est impliqué dans un trafic d’enfants ou de visas.

De plus, cette situation est en train de créer une dispute avec ma femme, qui s’interroge et me pose des questions. Je vous considère aussi responsable de la dispute actuelle dans mon couple.

Enfin, je suis suffisamment informé sur la manière dont fonctionne la société canadienne. Il suffit d’informer les médias et ils vont enquêter et trouver ce qui se passe réellement, démontrer s’il s’agit d’une erreur - ce dont je doute fort- ou s’il s’agit plutôt d’un trafic au sein du Haut-commissariat du Canada à Dar es Salaam, Tanzania.

[...]

J’attends de vous le traitement de mon cas dans les plus brefs délais, avant la fin du mois de mars et de vous occuper du dossier du trafic des enfants ou des visas, qui visiblement est en train d’entacher un service du gouvernement canadien.

[20] Bien que M. Barutwanayo ait lui-même donné le ton à sa future rencontre avec l’agent de visa, les notes d’entrevue de l’agent ne laisse pas entrevoir de partialité de sa part. On constate toutefois qu’il entretient un certain scepticisme et une insatisfaction quant aux explications fournies à l’égard de la demande de séjour de 2016. L’agent ne s’explique pas d’où cette demande peut provenir, dans la mesure où plusieurs des informations qu’elle contient correspondent à la demande de résidence permanente sous étude.

[21] M. Barutwanayo ne réfère à aucune preuve tangible qui permettrait à la Cour de conclure que l’agent a fait preuve de partialité dans le traitement de sa demande de résidence permanente. À mon avis, les arguments que fait valoir M. Barutwanayo au soutien de cette question concernent davantage le poids donné à la preuve par l’agent (Pasion c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 91 aux paras 10-11).

B. L’agent a-t-il erré dans son analyse de la preuve relative au mariage des demandeurs?

[22] Le paragraphe 4(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-27 [Règlement], prévoit que l’étranger n’est pas considéré comme un époux, un conjoint de fait ou un partenaire conjugal, pour les fins de l’application de la Loi et du Règlement, si le mariage ou la relation visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi ou s’il n’est pas authentique.

[23] Une lecture attentive des notes de l’entrevue réalisée en février 2020 démontre que l’agent a donné une grande importance au formulaire de demande de visa de 2016 dans son évaluation de la crédibilité de M. Barutwanayo et de l’authenticité du mariage.

[24] Contrairement à ce que plaide M. Barutwanayo, il a été informé de l’existence de cette demande de visa par courriel transmis par l’agent en févier 2019 et, selon les notes de l’agent, il a été confronté au formulaire lors de l’entrevue. Toutefois, rien dans ces notes n’indique que M. Barutwanayo a eu suffisamment de temps pour examiner le formulaire et constater toutes les irrégularités qu’il contient.

[25] D’abord, ce formulaire n’est pas signé par M. Barutwanayo. Par ailleurs, bien que les demandeurs adultes sont identifiés et que leur date de naissance correspond à celles indiquées dans la demande de résidence permanente, leur adresse au Burundi diffère. L’adresse de Mme Nahigombeye se trouve au Burundi alors que l’on sait qu’elle est déjà au Canada depuis 2015 et qu’elle y a reçu le statut de réfugiée en octobre 2015. Les dates de naissance des parents de M. Barutwanayo ne sont pas indiquées au complet; seules les années y sont indiquées et elles sont différentes de celles apparaissant sur la demande de résidence permanente. La demande de visa de 2016 énumère deux frères et une sœur, nés entre 1980 et 1988, alors que la demande de résidence permanente énumère 5 frères et sœurs, tous différents des trois précédents, nés entre 1970 et 1982, et résidant tous à la même adresse que leurs parents décédés.

[26] Or, l’agent ne semble aucunement faire état de ces irrégularités. Au contraire, voici comment il commente la demande de visa de 2016 dans ses notes d’entrevue :

PA [PRINCIPAL APPLICANT] DOES NOT ACKNOLEDGE [sic] EVER APPLYING FOR A TRV [TEMPORARY RESIDENT VISA], WHICH CONTAINED INFORMATION ABOUT A SON THAT HE DENIES HAVING. STATES ALL OF THE OTHER FAMILY INFORMATION ABOUT HIS PARENTS AND SIBLINGS ON THE TRV APPLICATION WAS CORRECT BUT STATES INFORMATION ABOUT THE SON WAS FABRICATED.

