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Date : 20211116


Dossier : IMM‑5934‑20

Référence : 2021 CF 1246

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2021

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

IMAD EL SAYED

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] du demandeur.

[2] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la présente demande.

Le contexte

[3] Le demandeur, Imad El Sayed, est un Palestinien qui est né et a grandi dans un camp de réfugiés au Liban. À 20 ans, il avait quitté le Liban et s’était rendu à Abou Dhabi, où il avait travaillé de 1975 à 2018. Son emploi à Abou Dhabi et son statut d’immigration connexe avaient pris fin en même temps. Le demandeur était ensuite retourné au Liban. Il affirme qu’en octobre 2018, il avait empêché deux hommes, qui étaient membres du Hezbollah, de voler de l’argent de la caisse enregistreuse du magasin de son frère, où il travaillait. Peu après cet incident, il avait aperçu des trous de balle dans les murs extérieurs du magasin à son arrivée au travail. Des voisins lui avaient dit que les responsables étaient des membres du Hezbollah. À la mi‑novembre 2018, alors qu’il était au magasin, le demandeur avait été agressé et frappé au visage par des membres du Hezbollah, ce qui lui avait fait perdre ses implants dentaires. En juin 2019, l’appartement du fils du demandeur, à Beyrouth, avait été incendié. Le garde de sécurité du bâtiment avait dit au fils du demandeur que les responsables étaient membres du Hezbollah.

[4] Le demandeur affirme qu’il craignait pour sa vie. Il s’était enfui aux États‑Unis en janvier 2019 et avait tenté de présenter une demande d’asile à un point d’entrée au Canada, mais il avait été jugé inadmissible, au motif qu’il n’avait pas établi son identité, car ses documents d’identification indiquaient des années de naissance différentes. En février 2019, il était entré au Canada par un passage irrégulier à la frontière. Il n’avait pas été autorisé à présenter une demande d’asile, mais un ERAR lui avait été proposé. Dans une décision datée du 23 mars 2020, sa demande d’ERAR a été rejetée.

La décision faisant l’objet du contrôle

[5] À la suite d’un examen du contexte de la demande présentée par le demandeur, l’agent a déclaré ce qui suit : [traduction] « La question déterminante lors de l’audience était la crédibilité et la recherche d’autres faits. Le demandeur ne pouvait pas se souvenir de dates précises. Par exemple, il ne se rappelait pas les dates exactes des incidents avec le Hezbollah. De plus, il [a affirmé] être allé à la clinique deux ou trois jours après avoir été agressé. »

[6] L’agent a ensuite mentionné brièvement les affidavits du frère du demandeur et d’une voisine, mais il leur a accordé peu de poids et a jugé qu’ils avaient une faible valeur probante, tout comme une photographie de la devanture du magasin. Il a aussi accordé peu de poids à un rapport médical fourni par le demandeur concernant l’agression. L’agent a fait mention de quatre documents d’identification présentés par le demandeur qui contenaient, selon l’agent, des renseignements contradictoires. Il a ensuite conclu que, [traduction] « [b]ien que le demandeur n’ait pas établi son identité, après avoir examiné tous les documents fournis, [il était] convaincu que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur [était] un Palestinien du Liban ».

[7] Pour ce qui était du risque prospectif, l’agent a accordé peu de poids à l’affidavit du fils du demandeur concernant son appartement qui avait été incendié. L’agent a également déclaré que, compte tenu du fait qu’il s’agissait d’un incident important et de la seule confrontation avec le Hezbollah après l’agression contre le demandeur, il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que celui‑ci parle de cet incident lors de l’audience relative à l’ERAR sans que son conseil doive le lui rappeler à deux reprises. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’il était, selon toute vraisemblance, personnellement exposé à un risque de la part de personnes associées au Hezbollah.

