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Date : 20211109


Dossier : T‑34‑21

Référence : 2021 CF 1214

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

KNIBB DEVELOPMENTS LTD.

demanderesse

et

NATION DES SIKSIKA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Knibb Developments Ltd. sollicite le contrôle judiciaire d’une résolution qu’a adoptée le conseil de la Nation des Siksika [le Conseil] pour l’empêcher d’obtenir des contrats de celle‑ci ou de ses affiliés. Je rejette la demande pour absence de compétence. La décision contestée porte sur l’exercice d’un pouvoir de nature purement privée, à savoir, le pouvoir de choisir ses cocontractants. La Cour ne peut être saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de nature privée, même si la décision relève d’un organisme public.

I. Contexte

[2] La Nation des Siksika est une Première Nation régie par la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5, et la Loi sur la gestion financière des premières nations, LC 2005, c 9. Au fil des ans, directement ou par l’intermédiaire de ses filiales, elle a retenu les services de Knibb Developments Ltd., une entreprise spécialisée dans les réseaux d’aqueduc et d’égout et qui offre divers autres services, pour exécuter des travaux dans la communauté.

[3] En 2018, un litige contractuel est survenu entre Knibb Developments et Blackfoot Aggregates General Partnership Ltd., une filiale en propriété exclusive de la Nation des Siksika. L’affaire s’est réglée au moyen d’une entente confidentielle conclue en novembre 2020.

[4] Le 3 décembre 2020, le conseil de la Nation des Siksika a adopté la résolution suivante, consignée au procès‑verbal de la réunion :

[traduction]

Knibb Development Ltd. [sic] (« Knibb ») – Conseillère Tracy McHugh

Objet : problème juridique

▪ Knibb a poursuivi la Nation; l’affaire s’est réglée en faveur de Knibb.

▪ Recommandations : Cesser toute activité de l’entreprise sur [le territoire de] la Nation. Ne pas autoriser de nouveau contrat; seulement achever les contrats en cours.

Une MOTION est présentée et APPUYÉE afin de ne plus permettre à Knibb Development [sic] ni aux sociétés affiliées de soumissionner ou d’obtenir des contrats et des projets sur [le territoire de] la Nation des Siksika, et ce, à compter du 31 décembre 2020.

Adoptée.

[5] Knibb Developments n’a jamais été avisée du fait que la question serait examinée lors de la réunion du Conseil du 3 décembre 2020.

[6] Knibb Developments demande le contrôle judiciaire de la résolution adoptée le 3 décembre 2020. Elle affirme que le processus menant à l’adoption de la résolution n’a pas respecté les exigences en matière d’équité procédurale. De plus, sur le fondement de l’arrêt Roncarelli c Duplessis, [1959] RCS 121 [Roncarelli], elle soutient que la décision est déraisonnable, car elle est fondée sur des considérations non pertinentes ou étrangères. Elle fait également valoir que le Conseil n’a pas fourni de motifs et a fait abstraction de preuves pertinentes.

II. Analyse

[7] Je rejette la demande de Knibb Developments. Les faits en l’espèce comportent une certaine ressemblance avec ceux de l’affaire Roncarelli, mais il existe néanmoins une distinction cruciale. Dans l’affaire Roncarelli, il était question d’une action en dommages‑intérêts fondée sur l’exercice d’un pouvoir public. En l’espèce, au contraire, il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de ce qui est essentiellement une décision de nature privée, même si elle a été prise par un organisme public.

[8] Pour expliquer pourquoi je parviens à cette conclusion, je dois d’abord préciser la nature et la portée de la décision contenue dans la résolution. Je montrerai ensuite pourquoi elle est issue de l’exercice d’un pouvoir de nature privée. Par conséquent, si Knibb Developments a un quelconque recours à l’égard de la résolution, il s’agit d’une action en responsabilité contractuelle ou en responsabilité civile délictuelle, et non d’une demande de contrôle judiciaire.

A. Portée de la résolution

[9] La résolution n’est pas un règlement administratif pris en vertu de l’article 81 de la Loi sur les Indiens. Par définition, un règlement administratif est un acte d’un organisme gouvernemental qui crée des règles contraignantes pour toutes les personnes ou une catégorie de personnes relevant de sa compétence. Parce qu’elle ne constitue pas un règlement administratif, la résolution contestée ne peut lier les tiers. Elle ne lie pas les membres de la Nation des Siksika, qui restent libres de conclure un contrat avec Knibb Developments s’ils le souhaitent. La Nation des Siksika l’a reconnu devant moi. La situation en l’espèce se distingue ainsi de celle de la décision C & D Septic Ltd v Prince Albert, 2018 SKQB 185. De plus, la résolution n’impose aucune interdiction à Knibb Developments. Elle ne l’empêche pas d’être présente dans la communauté pour effectuer des travaux.