[27] Il semble donc évident que les nombreuses divergences qui existent entre la demande de résidence permanente et la demande de visa de 2016 n’ont pas été portées à l’attention de M. Barutwanayo. Dans le contexte où le formulaire de 2016 n’est pas signé par M. Barutwanayo, il me semble qu’elles auraient dû l’être avant de conclure que la seule explication possible est que M. Barutwanayo tente de cacher un fils qu’il aurait eu avec une autre femme.

[28] Si M. Barutwanayo avait eu l’occasion d’examiner plus en détail la demande de visa de 2016, ou encore s’il avait été confronté aux informations qui s’y trouvent et qui divergent des informations contenues à sa demande de résidence permanente, il aurait peut-être pu répondre différemment aux questions de l’agent.

[29] J’ajouterais à cela qu’il est impossible pour la Cour de savoir comment ce formulaire s’est retrouvé dans le Dossier certifié du tribunal. Est-ce que cette demande a été traitée par Immigration Canada en dépit du fait qu’elle n’est pas signée? Si oui, qu’en est-il advenu? Il me semble que si elle avait été rejetée, Immigration Canada aurait également en sa possession une lettre de refus susceptible d’avoir été transmise à M. Barutwanayo. On aurait également pu le confronter avec cette lettre.

[30] Compte tenu de toutes les irrégularités qui apparaissent à la face même de la demande de visa de 2016, je suis d’avis qu’il était déraisonnable pour l’agent d’y donner autant de poids. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’on considère la décision dans son ensemble.

[31] L’agent reproche à M. Barutwanayo d’avoir confondu la date à laquelle Mme Nahigombeye a quitté le Burundi pour le Canada. Il a répondu qu’elle avait quitté en décembre 2015 alors que dans les faits, elle a quitté à la fin juillet 2015. Toutefois, l’agent ne tient pas compte du fait que lorsqu’il a demandé à M. Barutwanayo d’expliquer les évènements qui ont précipité le départ de Mme Nahigombeye, il situe l’incendie de la station de radio où elle travaillait, ainsi que la tentative de coup d’état au Burundi, également en décembre 2015. Or, dans les faits, la tentative de coup d’état a plutôt eu lieu en mai 2015. Cela peut expliquer sa confusion quant à la date du départ de Mme Nahigombeye, d’autant plus que M. Barutwanayo s’est lui-même réfugié au Rwanda peu de temps après son mariage.

[32] Bien que l’agent se déclare satisfait de la preuve de communications régulières entre les demandeurs, il considère insuffisante la preuve des quelques transferts bancaires que Mme Nahigombeye aurait faits en faveur de M. Barutwanayo depuis leur mariage. D’abord, l’agent indique que le nom du destinataire n’apparait pas sur le document émis par la Western Union; on y voit seulement que certains transferts ont été faits de Mme Nahigombeye à un destinataire se trouvant au Burundi. Toutefois, M. Barutwanayo a produit quelques-uns de ses propres relevés de compte bancaire où l’on peut voir un certain nombre de crédits en provenance de la Western Union. L’agent ne semble pas tenir compte de cette preuve dans son analyse. Il ne semble pas non plus tenir compte du fait que pour la majeure partie de la période couverte, M. Barutwanayo travaillait au Burundi. Cela peut expliquer le peu d’aide financière requise de la part de Mme Nahigombeye.

[33] Je suis donc d’avis que compte tenu de la faiblesse relative des autres motifs soulevés par l’agent pour miner la crédibilité de M. Barutwanayo, le fait qu’il ne l’ait pas suffisamment sensibilisé aux irrégularités de la demande de visa de 2016 entache la décision de l’agent et rend celle-ci déraisonnable. Il s’agit là, à mon sens, d’une erreur qui justifie l’intervention de la Cour.

VI. Conclusion

[34] Pour ces motifs, je fais droit à la demande de contrôle judiciaire et je retourne le dossier à un autre agent d’immigration pour une nouvelle détermination. Les parties n’ont proposé aucune question d’importance générale pour fins de certification et je suis d’avis qu’aucune telle question n’émane de cette affaire.

 


JUGEMENT dans IMM-3054-20

LA COUR STATUE que:

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision émise par le Haut-Commissariat du Canada à Dar es Salaam, en date du 27 février 2020, est cassée et le dossier est retourné auHaut-Commissariat pour une nouvelle détermination par un autre agent;

  3. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3054-20

 

INTITULÉ :

JEANINE NAHIGOMBEYE, ALEXIS-TRESOR BARUTWANAYO et QUERENE IRADUKUNDA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 juillet 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 NOVEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Lia Cristinariu

 

Pour les demandeurs

 

Mario Blanchard

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (QC)

 

Pour le défendeur

 

 

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