[8] Quant à une possibilité de refuge intérieur [PRI], l’agent a jugé que peu d’éléments de preuve corroboraient le fait qu’un agent de persécution était à la recherche du demandeur. L’agent a également mentionné que peu d’éléments donnaient à entendre que la menace et la sphère d’influence de l’agent de persécution s’étendaient au‑delà des alentours du camp de réfugiés où vivait le demandeur, ou que l’agent de persécution était en mesure de retrouver celui‑ci. Il a ajouté ceci : [traduction] « Par conséquent, je conclus que les deux volets de la PRI ont été satisfaits. »

[9] Enfin, l’agent a abordé les conditions générales dans le pays, en citant le rapport de février 2016 du Haut‑commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le HCNUR) sur la situation des réfugiés palestiniens au Liban. L’agent a conclu que la situation du demandeur n’équivalait pas à de la persécution, qu’il s’agissait d’une situation qui touchait tous les réfugiés palestiniens résidant dans des camps, et que le demandeur n’avait pas démontré comment sa situation personnelle était différente ou de quelle façon son profil l’exposerait à un plus grand risque.

La question en litige et la norme de contrôle

[10] La seule question en litige soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision de l’agent était raisonnable. Les parties soutiennent, et je suis d’accord, que la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 23, 48). Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour « doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99).

Analyse

L’identité

[11] Le demandeur soutient qu’en concluant qu’il n’avait pas établi son identité, l’agent a fait abstraction de documents d’identité clés qui appuyaient son témoignage selon lequel il était né le 17 mars 1955 et qui confirmaient le fait que son titre de voyage pour réfugiés palestiniens [le titre de voyage], délivré par la République libanaise [le Liban] et désigné à tort par l’agent comme étant un passeport libanais, comportait une erreur concernant son année de naissance. Ainsi, la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur n’avait pas établi son identité était déraisonnable, tout comme toute conclusion implicite défavorable quant à la crédibilité concernant son identité.

[12] Le défendeur soutient qu’aucune erreur susceptible de contrôle ne découle de l’analyse de l’identité par l’agent, car ce point n’était pas un facteur déterminant dans le rejet de la demande d’ERAR.

[13] Dans sa décision, l’agent a mentionné quatre documents d’identité :

  • - le titre de voyage, qui indiquait que le demandeur était né en 1961;

  • - une déclaration d’enregistrement, délivrée le 18 août 2019 par la Direction générale des affaires politiques et des affaires des réfugiés pour le Liban, qui notait que le demandeur était né en 1955 et qu’une mention antérieure indiquait à tort que c’était en 1961. Les dossiers de la Direction indiquaient qu’il était né à Beyrouth en 1955 et que la déclaration d’enregistrement avait corrigé l’erreur;

  • - une carte d’identité pour réfugiés palestiniens, portant le n° 688860 A et délivrée par la Direction générale des affaires politiques et des affaires des réfugiés pour le Liban, qui mentionnait que le demandeur était né en 1955;

  • - un permis de conduire des Émirats arabes unis, qui affichait 01‑01‑55 comme date de naissance du demandeur [DD 76].

[14] Les documents non mentionnés par l’agent comprennent :

  • - une déclaration solennelle du demandeur, déposée à l’appui de sa demande d’ERAR, dans laquelle il a déclaré être né le 17 mars 1955;

  • - un certificat de naissance, délivré par le Liban, qui mentionnait que le demandeur était né le 17 mars 1955;

  • - une déclaration, délivrée par la Direction générale des affaires politiques et des affaires des réfugiés, qui confirmait que la carte d’identité portant le n° 688860 A appartenait au demandeur et que celui‑ci était né en 1955;

  • - un document de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies concernant la famille du demandeur, qui notait que celui‑ci était né en mars 1955 (« 0355 »).

[15] L’agent a mentionné des explications fournies par le demandeur, vraisemblablement lors de l’audience, au sujet de l’incohérence entre sa date de naissance inscrite dans le titre de voyage et celles qui figurent dans les autres documents délivrés par le Liban. En outre, l’agent a souligné le fait que le demandeur avait indiqué que les Émirats arabes unis ne s’étaient préoccupés que de son année de naissance. Toutefois, l’agent n’a fourni aucune analyse des documents ou des explications. L’agent a simplement conclu que le demandeur n’avait pas établi son identité.