[10] La résolution correspond plutôt à ce que l’on appelle une résolution du conseil de bande ou RCB, à savoir, un texte qui exprime simplement la volonté du conseil d’une Première Nation. En adoptant une RCB, un conseil peut exercer les pouvoirs qui lui sont expressément conférés, par exemple, en vertu des articles 12, 20, 52.1 et 58 et du paragraphe 14.2(2) de la Loi sur les Indiens. Dans la mesure où toute autre exigence applicable est respectée, le conseil peut également adopter une RCB en vue d’exercer son pouvoir de conclure des contrats, un pouvoir qui a généralement été reconnu aux conseils des Premières Nations même s’il n’est pas mentionné dans la Loi sur les Indiens : voir, par exemple, Gitga’at Development Corp v Hill, 2007 BCCA 158 au paragraphe 27; Crevette du Nord Atlantique inc c Conseil de la Première Nation malécite de Viger, 2012 QCCA 7 aux paragraphe 57 à 75, [2012] RJQ 82. En outre, une RCB est aussi un outil de gouvernance interne. Au moyen d’une RCB, un conseil peut donner des instructions au personnel de la Première Nation ou à ses filiales en propriété exclusive. Contrairement à un règlement administratif, une RCB ne peut généralement pas créer de droits ni d’obligations pour les membres de la Première Nation ou les tiers.

[11] La résolution contestée appartient aux deux dernières catégories susmentionnées. Il s’agit d’une décision de la Nation des Siksika de ne pas passer de contrat avec Knibb Developments. Il peut également s’agir d’une instruction à ses filiales en propriété exclusive de s’abstenir de le faire. La décision est réversible. En effet, la preuve montre qu’un service de la Nation des Siksika a demandé à Knibb Developments d’effectuer des travaux après l’adoption de la résolution contestée. Fondamentalement, la résolution est une décision concernant l’exercice du pouvoir contractuel de la Nation des Siksika.

[12] Knibb Developments soutient que la décision contestée ne devrait pas être caractérisée en fonction de ce qu’elle est, mais plutôt en fonction de la façon dont le Conseil aurait dû agir pour mettre en œuvre correctement son désir de lui interdire de faire des travaux dans la communauté. Pour ce faire, le Conseil aurait dû adopter un règlement. Si c’était le cas, la résolution contestée pourrait faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire, comme n’importe quel règlement d’une Première Nation. Je ne puis souscrire à cet argument. Le demandeur doit envisager la décision contestée telle qu’elle est. Il ne peut pas la redéfinir en vue de la rendre susceptible de contrôle judiciaire.

B. La compétence de la Cour fédérale

[13] Selon la Cour suprême du Canada, « [le] recours [à un contrôle judiciaire] est possible uniquement lorsqu’un pouvoir étatique a été exercé et que l’exercice de ce pouvoir présente une nature suffisamment publique » : Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c Wall, 2018 CSC 26 au paragraphe 14, [2018] 1 RCS 750 [Highwood]. En l’espèce, les deux parties conviennent que la résolution contestée ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire que si elle est de nature publique : Air Canada c Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347, [2013] 3 RCF 605 [Air Canada].

[14] Il est très difficile de tracer une ligne nette entre les décisions privées et publiques. Néanmoins, la caractérisation de certains types de décisions est bien établie. Par exemple, conclure des contrats est un pouvoir de nature essentiellement privée. Selon la Cour d’appel fédérale, les décisions concernant l’approvisionnement et les contrats sont des exemples typiques de décisions de nature privée qui ne peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire, même lorsqu’elles sont prises par un organisme public : Air Canada, au paragraphe 52. Voir aussi Highwood, au paragraphe 14; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 aux paragraphes 91 à 116, [2008] 1 RCS 190.

[15] En l’espèce, la résolution contestée porte sur l’exercice du pouvoir contractuel de la Première Nation. De toute évidence, elle est de nature privée et ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

[16] En effet, notre Cour a conclu que les décisions de nature purement contractuelle des conseils des Premières Nations ne peuvent faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire : Peace Hills Trust Co c Moccasin, 2005 CF 1364; Devil’s Gap Cottagers (1982) Ltd c Première Nation de Rat Portage no 38B, 2008 CF 812, [2009] 2 RCF 276; Cyr c Première Nation des Ojibways de Batchewana, 2021 CF 512. Lorsqu’il y a eu une exception à ce principe, l’affaire concernait généralement non seulement un contrat, mais aussi l’exercice de pouvoirs attribués par la Loi sur les Indiens ou une loi similaire, par exemple, le pouvoir d’accorder la possession de terres de réserve : Hengerer c La Bande Indienne des Blood, 2014 CF 222 au paragraphe 43; Jimmie c Conseil de la Première Nation Squiala, 2018 CF 190. En l’espèce, les contrats conclus entre Knibb Developments et la Nation des Siksika portaient sur des travaux de construction, et non sur la possession de terres de réserve ni sur un pouvoir exercé en vertu de la Loi sur les Indiens ou d’une autre loi fédérale.