[16] À mon avis, cette conclusion est déraisonnable parce qu’elle n’est pas justifiée, transparente ou intelligible. La majeure partie des documents dont disposait l’agent appuyaient le fait que le demandeur était né en 1955. L’agent n’a pas abordé la correction contenue dans la déclaration d’enregistrement ou la façon dont elle pourrait avoir une incidence sur l’année de naissance contradictoire figurant dans le titre de voyage. L’agent n’a pas mentionné le certificat de naissance. Il convient également de souligner que la plupart des documents du demandeur ne comprenaient que son lieu et son année de naissance. Cela concorde avec l’explication du demandeur, à savoir que les Émirats arabes unis avaient inscrit 01‑01‑1955 comme date de naissance sur son permis de conduire, parce qu’ils ne s’étaient préoccupés que de son année de naissance.

[17] De plus, le nom du demandeur, son lieu de naissance et d’autres renseignements dans ses documents d’identité semblaient être cohérents. L’agent n’a pas expliqué pourquoi, compte tenu l’ensemble de la preuve, l’incohérence quant à l’année de naissance du demandeur suffisait à elle seule pour appuyer sa conclusion selon laquelle celui‑ci n’avait pas établi son identité. En outre, l’agent n’a pas accepté ou rejeté les explications du demandeur concernant les incohérences, et n’a pas tiré de conclusion explicite quant à la crédibilité à cet égard. L’agent n’a pas analysé les documents et n’a pas laissé entendre qu’ils étaient frauduleux. Bref, il n’a fourni aucune explication à l’appui de la conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas établi son identité et, à mon avis, cette conclusion n’est pas raisonnable.

[18] La décision ne précise pas non plus ce que l’agent a tiré exactement de cette conclusion. En règle générale, si un demandeur ne parvient pas à établir son identité, cela peut être déterminant quant à l’issue de sa demande, de sorte qu’aucune appréciation du bien‑fondé de celle‑ci n’est requise. Sinon, une inférence défavorable quant à la crédibilité peut être tirée en raison du défaut d’établir l’identité. En l’espèce, l’agent n’a pas mentionné ce qui découlait de la conclusion, le cas échéant. Le demandeur est amené à se demander si une inférence défavorable quant à la crédibilité a été tirée, ou si la question de l’identité a entaché d’une manière ou d’une autre le reste du raisonnement de l’agent. Je fais également remarquer que je ne vois pas — dans un cas où il est jugé que l’identité n’a pas été établie, mais qu’une demande d’ERAR est accueillie — en quoi cela pourrait avoir une incidence sur l’octroi de l’asile. Ce n’est toutefois pas la question dont je suis saisie en l’espèce, puisque l’agent a examiné la demande d’ERAR sur le fond, mais ne l’a pas accueillie.

[19] Bien que je sois d’accord avec le défendeur pour dire que l’agent ne semble pas avoir considéré la question de l’identité comme étant déterminante, il est problématique que l’agent n’ait pas expliqué l’objet de la conclusion relative à l’identité ou l’incidence que celle‑ci avait, compte tenu notamment de ses conclusions quant à la crédibilité dont il sera question ci‑dessous.

La crédibilité et les documents corroborants

[20] Le demandeur soutient que, bien que l’agent ait déclaré que la crédibilité était la question déterminante, il n’a pas expressément tiré de conclusions quant à la crédibilité. L’agent a plutôt fait des déclarations ambiguës qui n’équivalaient pas à un rejet catégorique de la preuve du demandeur, mais qui servaient uniquement à « douter de la crédibilité de ce dernier », contrairement à ce que déclare le juge Heald, au paragraphe 6 de l’arrêt Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 228 (CAF), selon lequel l’agent doit énoncer expressément et expliquer suffisamment les conclusions défavorables quant à la crédibilité.

[21] Le défendeur soutient qu’après avoir tenu une audience avec le demandeur, l’agent a raisonnablement tiré des conclusions défavorables précises quant à la crédibilité. De plus, dans certains cas, l’agent est plutôt passé directement à une appréciation du poids à accorder aux éléments de preuve, en fonction de leur faible valeur probante (renvoyant à la décision Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067).

[22] Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que, malgré la déclaration de l’agent selon laquelle la crédibilité était la question déterminante, celui‑ci n’a tiré aucune conclusion explicite quant à la crédibilité, et aucune inférence n’a été définie comme telle ou n’est apparente.

[23] Par exemple, l’agent a fait référence à l’affidavit du frère du demandeur, mais a conclu que, selon ce document, il n’avait été témoin d’aucun des incidents et avait déclaré avoir été à l’intérieur du magasin lorsque le demandeur avait été agressé. Par conséquent, [traduction] « [il n’était] pas possible de conclure qu’il avait réellement été témoin ». L’agent a ensuite renvoyé à l’affidavit d’une voisine qui a déclaré avoir été témoin de l’agression, sans toutefois mentionner le Hezbollah. Elle a seulement affirmé qu’il s’agissait d’une personne armée et vêtue d’une tenue militaire, sortant d’une voiture (je fais remarquer que, bien que l’agent ait désigné ces documents comme étant des affidavits, ils semblent être des lettres d’appui plutôt que des déclarations sous serment).

[24] L’agent a ensuite déclaré que les deux affidavits fournissaient de vagues allusions à la date de l’agression, soit en novembre, soit à la mi‑novembre. En outre, ils ont tous deux été tapés dans la même police et le même format, et étaient datés à deux jours d’intervalle. L’agent a souligné que le frère du demandeur était en Allemagne et que sa voisine était au Liban, mais que leurs affidavits avaient de nombreuses similitudes quant à leur forme et qu’aucun document d’identification n’avait été joint. Pour ces motifs, l’agent a indiqué avoir [traduction] « accordé peu de poids aux documents. Ils [avaient] une faible valeur probante, car ils n’établiss[aient] pas l’identité de l’agent de persécution ».

[25] La déclaration du frère du demandeur mentionnait qu’à la mi‑octobre 2018, le demandeur et lui se trouvaient dans le magasin; il était à l’étage lorsqu’il avait entendu des cris. Il était descendu et avait aperçu des gens vêtus de tenues militaires sortir en courant du magasin. Le lendemain, avant l’ouverture, des personnes s’étaient présentées et avaient tiré des coups de feu sur le magasin. Le frère du demandeur a déclaré que, selon des témoins, ces personnes étaient membres du Hezbollah, compte tenu de leurs insignes et de leurs vêtements. En novembre, le frère du demandeur se trouvait à l’intérieur du magasin lorsqu’une jeep militaire était arrivée, transportant une personne armée qui était vêtue d’une tenue militaire ornée d’un insigne du Hezbollah. Cette personne avait asséné un coup de poing dans les dents du demandeur, qui était à ce moment‑là à l’extérieur du magasin. Le demandeur et lui avaient tous deux fui par la porte arrière du magasin et s’étaient rendus au camp de réfugiés.

[26] L’agent semble avoir rejeté cet élément de preuve, en grande partie parce que le frère du demandeur n’avait pas été un témoin oculaire de l’ensemble de chaque incident. Toutefois, la preuve du frère du demandeur démontrait qu’il avait effectivement vu la fin du premier incident et qu’il avait été présent au magasin au moment de l’agression. En outre, le frère du demandeur a bel et bien fourni des détails pertinents et importants qui corroboraient la version des faits du demandeur.

[27] Plus important encore pour la présente analyse, bien que l’agent ait aussi laissé clairement entendre que les affidavits étaient frauduleux, il n’a tiré aucune véritable conclusion à cet égard. L’agent a plutôt accordé peu de poids aux affidavits. Cependant, si la conclusion de l’agent était que les documents étaient frauduleux, il est difficile de voir pourquoi du poids leur aurait été accordé. De plus, s’ils étaient frauduleux, il est difficile de comprendre pourquoi l’agent aurait apprécié leur valeur probante relativement à l’identité de l’agent de persécution.