[17] Par conséquent, faire valoir que la résolution contestée ne porte pas sur un contrat en particulier n’avance pas la cause de Knibb Developments. La décision de ne pas conclure un contrat est tout autant privée que la décision inverse. En l’absence de restrictions légales, le choix d’un cocontractant relève de la discrétion accordée aux personnes physiques et morales au titre du droit privé.

[18] La conclusion qui précède est étayée par la prise en compte de certains des facteurs contextuels mentionnés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Air Canada, au paragraphe 60.

[19] La liberté contractuelle d’un organisme public peut être limitée par des exigences légales concernant les appels d’offres. Les décisions concernant le processus d’appel d’offres peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire : Gestion Complexe Cousineau (1989) Inc c Canada (Ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux), [1995] 2 CF 694 (CA); Irving Shipbuilding Inc c Canada (Procureur général), 2009 CAF 116, [2010] 2 RCF 488. Conformément à la Loi sur la gestion financière des premières nations, la Nation des Siksika a adopté une loi sur la gestion des finances publiques, qui établit un cadre complet de gestion de ses finances. Une partie de cette loi porte sur les appels d’offres. Lorsqu’elle a l’intention d’attribuer un contrat de plus de 50 000 $, la Nation des Siksika doit lancer un appel d’offres. Pour les contrats allant de 100 000 $ à 500 000 $, l’appel d’offres peut se faire sur invitation, mais au‑delà de 500 000 $, l’appel d’offres doit être public. La question de savoir si la résolution contestée permettrait à la Nation des Siksika de ne pas tenir compte d’une offre de Knibb Developments en réponse à un appel d’offres public reste ouverte : voir, par analogie, Cie de construction et de développement cris ltée c Société de développement de la Baie James, [2001] RJQ 1726 (CA). Comme il n’y a aucune preuve d’un tel appel d’offres, je n’ai pas à trancher cette question. En ce qui concerne les contrats de moins de 50 000 $, la loi ne semble toutefois pas restreindre le pouvoir contractuel de la Nation des Siksika, qui reste donc de nature privée.

[20] Selon Knibb Developments, la nature publique de la résolution contestée découle du fait que les travaux qu’elle a exécutés pour la Nation des Siksika ou ses affiliés concernent principalement des infrastructures publiques. Je ne suis pas de cet avis. Ce qui est pertinent, c’est la nature de la relation entre l’organisme public et l’entrepreneur ou l’employé, et non la nature des services que l’organisme public fournit à la population. Le fait que l’article 81 de la Loi sur les Indiens habilite les conseils des Premières Nations à prendre des règlements administratifs concernant divers types d’infrastructures publiques n’a aucune incidence sur la question.

[21] Enfin, il n’est pas certain que l’annulation de la résolution apporterait un avantage tangible à Knibb Developments. Les recours de droit public ne seraient pas adéquats. En effet, accueillir la présente demande de contrôle judiciaire ne supprimerait pas la liberté contractuelle de la Nation des Siksika, dont fait partie intégrante la liberté de choisir ses cocontractants. À moins qu’un contrat soit d’une ampleur telle qu’un appel d’offres soit nécessaire, il semble qu’il n’y ait aucun fondement juridique qui permette à la Cour de forcer la Nation des Siksika à conclure un contrat particulier avec Knibb Developments. Knibb Developments a également fait valoir que, si la résolution n’était pas annulée, elle devrait la divulguer à ses clients potentiels, par exemple, dans le cadre d’un appel d’offres. Toutefois, je constate que la résolution ne fait état d’aucune critique concernant la qualité du travail de Knibb Developments, et chacun est libre de se faire sa propre idée des motifs mentionnés dans la résolution.

[22] Pour les raisons qui précèdent, je conclus que la résolution contestée est issue de l’exercice d’un pouvoir de nature privée et qu’elle n’est donc pas susceptible de contrôle judiciaire. Compte tenu de la présente conclusion, il n’est pas nécessaire d’établir si la Nation des Siksika a agi en tant qu’office fédéral au sens de l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales.

III. Décision

[23] Comme notre Cour n’a pas compétence pour examiner la résolution contestée, la présente demande est rejetée. D’autres recours peuvent ou non être appropriés, et je n’exprime aucune opinion à cet égard.

[24] Selon la règle habituelle, la partie perdante paye les dépens à la partie qui obtient gain de cause, conformément au tarif. Compte tenu des circonstances en l’espèce, il convient d’accorder des dépens réduits. J’ordonne donc à Knibb Developments de verser des dépens de 500 $.


JUGEMENT dans le dossier T‑34‑21

LA COUR STATUE :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Des dépens de 500 $, y compris les taxes et débours, sont adjugés à la défenderesse.

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T‑34‑21

 

INTITULÉ :

KNIBB DEVELOPMENTS LTD. c NATION DES SIKSIKA

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VISIOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 octobre 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

Le 9 novembre 2021

COMPARUTIONS :

Chris Abtosway

Pour la demanderesse

 

Meaghan Conroy

Kylee Wilyman

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bennett Jones LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

Pour la demanderesse

 

MLT Aikins LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

Pour la défenderesse

 

 

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