[28] Une situation semblable concernant le traitement d’une lettre d’appui a été examinée dans la décision Osikoya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 720. Le juge Norris a déclaré ce qui suit :

[51] La lettre est censée énoncer des observations directes sur des événements qui sont des éléments clés de la demande de protection de Mme Osikoya. Si la lettre est véridique, alors elle corrobore des éléments clés de la demande de Mme Osikoya. De prime abord, on ne pouvait qu’y accorder une grande valeur probante. La véritable question qui se pose est de savoir quel poids accorder à cette lettre, et cela dépend de son authenticité. Ou bien la lettre est authentique, ou bien elle ne l’est pas. Si elle n’est pas authentique, on ne doit lui accorder aucun poids et on peut en écarter le contenu en toute légitimité. L’évaluation de la SAR pose problème, car la SAR n’a pas rejeté la lettre même si elle doutait de son authenticité. La SAR a plutôt admis que la lettre méritait qu’on y accorde un certain poids et une certaine valeur probante, mais pas suffisamment pour compenser d’autres problèmes liés à la demande. Si la lettre corroborait la demande sur des aspects importants, les autres problèmes liés à la demande auraient pu alors être davantage apparents que réels. La SAR aurait dû étoffer sa décision beaucoup plus qu’elle ne l’a fait, afin d’expliquer pourquoi la demande a été rejetée malgré cette preuve corroborante.

[…]

[53] La juge Anne Mactavish a fait la remarque suivante : [traduction] « [s]i un tribunal n’est pas convaincu de l’authenticité d’un document, donc il devrait le dire et n’accorder aucune importance au document. Les tribunaux ne devraient pas critiquer l’authenticité d’un document et ensuite tenter de couvrir leurs arguments en accordant “peu de poids” au document » (Sitnikova c. Canada (Citizenship and Immigration), 2017 FC 1082, au paragraphe 20). Partant de ce fait, le juge Shirzad Ahmed a récemment déclaré ce qui suit : « Les juges des faits doivent avoir le courage de trouver des faits. Ils ne peuvent pas dissimuler l’authenticité des conclusions, simplement en jugeant les preuves comme étant de “faible valeur probante” » (Oranye c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390, au paragraphe 27). Avec tout le respect que je vous dois, je suis d’accord avec mes collègues. La manière dont la SAR a traité la lettre de la tante de Mme Osikoya illustre l’incohérence qui peut résulter de conclusions de fait équivoques.

(Voir également Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 622 au para 2; Ogbebor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 994 aux para 17‑19; Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082 au para 20)

[29] Le traitement par l’agent de la lettre du centre médical de l’association caritative AMAN suscite des préoccupations similaires. L’agent a déclaré que l’en‑tête apparaissait comme une image étirée du logo, et que le document semblait être une copie, car il était en noir et blanc et il était froissé. Il a noté que le document était dactylographié et non daté, et qu’il n’avait pas la signature, le nom ou le titre du professionnel de la santé qui avait traité le demandeur. De plus, le rapport mentionnait que le demandeur avait visité le centre médical [traduction] « le 20/11/2018 à plusieurs reprises », mais le demandeur a affirmé qu’il n’avait cherché à obtenir des soins médicaux qu’une seule fois. Pour ces motifs, l’agent a accordé peu de poids au document.

[30] Ainsi, l’agent a clairement signalé dans ses motifs que l’authenticité du rapport était douteuse. Il n’a toutefois pas tiré de conclusion à cet égard. Au lieu de cela, après avoir exprimé ses préoccupations, l’agent a simplement accordé peu de poids au document.

[31] Encore une fois, si l’agent croyait que le rapport était frauduleux, il aurait dû le dire et, par conséquent, n’y accorder aucun poids. Les motifs ne permettent pas de déterminer les raisons pour lesquelles l’agent a plutôt accordé peu de poids au rapport, si les documents ont par ailleurs miné la crédibilité du demandeur ou comment ils l’ont fait.

[32] Quant à la crédibilité du demandeur, l’agent a déclaré au début de ses motifs que la question de la crédibilité était déterminante et a noté que le demandeur ne pouvait se souvenir des dates exactes des incidents avec le Hezbollah. De plus, l’agent a souligné que le demandeur avait affirmé être allé à la clinique deux ou trois jours après avoir été agressé. Bien qu’il soit vrai que le demandeur n’a pas donné de dates exactes, ses éléments de preuve relatifs aux dates cadrent avec les documents à l’appui fournis par son frère, sa voisine et sa tante, ainsi qu’avec le rapport médical. De plus, ces documents affirment tous que l’agression avait eu lieu à la mi‑novembre. L’agent n’a pas abordé cette question et a rejeté les éléments de preuve à l’appui sans tirer de conclusion claire quant au fait qu’ils étaient frauduleux. L’agent n’a pas non plus fourni de motifs expliquant pourquoi le fait que le demandeur s’était présenté à la clinique deux ou trois jours après son agression avait une incidence défavorable sur sa crédibilité.

[33] L’appréciation de la crédibilité est liée à la fiabilité de la preuve. Lorsque la preuve est jugée non crédible, il s’agit d’une conclusion selon laquelle l’origine de la preuve n’est pas fiable. Le problème en l’espèce est que l’agent semble avoir rejeté des éléments de preuve comme n’étant pas crédibles, sans jamais avoir réellement tiré, expressément ou implicitement, une conclusion quant à la crédibilité. En outre, contrairement aux observations du défendeur, les motifs ne donnent pas à entendre que l’agent a supposé que les éléments de preuve étaient crédibles, mais plutôt qu’il a jugé qu’ils étaient insuffisants pour établir, selon la prépondérance des probabilités, les faits allégués. C’est‑à‑dire que l’agent est passé directement à une appréciation de la valeur probante des éléments de preuve et du poids à leur accorder.

[34] Enfin, en ce qui concerne la crédibilité, je note que l’agent a jugé, dans son analyse de la PRI, que peu d’éléments de preuve corroboraient le fait [traduction] « [qu’]un agent de persécution [était] à la recherche du demandeur. Peu d’éléments donn[aient] à entendre que la menace et la sphère d’influence de l’agent de persécution s’étendaient au‑delà des alentours du camp où vivait le demandeur, ou que l’agent de persécution [était] en mesure de retrouver celui‑ci ». Pourtant, l’agent n’a pas expressément rejeté l’affirmation du demandeur selon laquelle ses agents de persécution étaient des militants du Hezbollah. De plus, comme le fait remarquer le demandeur, bien que l’agent semble avoir rejeté ses éléments de preuve et ses documents à l’appui comme étant non crédibles, celui‑ci semble avoir accepté, dans la conclusion des motifs, l’affirmation du demandeur selon laquelle le Hezbollah était son agent de persécution. Dans la conclusion, l’agent a déclaré que [traduction] « [l]es individus associés au Hezbollah n’[étaient] pas entrés en contact avec le demandeur depuis novembre 2018 », et a jugé que celui‑ci n’avait pas établi de risque prospectif. Cet aspect des motifs de l’agent est incohérent.

[35] Comme le reconnaît le demandeur, il se pourrait qu’il y ait eu un fondement suffisant sur lequel l’agent aurait pu s’appuyer pour raisonnablement rejeter la demande d’ERAR. Toutefois, les motifs fournis par l’agent ne reflètent pas cela. J’ajouterais qu’il n’appartient pas à la Cour — ou au défendeur — d’élaborer ses propres motifs pour appuyer la décision de l’agent (Vavilov, au para 96; Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6 aux para 26‑28).

[36] En examinant les motifs dans leur ensemble, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la conclusion de l’agent, selon laquelle la crédibilité était la question déterminante, est déraisonnable à la lumière du défaut de l’agent de tirer réellement des conclusions claires quant à la crédibilité. Si l’agent avait dûment apprécié la preuve et tiré de telles conclusions, le résultat aurait pu ou non être le même. Cependant, puisque nous ne pouvons pas savoir quel aurait été le résultat, l’affaire devra être renvoyée pour nouvelle décision.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑5934‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’ERAR pour nouvelle décision;

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés;

  4. Aucune question de portée générale à certifier n’a été proposée, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5934‑20

 

INTITULÉ :

IMAD EL SAYED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence sur Zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 NOVEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 16 NOVEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Tyler Goettl

 

Pour le demandeur

 

Kareena Wilding

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Burlington (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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